La pandémie de COVID-19 représente-t-elle véritablement un moment charnière pour la gouvernance contemporaine? Cette question suscite de multiples réponses de même qu’une grande variété de débats et de perspectives. D’un côté se trouvent ceux qui soutiennent ardemment que cette pandémie constitue un événement historique des plus rares, aux répercussions profondes, notamment dans le domaine du droit et de la gouvernance. En revanche, d’autres prétendent que la pandémie, plutôt que de marquer le début d’une ère nouvelle, a principalement amplifié et prolongé les paradigmes préexistants de la gouvernance. Par ailleurs, d’aucuns affirment que la pandémie a revigoré et revitalisé les mouvements sociaux axés sur la remise en question des structures étatiques établies.
À travers l’histoire, différentes pandémies ont donné lieu à diverses mesures de santé publique et suscité l’émergence de techniques gouvernementales distinctes. Par exemple, la lèpre a entraîné des techniques d’exclusion et de ségrégation, tandis que la peste noire a donné naissance aux pratiques de quarantaine et de surveillance. Les éclosions de choléra ont mené à des efforts sanitaires exhaustifs et à la reconnaissance du fait que les facteurs environnementaux pouvaient relever de la responsabilité gouvernementale au regard de la prévention des maladies. Quant aux réponses contemporaines à la COVID-19, elles ont notamment été façonnées par les caractéristiques uniques de la pandémie et par le paysage technologique du XXIe siècle. Cependant, les changements initiés par la réponse à la pandémie ne reflètent pas seulement les capacités techniques. Comme par le passé, ils ont également opéré des changements dans les modes de gouvernance de la relation entre le droit et la vie.
Les articles présentés dans ce numéro spécial intitulé « Pandémie et paradigmes de gouvernance » posent un regard critique sur les réponses actuelles à la COVID-19 afin de déterminer si elles ont entraîné l’émergence de techniques gouvernementales inédites. Dans le contexte canadien, la pandémie semble avoir favorisé de nouvelles formes d’expression apparentes du fédéralisme, comme l’illustre la fermeture des frontières provinciales. Les impacts radicalement inégaux de la pandémie sur les communautés autochtones, noires et racisées ont par ailleurs révélé combien sont encore profondément enracinés les problèmes issus du racisme systémique et du colonialisme. Parmi les défis posés, on peut citer l’accès limité aux soins de santé, la non-conformité des logements et la précarité des emplois. La résilience et la résistance dont ont fait preuve ces communautés durant la pandémie ont suscité de nouveaux appels à l’abolition et à la décolonisation, thèmes centraux des manifestations qui ont gagné en importance au début de la pandémie. Simultanément, certains gouvernements ont profité de l’incertitude économique découlant de la pandémie pour justifier l’accélération des initiatives de développement des ressources, empiétant davantage sur les territoires autochtones. Cet état d’urgence prolongé soulève par ailleurs de graves questions sur la manière dont le système juridique et les tribunaux réagissent à ces réalités complexes, et dont la justice peut progresser tout en préservant la distinction cruciale entre État de droit et État judiciarisé.
Le présent numéro spécial s’est fixé un objectif clair et ambitieux : explorer ces questions complexes et pressantes en examinant minutieusement les nouvelles tendances juridiques et politiques. Cette entreprise est le fruit d’une rigoureuse collaboration interdisciplinaire, certaines contributions privilégiant le contexte canadien, tandis que d’autres adoptent une perspective internationale élargie. Il est à noter que l’ensemble des articles sont le résultat d’un atelier de recherche financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada et tenu à l’Université McGill en 2022. Cet atelier constituait un creuset intellectuel où des universitaires de disciplines diverses étaient réunis pour participer à des discussions collaboratives, échanger des idées et intégrer des commentaires issus d’un large éventail de points de vue. L’atelier a ainsi favorisé la création d’un environnement fertile pour le perfectionnement et l’amélioration des écrits que contient ce numéro spécial des plus stimulants.