Denis Cogneau a le verbe précis et l’écriture synthétique ; c’est ce qui saute aux yeux du lecteur d’Un empire bon marché. Non content d’avoir amassé de nouvelles données, qui permettent un éclairage approfondi sur les modalités et les effets de la colonisation française, l’auteur produit une très belle synthèse des aspects historiques et économiques de cette longue période. L’ensemble, très informé, combine une perspective historique avec une analyse fine de données collectées dans les archives, sans sacrifier les nuances entre les zones de l’empire et entre les périodes. D. Cogneau offre ainsi une contribution importante à l’histoire économique du développement. L’empire britannique avait abondamment été analysé, mais il manquait des informations comparables pour l’empire français, lacune que cet ouvrage vient combler. Je m’intéresserai ici avant tout à ce que le livre peut nous enseigner sur les répercussions de la colonisation dans les pays du Sud d’aujourd’hui.
Commençons par les leçons du livre. Il apparaît clairement que la colonisation a été un échec en termes de développement. La raison la plus évidente en est que très peu d’investissements réels ont été consentis. On pourrait arguer que l’objectif de l’État français et des colons n’était pas tant le développement de l’empire que son exploitation. Or, là encore, ce ne fut guère une réussite, puisque les colonies étaient relativement peu profitables – sans grande surprise, dès lors que l’investissement reste faible. Que la colonisation n’ait pas produit de grands bénéfices ne signifie pas qu’elle n’ait pas profité à une petite minorité de colons et de capitalistes. Retenons surtout qu’il ne s’agit pas d’un jeu à somme nulle : la faiblesse des profits globaux n’implique pas que les effets sur l’Afrique « française » aient été mineurs. Notamment, les structures héritées de la colonisation sont toujours bien présentes, et le livre raconte les tentatives des pays qui obtiennent l’indépendance soit de s’en défaire, soit au contraire de se fonder dessus.
Au bout du compte, les changements, surtout en Afrique postcoloniale, sont lents : les frontières restent celles de la décolonisation, et les pays peinent à coopérer pour former une entente régionale solide ; les inégalités héritées de la colonisation subsistent, le départ des colons ayant simplement permis de constituer une classe bourgeoise autochtone de fonctionnaires ; peu de pays ont réussi à établir une démocratie solide et vivante, que la population souhaite pourtant ardemment ; la capacité d’extraction fiscale, et donc les possibilités de financement des biens publics, ne s’est que modérément accrue et, en général, uniquement quand les États peuvent taxer la manne pétrolière.
Passons maintenant aux enseignements parfois plus implicites de l’ouvrage. Ce qui m’intéresse ici est la manière dont nous autres, économistes du développement, pourrions repenser notre domaine de recherche sur la base de ce qui transparaît dans le livre de D. Cogneau. Je m’intéresserai à trois points. Le premier porte sur les effets des différents types de colonisation ; le deuxième plaide pour une prise en compte fine au niveau local du legs colonial ; le dernier reprend la question du modèle de coopération Nord-Sud.
Daron Acemoğlu, Simon Johnson et James A. Robinson (AJRFootnote 1 ) étudient la façon dont les institutions actuelles ont été forgées par la colonisation et développent l’argument selon lequel les pays où les colons se sont installés ont bénéficié de « meilleures » institutions, au sens où celles-ci reproduisaient l’environnement économique européen. Plus tard, D. Acemoğlu et S. Johnson précisent ce qu’ils entendent par « meilleures institutions », et en arrivent à la conclusion que la protection de la propriété privée était crucialeFootnote 2 . Cette garantie des droits de propriété serait ensuite favorable au développement. Ultérieurement, d’autres arguments ont émergé pour expliquer ce phénomène de meilleure performance des zones avec colonies de peuplement, comme l’importation des techniques et des savoir-faire par les colonsFootnote 3 , thèse que le livre de D. Cogneau semble profondément remettre en cause.
Les colons qui s’installent, comme ce fut le cas en Algérie, sont avant tout une classe d’individus spoliant les autochtones de leurs actifs, en l’occurrence la terre, et la meilleure. Cherchant à sécuriser leur pouvoir, ils s’opposent également à la participation des populations locales aux processus et aux décisions politiques. Puisqu’ils veulent dégager des bénéfices, ils ont aussi davantage recours à l’exploitation de la force de travail locale. En bref, il semble qu’il y ait des inconvénients assez clairs à avoir une population de colons, tant pour le développement économique immédiat que pour le développement ultérieur. Par ailleurs, la comparaison entre les modalités de la colonisation en Afrique du Nord (et particulièrement en Algérie) et en Afrique subsaharienne interroge cette idée aujourd’hui communément admise en économie du développement selon laquelle les institutions héritées des colonies de peuplement seraient favorables.
Ce point soulève des questions. Doit-on en conclure que les résultats établis par AJR sont erronés ? Ne sont-ils valides que lorsque l’on prend en compte la totalité des colonisationsFootnote 4 ? Et, dans ce cas, qu’est ce qui permettrait d’expliquer une différence entre la colonisation française et les autres ? Rafael La Porta, Florencio Lopez-de-Silanes, Andrei Shleifer et Robert W. Vishny avancent l’idée selon laquelle la colonisation française, parce qu’elle a importé des structures politiques, juridiques et économiques particulières, est moins favorable au développementFootnote 5 , ce que D. Cogneau conteste également. Si, au contraire, l’on considère que le résultat de AJR (2001) reste valide (à savoir qu’une colonisation de peuplement est plus favorable au développement), quels mécanismes compensent les spoliations ? Pour Timothy Besley et Torsten Persson, la capacité à lever l’impôt fait partie du legs colonial et permet le financement de biens publicsFootnote 6 , mais l’on a vu que le prélèvement restait relativement minimal, sauf dans les pays qui étaient auparavant dotés de systèmes fiscaux.
Certes, Angus Deaton a contesté les conclusions de Daron Acemoğlu et de ses coauteursFootnote 7 . Leurs travaux sont fondés sur les différences de mortalité entre régions, qui viennent déterminer si les colons s’établissent ou non, mais qui peuvent bien sûr affecter les possibilités de développement. Cela nous empêche cependant de bien mesurer les effets de la colonisation de peuplement. Notons au passage qu’une analyse telle que celle que D. Cogneau conduit dans son livre apporte davantage d’informations qu’une comparaison économétrique des différents modèles de colonisation à travers le monde et les époques, pour lesquels les sources permettant d’identifier des variables sont toujours sujettes à caution.
La question du devenir de ces spoliations demeure néanmoins. Quels ont été les processus mis en place au moment de la décolonisation pour permettre à la population locale de se réapproprier les terres exploitées par les colons ? Y a-t-il eu redistribution de façon centralisée ? Est-il possible que la réappropriation ait permis de compenser les effets négatifs décrits et donc que ceux-là n’aient pas perduré dans le temps ? Alors que la littérature sur les institutions s’accorde à dire que leurs effets subsistent, il est intéressant de noter que l’on décrit relativement peu les processus qui pourraient justement aller à l’encontre de leur persistance.
On en vient donc désormais à la question des institutions, des structures qui se maintiennent même après la décolonisation. D. Cogneau explore dans son livre les traces du système mis en place par l’État français afin de valoriser son empire (corvées, impôts, spoliations foncières, infrastructures). Pour dépasser le constat global selon lequel la colonisation a péjoré le développement des pays, il serait intéressant de mesurer ces traces au niveau local, alors que celles-ci diffèrent d’un endroit à l’autre. Est-il possible de pratiquer une économie du développement qui prenne en compte ces spécificités ?
Aujourd’hui, les recherches en économie s’attachent à mieux comprendre la manière dont les institutions traditionnelles déterminent les possibilités de développement. Par « institutions traditionnelles » j’entends, par exemple, les organisations dans les localités, les normes culturelles attachées aux groupes préexistants, définis par les ethnies, les clans ou les communautés religieuses. Apprécier les spécificités locales nous permet de mieux appréhender ce qui peut ou non modifier les organisations traditionnelles, et comment celles-ci favorisent ou au contraire limitent les politiques publiques de développement. On peut donc dire qu’il existe une microéconomie des institutions traditionnellesFootnote 8 . Mais si ces institutions traditionnelles sont importantes, qu’en est-il de la trace laissée par le colonisateur ? Comment ces deux réalités interagissent-elles ? Peut-on dès lors envisager une microéconomie de la colonisation ?
Ces questions existent mais restent formulées de façon parcellaire, et bien souvent par des sciences sociales autres que l’économie. On sait ainsi que les puissances européennes ont cherché à promouvoir les cultures de rentes, et, ce faisant, ont modifié l’organisation de l’agriculture dans les villagesFootnote 9 , avec pour conséquence d’altérer la répartition des tâches dans les ménages entre hommes et femmes. Les hommes avaient un accès privilégié aux cultures de rentes, tandis que les femmes étaient cantonnées aux cultures vivrières, figeant ainsi des rôles qui ne l’étaient pas auparavant.
Cet exemple montre que la colonisation a pu modifier en profondeur la société, bien que l’on peine à décrire précisément les contours d’une telle transformation. Dans un contexte différent, Nathan Nunn et Leonard Wantchekon établissent que la traite esclavagiste a contribué à détruire la confiance entre individusFootnote 10 , allant jusqu’à altérer les relations sociales et intimes. Pour établir cela, ils recourent à l’analyse comparative entre pays. Toutefois, les différentes aires ont été affectées à des degrés divers. Peut-on, doit-on prendre en compte ces altérations dans notre évaluation contemporaine des possibles ? Et comment procéder ?
Les institutions coloniales semblent donc avoir laissé des marques durables qui influencent aujourd’hui encore le niveau de développement de certaines régions. Au niveau local, ces répercussions restent cependant difficiles à quantifier et leurs interactions avec les institutions indigènes sont encore plus complexes à évaluer. La compréhension de ces interactions historiques apparaît toutefois comme essentielle pour mieux saisir les mécanismes en jeu.
La décolonisation a laissé des États-nations pauvres qui longtemps ont dû faire face à des défis limitant leurs performances en termes de développement. Il faut reconnaître de nets progrès dans un certain nombre de domaines, tels que l’éducation, la santé et la réduction de la pauvreté. Il semble aussi que lors de la dernière décennie, l’Afrique a obtenu de meilleures performances en termes d’augmentation de revenus. L’aide au développement a certainement contribué à la scolarisation primaire universelle et à la réduction de la mortalité. Néanmoins, on sait aussi que l’aide bilatérale est minée par des enjeux politiquesFootnote 11 ayant pour conséquence l’émiettement de l’aide et l’octroi de financements à des pays qui présentent des intérêts stratégiques et commerciaux pour les pays riches, au détriment des préoccupations générales de développement. Le modèle actuel continue de souffrir des maux du passé.
L’une des interrogations ouvertes dans le livre porte précisément sur cette question et souligne le fait que d’autres modèles pourraient être mobilisés. Je cite : « Les déceptions auxquelles ces petits États-nations pauvres ont été confrontés, les errements de la coopération française et, plus généralement, les difficultés de l’aide au développement pourraient encore aujourd’hui faire réfléchir à des formules institutionnelles alternatives, dans lesquelles pourrait mieux s’exprimer la solidarité de destin entre l’Afrique et l’EuropeFootnote 12 . » Or très peu de réflexions sont menées sur des modèles alternatifs. Certes, Paul Romer a proposé l’idée des charter cities, intéressante sur le papier mais dont la mise en œuvre a été fortement critiquée et qui est aujourd’hui abandonnée pour des problèmes évidents de souveraineté. Comment pourrait donc s’exprimer cette solidarité Nord-Sud, autrement que via l’outil de l’aide au développement ? C’est effectivement une question centrale, à laquelle il devient urgent de répondre, sachant que les tensions entre la France et ses anciennes colonies continuent de s’accroître.
Les propos critiques visant l’aide au développement ne devraient pour autant pas nous amener à nous détourner totalement de ce type de transfert. Nous avons au contraire plus de preuves de son importance qu’autrefois. L’article récent de Clare Balboni et de ses coauteurs montre de façon extrêmement convaincante que des trappes à pauvreté existentFootnote 13 Ceci signifie que les opportunités économiques pour les ménages pauvres sont nettement plus limitées que pour les autres, les empêchant de sortir durablement de la pauvreté. Un transfert (monétaire ou en actifs productifs) suffisamment conséquent permet en effet à ces ménages d’entamer une trajectoire d’accumulation d’actifs qui les conduit bien au-delà du seuil de pauvreté en une dizaine d’années. On peut tirer deux enseignements de ce résultat. Le premier est que la plupart des politiques de réduction de la pauvreté sont inefficaces, car les transferts sont trop faibles pour passer ce seuil critique. Cet article nous encourage donc à identifier le montant minimal à transférer afin de pouvoir réellement changer la donne pour les ménages pauvres. Le second enseignement est que l’effet d’une telle intervention devient réellement transformationnel : les ménages qui reçoivent suffisamment d’actifs n’ont plus besoin d’aide ultérieurement. La rentabilité de ce type d’action est sans équivoque et nous conduit à repenser les projets financés par l’aide au développement. Des projets plus ambitieux, qui donnent suffisamment aux ménages pour qu’ils puissent atteindre la classe moyenne, sont en fait plus efficaces qu’un saupoudrage durable. Le choix d’un tel virage poserait de nombreuses questions d’implémentation. Car, si l’on doit donner des montants (plus) importants, la désignation des bénéficiaires devient encore plus difficile à établir.
Par ailleurs, même si l’outil qu’est l’aide au développement reste central, pour les pays riches, en matière de politique, il est crucial de reconnaître que d’autres choix ont aussi des effets majeurs en termes de développement. Le Center for Global Development propose un classement des pays les plus puissants qui mesure les effets de leurs politiques sur la prospérité dans le monde. Notamment, au-delà de l’aide au développement, l’indicateur intègre, entre autres, des aspects relatifs au commerce international (plus de barrières commerciales limite les possibilités d’exportation des pays du Sud), à la sécurité internationale (la plupart des conflits ont lieu dans les pays pauvres), à l’acceptation de migrants (qui augmentent les flux financiers en direction de leur pays d’origine) ou à la transparence financière (les dirigeants autocratiques utilisent le secret bancaire pour détourner l’argent du pays). Cet indicateur montre bien que les leviers d’action pour augmenter les ressources des pays pauvres sont multiples et que la focale d’évaluation de ces politiques est rarement la bonne, puisqu’elle ne prend pas en compte les externalités vers ces pays. À défaut de changer radicalement de modèle de coopération, on pourrait déjà imaginer créer des institutions qui auraient pour fonction de penser globalement cette coopération et de sensibiliser les citoyens (et les politiques) aux conséquences de nos choix de politiques « internes ».