Écrire – et promouvoir – une Histoire juive de la France n’est pas une entreprise aisée, même, ou plutôt surtout, à travers une démarche encyclopédique, qui expose tant l’éditeur que le lecteur au risque de la fragmentation ou de l’égarement. Ici il n’en est rien : cet imposant ouvrage de 1 088 pages se lit aussi bien de façon linéaire qu’en saut de puce, au gré de la curiosité. Le livre – davantage qu’une encyclopédie en réalité – trouve sa place à la fois dans une collection promue par Albin Michel autour du fait religieux et dans le renouvellement plus général des études juives, auquel la France n’échappe pas. La maîtresse d’œuvre, Sylvie Anne Goldberg, est l’une des meilleures représentantes de cette historiographie française très largement ouverte aux apports extérieurs – la liste des auteurs est plus internationale que française – et au dialogue entre les périodes. Figure centrale du groupe d’études juives à l’École des hautes études en sciences sociales, où elle a formé et accueilli une large communauté étudiante et des chercheurs et chercheuses de différentes nationalités, S. A. Goldberg était sans aucun doute l’une des seules personnes capables de fédérer et guider un peu plus de 150 auteurs et autrices dans cette aventure monumentale couvrant l’ensemble des époques historiquesFootnote 1. Historiens, philosophes, linguistes, philologues, sociologues, anthropologues, politistes, historiens de l’art, archéologues, archivistes, littéraires, représentants du monde éditorial ou journalistique, musicologues, historiens du droit ou encore des sciences religieuses : S. A. Goldberg, épaulée par un solide comité éditorial, a su mobiliser une équipe aussi vaste que complémentaire et pluridisciplinaire pour mener à bien une entreprise peu commune.
Notons d’emblée que l’ensemble est doté d’une très riche iconographie : plusieurs centaines d’images, d’encadrés, de cartes, de documents pour certains bien connus, pour d’autres originaux illustrent parfaitement les textes, dont la lecture reste toujours fluide et agréable malgré la diversité des plumes et des sujets. Il convient également de saluer celles et ceux – dont un auteur – qui ont largement contribué à la traduction des contributions écrites par des collègues étrangers (une quarantaine en anglais, 9 en hébreu, 2 en italien et allemand). Un « QR code » renvoie vers la bibliographie par chapitre, téléchargeable en fichier PDF. L’ouvrage se compose de quatre parties globalement bien équilibrées, qui associent plan chronologique et approche thématique : l’Antiquité et le Moyen Âge sont regroupés dans 4 chapitres, 3 autres couvrent la période moderne, 5 chapitres composent la période allant de l’émancipation à la Shoah, et la seconde moitié du xxe siècle, qui clôt cet ouvrage, en comporte quatre autres. Les nombreuses thématiques abordées invitent le lecteur à s’immerger dans près de deux millénaires d’histoire de France sous l’angle de son passé juif.
Mais entrons dans le détail du livre. Dans son introduction, S. A. Goldberg revient sur la mobilité des Juifs, population en diaspora – terme qu’elle n’utilise d’ailleurs pas – par excellence, dont « la propension […] à la dispersion est souvent considérée comme l’un des phénomènes caractéristiques de leur histoire ». L’une des vertus de cet ouvrage est d’inviter le lecteur à reconsidérer l’idée commune des « grands mouvements de population », en réalité plutôt limités « à des moments ponctuels séparés par des siècles de stabilité géographique dont le poids a déterminé les développements sociaux et culturels des Juifs dans leurs environnements respectifs » (p. 15-16). Ce livre a donc fait le pari du temps long, celui d’un héritage juif de la France, qui prend très largement appui sur une vision prégnante, à la fin du xixe siècle, au sein du franco-judaïsme. Autrement dit, la perspective envisagée est celle de son enracinement, de ses sédimentations et de sa diversité. Car le judaïsme français est à l’image du territoire dans lequel il s’est inscrit très précocement – dès l’Antiquité gallo-romaine –, entre continuité et ruptures. Il est ainsi loin d’être uniforme et monolithique, d’une part car ses apports furent nombreux, en provenance du sud, du nord ou de l’est de l’Europe, mais aussi de Méditerranée. À cet égard, le parallèle avec l’Italie, en particulier pour la période médiévale – rappelons que le processus d’unification du territoire français a été plus précoce, alors que l’Italie est restée morcelée politiquement jusqu’à la seconde moitié du xixe siècle –, pourrait ici s’avérer fécond tant du point de vue de l’histoire du peuple juif que de son historiographie, particulièrement riche et en constant renouvellement. Au début des années 1980, dans l’introduction du numéro thématique des Quaderni storici consacré aux Juifs d’Italie, Sofia Boesch Gajano et Michele Luzzati – évoquant d’un côté l’écart existant entre le morcellement et la variété des groupes de peuplement juif dans la péninsule italienne et de l’autre l’image extérieure, unitaire et figée, à laquelle on pense intuitivement – rappelaient que « faire éclater […] le supposé bloc monolithique juif signifie aussi de renoncer à définir comme un bloc monolithique la société chrétienne […] et de se doter d’un outil […] pour approfondir les caractères de la société italienne dans son ensembleFootnote 2 ».
Du point de vue méthodologique donc, écrire l’histoire d’une minorité ou d’un groupe social particulier consisterait à tenir compte de la diversité et de la complexité des sociétés du passé, à réussir à concilier et à croiser les points de vue, les échelles et focales d’analyse. Il s’agirait en quelque sorte d’étudier les groupes minoritaires au miroir des sociétés majoritaires tout en évitant l’écueil de l’essentialisation et d’une histoire systématiquement appréhendée par « l’extérieur ». Cela signifie, évidemment, de se mettre « à la recherche des sources de l’histoire ‘intérieure’ des Juifs », et de les exploiter pleinement, comme l’appelait de ses vœux Moïse Ginsburger au début du xxe siècle déjà à propos du cas messinFootnote 3. Près d’un siècle plus tard, alors que l’histoire des Juifs entrait officiellement dans la monumentale entreprise de la Storia d’Italia Einaudi, Giovanni Levi se lamentait également de ce que les sources juives ne soient pas suffisamment exploitées malgré la richesse des archives et de la production scientifique qui leur était consacréeFootnote 4.
La question des sources, internes ou externes, est en effet primordiale, notamment pour les temps les plus reculés. Cette Histoire juive de France a donc l’immense mérite de rétablir un certain équilibre entre les périodes, en mettant très largement l’accent sur les apports anciens et moins bien connus de la présence et de l’empreinte juive sur ce qui de Gaule est devenu FranceFootnote 5. Les périodes antique et médiévale sont particulièrement représentées, avec des chapitres et éclairages passionnants sur les Juifs pendant l’ère gallo-romaine, sous les monarchies franques et au cours d’un long Moyen Âge qui, en « France », fut aussi un âge d’or pour les Juifs et la culture juive. L’ouvrage offre de nombreux exemples de sources archéologiques, dont le renouvellement en France a été crucial ces dernières annéesFootnote 6, ou textuelles, comme un livre de comptes datant du début du xive siècle conservé dans les Archives départementales de la Côte-d’Or ou encore différents manuscrits, Pentateuque, Talmud, rituels de prières ou autres sceaux qui témoignent d’une production et d’un rapport intense à l’écrit, religieux, culturel, économique ou encore juridique. Les activités de copiste se révèlent très importantes et témoignent à la fois d’un savoir-faire et d’un effort de codification méthodologique dans un monde où l’imprimerie n’existe pas encore. De manière générale, le dynamisme des métiers du livre, de la copie jusqu’aux travaux d’enluminures des manuscrits, constitue un autre témoignage tant de l’enracinement des communautés juives dans les sociétés majoritaires que des apports extérieurs ou encore des bouleversements produits par les expulsions à partir du xive siècle, lorsque le judaïsme français se déplace et se concentre en partie dans certaines aires géographiques. Terre de refuge, le Midi et notamment la Provence deviennent un véritable carrefour du judaïsme français, un centre d’activité culturelle et scientifique important, avec des communautés possédant un fort ancrage dans différents secteurs économiques. Bien structurées, dotées d’organes de gouvernement, ces contrées du Sud se font le berceau d’une identité juive française dans la deuxième partie du Moyen Âge.
L’effervescence et le rayonnement culturels des Juifs ne sont alors pas des faits nouveaux. Ils constituaient déjà l’un des aspects les plus remarquables du premier terreau juif « français » dans la seconde moitié du xiie siècle. Rachi de Troyes (1040-1105), sans aucun doute l’un des plus grands commentateurs de la Bible et du Talmud, mis à l’honneur dans plusieurs textes du volume, en est l’exemple le plus illustre. Ses gloses figurent parmi les plus anciennes traces textuelles en ancien français parvenues jusqu’à nous (ses plus anciens manuscrits ont toutefois été copiés dans la première moitié du xiiie siècle). Sa postérité familiale et intellectuelle fascine : avec Rachi, c’est une véritable école de méthode (exégétique, dite des « ajouts », ou Tossafot) et de pensée qui s’épanouit ensuite, avec les tossafistes, maîtres ayant formé des générations d’élèves provenant de toute l’Europe, pionniers des approches philologiques. Cette France du Nord médiévale devient un foyer culturel de la créativité rabbinique, dont le savoir se transmet de maître à élève, de père en fils, mais aussi à travers les alliances matrimoniales, et donc à travers les femmes (voir à cet égard les contributions d’Avraham Reiner et d’Elisheva Baumgarten, p. 102-103). Cette école champenoise n’est pas la seule à connaître un succès certain : le rayonnement de l’école de Narbonne au xiie siècle se diffuse dans les localités voisines qui se révèlent être de sérieuses concurrentes, signe que les hommes et les idées circulent, de gré ou de force.
L’éparpillement des individus entraîne fatalement celui des sources. Les livres et les manuscrits hébraïques sont, comme leurs propriétaires juifs, souvent malmenés. Tel que le rappelle Judith Olszowy-Schlanger, à l’instar des confiscations, « la destruction des livres est hélas un lieu commun de l’histoire juive de France » (p. 111). Perçu comme une « école de la haine » envers Jésus et Marie, « obstacle principal à la conversion des Juifs au Christianisme », rendant ceux-ci « incapables de reconnaître et d’admettre l’interprétation christologique des textes prophétiques », le Talmud est très tôt dans le collimateur des autorités, dans un contexte de durcissement des politiques royales à leur endroit, qui se fait « au rythme des croisades » (p. 187). Ce contexte médiéval de plus en plus hostile marque une véritable rupture dans la manière d’administrer et de gouverner les Juifs. Des mesures diverses et variées apparaissent, comme l’imposition de la rouelle en 1269 sous Louis IX, des limitations, voire des interdictions, plus ou moins strictes du prêt à usure, associées à des spoliations de biens, des accusations de meurtres rituels et des violences anti-Juifs. Les oppressions et les expulsions répétées comme méthode de gouvernementFootnote 7 conduisent finalement à « l’Expulsion » (p. 207), c’est-à-dire à l’expulsion générale du royaume en 1394 par Charles VI, qui signe la fin, du moins officielle, du judaïsme français.
Ce crépuscule médiéval du judaïsme français ne doit toutefois pas occulter les siècles de coexistence et d’échanges, qui n’ont jamais été totalement négatifs ou hostiles. Les relations entre Juifs et chrétiens suivent différentes temporalités, celles des Princes et des seigneurs, de l’Église et des prélats, des savants et, plus largement encore, de la masse du peuple. Il ne faut ainsi pas négliger la routine de la vie quotidienne, scandée par des rapports de voisinage, des échanges et transactions économiques relevant du troc et du commerce, de l’artisanat, ou encore de l’élevage. Sans oublier, bien entendu, le commerce des denrées alimentaires qui, pour les Juifs, tient une place particulière liée aux modes de production et de consommation de certains aliments, comme le vin ou la viande, dont l’importance a récemment été soulignée pour analyser en profondeur les rapports entre Juifs et chrétiensFootnote 8. Plusieurs articles permettent de mettre en relief les différents niveaux de connaissance mutuelle, qui vont des échanges intellectuels et savants, autour des textes latins ou hébraïques à « la présence constante de femmes chrétiennes au sein des maisonnées juives, comme domestiques ou comme nourrices, [qui] leur donne accès à une connaissance intime des Juifs et de leur religion » (p. 129). L’onomastique est un autre indicateur du partage d’identité commune ou d’intégration dans les contextes locaux, comme la langue.
Ce qui est certain, c’est que les Juifs se sont forgé une identité « française » au cours des siècles, et que la France a conservé sinon une identité, tout du moins un imaginaire, une mémoire juive, qui a perduré, de manière fantomatique – comme « un spectre [qui] hante le royaume de France » (p. 254) – et fantasmée sous l’Ancien Régime. Cette identité se perçoit notamment dans l’héritage musical ou littéraire médiéval, dans les terres de refuge du Midi, mais aussi dans l’exil, avec l’exportation des pratiques onomastiques ou héraldiques, des récits, ou encore des rites. Parfois, ce sont les individus eux-mêmes, bien que convertis, qui constituent des traces d’un passé juif qui ne s’éloigne jamais totalement. Certains sont d’ailleurs bien connus, comme Nostradamus, ou encore Montaigne, aux très probables origines marranes. La culture hébraïque trouve un écho dans l’humanisme, les œuvres littéraires, l’étude des langues anciennes comme l’hébreu. Elle passionne, intrigue, suscite un intérêt toujours ambivalent, qui émerge parfaitement dans les nombreuses pages consacrées aux Lumières. Le judaïsme, et en particulier le judaïsme rabbinique, est « presque invariablement dépeint à travers les traits les plus caricaturaux […] comme un véritable bastion obscurantiste » (p. 339), empreint de superstitions et teinté d’archaïsme. D’autres, comme Montesquieu, insistent plutôt sur la traditionnelle utilité politique et économique des Juifs, qui « inventèrent la lettre de change ; et par ce moyen le commerce put éluder la violence et se maintenir partout » (p. 342)Footnote 9. C’est dans ce contexte particulier qu’est lancé le concours de dissertation de la Société royale des arts et sciences de Metz en 1785, « Est-il des moyens de rendre les juifs plus utiles et plus heureux ? », qui fait notamment émerger une figure par la suite bien connue de l’histoire de l’émancipation des Juifs, l’abbé Henri Jean-Baptiste Grégoire (p. 353-363).
Sous l’Ancien Régime, la présence des Juifs dans l’espace a également été concrète, bien que localisée et, d’une certaine manière, circonscrite. Officiellement bannis d’un royaume de France qui ne tolère plus aucune dissidence religieuse après la révocation de l’édit de Nantes en 1685, les Juifs subsistent toutefois dans quelques territoires, comme souvent en vertu de leur « utilité économique » ou du statut particulier de ces contrées : Nouveaux Chrétiens ou « Juifs cachés » ibériques rejudaïsant progressivement à Bordeaux et dans le Sud-Ouest, « Juifs hérités » d’Alsace et de Lorraine, « Juifs du pape » dans l’enclave pontificale du Comtat Venaissin, auxquels s’ajoutent les Juifs qui, timidement, s’établissent à Paris sous étroite surveillance policière. Les premiers sont des marchands particulièrement actifs dans le négoce international, très endogames et peu ouverts aux autres groupes juifs. Les deuxièmes se divisent en deux catégories, avec un judaïsme lorrain initialement plutôt urbain et structuré autour des organes communautaires, centre d’imprimerie de livres en yiddish et plus généralement d’effervescence intellectuelle quand celui d’Alsace apparaît plus dispersé et rural après les expulsions des centres urbains à la fin du Moyen Âge. La population alsacienne a toutefois connu une croissance démographique remarquable, passant de quelques centaines d’âmes au cours de la période médiévale à près de 20 000 individus à la veille de la Révolution française. Le judaïsme d’Alsace-Lorraine oscille de manière générale entre fort ancrage local et ouverture transnationale et pan-ashkénaze, Metz jouant à cet égard le rôle de « capitale rabbinique européenne », la ville recrutant des rabbins en Pologne et en Europe centrale pour accroître son prestige (p. 299). Les Juifs du Comtat résident quant à eux dans des carrières devenues des ghettos au xviie siècle, qui subissent comme leurs coreligionnaires des États de l’Église le poids d’une pression fiscale importante, mais qui « survivent » grâce à l’élaboration d’un modèle de gestion interne relativement fonctionnel. Outre les archives judiciaires et policières, l’étude des réglementations ou des épitaphes des cimetières parisiens est un angle d’analyse tout à fait passionnant pour étudier la présence des Juifs dans les sociétés du passé.
La période révolutionnaire met fin à un millénaire de stabilité, au cours duquel le statut des Juifs est resté presque inchangé, dans un statu quo discriminatoire et asymétrique. En ce sens, la Révolution française constitue, du moins en théorie, une rupture réelle, celle d’un changement radical du statut juridique des Juifs. L’égalité des droits qui leur est octroyée et la reconnaissance du statut de citoyens à part entière ne seront jamais remises en cause jusqu’à l’avènement du régime collaborationniste de Vichy, contrairement à certains États, comme ceux de la péninsule italienne où la Restauration coïncide avec un brutal retour en arrière après la parenthèse révolutionnaire puis napoléonienne. Cette liberté implique toutefois des contreparties, et notamment celle de renoncer à constituer une nation pour être avant tout des individus, ce qui, à l’époque, loin d’être quelque chose d’évident ou, pour certains, d’acceptable, signifiait renoncer aussi à une ou plusieurs singularités et parts d’héritage culturel, économique, social, mais aussi juridique. C’est là l’objectif premier de la « régénération », qui n’est pas sans dimension conversioniste chez ses promoteurs ni sans ambiguïtés dans la société française ou juive de cette époque (p. 361-362). Cependant, pour Maurice Samuels qui ouvre la partie sur la Révolution française, l’émancipation des Juifs joue avant tout un rôle crucial dans la mise en place d’une norme universelle du droit : pour les révolutionnaires, en effet, « la différence juive est utile dans leur effort pour formuler le type de nation qu’ils font naître. Les coutumes idiosyncratiques de leurs Juifs leur permettent de démontrer l’étendue de l’universalisme français, de montrer que la nouvelle nation inclura tous ceux qui cherchent à en faire partie » (p. 387). Le changement idéologique radical ne doit en outre pas masquer la temporalité, toute autre, de la mise en pratique de l’émancipation et de l’entrée dans ce monde nouveau, notamment dans certaines régions, le Nord-Est en particulier, où « la première génération de Juifs émancipés ne parvient pas à traduire son projet de ‘régénération’ en un programme d’action concret », comme le rappelle Jay R. Berkovitz (p. 393). Le règne de Napoléon constitue une étape cruciale pour la structuration du judaïsme français, que l’Empereur entend mettre au pas et à contribution de son effort de guerre ou de modernisation de l’État.
C’est surtout à partir du premier tiers du xixe siècle que l’intégration devient à la fois plus concrète et plus visible. Tout d’abord dans l’espace public, avec la construction de nombreuses synagogues autrefois cachées ou discrètes. Leurs évolutions architecturales vont parfois de pair avec l’introduction de nouveautés ou d’aménagements liturgiques en ce qui concerne les prières, le chant et la musique (introduction de l’orgue au milieu du siècle, admission des femmes dans les chœurs dans le contexte particulier de la Première Guerre mondiale, comme expliqué aux pages 412-415). Ensuite dans l’espace politique, avec l’entrée des Juifs à la Chambre des députés ou au gouvernement (Adolphe Crémieux et Michel Goudchaux en sont deux exemples) à partir des années 1840 ; dans les administrations ou les hautes sphères de l’État ; dans les universités et les sphères culturelles et artistiques ; dans les milieux économiques influents (finance, banque, industrie), à travers l’action de grandes familles, comme les Rothschild ou les Pereire ; ou à des institutions juives dont les réseaux et le rayon d’action sont très largement internationaux, comme l’Alliance israélite universelle. Cette période est également celle de l’essor de la « science du judaïsme » à laquelle sont consacrées de très belles pages (p. 445-452 et 454-458). L’histoire y tient déjà la place de « discipline reine », soutenue par l’engagement de l’Alliance israélite puis de la Société des études juives dont la revue, empreinte de patriotisme, sera la tête de pont des Humanités et de l’érudition scientifique juives.
C’est dans ce contexte foisonnant que les Juifs français entrent de plain-pied dans une société française du xixe siècle politiquement bouillonnante. Si l’émancipation des Juifs n’y a jamais été remise en cause, ces derniers ont souvent été les protagonistes, malgré eux, de l’affrontement qui oppose les deux camps antagonistes de l’identité nationale française en construction ou en redéfinition – dont le point culminant sera atteint avec l’affaire Dreyfus – et qui, d’une certaine manière, traverse les deux derniers siècles jusqu’à aujourd’hui. L’antisémitisme ou plutôt les antisémitismes sont une autre facette, indissociable, de cette histoire juive de la France. Si, au contraire de certaines régions ou pays, l’antisémitisme n’a pas entraîné un déferlement de violences physiques, comme en Autriche-Hongrie, en Allemagne et en Russie entre la fin du xixe siècle et le premier tiers du xxe siècle, il prend, en France, une dimension symbolique et politique extrêmement virulente, qui agit en tâche de fond, avec force et vigueur dans des cercles royalistes et nationalistes, mais aussi dans certaines sphères de gauche. Les stéréotypes et les préjugés n’empêchent pas l’émergence d’une judéophilie chrétienne, républicaine ou laïque, dans une société en pleine mutation.
En effet, la fin du xixe siècle est celle des grands bouleversements démographiques : la France, se trouvant sur la route des mouvements migratoires de grande ampleur qui de l’est conduisent de nombreux Juifs d’Europe orientale vers l’ouest et l’outre-Atlantique, devient une terre d’asile. L’explosion démographique liée à une forte baisse de la mortalité infantile est ainsi concomitante d’une forte poussée des politiques antisémites qui contraignent un grand nombre de Juifs à prendre la route de l’exil. Beaucoup se rendent en France, mais ne suivent pas la trace « classique » des autres immigrés européens, qui affluent vers les régions industrielles. Les nouveaux arrivants juifs privilégient plutôt Paris, où ils s’insèrent dans le petit monde de la mode et des ateliers de confection, dans le secteur du luxe en pleine expansion et qui connaît un fort besoin de main-d’œuvre flexible. Les universités ne sont pas en reste et accueillent un nombre très important d’étudiants issus cette fois des milieux plus aisés. Ces migrations juives peuvent non seulement s’appuyer sur des réseaux familiaux, mais aussi sur une longue tradition d’entraide organisée et structurée d’organismes de bienfaisance et de philanthropie dans le monde ashkénaze. Le cosmopolitisme juif parisien reste toutefois assez compartimenté selon les communautés d’origine : on se regroupe dans certains quartiers, en fonction de son appartenance géographique, de ses affinités et sensibilités religieuses, de son milieu socio-économique, voire politique. Car les Juifs français investissent rapidement le monde politique et syndicaliste, dès l’extrême fin du xixe siècle, mais aussi associatif.
De plus en plus nombreux en métropole, les Juifs sont, de longue date, présents dans l’empire colonial français, tout d’abord, et surtout, en Algérie, où les communautés juives autochtones accueillent favorablement les colonisateurs, avec lesquels ils commercent, et où des Consistoires sont créés sur le modèle hérité de la période napoléonienne. Des rabbins missionnaires (surtout ashkénazes) y sont mandatés dans l’esprit de « régénération ». Les revendications pour l’accès à la citoyenneté débouchent, en 1870, sur le décret Crémieux, qui accorde la citoyenneté française aux « Israélites indigènes ». Cette situation favorable, imposée depuis le sommet de l’État, ne doit toutefois pas masquer un antisémitisme endémique de la part de nombreux colons. Il suffit de rappeler qu’Édouard Drumont est élu député d’Alger en 1898 et qu’à Constantine, le maire fait licencier des employés municipaux parce que juifs. Quant au Maroc et à la Tunisie, qui ne bénéficient pas du même statut juridique et politique que l’Algérie, directement rattachée à la France et organisée administrativement en départements, l’immense majorité de la population juive vit dans la condition indigène. Il est intéressant de noter que l’intégration des Juifs dans un système égalitaire leur reconnaissant les mêmes droits que les autres citoyens entraîne de fait des problématiques de contradiction entre différents systèmes juridiques : ainsi du divorce, permis par la loi juive, mais pas en droit français jusqu’à son rétablissement par la loi Naquet en 1884. De telles situations se sont produites au moment de l’instauration du Code civil autrichien, qui remet en cause l’autonomie de certaines pratiques matrimoniales typiquement juives, comme le mariage entre proches parents, consanguins ou affins, ou encore le divorce. L’héritage de la pluralité juridique de l’Ancien Régime et du modèle napoléonien d’organisation du judaïsme français n’est donc pas tout à fait caduc à l’aube du xxe siècle. La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État constitue à cet égard un « moment clé » (p. 619), puisqu’il porte un coup fatal au carcan consistorial dont le monopole commençait à être largement remis en question par l’émergence d’un judaïsme réformé et, surtout, de communautés orthodoxes qui ne trouvent pas leur compte dans le judaïsme français consistorial.
L’ouvrage accorde une large place à la Shoah et au traumatisme, profond et indicible, qu’elle a entraîné. La directrice d’ouvrage a su mobiliser l’historiographie la plus vigoureuse pour proposer une relecture de cette période sombre à l’aune de son histoire juive. Car c’est toute une société qu’il a fallu « réinventer » après la tentative de destruction des Juifs d’Europe. Les quatre derniers chapitres, qui clôturent cette somme montrent à nouveau l’impressionnante richesse et diversité de l’apport juif à la France dans la seconde moitié du xxe siècle et sa capacité à traverser l’ensemble des pans de la société, dans les moments les plus banals comme dans les moments historiques importants, par exemple Mai 68, également revisité sous l’angle de son « histoire juive ». L’apport des Juifs à la culture, aux arts et à la science, du plus raffiné au plus « franchouillard », se lit avec beaucoup de curiosité – et parfois de nostalgie, dans un monde actuel connecté et saturé d’informations. Cette histoire est par ailleurs loin d’être exclusivement masculine : nombreuses sont les femmes protagonistes de cette longue histoire juive de France, de Pompeia, juive arlésienne du iiie siècle, à Simone Veil, en passant par Élisabeth-Rachel Félix ou simplement « Rachel » et Sarah Bernhardt, Cécile Brunschvicg, née Kahn, sans oublier les femmes « artistes et mécènes oubliées » (p. 609-611), « en résistance » (p. 740-742) ou encore Glückel de Hamelin. Née à Hambourg en 1646 et décédée à Metz en 1724, cette dernière est l’autrice d’un diaire particulièrement intéressant, preuve que les écrits du for privé, associés aux archives des communautés, aux archives judiciaires ou encore aux correspondances, sont une source primordiale pour éclairer le quotidien et les représentations des hommes et des femmes des sociétés du passé.
Que retenir de cet immense travail ? Tout d’abord qu’il peut se lire aussi bien comme un ouvrage classique grâce à son plan chronologique que comme une encyclopédie à travers ses entrées plus thématiques. L’ensemble forme un corpus cohérent, dont les parties se répondent et se complètent en apportant au lecteur d’utiles points de vue et comparaisons qui lui permettent de se familiariser avec un grand nombre de problématiques historiques ou historiographiques, toujours très clairement exposées. Cet ouvrage a aussi le mérite d’accorder une véritable place aux périodes les moins bien connues, comme l’Antiquité ou l’époque moderne. Le pari, audacieux, est réussi : c’est avec brio que les autrices et auteurs sont parvenus à en expliquer tant la richesse que l’intérêt scientifique. Il convient également de rappeler que les différentes contributions ne constituent pas uniquement des synthèses ; nombre d’entre elles n’hésitent pas à avancer des hypothèses ou à lancer des pistes de recherche. En ce sens, cette encyclopédie a vocation à promouvoir un champ de recherche aussi varié que dynamique et particulièrement en phase avec le renouvellement historiographique plus général. Pour ce faire, S. A. Goldberg a choisi de réunir et de faire dialoguer différentes générations de chercheurs et chercheuses, en accordant aux plus jeunes d’entre eux une place significative, pour nous livrer une histoire juive de la France, française et internationale, ouverte à tous et à toutes et qui échappe enfin à une certaine « ghettoïsation historiographique »Footnote 10.