Hostname: page-component-745bb68f8f-v2bm5 Total loading time: 0 Render date: 2025-01-23T09:31:51.074Z Has data issue: false hasContentIssue false

Isabelle Poutrin, Les convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au xvie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2023, 336 p.

Review products

Isabelle Poutrin, Les convertis du pape. Une famille de banquiers juifs à Rome au xvie siècle, Paris, Éd. du Seuil, 2023, 336 p.

Published online by Cambridge University Press:  30 December 2024

Rights & Permissions [Opens in a new window]

Abstract

Type
Mondes juifs médiévaux et modernes (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

La question des conversions a suscité ces dernières années un intérêt croissant chez les spécialistes de l’époque moderne. Les problèmes qu’elle soulève dans la construction des identités individuelles et collectives, ainsi que les multiples ramifications qu’elle offre pour saisir les spécificités des sociétés modernes ont fait l’objet d’études approfondies et nombreuses de la part des chercheuses et chercheurs, qui se sont appuyés sur des documents d’archives abondants afin de reconstituer, dans la mesure du possible, les délibérations intimes et complexes de celles et ceux qui ont entrepris de passer d’une foi à une autre. Ces migrations religieuses sont souvent lourdes de conséquences, allant de l’exclusion sociale de la communauté religieuse d’appartenance jusqu’aux nombreuses difficultés rencontrées sur le chemin d’une insertion complète dans la communauté d’accueil.

Le dernier ouvrage d’Isabelle Poutrin mérite d’être salué comme une étude exemplaire des multiples déplacements et transformations qu’engendrent les migrations d’un univers du croire vers un autre. En se concentrant sur l’histoire d’une famille juive romaine, elle offre aux lecteurs un portrait brillant et passionné non seulement de la famille en question, mais aussi de la société romaine, de la communauté juive qui y réside, et du fonctionnement interne des organes administratifs de la Curie romaine après le Concile de Trente. Centrer le livre sur une famille juive à Rome, capitale du catholicisme, permet d’aborder plus largement les thèmes de la confessionnalisation, du « disciplinement » social, de la coercition religieuse ou encore de la mémoire collective.

L’autrice, spécialiste d’histoire religieuse à l’époque moderne, avait déjà traité de façon magistrale la question de la conversion dans Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609 (2012), consacré aux morisquesFootnote 1. Dans son nouvel ouvrage, elle montre sa familiarité avec un contexte bien différent de celui de la péninsule Ibérique : la Rome de la fin xvie-début xviie siècle. L’usage qu’elle fait des historiographies de l’Italie et des mondes juifs, et surtout des archives de Rome, en témoigne. Le livre s’inscrit dans une série de travaux récents portant sur la prédication et les mesures coercitives établies à l’encontre des Juifs d’Italie – ceux de Katherine Aron-Beller, Tamar Herzig et Martina MampieriFootnote 2, par exemple – et plus précisément de recherches dédiées à la question des conversions, forcées ou encouragées, des Juifs de Rome à l’époque moderne – comme celles de Kenneth Stow, Marina Caffiero, Serena Di Nepi et Emily Michelson. Cet ouvrage s’intéresse à la fois au contexte romain, soucieux de préserver l’orthodoxie de la foi catholique, et à plusieurs membres de la famille Corcos BoncompagniFootnote 3. Il s’inscrit donc concomitamment dans l’histoire sociale et dans l’histoire des institutions, entre lesquelles l’auteur navigue avec aisance.

De fait, le livre d’I. Poutrin relate plusieurs histoires entremêlées. Il raconte d’abord l’histoire, sur trois générations, des Corcos, famille romaine d’origine juive-sépharade confrontée au choix de l’appartenance à la foi juive. Il aborde ensuite la mécanique mise en place par l’Église catholique pour obtenir des « conversions trophées », celles des Juifs les plus riches et influents du ghetto romain. Il en va ainsi de la conversion de cette famille de banquiers, souhaitée par le pape en personne, qui participe de façon personnelle à leurs baptêmes (d’où le titre de « convertis du pape »). Enfin, le livre traite plus globalement de la société romaine du xvie siècle, de la mobilité sociale qui la caractérise, permettant d’intégrer la noblesse locale beaucoup plus aisément que dans d’autres sociétés d’Ancien Régime.

Pour la plupart des spécialistes de la Rome moderne, le nom de Corcos Boncompagni évoque certainement le fameux palais qui fut la résidence principale de la famille. Un grand nombre de publications mentionnent l’imposant bâtiment au cœur du centre-ville de Rome. Ce livre traite aussi en partie du mécénat artistique de la famille, dont les témoignages les plus notables, par ailleurs étudiés, se trouvent dans l’église oratorienne attenante, Santa Maria in Vallicella, et dans celle de Santa Maria ai Monti qui jouxtait le Collège des Néophytes et des CatéchumènesFootnote 4. I. Poutrin pousse l’expertise au-delà, en mettant en lumière le souci de cette famille de néophytes de démontrer la sincérité de sa nouvelle affiliation religieuse, dès lors que la foi chrétienne est acceptée publiquement, de façon souvent spectaculaire. C’est ainsi qu’elle s’intègre dans la société romaine, jusqu’à atteindre les plus hautes sphères.

Dans le portrait qu’elle fait des Corcos Boncompagni, I. Poutrin révèle les chemins parfois divergents empruntés par les membres d’une même famille. Si la plupart empruntent ceux de la foi catholique, certains restent fidèles à la religion juive. Le livre s’intéresse plus particulièrement à celles et ceux qui ont été les premiers à prendre la direction de la conversion. Elia Corcos est le premier à se convertir, de façon publique et spectaculaire, lors d’une cérémonie de baptême le 4 juin 1566 avec Pie V (1566-1572) pour parrain, dont il adopte alors le nom, Michele Ghislieri. Suit Salamone di Salvatore, le plus célèbre de ces convertis, qui prend aussi le nom de son parrain, Ugo Boncompagni, c’est-à-dire le pape Grégoire XIII (1572-1585) lui-même. I. Poutrin fait par ailleurs sortir de l’obscurité Devorà Corcos, connue des érudits sous le nom de Debora Ascarelli, autrice d’un petit recueil de poèmes publié à Venise. Au sein de cette famille, parfois contrainte à la conversion, toutes les options face à la foi juive sont possibles, signe de la complexité du monde des croyances dans la Rome papale. Si le lecteur peut parfois être dérouté par l’alternance des noms chrétiens et juifs des nombreux membres de cette famille, I. Poutrin parvient patiemment à retisser les liens entre les individus qu’elle étudie et les autres membres de la famille. Elle offre en outre des arbres généalogiques qui s’avèrent d’une grande utilité, indiquant les noms juifs et par la suite chrétiens des différents membres.

I. Poutrin reconstruit les mécanismes sociaux complexes qui sous-tendent les calculs des membres de la famille dans leur choix du déracinement lorsqu’ils ou elles quittent la communauté juive. Ses recherches mettent en lumière autant les négociations entre les membres de la famille eux-mêmes que celles avec la communauté juive et la société romaine. À partir d’une grande variété de sources historiques (des décisions de la Rote romaine et de la Congrégation du Concile, des documents de la Chambre apostolique et de ses notaires, des documents de l’important fonds des néophytes et des catéchumènes, et des avvisi, parmi d’autres encore), elle reconstruit les opérations économiques et sociales sous-jacentes à ces délibérations. Pour ce faire, elle prend appui sur une riche bibliographie qui va du droit civil au droit canonique et aux débats théologiques – notamment autour de la validité des baptêmes forcés –, en passant par le droit juif et ses usages au sein de la communauté juive (pouvant remonter à une période antérieure à l’arrivée du christianisme dans la ville éternelle). En plus de faire l’histoire d’une famille de banquiers juifs romains devenus chrétiens, l’ouvrage présente des données inédites et intéressantes sur des personnages de premier plan, tels que Philippe Neri (1515-1595), le cardinal préfet de l’Inquisition Giulio Antonio Santorio (1532-1602), des membres importants de la Curie romaine, des jurisconsultes et des marchands romains.

Cette histoire sociale, si exemplaire soit-elle, ne se limite pas à décrire les trajectoires des Corcos Boncompagni. À plusieurs reprises, I. Poutrin questionne la sincérité de la décision de changer de foi, que celle-ci soit prise sous la contrainte ou motivée par la soif de mobilité sociale. À juste titre, elle offre une réponse toute relative à la complexité engagée comportant nombre de facteurs, tels que la pression de la famille qui incite à abandonner la foi juive ou, à l’inverse, le désarroi face à la perte des pratiques et des liens sociaux intériorisés comme les rituels, les fêtes et le sens de l’appartenance à une communauté. Plus encore, I. Poutrin le démontre clairement, l’acceptation du monde chrétien ne va pas toujours de soi, même si le contexte romain et italien est loin d’être semblable à celui de la péninsule Ibérique, où ont cours le mépris et la méfiance à l’endroit des « nouveaux chrétiens ». En dépit d’un accueil favorable dans l’ensemble, plusieurs des Boncompagni sont confrontés au « coût de la macule juive » en raison de leur passé en tant que Corcos. Ce fut le cas de Flavia, fille d’Ugo Boncompagni, dont la dot de 1 000 écus fut considérée trop élevée par la Rote romaine car elle ne faisait pas partie de la noblesse romaine étant donné les origines de son père. I. Poutrin souligne que la distinction entre les « vieux » et « nouveaux » chrétiens existait à Rome. La bulle Cupientes Judaeos (1542) qui interdit les unions entre convertis et édicta plusieurs mesures pour encourager le mariage entre les vieux et les nouveaux chrétiens en témoigne. L’intégration des convertis dans le giron de l’Église, souhaitée par Rome, impliquait en effet une rupture radicale avec le passé juif et l’enracinement dans la foi et les traditions des Anciens.

En définitive, l’ouvrage est fascinant grâce à sa saisie analytique des faits, qui conduit à sortir de l’oubli (certes intentionnel en partie) un nom, une histoire, un patrimoine à la fois culturel et religieux. Cet oubli n’est pas pour autant total. Le passé trouve souvent des façons de s’imposer dans le présent. Bien que l’origine juive de la famille Corcos soit recouverte d’une nouvelle identité chrétienne, l’autrice montre dans cet ouvrage que ni la société romaine ni les membres de la famille ne l’ont complètement oubliée. L’acharnement avec lequel plusieurs d’entre eux font la démonstration publique de leur foi catholique témoigne de la nécessité de prouver leur enracinement dans la foi adoptée. Nous avons ici affaire à une contribution importante pour l’étude de la Rome moderne, de l’histoire juive et de la condition des minorités sous l’Ancien Régime. Au-delà du contexte historique abordé, les considérations qu’elle expose convient le lecteur à s’interroger sur l’appartenance, sur le lien social, sur les mémoires collective et individuelle.

References

1. Isabelle Poutrin, Convertir les musulmans. Espagne, 1491-1609, Paris, PUF, 2012.

2. Katherine Aron-Beller, Jews on Trial: The Papal Inquisition in Modena, 1598-1638, Manchester, Manchester University Press, 2011 ; Tamar Herzig, A Convert’s Tale: Art, Crime, and Jewish Apostasy in Renaissance Italy, New Haven, Harvard University Press, 2019 ; et Martina Mampieri, Living under the Evil Pope: The Hebrew Chronicle of Pope Paul IV by Benjamin Neemiah ben Elnathan from Civitanova Marche, 16th cen., Leyde, Brill, 2019.

3. Kenneth R. Stow, Jewish Life in Early Modern Rome: Challenge, Conversion, and Private Life, Aldershot, Ashgate, 2007 ; Marina Caffiero, Baptêmes forcés. Histoires de juifs, chrétiens et convertis dans la Rome des papes, trad. par I. Chabot, Paris, Honoré Champion, [2004] 2017 ; Serena Di Nepi, Sopravvivere al ghetto. Per una storia sociale della comunità ebraica nella Roma del Cinquecento, Rome, Viella, 2013 ; et Emily Michelson, Catholic Spectacle and Rome’s Jews: Early Modern Conversion and Resistance, Princeton, Princeton University Press, 2022.

4. Eliana Uttaro et Laura Gigli, Palazzo Boncompagni Corcos a Monte Giordano. Programmi e immagini, Rome, Cangemi, 2003 et Guendalina Serafinelli, « Carving Out Identity: The Boncompagni Family, Alessandro Algardi and the Chapel in the Sacristy of Santa Maria in Vallicella », in C. Franceschini, S. F. Ostrow et P. Tosini (dir.), Chapels of the Cinquecento and Seicento in the Churches of Rome: Form, Function, Meaning, Milan, Officina libraria, 2020, p. 146-165.