Centré sur l’histoire environnementale des périodes anciennes, ce numéro spécial s’inscrit dans une tradition bien enracinée, quoique profondément renouvelée au cours des cinquante dernières années. À distance de la « longue durée » braudélienne, où le climat servait de toile de fond immobile et majestueuse au déploiement des actions humaines, une histoire environnementale davantage sensible aux « fluctuations de la météorologie » et « au paroxysme des contagions » avait déjà trouvé une place dans les Annales au début des années 1970 sous la plume d’Emmanuel Le Roy LadurieFootnote 1. Après un moment d’éclipse, elle a refait surface dans les pages de la revue au cours de la dernière décennie, sans doute parce que s’y nouent étroitement des questions méthodologiques, épistémologiques et politiques.
La revue s’est ainsi fait l’écho de ces profondes mutations à travers un numéro spécial coordonné par Alice Ingold en 2011 et, plus récemment en 2017, par un volumineux dossier consacré au concept d’Anthropocène, désormais omniprésent dans le débat public et scientifiqueFootnote 2. La définition de cette nouvelle ère géologique reste toutefois controversée : si le rôle de l’humanité dans l’altération actuelle du climat fait aujourd’hui (plus ou moins) consensus, on ne s’accorde guère pour dater l’origine du bouleversement. En 3 000 ans avant notre ère ? Depuis la révolution industrielle anglaise au xviiie siècle ? Ou seulement avec les Trente Glorieuses ? Pour le dire autrement, l’Anthropocène commence-t-il dès la fin du néolithique, lorsque s’établit la conjonction entre sédentarisation humaine, domestication animale, exploitation agricole et étatisation politique ? N’est-ce pas là cependant réintroduire subrepticement l’idée de péché originel, comme si le ver avait déjà été dans le fruit… En outre, si le véritable bouleversement n’intervient qu’avec l’instauration du système capitaliste, la notion d’Anthropocène ne risque-t-elle pas de faire écran, en occultant le véritable acteur du changement – non l’homme, mais le capitalisme ? D’où la proposition d’une dénomination alternative, le Capitalocène…
Au cours des cinq dernières années, les débats ont continué à évoluer à la faveur de la publication de plusieurs livres marquants – dont les deux ouvrages qui font ici l’objet de notes critiques. Méthodologiquement tout d’abord, l’histoire environnementale a bénéficié de l’apport d’indicateurs scientifiques toujours plus précis, grâce aux avancées spectaculaires de la glaciologie, de l’archéogénétique, de l’ostéologie (l’étude des ossements animaux et humains) et de l’archéobotanique – palynologie (étude des pollens) et dendrochronologie (datation par les arbres et les végétaux). Épistémologiquement ensuite, ces nouvelles données ont induit non seulement une évolution des stratégies de recherche, désormais résolument interdisciplinaires, mais ont également retenti sur les manières d’écrire l’histoire et, en particulier, d’articuler les « archives de la nature » et la documentation historique traditionnelle. Politiquement enfin, cette histoire environnementale s’est écrite au prisme d’interrogations écologiques toujours plus vives, dans un monde aux prises avec la dérive climatique et la destruction massive du vivant.
Dans ce contexte mouvant, ce numéro spécial entend opérer une série de déplacements. Déplacement chronologique, tout d’abord, les articles se situant en amont de la rupture de l’Anthropocène, du moins dans son acception la plus courante : ils couvrent l’Antiquité et le haut Moyen Âge en Méditerranée, au Proche-Orient et en Europe occidentale – période que les géologues appellent l’Holocène tardif, c’est-à-dire la dernière partie de l’ère quaternaire. Pour autant, ce choix ne vise nullement à refroidir le débat historiographique : s’interroger, avec Kyle Harper, sur le rôle joué par le climat et les épidémies dans la chute de l’Empire romain d’Occident revient d’ailleurs à poser la question, sinon de la fin du monde, du moins de la fin d’un monde. Si la proposition est assurément stimulante, elle n’est pas exempte d’une certaine rétroprojection sur le passé antique des inquiétudes environnementales et géopolitiques actuelles, comme le montre la note critique signée par Philippe Leveau.
Déplacement disciplinaire, ensuite. En 2017, dans les Annales, trois géologues appelaient à développer une « science hybride » et collaborative, à cheval entre temps géologiques et temps historiquesFootnote 3. Le défi est ici relevé par un collectif de huit historiens et de huit spécialistes de sciences expérimentales qui, sous la houlette d’Adam Izdebski, unissent leurs savoir-faire pour écrire une histoire à parts égales de l’Holocène tardif. Loin de tout triomphalisme scientiste, cette collaboration aboutit à souligner les forces comme les faiblesses des indicateurs scientifiques (proxies) qui permettent de reconstituer les interactions entre les sociétés humaines et leur milieu : les « archives de la nature » ne peuvent se substituer aux sources traditionnelles sans risquer de basculer dans le déterminisme climatique ; mieux encore, cette documentation nouvelle doit plutôt inciter les spécialistes à approfondir la lecture des sources littéraires ou administratives déjà disponibles pour l’Antiquité et le haut Moyen Âge.
Déplacement par rapport aux styles historiographiques traditionnels, enfin. Ce numéro spécial fait cohabiter des modes d’écriture très différents ; si des voix singulières, voire souveraines, s’y font entendre, la recherche collective y occupe une place cruciale : l’équipe interdisciplinaire réunie par Adam Izdebski recourt à une écriture chorale de façon à mieux articuler des documentations plurielles, hétérogènes et lacunaires ; Michel Reddé donne à lire les résultats de deux grandes enquêtes collectives sur les campagnes du nord-est de la Gaule et de la Bretagne romaines pour en proposer une comparaison et une interprétation d’ensemble qui fasse droit à la diversité interne de l’Empire, y compris sur le plan écologique ; quant au livre de Jean-Pierre Devroey sur la nature au temps de Charlemagne, deux historiennes, Geneviève Bührer-Thierry et Magali Watteaux, en offrent une recension croisée à partir de deux points de vue bien différents – l’anthropologie du pouvoir et l’histoire archéologique des campagnes – pour en montrer toute la richesse et les nouveaux chantiers à ouvrir.
Enquête collective nécessitant des moyens humains et matériels importants ; note critique sur un livre majeur mais controversé ; recensions croisées proposant le regard de deux historiennes sur un même ouvrage ; article de synthèse à vocation comparatiste : ce numéro donne à lire une histoire environnementale réflexive, parfois inquiète, aussi attentive aux lacunes de la documentation qu’aux risques de rétroprojection anachronique.
Les Annales