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Published online by Cambridge University Press: 02 December 2020
Dans ses salons et essais critiques, Diderot établit volontiers des comparaisons entre les tableaux de contemporains qu'il se propose d‘évaluer et les chefs-d‘œuvre des grands maîtres du passé qui avaient traité des thèmes similaires. Et ces fécondes confrontations iconographiques entre les écoles et les styles les plus divers font partie intégrante de ses méthodes critiques.
Parmi les noms de peintres fameux qui reviennent sous la plume du Philosophe, il en est un qui, bien que moins fréquemment évoqué qu'un Raphaël ou un Rubens, réapparaît cependant dans des contextes extrêmement significatifs. En effet, devant les toiles et gravures de Rembrandt, Diderot a été amené à formuler quelques-unes de ses observations les plus pénétrantes. L'art de ce peintre—si éloigné de la vision idéalisée des statuaires antiques et des Italiens de la Renaissance, ainsi que de la verve joyeuse d'un Rubens et du fini précieux, du réalisme minutieux de la plupart des Hollandais—l'a forcé pour ainsi dire à remettre en question nombre de notions sur des aspects importants de la peinture. Nous verrons que, malgré les grands changements de style qui ont renouvelé et quelquefois bouleversé les arts plastiques depuis l'époque où Diderot rédigeait ses Salons, ces problèmes esthétiques sont toujours actuels et concernent le praticien aussi bien que l'amateur éclairé. D'autre part, la manière dont le plus génial des salonniers du dix-huitième siècle a vu, senti et compris le style si original et anti-académique de Rembrandt est révélatrice, dans une large mesure, des tendances, des goûts etdes partis-pris de son temps.
1 Pour une étude systématique de l'attitude critique à l'égard de Rembrandt de 1630 à 1730, voir Seymour Slive, Rembrandt and His Critics (The Hague: Martinus Nijhoff, 1953), ainsi que l'article du même auteur, “Rembrandt and His Critics,” Art News Annual, xxii (1953), 63. Rappelons que le premier Salon de Diderot date de 1759 et le dernier de 1781.
2 Abrégé de la vie des peintres (Paris: Nicolas Langlois, 1699), p. 436.
3 Toutes les citations de Diderot sont faites d'après les Œuvres complètes, éd. Assézat et Tourneux (Paris: Garnier Frères, 1875-77).
4 Déjà les contemporains de l'artiste le querellaient de n'avoir pas saisi l'esprit des Anciens et la noblesse des Italiens. Constantin Huygens, poète et secrétaire du Prince d'Orange, relate, dans son autobiographie, qu'il reprenait le jeune Rembrandt et son ami Lievens de ne pas vouloir tirer profit des œuvres de Raphaël afin d‘éviter “l‘étroitesse d'esprit” de leurs compatriotes. Voir Francis Henry Taylor, The Taste of Angels: A History of Art Collections from Rameses to Napoleon (Boston: Little, Brown, 1948) p. 263; voir aussi Ludwig Münz, Rembrandt (New York: Harry N. Abrams, 1954), p. 12. Les mêmes critiques se trouvent formulées de manière encore plus sévère sous la plume d'amateurs français du xvii siècle; voir Seymour Slive, Rembrandt and His Critics, et André Fontaine, Les doctrines d'art en France de Poussin à Diderot (Paris: H. Laurens, 1909), p. 403 et passim.
5 Voir l'article “Graveur” de l'Encyclopédie.
6 (Paris, 1762), iii, 115, 112.
7 Catalogue raisonné de toutes les estampes qui forment l'œuvre de Rembrandt, composé par les sieurs Gersaint, Helle, Glomy et P. Yver (Vienne: A. Blumauer, 1797), pp. xxv, xix, xxvi.
8 Voir Literary Works of Sir Joshua Reynolds (London: H. G. Bohn, 1864), ii, 192.
9 Delacroix notera aussi dans son Journal (Paris: Plon, 1932), ii, 27, la “foule de sacrifices” qu'a faits Rembrandt “pour faire valoir la peinture.” Et Proust, dans l'essai “Rembrandt” de Contre Sainte-Beuve (Paris: Gallimard, 1954), p. 381, décrit ce peintre “sacrifiant tout” à ses effets de lumière.
10 (Paris: Nelson, 1918), pp. 273, 282. Voir l'excellent article de Meyer Schapiro, “Fromentin as a Critic,” Partisan Rev., xvi (janv. 1949), 25-51.
11 Voir, par exemple, Mary Pittaluga, Raphaël (New York: Abrams, 1954), p. 25.
12 Voir Voix du Silence, pp. 469-473 et passim.
13 Pour une analyse de la manière dont Jaucourt a copié les écrits de Dubos, voir Alfred Lombard, L'abbé Dubos (Paris: Hachette, 1913), p. 533 et passim, et pour l'utilisation que le collaborateur de Diderot a faite, en ce qui concerne les artistes français, des jugements de Voltaire, voir Raymond Naves, Le goût de Voltaire (Paris: Garnier, 1938), p. 369. Notons que Rembrandt était, de toute évidence, inconnu à l'abbé et indifférent au Sage de Ferney, qui ne l'a pas inclus dans son Temple du goût et ne l'a cité qu'une fois, de manière incidente à propos de Jean Raoux, dans son Siècle de Louis XIV (voir Œuvres complètes, éd. Louis Moland [Paris: Garnier Frères, 1877-85], xiv, 149).
14 Œuvres complètes, éd. Y.-G. Le Dantec (Paris: Gallimard, 1954), p. 847. C'est dans l'édition Brière (Paris, 1821), xxvi, 254, que Baudelaire dut lire le Voyage de Hollande, où se trouve la remarque en question.
15 Pour d'utiles indications sur les galeries de peinture que Diderot a fréquentées, voir Les salons de Diderot, éd. J. Adhémar et J. Seznec (Oxford: Clarendon Press, 1957), i, 18. Voir aussi Bauche fils, Mémorial de Paris et de ses environs (Paris, 1749).
16 Works, ii, 192-202.
17 Voir Franco Venturi, “Fragments inédits d'un projet de dictionnaire des peintres,” Hippocrate (juin 1938), pp. 324-327. M. Herbert Dieckmann mentionne aussi cet écrit dans son Inventaire du fonds Vandeul (Genève: Droz, 1951), pp. 48-49. J'espère publier le texte intégral dans un proche avenir.
18 Diderot se réfère de toute évidence à l'importante estampe qui date de 1636, et qui fut réalisée par le maître, avec l'aide de ses élèves pour les travaux secondaires. Ce morceau, par son sujet dramatique, par la variété des personnages qui y figurent, par ses magnifiques groupements et ses jeux de physionomies, répond admirablement aux exigences plastiques du Philosophe. Voici la description de Bartsch (Essai sur Rembrandt, pp. 80-81): “On voit Pilate placé sous un dais à la droite de l'estampe, le bras gauche étendu. Il parle à plusieurs Juifs, dont un à genoux, tient le roseau, qu'il doit présenter à Jésus-Christ. Celui-ci est vu de face et debout, exposé aux regards du peuple, et entouré de plusieurs satellites. Il a les yeux levés vers le ciel, et les mains jointes et pendantes devant lui. Sa tête est couverte de la couronne d'épines, et son corps d'un simple manteau attaché par le milieu avec une corde. Au bas du trône de Pilate un Juif étend la main droite vers la multitude, qui occupe tout le bas de la gauche de l'estampe. Le Juif, par son attitude, semble vouloir apaiser le peuple, en lui promettant que l'on va acquiescer à sa demande.”
19 Voir le Salon de 1767, xi, 344-346, pour un compte rendu spirituel de cette différence d'opinion entre Diderot et Galiani.
20 La description de Diderot est trop générale pour que l'on puisse l'appliquer à telle ou telle version de la “Résurrection de Lazare.” MM. Seznec et Adhémar pensent qu'il s'agit plutôt d'un tableau de Jan Lievens (Pl. 7), que Diderot “a pu connaître par la gravure” (Les salons de Diderot, p. xi). Mais même si cette supposition était vraie, il faudrait remonter à Rembrandt, puisque celui-ci travailla en collaboration avec Lievens, son compatriote et camarade qui sera plus tard appelé à la Cour d'Angleterre (voir André-Charles Coppier, Rembrandt: Eaux-Fortes [Paris: Encyclopédie Alpina illustrée, 1938], p. 1).
21 Diderot applique ce principe psychologique, non seulement au cas miraculeux du ressuscité, mais aussi à celui de tout homme qu'une émotion violente ou un élan d'enthousiasme vient de mettre “hors de soi.” C'est ainsi que le Neveu de Rameau, au moment où il recouvre ses esprits après sa grande pantomime, ressemble à “un homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue distraction” (v, 465), et Dorval, après un transport lyrique, est pareil à “un homme qui sortirait d'un sommeil profond” (vii, 103).
22 Notons l'effet dramatique et rythmique de la dernière phrase, dû à l'accumulation des verbes d'action; procédé stylistique propre au Philosophe lorsqu'il s'échauffe et s'enthousiasme.
23 A brégć de la vie des plus fameux peintres, p. 114 (voir n. 6 supra).
24 Voir aussi le Salon de 1763, x, 200, pour une analyse pénétrante du “genre heurté” de “Loutherbourg, de Casanove, de Chardin et de quelques autres, tant anciens que modernes.”
25 Détail amusant et significatif, cette remarque a don d'attirer de violentes protestations de la part de Grimm qui, dans une longue note, soutient ne pouvoir, quant à lui, s'arracher à la contemplation de Raphaël (x, 515).
26 Plus haut (p. 391), j'ai noté que c'est à Dresde que Diderot vit cette composition.
27 La leçon des Septentrionaux porte ses fruits dans les meilleures productions de Watteau, Chardin, Greuze et Fragonard. En 1750, ce dernier va même jusqu'à copier la “Sainte famille aux anges” de Rembrandt.
28 Voir son chapitre “Du naïf et de la flatterie” des Pensées détachées (xii, 121 et seq.).
29 Théophile Gautier, dans un article publié dans La Presse du 10 fév. 1849 (voir les Tableaux à la plume [Paris: G. Charpentier, 1880], p. 29), se sert également du mot “cave” pour caractériser la manière du peintre: Rembrandt “sait mettre ... un soleil dans une cave.”
30 Voir Georges May, Diderot et “La religieuse” (Paris: Presses Universitaires de France, 1954), p. 228.
31 Une considération du même ordre portera Baudelaire à dire d'un morceau de Devéria: “C'est plutôt ... un coloriage qu'une peinture” (Œuvres complètes, p. 570).
32 Seymour Slive cite également le mot de Roger de Piles et montre que celui-ci l'avait trouvé dans la biographie de Rembrandt que Joachim von Sandrart publia en 1675 (Rembrandt and His Critics, p. 209).
33 Œuvres complètes, p. 611.