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Published online by Cambridge University Press: 02 December 2020
L'histoire intellectuelle de la Troisième République naîtra gradu ellement de l‘étude patiente et minutieuse des divers problèmes d'ordre politique, philosophique, littéraire et social qui ont occupé une période qui comptera parmi les plus mouvementées et les plus complexes, les plus riches et fécondes aussi, qu'ait connues la vie française. Sans doute est-il prématuré de porter sur les hommes et les œuvres dont l'action se prolonge autour de nous le jugement équitable et nuancé qui sera celui de la postérité. Mais pour la génération dont la naissance précéda ou suivit de près l‘établissement de la République, et dont la jeunesse et la maturité coïncidèrent avec la période troublée de l'affaire Dreyfus et de la Grande Guerre, il n'est peut-être pas top tôt, maintenant que la première moitié du vingtième siècle touche à son terme, de faire les sondages préliminaires et de retracer à tout le moins les débuts littéraires d'une des figures les plus représentatives de la période qui vient de se clore.
1 Période aux aspects si divers, et si remplie d‘événements pour ceux qui l'ont vécue, qu'elle induisit Valéry à déclarer, pendant l'occupation: “… J'ai calculé que j‘étais très, très vieux. J'ai cinq siècles! Vous allez voir. Un, avant 1900. Deux, 1900 à 14. Trois, la guerre de 14. Quatre, 18 à 39. Et cinq, hélas! ce qui se passe aujourd'hui! Et toutes ces périodes sont entièrement différentes …” Cf. Paul Valéry vivant (Marseille, 1946), p. 209.
2 Rôle plus important encore, selon M. André Thérive qui écrivit, peu après la mort de Lasserre, que ce dernier avait été “une part de notre conscience et celle qui pouvait parler le plus franchement.” “Le titre de confesseur de son temps,” ajouta-t-il, “n'est pas indigne de ce critique qui avait pris l'expérience de trop d'esprits, de trop d‘écoles, pour n‘ériger point l'indulgence en principe, en principe sévère contre l'intolérance et le fanatisme de tous bords.” Le Temps, 10 juillet 1931.
3 Ces articles, dont les plus importants contenaient une définition de l'esprit libéral, parurent dans Les Nouvelles Littéraires entre juin 1928 et juin 1930, et furent posthumément recueillis dans Mise au Point (Paris, 1931).
4 Voir, à ce sujet, l'article de M. Maurice Martin du Gard, “Le Testament de Pierre Lasserre” (Les Nouvelles Littéraires, 17 octobre 1931). De l'autobiographie qu'il avait projetée, Lasserre n'eut le temps de donner qu'un chapitre préliminaire où il a décrit avec charme la beauté du pays natal et évoqué ses plus lointains souvenirs d'enfance (Cf. “En Béarn: Impressions et souvenirs,” La Revuedes Deux-Mondes, 15 mai 1929). On ne devrait toutefois pas trop le regretter, car l'œuvre qu'il a laissée offre ce caractère particulier d'être, sous son contenu abstrait, l'une des plus personnelles, des plus autobiographiques qui soient, et de toucher par divers côtés à l'histoire des lettres, de la musique, de la philosophie, comme aussi à l'évolution des idées pédagogiques, politiques et religieuses de la France de son temps. Cette œuvre est assez dense et variée pour permettre même à qui entreprendra de l'étudier attentivement, et en la rattachant au mouvement des idées dont elle est issue, d'éclairer, avec la physionomie de son auteur, quelques aspects essentiels de l'histoire intellectuelle et morale de toute une génération, qu'il eût souhaité lui-même d'écrire. “L'histoire de mon esprit,” a dit Lasserre, en effet, à la fin de sa vie, “est celle de beaucoup d'autres esprits de mon temps. Toute une partie de ma génération s'y reconnaîtra.” Mise au point, p. 28.
5 Ibid., p. 27.
6 Propos littéraires, iv, 224-225.
7 Car “une oeuvre,” comme a dit Valéry, “est faite par une multitude ‘d'esprits'et d‘événements (ancêtres, états, hasards, écrivains antérieurs, etc.) sous la direction de l'auteur.” Littérature (Paris, 1932), p. 108.
8 Daniel Halévy, Courrier de Paris (Paris, 1932), p. 143.
9 Cinquante ans de pensée française (Paris, 1922), pp. 46-48. Pour une description de l'état d'esprit de la jeunesse de cette époque, voir aussi les observations de Lasserre dans Portraits et discussions (Paris, 1914, pp. 219-223), Les Chapelles littéraires (Paris, 1921, pp. 153-165), et celles d'Agathon dans Les Jeunes Gens d'aujourd'hui (Paris, 1919, pp. 1-18). A la même époque, dans l'étude qu'il consacra à l'analyse de l'état d'âme de cette génération, Barrès se demandait avec angoisse: “Quel foyer saurait ranimer ces ardeurs endormies? Quelle passion refera l'unité de ces énergies déliées? A quel souci se dévouer et sur quelle idée se grouper? Là gît tout le problème. Le secret de notre dégoût est dans la niaiserie des buts proposés à notre activité” (Toute Licence, sauf contre l'amour [Paris, 1892], chapitre intitulé “Conciliation des antinomies de la pensée et de l'action,” p. 60). Quelques années plus tard, Firmin Roz répétait les mêmes doléances: “Si quelque chose caractérise notre époque,” écrivit-il, “c'est assurément son trouble même et son désordre. Il semble que jamais l'activité n'ait été à la fois plus ardente et moins réglée. Les hommes qui agissent semblent douter toujours de ce qu'il faut faire, et beaucoup de ceux qui pensent se demandent avec anxiété ce qu'il faut croire. Nous ne sommes plus à une époque de silence angoissant ni de négation systématique: nous sommes à un moment d'affirmations contradictoires. C'est l'âge des antinomies. Le cosmopolitisme est aux prises avec la patrie, le capital avec le travail, le rêve avec l'action, la collectivité avec l'individu, la morale avec la science. Que signifie ce conflit de forces contraires, sinon que nous étions tombés sous l'empire de forces oppressives contre lesquelles s'est révoltée cette énergie spontanée et instructive qui réagit contre toute compression, rebondit sous chaque choc, et tend à rétablir les équilibres? Cette réaction est une loi. Mais c'est une loi aussi qu'elle dépasse la mesure, se porte aux extrêmes, posant ainsi les antithèses entre lesquelles se débattent les époques troublées” (“Les Affirmations de l'heure présente,” L'Art et la Vie, juillet 1896, p. 476). Quand, au lendemain de la Grande Guerre, le même état d'esprit fit de nouveau son apparition en France, Valéry le décrivit en termes presque identiques: “Nous sommes,” dit-il alors, “dans un âge critique, c'est à-dire un âge où coexistent nombre de choses incompatibles, dont les unes et les autres ne peuvent ni disparaître, ni l'emporter. Cet état de choses est si complexe et si neuf que personne aujourd'hui ne peut se flatter d'y rien comprendre …. Jamais l'humanité n'a réuni tant de puissance à tant de désarroi, tant de souci et tant de jouets, tant de connaissances et tant d'incertitudes. L'inquiétude et la futilité se partagent nos jours.” Variété IV [Paris, 1938], p. 140. Le texte est de 1932.
10 Regards historiques et littéraires (Paris, 1889), p. 125.
11 Bulletin de l'Université de Paris, mai 1880, p. 82. L'Université aussi ne restait pas étrangère à cette liquidation du déterminisme scientifique. G. Lanson publiait, en 1891, son panégyrique de Bossuet, dont il remettait en honneur le christianisme conçu comme une source intarissable d'optimisme et de foi en la valeur de la vie et la bonté de l'action. Faguet faisait le procès du rationalisme du xviiie siècle qu'il déclarait n'avoir été “ni français, ni chrétien,” et, bien que sceptique lui-même, n'hésitait pas à affirmer que “le scepticisme n'est pas humain,” car “il faut toujours qu'un peuple se serre et se ramasse artour d'une idée à laquelle il croie, autour d'une conviction, et jure et espère par quelque chose” (Dix-huitième siècle, pp. xiv-xv). Enfin Blondel préparait sa thèse, au titre significatif, sur L'Action qui, publiée et soutenue en 1893, proclamait l'insatiable aspiration humaine vers l'action, réduisait la science au rôle de simple “auxiliaire de la vie pratique,” et affirmait que “notre puissance va toujours plus loin que notre science,” pour ne s'arrêter que dans l'absolu, dans la croyance en Dieu.
12 Les Idées morales du temps présent (Paris, 1891), pp. 295-306.
13 Distinction arbitraire puisqu'elle assimilait les actes aux doctrines, la pratique à la théorie, et que, dans les êtres et les choses, le pôle négatif et le pôle positif coexistent souvent sans contradition apparente (“Un homme moderne,” a dit Valéry, “et c'est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée”). Le cas de Nietzsche dont l'œuvre donna lieu, à environ la même époque, aux interprétations les plus diverses, les plus contradictoires, en est un exemple frappant (Celui de Proudhon aussi, qui disait: “Je suis démolisseur. Mais en vertu de quel principe est-ce que je démolis? car il en faut un ici; en vertu de quelle idée, de quelle donnée ou théorie? car il en faut une.—En vertu du Droit et de la Justice.” Proudhon, textes choisis par A. Marc [Paris, 1945], p. 247). Et c'est par un égal contresens qu'on essayait, dans certains milieux, de rabaisser le prestige de l'œuvre et de l'exemple de Renan en rangeant parmi les négatifs celui qui avait été le plus discret, mais le plus acharné des travailleurs, le plus subtil, mais le plus intègre et le plus intransigeant des érudits, qui se flattait d'avoir “tout critiqué” mais d'avoir aussi “tout maintenu,” et qui marqua toujours son éloignement pour ceux qui entendaient faire de l'inaction la suprême sagesse. Quelques années auparavant, dans sa réponse au discours de réception de F. de Lesseps (23 avril 1885), Renan avait déclaré: “Les temps sont obscurs; nous travaillons dans la nuit; travaillons tout de même,” ajoutant, dans un langage que n'eussent pas désavoué Bergson et ses disciples: “Une voix secrète nous pousse à l'action. L'homme fait les choses par instinct, comme l'oiseau entreprend ses voyages guidé par une mystérieuse carte de géographie qu'il porte en son petit cerveau” (Discours et conférences, p. 154). Que, malgré cela, la légende d'un Renan dilettante et frivole n'ait pas laissé de prendre corps et de se répandre pendant près d'un demi-siècle de vie française, montre quel empire le goût pour les antinomies spécieuses avait exercé sur certains des esprits les plus sérieux de l'époque. Cette légende aujourd'hui commence à se dissiper, grâce à l'éloignement du temps, grâce aussi à l'éloquente apologie de Lasserre (cf. Les Chapelles littéraires, pp. 153-165, La Jeunesse d'Ernest Renan [Paris, 1925], i, 60-110, et surtout Renan et nous [Paris, 1923], passim), aux palinodies de Barrés (Cf. Les Maîtres [Paris, 1927], pp. 297-310) et de Bourget qui, après avoir contribué autant qu'un autre à identifier “renanisme” et “dilettantisme,” est revenu, dans ses dernières années, à une notion plus juste et a comparé l'austérité de la vie de Renan à celle d'un Arnauld et d'un Nicole (cf. “Pascal et Renan” dans Quelques témoignages [Paris, 1928], p. 115). “Renan,” a dit enfin G. Lanson, “n'a pas séparé la théorie de la pratique … il a agi, plus que bien d'autres qui se sont bruyamment agités. Toute sa vie de savant, d'écrivain, d'homme de cabinet, est le résultat d'un acte, d'un acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d'énergie.” Histoire de la littérature française, p. 1098.
14 Le Devoir présent (Paris, 1892), pp. 9-10.
15 Ibid., p. 40.
16 Op. cit., pp. 304-305.
17 Sociétés qui avaient été fondées, comme on le sait, sur le principe que l'union religieuse des hommes, impossible à réaliser sur la base des croyances, devait se faire dorénavant sur celle des actions.
18 Le Devoir présent, p. 52. On sait que Desjardins avait emprunté quelques uns des éléments les plus importants de son christianisme laïque ou, comme l'a dénommé Faguet, de son “catholicisme blanc,” à A. Fouillée, le futur auteur de La Morale des Idées-Force, dont il avait médité surtout la Critique des systèmes de morale contemporaine où la religion était définie comme “une morale symbolique, projetée par l'homme dans l'infini” et Dieu comme “notre idéal intérieur que nous imposons à l'univers” (p. 62). Il avait été aussi frappé par la publication, dans une traduction française de P. Hoffmann, professeur à l'université de Gand, d'un recueil américain intitulé La Religion basée sur la morale: choix de discours publiés par les Sociétés pour la culture morale (Paris, 1891), dont il n'hésitait pas à rapprocher l'inspiration kantienne des préceptes d'Epictète et de “ce que le stoïcisme antique nous a laissé de plus sublime” (Ibid., p. 76, note). II siérait à peine de relever, après plus d'un demi-siècle, la fragilité de l'édifice intellectuel et moral sur lequel reposait la pensée religieuse du Desjardins des débuts. Faguet l'a fait, une fois pour toutes, avec sa netteté et son détachement coutumiers, dans l'article qu'il consacra au Devoir présent, lors de sa publication (cf. La Revue Bleue, 30 janvier 1892, recueilli dans Propos littéraires, IV, 9-23). L'étude de l'abbé Félix Klein, “Le Mouvement néo-chrétien dans la littérature contemporaine” (Cf. Le Correspondant, 10 février 1892, recueillie dans Nouvelles Tendances en religion et en littérature [Paris, 1898]), pp. 3-73), celle de Francis de Pressensé, “Prophètes et petits prophètes” (La Revue Chrétienne, mai 1892), et surtout le livre d'A. Fouillée, Le Mouvement idéaliste et la Réaction contre la science positive (Paris, 1896), contiennent une esquisse générale de tout ce mouvement de renaissance morale auquel se rattachaient aussi, par certains côtés, des écrivains comme Maurice Bouchor et Henry Bérenger qui préféraient à la qualité de “néo-chrétiens” celle d'“idéalistes.” Pour l'histoire littéraire, l'importance du Devoir présent n'aura pas été d'avoir coïncidé avec le début de la réaction anti-renanienne qui devait se poursuivre pendant toute une génération, mais d'avoir abouti, dans un domaine tout différent, à la fondation de cette grande œuvre de coopération intellectuelle que fut l'Union pour la vérité. A distance, les affinités profondes que ce mouvement avait avec la pensée religieuse de Renan qui, dès 1859, avait déclaré vouloir servir la religion, “en essayant de la transporter dans la région de l'inattaquable, au delà des dogmes particuliers et des croyances surnaturelles” (Essais de morale et de critique, p. iii) apparaît avec plus de clarté.
19 La Crise chrétienne (Paris, 1891), pp. vii-viii. Ce livre fut terminé en décembre 1890 cinq mois avant Les Idées morales du temps présent, et Un an avant Le Devoir présent Lasserre avait alors un peu plus de 23 ans.
20 Car, si “un système ne vaut que comme une méthode” et “déforme forcément la réalité” (p. 66), “l'esprit de parti passe par dessus les nuances les plus tranchées et les répugnances les plus profondes, pour se chercher des alliés ou des complices” (p. 94).
21 La note confidentielle, confessionnelle même, qui donne à l‘œuvre de Lasserre, comme à celle de Renan, son cachet particulier, n'a pas échappé à certains commentateurs de ses ouvrages les plus importants. Ainsi en parlant du Romantisme français, M. H. Massis a observé avec justesse que “la thèse de M. Lasserre est, à sa façon, une autobiographie. On y sent l'homme qui travaille à dompter les puissances du désordre et qui cherche, en le formulant, l‘équilibre de sa raison et de son cœur” (Jugements [Paris, 1924], ii, 243). Et à propos de La Jeunesse d'Ernest Renan, Thibaudet a relevé que “les étapes de la vie des idées, chez Lasserre, ont ressemblé aux mêmes étapes chez Renan …. Aussi son grand ouvrage a-t-il été un ouvrage sur Renan, ou plutôt trois ouvrages successifs sur Renan, qui nous font voir Lasserre vivant autour d'une biographie de Renan son petit drame renanien.” “Lasserre et nous,” La Nouvelle Revue Française, février 1931, p. 106.
22 Dans cette même lettre (publiée par Mme Henriette Psichari dans son Renan d'après lui-même [Paris, 1937], p. 147), il ajoutait: “toute mon ambition serait que vous reconnaissiez en moi un de ces disciples indépendants—en leur faiblesse et incertitude mêmes—que vous avez dit quelque part vous être les plus chers.” Dans sa préface (p. xii), il déclarait devoir à Renan et à Taine “tout ce qu'on ne se doit pas à soi-même.” La forme même qu'il avait adoptée pour présenter son examen de conscience était celle du dialogue que Renan considérait comme convenant le mieux à l'exposition des idées philosophiques et à l'examen de problèmes où l'on n'est pas obligé de conclure (cf. Drames philosophiques, p. i, et Dialogues et fragments philosophiques, p. vi). Au milieu de la réprobation générale, l'influence de Renan se maintenait donc salutaire et féconde parmi la jeunesse de l'époque. L'exemple du jeune Lasserre se rangeant discrètement, mais résolument, sous la bannière renanienne, n'est pas un cas isolé à en croire les aveux de débutants aussi différents que Pierre Louys et Romain Rolland publiés par Mme Psichari dans son livre précité (pp. 145-149), où elle dit aussi: “Dans cette même École Normale, entre 1900 et 1910, j'entendais des élèves me dire 'Les deux esprits qui m'ont le plus influencé? Taine et Renan, Renan surtout' ” (p. 151). Sans doute convient-il d'aller plus loin et de relever ici que le rapprochement arbitraire qu'on s'est longtemps plu à faire entre l'œuvre et la pensée de Taine et de Renan, et qui a tendu à mettre sur le même plan et à confondre l'action exercée par deux esprits aussi distincts, aussi antithétiques même dans leur essence (on sait l'éloignement de Renan pour les généralisations trop sommaires de Taine), est une aberration de la critique que l'histoire littéraire ne manquera pas de rectifier. Les témoignages en tout cas se multiplient, qui montrent que, dans l'esprit des jeunes, la faveur accordée à Renan s'accompagnait souvent d'un sentiment d'hostilité réfléchie envers Taine. “Nos promotions de l'École Normale,” a écrit récemment l'auteur de Jean-Christophe, “se divisaient entre partisans de Taine et partisans de Renan. Entre les deux, je n'avais pas hésité: comme Péguy, j'avais choisi Renan. L'œuvre de Taine, lourde, brutale et surchargée d'une mosaïque de fragments parcellaires, opaques et éclatants, durement cimentés, me paraissait grossière, raidie et fabriquée par la volonté qui malaxe et meurtrit la vie, en l'emboîtant dans son système. J'étais bien autrement séduit et fasciné par l'énigme et le chant de sirène de Renan” (Péguy [Buenos Aires, 1946], I, 141). Cette résistance naissante, mais tenace, contre l'influence de Taine, on la trouve aussi consignée par Lasserre dans une page de jeunesse où, au lendemain de l'agrégation, il se désolait d'avoir “perdu beaucoup de temps avec Taine, Brunetière et tous les faiseurs de généralisations.” “Avec tous ses dons,” ajoutait-il, “Taine n'a été toute sa vie qu'un esprit d'école, un immense naïf. Son labeur représente quarante années d'École Normale. Sous son air de hardiesse, il ne s'est pas une minute confié à lui-même. Il a vécu de théories et de livres …. Tous ses ouvrages sont aussi bons les uns que les autres et je n'en sais pas de pire condamnation. Ce sont de magnifiques devoirs, ce sont des livres” (“Pensées posthumes d'un jeune homme,” L'Art et la Vie, août-sept., 1895). “Pourquoi n'éprouvons-nous que de l'indifférence quand nous découpons notre exemplaire de Taine, et pourquoi ne pouvons-nous découper sans regret notre exemplaire de Renan?” se demandait également le jeune Péguy; “c'est que, malgré tout, un livre de Taine est pour nous un volume, et qu'un livre de Renan est pour nous plus qu'un livre” (cité par R. Rolland, op. cit., p. 334). Et ce qui était vrai dans le domaine de la pensée et de l'art ne l'était guère moins pour la question religieuse, car Renan, comme Barrès l'a éloquemment proclamé lors des fêtes du centenaire, a fait retrouver à toute cette génération l'essence de la pensée religieuse en lui apprenant “à lire avec un respect nouveau les textes sacrés,” en lui révélant “leur haute poésie et ce qu'ils gardent de substance assimilable pour tous” (Les Maîtres, p. 299). Les aveux révélateurs publiés par Gaston Picard dans son enquête sur “Pascal et Renan” (Cf. La Revue Mondiale, mars-avril 1923) sont, à cet égard d'une concordance singulière et devraient contribuer à détacher Renan du mouvement positiviste où on l'a trop longemps cantonné pour le situer aussi parmi les grands précurseurs du bersonisme (Clemenceau lui-même, lors d'une visite qu'il fit à Mme Noémi Renan en 1917, a, semble-t-il, déclaré, devant un portrait de Renan: “Je ne m'incline pas devant beaucoup de monde; mais je m'incline devant celui-là, car il nous a faits.” Cf. l'article de M. Jean Dietz dans La Revue des Deux-Mondes, 15 juillet 1933). Ajoutons enfin que l'influence, même à rebours, exercée par Renan sur bien des esprits de son temps s'est manifestée aussi hors de France, comme en témoignent les observations d'un converti anglais au catholicisme, Maurice Baring. (Cf. Have you Anything to Declare? [Londres, 1936], p. 127). Car, comme Lasserre l'a rappelé, à l'occasion du centenaire, “nous sommes tous plus ou moins renaniens malgré nous, si nous ne sommes pas des fossiles.” Faust en France, et autres éludes (Paris, 1929), p. 75.
23 Op. cit., p. iv. Depuis cent ans, il semble que le conflit entre la pensée et l'action soit apparu avec un rythme régulier dans la vie française pendant les périodes de dépression qui ont suivi les grands bouleversements politiques et militaires, en vertu sans doute du principe énoncé par Gcethe dans une conversation avec Eckermann: “A toutes les époques de recul ou de dissolution, les âmes sont occupées d'elles-mêmes, et à toutes le époques de progrès, elles sont tournées vers le monde extérieur.” C'est ainsi que la littérature romantique, au lendemain de l'aventure napoléonienne, en fut plus ou moins profondément imprégnée. Après, 1848, Flaubert, Amiel, Taine, en furent obsédés. (Renan aussi qui, dans sa vie ultérieure, devint l'incarnation même de la pensée faite acte, fut, à l‘âge de 26 ans, en proie aux mêmes transes, comme il ressort de ce texte dont la composition remonte à 1849: “Ne pas trop voir est la condition nécessaire de l'exercice énergique des facultés humaines: l'homme trop savant devient impuissant. Mais si c'est là un mal, c'est un mal incurable: le seul remède serait de n'avoir pas pensé …. Si Napoléon eût été aussi critique que moi, le 18 brumaire n'eût pas eu lieu.” Patrice [Paris, 1908], pp. 95-96). Le problème hanta de nouveau la génération qui grandit à l'ombre du premier désastre de Sedan. Il devint également actuel après la guerre de 1914 (Les Nourritures terrestres, publiées en 1897, ne connurent la grande popularité qu'après 1919, lorsqu'elles rencontrèrent de nouveau un terrain propice). L'attitude aussi que les écrivains adoptent envers ce dilemme sert parfois à éclairer leur physionomie morale, et l‘œuvre d'un Gide, en particulier, est sans donte, dans ses profondeurs, une mise en question et un essai de solution de ce problème antinomique dont Mauriac, tout récemment encore, signalait un renouveau d'actualité parmi les jeunes (Cf. Journal, iii, 48-49). Lasserre, dans sa jeunesse comme dans sa maturité, ne semble pas en avoir été indûment tourmenté. Quelques années après la publication de La Crise chrétienne, il écrivait: “Il n'y a pas d'antinomie entre le penser et l'agir. Toute action est une pensée réalisée. Et la pensée pure est l'action pure” (L'Art et la Vie, août-septembre 1895, p. 429). En 1917, il affirmait que “les hommes d'action, ceux-là surtout qui obtiennent de durables résultats, sont en même temps les plus virils et les plus critiques des hommes” (Faust en France … p. 63). Enfin, dans un article de 1914, réimprimé en 1929, il observait que “le fait de tant agiter une telle question est le signe d'une certaine décomposition morale,” ajoutant, à l'adresse de ceux qui estiment qu'en temps de crise il convient de “penser avec les mains”: “Pas de justesse dans la pensée sans quelque expérience de l'action et des responsabilités qu'elle implique. Pas de sagesse ni de grandeur dans l'action sans culture préalable de la pensée. Voilà le normal et voilà le naturel. Il faut que les nouvelles générations françaises en viennent à ne plus sentir en elles ce conflit abstrait, que nous ne sentons, quand nous sommes sains, notre sang circuler, nos artères battre.” Ibid., pp. 93-94. Cf. aussi Portraits et discussions, pp. 220-223, et La Morale de Nietzsche, nouvelle édition (Paris, 1921), p. 12.
24 “L'attention que nous accordons aux Romantiques,” écrivait Lasserre à cette date éloignée, “vient simplement de ceci: que nous éprouvons encore quelque chose de leur malaise et nous nous sentons unis à René par une certaine fraternité de tristesse” (Op. cit., p. 15). Dans l'avant-propos qu'il avait rédigé en 1885 pour les Essais de psychologie contemporaine, Bourget avait dit: “Je crois avoir été un des premiers à signaler cette reprise inattendue de ce que l'on appelait, en 1830, le mal du siècle. Voici que des romans se publient aussi désenchantés que le chef-d'œuvre de Senancour, des poèmes aussi amers que les sonnets de Joseph Delorme …. Nos pessimistes encadrent leur misanthropie dans un décor parisien et l'habillent à la mode du jour au lieu de la draper dans un manteau à la Byron” (Œuvres complètes [Paris, 1889], i, xvi-xvii). Le Mal du siècle de Nordau, traduit par August Dietrich, avait paru la même année, et avait été précédé, en 1880, par le livre de P. Charpentier, Une Maladie morale: le mal du siècle. Le 21 février 1889, dans sa réponse au discours de Claretie, Renan avait aussi attiré l'attention sur la veine de défaitisme que dégageait la littérature romantique et qui ne répondait plus aux besoins de l'heure. Cf. Feuilles détachées, p. 226 sq.
25 Op. cit., p. 159. Dans un essai qu'il avait écrit quelques mois auparavant (le premier que nous ayons de lui), Lasserre avait défendu avec chaleur les Romantiques, ces premiers héros de sa jeunesse. Au lieu de leur reprocher leur orgueil et leur égoīsme, on devrait, selon lui, leur savoir gré “premièrement de la profondeur et de l'intensité de leurs sentiments, deuxièmement de la réalité trop évidente de leur douleur … Leurs plaintes, qu'une vue plus large des choses ou une réflexion plus calme condamnent peut-être, ont du moins ceci pour elles, qu'ils y ont mis toute leur âme et que par suite ils nous en fournissent des raisons, sinon conformes à la vérité absolue (et qui a le droit d'en juger?), au moins belles et émouvantes, souvent sublimes et magnifiques.” “Le Roman naturaliste et M. Guy de Maupassant,” L'Art et la Vie, juillet 1893, pp. 271-272 (article daté mars 1890).
26 Cf. Ibid., pp. 128-131.
27 Cf. Ibid., p. 161.
28 Ibid., p. 24. “Un homme d'intelligence profonde et impitoyable,” a dit Valéry, “pourrait-il s'intéresser à la littérature? Sous quel rapport? Où la placerait-il dans son esprit?” (Littérature, p. 127). Cette question que se posait, au seuil de la vieillesse, le plus lettré des poètes, il ne faut pas s'étonner qu'elle eût assumé la forme d'un problème urgent pour des jeunes gens que tourmentait le besoin de renouveau moral et de reconstruction sociale qui était alors présent dans tous les esprits. Car, en s'apposant, dans ce livre de débutant, à la doctrine de l'art pour l'art, Lasserre interprétait aussi les aspirations de ses amis de L'Art et la Vie, cette petite revue, éphémère comme tant d'autres qui foisonnaient alors, et dont les dirigeants, Maurice Pujo, Henry Bérenger et Eugène Hollande, entendaient réhabiliter une conception de l'art littéraire qui tirerait son inspiration de la vie en renouant les liens de solidarité qui existent entre les aspirations de l'écrivain et celles de l'humanité (Cf. Charles Recolin, L'Anarchie littéraire [Paris, 1898], pp. 177-185, et La Crise morale, de Maurice Pujo, publiée aussi en 1898, et qui forme un curieux complément à La Crise chrétienne et au Devoir présent). “L'art pour et par la vie,” “telle était à peu près la devise de ces jeunes gens dont l'idéal était donc très voisin de l'Humanisme de F. Gregh qui préférait ”l'homme“ à l'artiste, et du Naturisme, dont les partisans, Saint-Georges de Bouhélier, Eugène Montfort, Maurice Leblond, entendaient édifier sur les ruines du Symbolisme et du positivisme les bases d'un art social (”Le devoir des auteurs contemporains,“ écrivait de Bouhélier en 1897, ”est d'accroître la bonheur humain en augmentant la beauté, en faisant cesser le malentendu qui sépare les hommes du monde entier, et en leur restituant d'éternelles proportions.“ Cf. à ce sujet, P. Martino, Parnasse et Symbolisme [Paris, 1928], pp. 209-216). A environ la même époque, la réponse de Renan à Jules Huret sur les écrivains naturalistes et symbolistes (”Ce sont des enfants qui se sucent le pouce“) acquiert, à distance, un sens plus large que celui d'une simple boutade, car la génération de Lasserre, Barrès et Maurras, de Péguy, Jaurès et Bergson, était soucieuse de délaisser l'héritage du Romantisme, du Naturalisme et du Symbolisme, et de toute autre forme littéraire consacrée, pour s'engager dans de nouvelles voies. Aussi la vogue, en cette fin de siècle, était-elle à Tolstoï, à Dostoïevski, à Ibsen, à toute littérature animée par des préoccupations extra-littéraires. Il fallut ensuite tout le zèle et l'enthousiasme de Nietzsche pour les chefs-d'œuvre de la littérature française pour orienter de nouveau les goûts vers les richesses du partrimoine national.
29 Relevons pourtant le reproche adressé à Taine (pp. 124-125) d'avoir confondu l'œuvre révolutionnaire avec les théories de la Révolution, de ne pas s'être rendu compte de “l'énorme dispropotion des actes avec la philosophie par laquelle on les disait inspirés,” et cette phrase significative: “La boursouflure intellectuelle de quelques disciples de Rousseau, même en y ajoutant quelques détraqués sanguinaires, ne saurait constituer une force assez puissante pour faire éclater en mille pièces un édifice aussi solide que l'était l'ancienne France.”
30 Cf. Ibid… p. 114.
31 Ibid., p. 234.
32 “Pour moi, la grâce ne m'a pas touché. Je reste hors du temple, plein d'un discret respect pour les merveilles de beauté morale et de sainteté que j'y devine. Serein d'alleurs, et n'implorant rien du Dieu qui ne m'a pas embrassé dans son étreinte rédemptrice.” Ibid., p. 298.
33 La Revue Bleue, 30 janvier 1892, p. 154.
34 Cf. “Les Cigognes,” La Revue des Deux-Mondes, 15 février 1892, p. 923. Lasserre se fit un devoir d'aller remercier l'auteur du Roman russe, à qui il fut présenté par Henry Bérenger. Cf. Portraits et discussions, p. 100.
35 Cf. ibid., p. 99.
36 Influence qui commença à se faire sentir dès l'adolescence quand, au sortir d'une éducation cléricale où l'auteur des Origines lui avait été signalé comme “le plus pernicieux des auteurs,” il éprouva, à sa première lecture de Renan, la sensation d'une forte prise d'air. “Je ressentis,” écrivit-il plus tard, “un grand souffle, libérateur sans violence, qui m'arrivait de tous les points d'un horizon singulièrement élargi. Enfin je respirais selon ma capacité pulmonaire” (La Jeunesse d'Ernest Renan, i, 93). C'est la séduction exercée sur lui par Renan et sa “compréhension merveilleuse” qui, peu après, l'orienta vers les études de philosophie, car le contact avec ce grand esprit lui avait inspiré l'ambition d'une “intelligence universelle” et l'enthousiasme le plus fervent pour “les lumières d'une critique qui avait donné à l'homme moderne mille contacts nouveaux avec tout ce qui est humain” (Mise au point, pp. 28-29). Lors des fêtes du centenaire, après avoir parlé de l'enrichissement intellectuel et moral qu'il avait retiré de son long commerce avec l'œuvre et la pensée renaniennes, Lasserre écrivit: “Aucun des grands esprits que j'ai vus disparaître n'a laissé dans mon imagination un pareil sillage,” ajoutant toutefois que son admiration pour le grand initiateur n'avait nullement entravé “l'indépendance d'une critique qui, attentive au bien général des esprits, ne se laissera séduire ni en faveur d'Ernest Renan ni contre lui” (Renan et nous, pp. 242-243). Un dialogue “Lasserre-Renan” (dont on peut percevoir les échos atténués dans ce chef-d'œuvre de divination critique qu'est le Renan et nous) serait, pour ceux qui voudront étudier l'influence de Renan sur la génération de 1890, d'un très grand intérêt, surtout si l'on se rappelle que, tout au cours de sa carrière, Lasserre n'a jamais consenti à être un de ces disciples dociles, de ces lecteurs trop faciles qui “ne livrent pas tant à un grand écrivain leur intelligence, pour qu'il l'éclairé, que leur personne, pour que, plus ou moins, il la modèle à sa propre image” (La Jeunesse … 1, 95). Bien plus, persuadé comme Renan lui-même, que la vérité est dans nuances, dans “le maintien d'un équilibre” (“car le seul juste point,” comme a dit Moréas, est un jeu de balance“), cet esprit libre a été, pendant la période d'entre les deux guerres, celui qui a défendu avec le plus d'éloquence en France le droit que doit conserver tout esprit, envers et contre tous les caporalismes qui cherchent à l'embrigader, à ”distinguer, distinguer, distinguer encore,“ puisque distinguer est la marque de l'être pensant (Mes Routes, pp. 89-90). Toute une série d'articles qu'il contribua aux Nouvelles Littéraires peu avant sa mort n'avaient point d'autre but. ”On ne commande pas à des esprits,“ y disait-il, ”on les persuade,“ rappelant que les grands esprits, les grands hommes, agissent ”par ce qu'ils inspirent, non certes par ce qu'ils dictent, et qui est comme inerte.“ ”Les disciples intégraux,“ ajoutait-il, ”sont toujours médiocres. On en voit trop de cette sorte aujourd'hui, et qui veulent faire la loi. Au temps de ma jeunesse nous avions pour nos maîtres plus de respect: nous ne jurions sur la parole d'aucun“ (Mise au point, pp. 12-13). (”The truly great man,“ a dit aussi Gibran, ”is he who would master no one, and who would be mastered by none.“ Sand and Foam, p. 56.)