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L'Ébriété Démocratique la Critique Platonicienne de la Démocratie Dans Les Lois*
Published online by Cambridge University Press: 23 February 2012
Abstract
The aim of this study is to challenge the current scholarly consensus depicting Plato as having renounced the political ideal of his Republic, and modified it in favour of a ‘mixed constitution’ in his last work, the Laws. The study shows that Plato's critique of democracy remains as firm in the Laws as it was in the Republic and the Statesman, refusing to concede any room to any form of popular sovereignty that could threaten the government of knowledge.
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- Copyright © The Society for the Promotion of Hellenic Studies 2004
References
1 J'ai donné une présentation rapide des présupposés et des principales leçons de cette lecture contemporaine des Lois dans “L'exégète ennuyé. Introduction à la lecture des Lois de Platon”, dans The Republic and the Laws of Plato, Proceedings of the First Symposium Platonicum Pragense, éd. par A. Havlicek et F. Karfik, Prague, Oikoumene, 1998, p. 154–181.
2 II 671b3–6 (et voir déjà la description de l'ivresse qu'on trouve en I 649a–b); ici comme pour toutes les citations des Lois, trad. par L. Brisson et J.-F. Pradeau, Paris, Flammarion, à paraître en 2005.
3 Du moins dans la critique qu'en font les adversaires de la démocratie. Probablement avant que Platon ne rédige ses dialogues, c'est une semblable critique qu'on trouve par exemple chez le pseudo-Xénophon, dans La Constitution des Athéniens (16).
4 Dans le passage qui succède au jugement extrait des Lois, elle est ainsi saluée comme l'effet d'une ivresse mesurée et surveillée (voir avant tout 671c–672a); elle est encore louée par Socrate, dans un autre contexte, dans le Gorgias 487a3. S'agissant de l'ivresse, voir les études réunies par Murray, O. et Tecusan, M., In Vino Veritas, Londres, The Alden Press et British School at Rome, 1995.Google Scholar
5 VIII 562dl, trad, par G. Leroux, Paris, Flammarion, GF, 2002.
6 À cet égard, le livre VIII de la République se distingue de l'analyse constitutionnelle qu'on trouve dans le Politique (291c–303d), tout autant que de l'analyse his torique de la démocratie athénienne que propose la fin du livre III des Lois (698a–701c).
7 Les principales caractéristiques du citoyen démocratique sont les suivantes: refus de se soumettre à une autorité, mépris des parents et des personnes âgées, mépris des pédagogues, passion des plaisirs non néces saires, désir insatiable des richesses et irritabilité.
8 Dans le livre VIII de la République, ce désordre constitutionnel a pour pendant individuel l'homme démocratique, ou “égalitaire” 561e, dont l'âme cède à la démesure et à l'anarchie (et c'est une telle anarchie que le démocrate appelle “liberté”, 560e–561a, 562e). Une anarchie dont les Lois dit qu'il faut “l'éliminer de la vie entière de tous les hommes et de toutes les bêtes qui sont soumises à l'homme' (XII 942c8–d1).
9 C'est en commentant ces pages du Politique qu'Aristote reproche en effet à Platon de n'avoir pas dit assez clairement, et conformément à ses propres principes, que la démocratie restait un régime vicié; voir Politique IV 2, 1289b. L'hypothèse d'une réhabilitation marginale de la démocratie dans le Politique n'est guère défendue à ma connaissance. Parmi les exceptions, voir toutefois les remarques de J. Annas dans son introduction à la traduction du Politique (Statesman, trad. anglaise par R. Waterfield, Cambridge University Press, 1995, p. xviii–xix), et leur réfutation par Lane, M.S., Method and Politics in Plato's Statesman, Cambridge University Press, 1998, p. 160.CrossRefGoogle Scholar
10 Des lecteurs n'hésitent pas à déduire de l'importance du vin dans les banquets des Lois une réhabilitation de la démocratie. Ainsi M.-P. Noël conclut-elle une étude récente en notant avec enthousiasme: “La cité des Lois semble bien sceller la réconciliation de Platon et de la démocratie, avec l'aide du vin!”; “Vin, ivresse et démocratie chez Platon”, dans Vin et Santé en Grèce ancienne. Actes du colloque organisé à l'Université de Rouen et à Paris (BCH, supplément 40), Paris, de Boccard, 2002, p. 203–219). Autant cette conclusion me paraît incertaine, autant M.-P. Noël montre bien comment, aux Ve et IVe s., l'assimilation de la démocratie à l'ivresse est courante dans la littérature anti-démocratique.
11 J'emprunte la qualificatif de “fantasque” à A. Laks, notice “Platon” de l'Histoire de la Philosophie Politique, sous la dir. d'A. Renaut, Tome 1: “La liberté des anciens”, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 57–125 (ici, p. 95, qui évoque l'influence de “l'utopie globale, et pour tout dire fantasque, de la République”). Du même auteur, je mentionnerai par la suite un texte en langue anglaise, qui à son tour est une présentation d'ensemble du dialogue, et qui diffère très peu, quant aux arguments et aux textes platoniciens cités, du précédent: il s'agit de la notice “The Laws”, dans The Cambridge History of Greek and Roman Political Thought, éd. par Rowe, C. et Schofield, M., Cambridge University Press, 2000, p. 258–298.CrossRefGoogle Scholar
12 Tome I: The Spell of Plato, Londres, Routledge, 1945. Bon nombre des exégètes contemporains que je mentionnerai par la suite ont entrepris de protéger tout ou partie de l'œuvre de Platon des accusations de K.R. Popper, et il l'ont fait en acceptant, sans doute bien trop vite, l'essentiel de ces accusations. La réhabilitation contemporaine de Platon, dans de telles conditions, ne pouvait se faire qu'en montrant comment, après la République idéale et totalitaire, Platon avait, dans les Lois, conçu un projet politique moins exposé aux critiques de K.R. Popper. Les interprètes qui ont voulu ainsi “sauver” Platon le font me semble-t-il malgré lui. Et le font en connaissance de cause: ainsi A. Laks, dans la notice “Platon” citée dans la note précédente, entend “sauver Platon de lui-même et de sa postérité” (p. 123, la postérité en question est la postérité réactionnaire). Cet étrange projet exégétique ne va toutefois pas de soi, de l'aveu même de son promoteur, qui ajoute: “il est cependant difficile de dédouaner entièrement Platon” (ibid.).
13 Les commentateurs qualifient cette inflexion doctrinale de différente manière; dans la notice “The Laws” (op. cit. n.11), A. Laks soutient que les Lois réfléchissent les leçons de la République et du Politique, pour en proposer une complétion, une révision et une réalisation, qui concourent à faire de la cité des Lois une cité de second rang (“a ‘second best’”, p. 270 et 272), qui incarne ce qu'A. Laks appelle une “utopia of rational discussion between the legislator and the citizens”, en précisant qu'elle n'a “no counterpart whatsoever in either the Republic or the Politicus” (p. 272).
14 Bobonich, C., Plato's Utopia Recast. His Later Ethics and Politics, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 444.CrossRefGoogle Scholar L'auteur précise, note 139 p. 580: “I use ‘democratic’ in the modern sense in which voting counts as a democratic method of decisionmaking.” On lui objectera que le statut ancien des élections est précisément d'un autre ordre (j'y reviens plus loin). Mais l'ouvrage se dérobe, en cette matière comme en d'autres, à la critique. Les thèses que défend C. Bobonich entrent en effet à tant de reprises en contradiction avec la leçon des dialogues qu'elles en deviennent difficilement discutables (je songe aux arguments éthiques que l'auteur impute à Platon ainsi qu'à la représentation qu'il propose de la doctrine platonicienne de l'âme, chap. 4, p. 216–292 de son commentaire). S'agissant de la seule question de la participation des citoyens, le commentateur ne propose par exemple aucune analyse de ce que recouvre exactement le statut de citoyen dans la cité des Magnètes. On voit mal comment la lecture du dialogue peut être conduite sans payer le prix de cet examen; voir en revanche les analyses éclairantes de Bertrand, J.-M., “Le citoyen des cités platoniciennes”, Cahiers Glotz 11 (2000), p. 37–55CrossRefGoogle Scholar ainsi que, du même, De l'Écriture à l'Oralité. Lecture des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
15 L'argument de Platon est d'ordre génétique: toutes les constitutions historiques sont l'effet du développement relatif de ces trois tendances, qui sont d'ordre psychique et, pourrait-on dire, anthropologique. Le désir de liberté et l'exercice de la réflexion doivent être conjoints de manière à ne pas menacer l'unité affective de la cité. Comme le long exposé sur la Perse va l'expliquer, la réflexion commande la hiérarchie des citoyens et l'exercice de l'autorité dans l'intérêt de la cité tout entière. Sous sa forme excessive, elle s'exerce aux dépens de la liberté des citoyens ou des colonies, et se transforme en despotisme. À l'inverse, comme le montrera cette fois l'histoire athénienne, l'esprit de liberté favorise l'affection mutuelle des citoyens mais engendre peu à peu un désir excessif d'autonomie dont l'issue inéluctable est la subversion généralisée des lois. En la matière, le traitement des exemples historiques recoupe les leçons de l'analyse constitutionnelle du livre VIII de la République ou de la fin du Politique 301c–303b. L'originalité du propos des Lois consiste bien en la manière dont Platon choisit de suivre et de décrire historiquement le développement des tendances “psychologiques” qui sont au principe des différentes constitutions. De ce point de vue historique, Platon se donne les moyens de défendre l'hypothèse selon laquelle toutes les constitutions ne sont finalement que des combinaisons de ces tendances constitutives. La juste mesure, en la matière, ne saurait donc aucunement consister en un mélange de démocratie ou de monarchie, puisque ce sont là deux formes excessives et pathologiques d'organisation de la cité, qui ne parviennent précisément pas à conjoindre les tendances qu'il faut pourtant accorder pour que la cité soit excellente.
16 Morrow, G.R. cite ce texte au tout début du chap, x de son commentaire (Plato's Cretan City. A Historical Interpretation of the Laws, Princeton University Press, 1960, réédition 1993)Google Scholar, dont le titre est précisément: “The mixed constitution», p. 521–543; dans “The Laws” (op. cit. n.11), A. Laks le cite à l'appui de ce qu'il appelle la “political mediation between democracy and monarchy”, p. 279. G.R. Morrow suppose d'emblée que la mention, en 693e6–e7, des μέτρια, doit être comprise comme le strict synonyme d'une μετριότης entre deux constitutions. Mais le texte n'évoque pas de juste milieu ou de mélange entre les deux constitutions, et il n'en appelle pas même à une juste mesure (μέτριον) entre la liberté et le despotisme (comme c'est le cas en revanche en 694a3–4). Il est question ici de deux justes mesures: une certaine mesure de despotisme et une certaine mesure de liberté. Je vais y revenir; je note simplement que le Politique donne de cette double mesure un usage analogue, dans un contexte politique (308c–309a).
17 Outre les deux passages cités, c'est ce que notait déjà III 698a–c, en expliquant que la bonne constitution comporte une semblable servitude et un semblable despotisme, alors que la mauvaise constitution (de type perse) les développe à l'excès. La République l'avait dit en des termes semblables, en IX 589c–591a.
18 Dans l'Enquête, en VII 102–104, lorsque Xerxès interroge Démarate, ancien Roi de Sparte rallié aux Perses, sur la valeur des Grecs qu'il se prépare à affronter, Démarate lui répond que “la Grèce a toujours eu pour compagne la pauvreté, mais une autre la suit: la valeur, fruit du savoir et de lois fermes; par elle la Grèce repousse et la pauvreté et le despotisme” (Ἑλλάδι πενίη μὲν αἰεί κοτε σύντροφός ἐστι, ἀρετὴ δὲ ἔπακτός ἐστι, ἀπό τε σοφίης κατεργασμένη και νόμου ἰσχυροῦ τῇ διαχρεωμένη ἡ Ἑλλὰς τήν τε πενίην ἀπαμύνεται καὶ τὴν δεσποσύνην) (102, 4–7). Démarate précise alors que les Lacédémoniens “sont les meilleurs des hommes”, pour cette raison: “Ils sont libres, certes, mais pas entièrement, car ils ont un maître tyrannique, la loi, qu'ils craignent bien plus encore que tes sujets ne te craignent” (Ἐλεύθεροι γὰρ ἐόντες οὐ πάντα ἐλεύθεροί εἰσι ἒπεστι γάρ σφι δεσπότης νόμος, τὸν ὐποδειμαίνουσι πολλῷ ἕτι μᾶλλον ἢ οἱ σοὶ σέ) (104, 16–19).
19 C'est ce qu'Aristote note dans les mêmes termes lorsqu'il condamne la démocratie des démagogues et souligne que ces derniers apparaissent lorsque la loi ne domine plus (Politique IV 4, 1292a). Dans la Constitution des Athéniens, le pseudo-Xénophon, adversaire de la démocratie, le déplore avec véhémence (18, 3–5). Sur le débat relatif à la “Constitution des ancêtres” et la manière dont Platon y contribue, voir mes indications bibliographiques dans Le Monde de la Politique. Sur le Récit Atlante de Platon, Timée (17–27) et Critias; Sankt Augustin, Academia, 1997, p. 206–224. Examinant Lois III 700a, p. 84–85 de son commentaire, G.R. Morrow soutient que la formule de la soumission aux lois n'est pas l'indice que le peuple ne possède pas la souveraineté, mais simplement de ce que sa souveraineté est soumise aux lois, et à elles seules. L'argument paraît difficile à défendre, comme on va y revenir.
20 C'est l'argument que formule avec précision le livre IV, en 715a–d.
21 Pour le dire autrement, la perspective platonicienne n'est pas celle qu'on trouvera, deux siècles plus tard et pour la première fois chez Polybe (Histoire vi), qui concevra en effet une “constitution mixte” semblable à celle que les lecteurs progressistes ont voulu découvrir chez Platon (voire chez Aristote). Lorsque G.R. Morrow (op. cit. n.16) introduit son chapitre sur “The mixed constitution”, il affirme que “Plato has been regarded from antiquity as one of the first expounders, if not the originator, of the theory of the mixed constitution”, et renvoie son lecteur, n. 1, p. 521 à l'ouvrage de von Fritz, K., The Theory of the Mixed Constitution in Antiquity, New York, Columbia University Press, 1954.Google Scholar La page qu'indique G.R. Morrow comporte toutefois une nuance (“The theory of the mixed constitution, in the narrower sense in which ‘mixed constitution’ means above all a system of checks and balances, appears for the first time in Plato's political writtings”, p. 78) qui dit assez combien K. von Fritz estimait nécessaire de distinguer le souci d'équili bre qu'on trouve chez Platon (et encore chez Aristote) de la “constitution mixte” à proprement parler, telle que Polybe la concevra (c'est ce que K. von Fritz précise dans les pages suivantes, et particulièrement p. 82; voir encore les remarques sur la manière dont Platon et Polybe jugent respectivement la constitution de Lacédémone, p. 110–112).
22 L'Athénien rappelle ici que les facultés de l'âme trouvent leur strict équivalent dans les parties de la cité (la faculté désirante étant ainsi assimilée à la multitude). Il s'agit là de la comparaison qu'avait précisément examinée le livre IV de la République, et dont T.J. Saunders a montré que les Lois la retenaient; voir “The structure of the soul and the state in Plato's Laws”, Eranos, 60 (1962), p. 37–65.Google Scholar
23 Ce texte n'est qu'allusivement mentionné par G.R. Morrow dans son commentaire (op. cit. n.16), p. 208, qui y trouve l'une des preuves de ce que “he [Plato] has not abandoned the idea that philosophical virtue alone fits a man for authority in a state”. Et c'est bien pour cette raison, affirme Platon, que cette autorité ne peut être de type démocratique.
24 G.R. Morrow parle ainsi et tour à tour de “mixed constitution”, de “mixture” puis de “mean” (op. cit. n.16), p. 521–530; A. Laks l'imite, et ajoute en guise de nouvelle formule celle de “political mediation”, dans la notice “The Laws” (op. cit. n.11), p. 278. Mais l'un comme l'autre, une fois ces nuances portées, adoptent par la suite, dans leurs études, l'expression “mixed constitution”.
25 P. 155 de son commentaire (op. cit. n.16).
26 Comme l'affirme en revanche G.R. Morrow, p. 525.
27 La démocratie, pour les Grecs, n'est pas le régime politique qui confère le gouvernement à tous les citoyens. mais celui qui le réserve aux membres ou aux “représentants” du peuple (ceux qu'on nomme encore les “orateurs”, et qu'on distingue ainsi de la classe censitaire, des “riches”). Voir, dans le même sens, les remarques d'Aristote, Politique III 8–11, puis IV 3–5.
28 Op. cit. (n.16) p. 521.
29 Et G.R. Morrow ajoute encore, p. 530, que le jugement d'Aristote est maladroit, sinon borné: “Plato's political imagination rises to heights which Aristotle apparently did not appreciate.” On trouve de ces lignes aristotéliciennes une analyse autrement plus convaincante dans une importante étude de M. Piérart: “Αἳρεσις et κλήρωσις chez Platon et Aristote”, dans Aristote et Athènes (Actes de la table ronde pour le centenaire de l'Athenaion Politeía, Fribourg, 1991), éd. par M. Piérart, Fribourg, Séminaire d'histoire ancienne de l'Université de Fribourg, 1993, p. 119–138, dont l'un des principaux mérites est de prendre la mesure de la dette que l'analyse aristotélicienne des constitutions entretient à l'égard de son parent platonicien, avant de montrer que la question des élections et du tirage au sort, le second étant subverti par la première, est une spécificité platonicienne qui ne préoccupera plus Aristote. Aristote qui avait bien aperçu, pour sa part, que “les procédures intégrant le tirage au sort dans les Lois ne sont en fait que des élections déguisées” (p. 135).
30 Et ce qu'Aristote reproche précisément à Platon, c'est de n'avoir pas réussi à concevoir un indispensable mélange constitutionnel: sous couvert d'emprunts à la démocratie, qui ne sont qu'apparents, Platon n'a conçu qu'une oligarchie. Ce reproche est judicieusement éclairé par P. Pellegrin, nn. 17–18 p. 163 de sa traduction.
31 Le premier est Zeus, le second Lycurgue, et le troisième, le roi Théopompe (VIIIe siècle av. J.-C).
32 Brisson, L., “Les magistratures non judiciaires dans les Lois”, Cahiers Glotz 11 (2000), p. 85–101.CrossRefGoogle Scholar Voir particulièrement les p. 85–87, où L. Brisson énumère les différentes fonctions de l'assemblée des Lois, en expliquant comment le dialogue “dépouille l'Assemblée et le Conseil de la plupart de leurs fonctions législatives et administratives pour les transférer aux Magistrats, lesquels agissent en fonction d'un pouvoir qui n'est pas ‘visible’” (p. 87). C'est l'un des points sur lesquels le commentaire de G.R. Morrow est approximatif, précisément parce qu'il ne prend pas une exacte mesure de ces restrictions (voir les p. 157–165), et l'un de ceux, pour les mêmes raisons, où les lecteurs qui s'en remettent davantage à G.R. Morrow qu'au texte de Platon sont à leur tour hésitants. A. Laks peut ainsi écrire: “There is a monarchical aspect to the ‘democratic’ assembly, which selects most of the magistrates. In the city of the Laws the competence of the assembly is extensive, and liberty itself belongs to all” (“The Laws” (op. cit. n. 11), p. 279). La question des modalités de sélection des magistrats et du pouvoir de l'assemblée n'est pas posée par G.R. Morrow et ses suivants, alors même que son examen montre comment Platon opère un transfert d'autorité de l'assemblée aux magistrats, aux dépens de la première. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, le commentaire de M. Piérart est plus fiable: Platon et la cité grecque. Théorie et réalité dans la Constitution des Lois, Bruxelles, Académie Royale de Belgique, Mémoires de la Classe des Lettres, 1974, p. 105–121, où M. Piérart conclut son analyse ainsi: “Platon dépouille l'assemblée et le conseil de la plupart de leurs fonctions législatives et administratives, puisque celles-ci, à ses yeux, découlent de celles-là. Il leur enlève enfin presque toutes leurs prérogatives judiciaires”, p. 120, et déjà p. 109, où M. Piérart montre que G.R. Morrow n'a pas pris une exacte mesure des modifications que Platon fait subir à l'assemblée, en notant que Platon montre la volonté “d'enlever au dèmos ses prérogatives judiciaires”.
33 La question doit être posée de savoir pourquoi Platon refuse ainsi de concevoir une forme de souveraineté populaire. La raison en est donnée dans un texte cité plus haut (III 689b2–689c1) mais encore, par l'exemple athénien cette fois, en III 700b–c, où Platon explique que le grand nombre, peu ou mal formé, est comme voué aux erreurs de jugement, en matière de comportements ou de décisions civiques, et qu'il est aussi bien, pour cette raison qui est l'effet de sa faiblesse psychologique, la victime des démagogues. Il s'agit donc d'un refus de principe de la souveraineté populaire. En revanche, il faut associer le grand nombre à la vie civique, et obtenir de lui qu'il obéisse de son plein gré aux gouvernants comme aux lois. Il s'agit cette fois d'autre chose: d'obtenir une soumission consentie du peuple.
34 C'est la conclusion hâtive qu'on trouve par exemple dans l'ouvrage de C. Bobonich, qui croit pouvoir déduire de l'existence d'élections une “important kind of political participation”, Plato's Utopia Recast (op. cit. n. 14), p. 445. Parce que les interprètes contemporains y voient une égale attention des Lois au consentement et à la participation de tous les citoyens, le recours aux élections est souvent associé à l'importance des “préambules” législatifs que justifie la fin du livre IV (718a–724b). Dans les deux cas, Platon aurait admis et consacré la nécessité de l'assentiment des citoyens à l'autorité, gouvernementale ou législative. Il me semble au contraire que, dans ces deux registres, la persuasion (et l'assentiment qu'elle doit engendrer) est un instrument de l'autorité, en aucun cas une transmission de souveraineté. L'exemple des médecins ou des maîtres de gymnastique, tel que l'emploient les livres III et IV, dit explicitement que l'enjeu des préambules n'est pas celui d'un transfertde compétence ou d'une quelconque forme de reconnaissance de la souveraineté et des souhaits populaires: les médecins soignent mieux des hommes libres en les persuadant de l'opportunité de tel traitement, mais ils n'ont pas plus vocation à leur faire plaisir (III 684b–c) qu'à attendre d'eux qu'ils se prescrivent eux-mêmes des remèdes. Voir les explications de Brisson, L., “Les préambules dans les Lois”, dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000, p. 235–262Google Scholar (cette étude objecte notamment à C. Bobonich et A. Laks, qui ont cru pouvoir lire dans les Lois la promotion de ce qu'ils appellent une “persuasion rationnelle”, et cru pouvoir inclure les préambules dans le genre de l'entretien dialogique; voir par exemple A. Laks, “The Laws” (op. cit. n.11), p. 289).
35 Il y a là une nuance importante. L'examen des candidats (la δοκιμαία) qu'institue Platon a lieu devant les électeurs, et non pas simplement, comme c'était le cas à Athènes pour la plupart des magistratures, devant le Tribunal du Peuple ou devant le Conseil. On ne peut donc se contenter, avec A. Laks, d'affirmer que “this procedure [dokimasia] was characteristic of ancient Athens, and Plato gives few details about it, implying that he accepts current practice” (“The Laws” (op. cit. n. 11), p. 282, qui résume fidèlement le jugement qu'on trouve dans le commentaire de G.R. Morrow (op. cit. n.16), p. 217–219). La docimasie athénienne était en effet un examen postérieur au choix du sort qui, comme l'explique M.H. Hansen, “donnait aux tribunaux l'opportunité de corriger les effets les plus malheureux du tirage au sort et de contrôler, pour l'annuler si nécessaire, une élection votée par l'Assemblée. Ils n'examinaient cependant pas les compétences d'un candidat; il s'agissait seulement de vérifier qu'il remplissait les conditions formelles, quelle était sa conduite, quelles étaient ses convictions politiques” (La Démocratie Athénienne à l'Époque de Dèmosthène = The Athenian Democracy in the Age of Demosthenes (1991), trad. par S. Bardet, Paris, Belles Lettres, 1993, p. 255). La manière dont Platon conçoit cet examen est plus complexe: comme l'indique l'exemple des magistratures judiciaires, les juges sont soumis à deux sélections: les candidats sont d'abord cooptés par leurs pairs, en fonction de leur compétence, et un unique juge est retenu pour être alors soumis à l'examen des électeurs, qui peuvent certes l'exclure, mais dont on comprend qu'ils ne participent pas à leur choix. De la même manière, en cas de contestation sur le choix des juges, tous les citoyens peuvent assister à l'examen du litige, puisqu'ils sont lésés en tant que citoyens par un mauvais magistrat, mais ils ne sont alors que les observateurs d'une procédure au déroulement de laquelle ne prennent part que les magistrats (VI 767e–768a). Il faut certes que tous les citoyens soient associés au jugement, dit Platon, mais cette participation se réduit, dans le cas des principaux tribunaux, à la possibilité d'assister au règlement, et de ne pouvoir siéger que dans le cas des tribunaux tribaux et subalternes (768b–c).
36 Comme le fait par exemple A. Laks, “The Laws” (op. cit. n. 11), p. 281.
37 On trouve des témoignages de ce mépris en République V 460a ou en Lois III 692a, et les deux dialogues le refusent ou le subvertissent, comme on l'a noté.
38 Il s'agit des “astynomes” et des “agoranomes”; ces exemples sont analogues, du point de vue de la procédure, à celui du conseil, puisque là aussi un examen sélectif des candidats précède le tirage au sort. Ce dernier est donc préalablement privé, si l'on peut dire, de son initiative sélective. C'est un point que M. Piérart souligne bien, en même temps qu'il note un aspect important et commun de toutes ces procédures électives: “Platon réduit en fait le tirage au sort à une pure formalité, puisqu'il ne s'agit plus que de décider entre un nombre peu élevé de candidats; mais il le conserve, et c'est sans doute cela qui est remarquable” (Platon et la cité grecque (op. cit. n.32), p. 295). Il se trouve en effet que le recours au sort est investi dans les Lois d'une fonction religieuse: le sort, assimilé au choix du dieu, sinon à la divinité elle-même (V 741b), est introduit au terme d'une sélection à la manière d'une intervention divine qui vient choisir entre des candidats choisis puis élus pour leur compétence (et selon la classe à laquelle ils appartiennent). Il ne s'agit plus du tout d'un sort hasardeux qui, comme c'est le cas en démocratie, jouerait son rôle en amont de la procédure, mais d'une manifestation de l'initiative divine qui, située en aval du processus de sélection, vient lui donner une ultime légitimité.
39 Il y a en revanche matière à comprendre que le maintien du tirage au sort, au terme d'une procédure soit élective soit de cooptation, joue un rôle religieux. Si le tirage au sort permet de départager, au terme d'une procédure élective, des candidats qui sont choisis pour leur compétence, ce n'est en effet pas tant pour les classer que pour donner à la divinité, qui se manifeste alors comme “Fortune”, l'occasion de faire son choix et de corroborer ainsi l'élection des magistrats (voir surtout Lois III 690c et VI 757b). Cette question est traitée par Démont, P., “Le tirage au sort des magistrats à Athènes: un problème historique et historiographique”, dans Sorteggio Pubblico et Cleromanzia, dall'Antichità all'Età Moderna, éd. par Cordano, F. et Grottanelli, C., Milan, Et, 2001, p. 63–81.Google Scholar
40 Platon, Leyes, trad. par F.L. Lisi, Madrid, Gredos, “Biblioteca Clásica”, 2 volumes, 1999, p. 67–69 du premier volume.
41 Parmi les exemples remarquables, voir les conditions de choix et les fonctions dévolues aux “agronomes”, aux “astynomes” ou aux “agoranomes”, et les explications de L. Brisson (op. cit. (n.32), p. 89–91).
42 Il faut souligner qu'il est élu, par un vote secret auquel ne prennent part ni le Conseil ni les prytanes, parmi les gardiens des lois (VI 766a–c).
43 Sur ce νυκτερινὸς σύλλογος (“Collège de veille”), voir L. Brisson, “Le Collège de Veille (nukterinòs súllogos)”, dans Lisi, F.L. (éd.) Plato's Laws and its Historical Significance. Selected Papers of the 1st International Congress of Ancient Thought. Salamanca, 1998, Sankt Augustin, Academia, 2001, p. 161–177.Google Scholar
44 D'autres pages du dialogue l'avaient également souligné (voir par exemple IV 709a–d).
45 C'est l'argument que j'ai récemment défendu dans Plato and the City. A New Introduction to Plato's Political Thought, University of Exeter Press, 2002, p. 162–166.Google Scholar
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- Cited by