Le sentiment de la langue, à l’œuvre chez les sujets parlants, possède une dimension historique. Intime comme tout sentiment, il se construit au fil des échanges tout en influant la façon dont la langue est mise en action. Si Saussure utilise le terme, il n’élabore pas la notion. Et s’il porte sur la langue, ce sentiment résulte d’une expérience individuelle de la parole. C’est donc un défi stimulant que se sont donné les invités de choix que Gilles Siouffi a réunis. Les éclairages sur Saussure se répondent et Gustave Guillaume figure en contrepoint pour terminer un volume agréablement édité.
Gilles Siouffi retrace l’histoire de la notion en la pistant chez les prédécesseurs de Saussure, Littré, Bréal, mais surtout Hermann Paul qui relie la notion aux représentations. Pour lui, la langue n’existe que dans l’individu et le sentiment de la langue joue un rôle dont l’importance qu’il lui accorde perdurera dans la linguistique germanique. Chez Saussure, la locution sentiment linguistique ne renvoie pas à un concept mais à une force active et résistante, bien réelle, et pouvant avoir raison contre les forces historiques de la grammaire.
Ce réel d’un sentiment partagé de la langue, Vincent Nyckees l’oppose à la pensée dans la langue. Il le pose en équivalent du concept de compétence et le définit comme « ce savoir ou ce savoir-faire intériorisé qui permet aux locuteurs d’une langue de se comprendre entre eux lorsqu’ils échangent dans cette langue ». Pour Saussure, le sentiment linguistique réside avant tout dans la capacité d’analyse, la langue étant tissée de relations que le locuteur déchiffre et reconstruit : c’est la langue elle-même qui analyse la langue. Ce sentiment synchronique s’oppose aux données historiques du grammairien et fait naître une conscience des rapports en langue qui autorise toutes les analogies. Pour dépasser le cadre de Saussure, Vincent Nyckees propose la notion de locuteur spécifié car le sentiment de la langue résulte du « travail ininterrompu des sujets », la langue étant coconstruite par l’activité de pensée complexe, socialisée et évolutive des locuteurs.
Pour Bruno Courbon le sentiment linguistique lie les formes linguistiques et les subjectivités individuelles dans la conscience du locuteur qu’il voit comme « véritable nœud théorique ». La notion de sentiment, popularisée notamment par Whitney, permet de mieux comprendre la place des interactions. Construit à l’interface entre socialité et individualité, dans le mouvement continu de reprise et de récréation, il s’articule avec la norme supra-individuelle qui, elle, s’autonomise par les descriptions successives. Courbon évoque aussi encore le sentiment de l’adéquation de la langue, de cette facilité liée à l’impression de « parler la même langue ». Le sentiment linguistique posait problème à Saussure – faute d’une définition adéquate ? suggère l’auteur.
Emanuele Fadda reprend la distinction entre formes et représentations qu’il articule avec les dimensions cognitive et normative de la langue, inscrite dans l’histoire comme objet attesté et objet de philosophie spontanée. Ces cadres lui permettent de proposer une anthropologie de l’être parlant. Dans la dimension cognitive, il distingue trois niveaux de conscience, du plus obscur au plus éclairé, qu’il oppose à la volonté qui se plie à l’arbitraire tout en l’assumant. Pour Saussure, tout phénomène sémiotique est lié à une « intervention quelconque de la volonté » qui relève d’une norme s’imposant à chaque locuteur. Son savoir linguistique intuitif lui sert de guide au quotidien et l’épistémologue pourrait, selon l’auteur, en recommander l’étude aux linguistes.
Loïc Depecker interroge l’inconscient chez Saussure alors qu’il affirme que « le signe est un fait de conscience pure », plaçant au premier plan le processus d’identification. Quelles sont les unités de la langue découpées dans le flux des discours ? Leur existence est prouvée par leur mise en action. La langue est présente à la conscience de sujets parlants qui procèdent par analogie. Ses unités constituent un « trésor », tissé d’associations socialisées et singulières. Esprit curieux des recherches de son temps, Saussure se serait ainsi approché des frontières de l’inconscient et influença d’ailleurs Lacan, ses « associations » pouvant être transférées de l’esprit au divan.
On peut s’étonner du rapprochement entre Saussure et Gustave Guillaume. C’est ce que propose Philippe Monneret, à raison puisque pour tous deux la langue est système. Mais chez le plus jeune le sentiment de la langue renvoie à un ordre caché, l’accès des faits à la conscience étant empêché. Ce sentiment peut être fautif alors que pour Saussure tout ce qu’il englobe « fait langue ». Chez Guillaume, le système relève d’une rationalité à découvrir. Le discours manifeste des effets de sens dont la logique doit être modélisée. Cependant, cette intuition de la langue n’est pas partagée par tous les locuteurs, ce qui pose la question, délicate, de la qualité du sentiment linguistique et de la hiérarchisation des locuteurs. On ne peut placer sur un même plan un observateur attentif des faits de langue et un apprenant. Il faut donc sérier les types de déviances et délimiter les marges du système. Monneret oppose Saussure, pour qui l’analogie permet de comprendre le mouvement diachronique du système, à Guillaume, pour lequel les intuitions de langue permettent d’éclairer des mécanismes inconscients. Quel que soit le linguiste et la perspective, le sentiment linguistique possède un statut épistémologique central. C’est une des leçons que l’on tire de la lecture de ce livre stimulant.Footnote 1