Introduction
Le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains (FESTAC) qui constitue l’un des plus grands événements de l’Afrique postcoloniale, bien que célébré en 1977, est d’un intérêt encore actuel pour l’histoire. En effet, il constitue à lui seul une somme d’événements et de situations dont la pertinence pour certains peut se mesurer à l’aune des dynamiques d’aujourd’hui, et qui mettent par ailleurs en exergue l’importance de la recherche archivistique et de l’analyse historique dans le contexte africain. Parmi ces événements se trouve en bonne place l’éviction d’Alioune Diop, le fondateur de Présence Africaine, des préparatifs du FESTAC. Et de fait, depuis 1976, cette éviction fait débat comme en témoigne encore son évocation dans des publications récentes.Footnote 1 Toutefois, les positions de ces publications sur la question sont divergentes voire opposées, en dépit des archives existantes sur le FESTAC. Dans la mesure où l’éviction d’Alioune Diop ne peut être comprise qu’en dépassant ces divergences et ces oppositions, il se pose la question de savoir comment les archives peuvent mener au plus près des faits, et quelles archives sont appropriées pour cela. Ainsi, au-delà des sources bien connues que sont les archives nationales ou gouvernementales du Nigéria par exemple, ou même d’institutions connexes, la présente étude se propose d’étendre l’exploration des sources disponibles à celles qui semblent moins bien connues et moins bien exploitées, pour proposer une version la plus proche possible de la réalité, qui entend conclure un débat de plus de quatre décennies.
L’actualité de ce débat est surtout relative au statut controversé de l’intellectuel africain depuis les indépendances jusqu’à maintenant, aux prises avec des choix difficiles qui le tiraillent bien souvent entre ses convictions et le pouvoir politique dont les intérêts ne rejoignent presque jamais le devoir dont il est investi. Cette situation s’enracine dans le prolongement des pratiques de la colonisation dans l’Etat postcolonial en Afrique, qui tendent à tout soumettre à l’absolu du pouvoir politique.Footnote 2 Et de fait, l’éviction d’Alioune Diop des préparatifs du FESTAC révèle aussi que le caractère répressif de l’Etat postcolonial en Afrique se déploie par ailleurs dans une volonté de se construire sur le modèle de la pensée unique imposée, qui implique un contrôle du pouvoir avéré de l’intellectuel sur la société et ses dynamiques. C’est ce que l’on peut caractériser comme une « recherche hégémonique », telle que développée par Achille Mbembe.Footnote 3 Toutefois, il demeure que le rôle de l’intellectuel s’étend même à la transformation des régimes politiques, dans le but de leur définir un mode opératoire qui aille au-delà des enjeux de conservation et d’exercice du pouvoir, pour privilégier davantage l’intérêt général.
L’éviction d’Alioune Diop: une question insuffisamment explorée
Alioune Diop, en plus d’être le fondateur de Présence Africaine, est un intellectuel fortement impliqué dans le rayonnement de l’Afrique au sein d’institutions internationales comme l’UNESCO et à travers la culture. S’il a en effet milité pour une véritable indépendance des peuples africains en étant au cœur des enjeux politiques de l’Afrique postcoloniale, il accordera surtout un accent particulier au rôle de la culture comme instrument de libération.Footnote 4 C’est ce qui explique sa plaidoirie pour que dès sa création en 1963, l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) inscrive la culture au cœur de son engagement et de son action.Footnote 5
L’éviction d’Alioune Diop qui participe pourtant du contexte proche de la célébration du FESTAC reste cependant un sujet jusqu’ici insuffisamment exploré, en dépit de nombreuses publications qui existent sur le FESTAC. C’est dire que cette insuffisance n’est pas quantitative mais qualitative. En effet, depuis les articles de presse datant du FESTAC, jusqu’aux récentes publications scientifiques sur la question, il se dégage une constante qui exprime deux points de vue. D’un côté, l’on soutient que l’éviction d’Alioune Diop est une conséquence de la crise survenue entre le Nigéria et le Sénégal sur la participation des pays d’Afrique du Nord au colloque du festival. Cette version des faits est en fait celle qu’avaient officiellement donnée les autorités du Nigéria en 1976 : « The Secretary General in the person of Dr. Alioune Diop had to be relieved of his duties following the confirmation that the Senegalese Government had taken definite decision to boycott the Festival » [Le secrétaire général en la personne d’Alioune Diop devait quitter ses fonctions suite à la confirmation du boycott du festival par le gouvernement sénégalais].Footnote 6 Alioune Diop a dès lors été présenté comme la victime collatérale d’une dispute géopolitique entre deux Etats souverains.Footnote 7 Ainsi, de nombreuses publications ont simplement procédé à une consécration d’une version officielle qu’elles n’ont pas questionnée, quand on sait que les versions officielles ne sont pas toujours neutres; et peut-être d’ailleurs ne le sont-elles que rarement.
Dans le lien qu’on a établi entre la crise sénégalo-nigériane et l’éviction d’Alioune Diop, certains auteurs ont même inversé les faits dans leur chronologie, s’écartant de la version des autorités nigérianes. Pour eux le fait d’avoir démis Alioune Diop de ses fonctions dans les préparatifs du FESTAC a donné lieu à la crise entre le Nigéria et le Sénégal.Footnote 8 Peut-être s’agissait-il pour eux d’aller plus loin que le rapport officiel; toutefois, cette version n’est validée par aucune source actuellement disponible.
D’un autre côté, il y a un point de vue qui soutient que l’éviction d’Alioune Diop est due au lien que des fonctionnaires et certaines autorités du Nigéria avaient établi entre le FESTAC et leurs propres ambitions financières auxquelles Alioune Diop était manifestement un obstacle. Ce point de vue, généralement admis comme le plus vraisemblable, a été favorisé par l’arrestation de nombreuses autorités du Nigéria pour malversations financières avant même la tenue du FESTAC.Footnote 9 L’on comprend aisément qu’il ait été relayé par les biographes d’Alioune Diop.Footnote 10 Il a d’ailleurs aussi fait l’objet d’une véritable consécration par le colloque du centenaire d’Alioune Diop tenu à Dakar en 2010.Footnote 11
Les points de vue sus-évoqués qui expliquent à leur manière les raisons de l’éviction d’Alioune Diop du FESTAC, ont leur pertinence. On ne peut en effet les rejeter catégoriquement, dans la mesure où la crise sénégalo-nigériane comme les malversations financières dénoncées participent des préparatifs du festival dans lesquels s’inscrit la démission d’Alioune Diop. Toutefois, il y a lieu de constater que les versions que ces points de vue expriment sont insuffisantes, incomplètes dans leur compte rendu d’un des moments les plus difficiles dans la préparation du FESTAC. Le premier point de vue court d’ailleurs le risque de faire de l’éviction d’Alioune Diop une simple parenthèse dans la préparation du festival, puisqu’il met surtout en exergue la crise survenue entre le Nigéria et le Sénégal. Il ignore par le fait même que la présence d’Alioune Diop au FESTAC n’était aucunement liée à la participation du Sénégal à cet événement, pas plus qu’il ne représentait le Sénégal. C’est certainement en raison de leur unique fondement sur la version officielle des faits qu’aussi bien Andrew Apter que David Murphy, Dominique Malaquais et Cédric Vincent, ne rapportent pas dans la suite du départ d’Alioune Diop, celui de nombreux autres intellectuels africains à l’instar de Jacques Rabemananjara et Aimé Césaire. Ainsi, l’éviction du fondateur de Présence Africaine témoigne aussi des difficiles rapports entre l’intellectuel engagé et les régimes politiques de l’Afrique postcoloniale. Et de fait, ces rapports ont douloureusement affecté d’autres intellectuels restés au Nigéria, à l’instar d’Engelbert Mveng, Wole Soyinka, Abdias Do Nascimento et Pio Zirimu.Footnote 12
L’éviction d’Alioune Diop est d’autant plus importante dans le contexte des préparatifs du festival qu’il n’était pas seulement le secrétaire général du FESTAC, mais aussi et même d’abord celui qui a défini une structure intellectuelle et artistique à cet événement à travers les trois pré-colloques du FESTAC qu’il a organisés en 1973, 1974 et 1975.Footnote 13 C’est par ailleurs lui qui, comme il le fit pour le Premier Festival Mondial des Arts Nègres (FESMAN) tenu à Dakar au Sénégal en 1966, a obtenu pour le FESTAC le soutien financier de l’UNESCO. Ce soutien fut entériné par la 18e Conférence Générale de cette organisation en 1974, et rapporté dans un mémorandum à l’attention d’Alioune Diop: « L’Unesco entend apporter dans toute la mesure du possible, sa contribution intellectuelle et scientifique, matérielle et financière au 2e Festival mondial des arts négro-africains ».Footnote 14 Par ailleurs, la célébration du FESTAC s’inscrit dans l’itinéraire même d’Alioune Diop et des mouvements intellectuels qu’il a créés, à savoir Présence Africaine et la Société Africaine de Culture.Footnote 15
L’on peut attribuer les insuffisances des productions intellectuelles sur l’éviction d’Alioune Diop du FESTAC à une inadéquate définition du contexte de ce festival. En effet, ce contexte a bien souvent été présenté en rapport avec l’émergence économique du Nigéria,Footnote 16 à laquelle s’ajoutent les relations inter-Etats telles qu’elles se développent après les indépendances en Afrique, ainsi qu’une certaine opposition aux idées de la Négritude à partir du Festival Culturel Panafricain d’Alger de 1969.Footnote 17 Les limites de la définition du contexte du FESTAC seraient attribuables à une insuffisante exploration des archives disponibles. Ainsi par exemple, les deux biographes d’Alioune Diop n’ont pas eu accès aux archives de Présence Africaine et n’auraient par ailleurs pas jugé nécessaire de consulter les archives de l’UNESCO qui fut pourtant un partenaire sollicité pour le succès du FESTAC. Ainsi, leurs versions des faits peuvent être considérées comme relevant d’idées reçues qu’Alioune Diop lui-même n’a jamais confirmées, si du moins l’on s’en tient à sa conférence de presse donnée à Dakar en 1976. Et même dans la mesure où des archives ont été consultées comme cela est le cas pour des publications récentes sur le FESTAC, ces archives ont surtout été des sources gouvernementales ou d’institutions qui s’y rattachent. Ce qui explique leur alignement aux versions officielles qui accordent peu d’intérêt à l’éviction d’Alioune Diop.
Les recherches menées par Andrew Apter par exemple se sont limitées aux sources disponibles au Nigéria, à savoir les archives du Centre des Arts et de la Civilisation Négro-Africains (CBAAC) qui sont d’une grande variété et auxquelles s’ajoutent des interviews réalisées avec des officiels nigérians du FESTAC. Toutefois, le CBAAC est considéré comme un lieu « sacré » pour le Nigéria : « I soon learned, however, that the CBAAC was no ordinary archive but doubled as a national shrine » [J’ai vite appris cependant que le CBAAC n’était pas un centre d’archives ordinaire, mais qu’il servait également de sanctuaire national].Footnote 18 La sacralisation du CBAAC permet des doutes sur la neutralité de ses documents, quant aux informations utiles pour questionner et critiquer la politique et les positions du Nigéria lors du FESTAC. Et de fait, un sanctuaire national a pour but de promouvoir et de protéger la bonne image de la nation. L’on peut attester de cela à travers nombre d’omissions qu’on peut observer dans les travaux d’Andrew Apter : il n’explique pas le haut patronage des présidents du Nigéria et du Sénégal, autrement que par la volonté de lier le festival de Dakar et celui de Lagos.Footnote 19 Mais pourquoi cette volonté n’a-t-elle pas privilégié un lien entre le FESTAC et le Festival Panafricain d’Alger (PANAF) tenu en 1969, étant par ailleurs donné les bonnes relations d’alors entre le Nigéria et l’Algérie ? Cette question souligne que le patronat du Nigéria et du Sénégal sur le FESTAC n’était pas fortuit. Par ailleurs, c’est l’unique exploitation des archives du Nigéria qui explique chez Andrew Apter, une rupture entre le Nigéria et le Sénégal se situant en dehors de la trame historique du festival.Footnote 20
Ainsi donc, qu’il s’agisse de l’éviction d’Alioune Diop ou même d’autres événements relatifs à la préparation et à la tenue du FESTAC, les sources ont jusqu’ici été très peu ou pas du tout confrontées, comparées, croisées et critiquées pour en dégager une version qui soit la plus neutre possible et la plus proche possible des faits. Ceci s’expliquerait peut-être par le fait que les archives du FESTAC sont pour l’essentiel en deux langues différentes que sont le français et l’anglais. Toutefois, il demeure nécessaire voire impératif d’explorer des sources autres que celles qui mettent en exergue les versions officielles des faits. En ce sens, un recours à des archives d’associations privées comme le mouvement Présence Africaine ou d’organisations internationales à l’instar de l’UNESCO aura été d’une grande importance pour la présente étude. Il est d’ailleurs utile d’ajouter que les archives de Présence Africaine, consultées pour la première fois dans le cadre d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 à l’Université de Lille en France,Footnote 21 alors qu’elles étaient encore inorganisées, sont en ce moment disponibles à l’Institut Mémoires de l’Edition Contemporaine (IMEC).
Pour lever complètement le voile sur l’éviction d’Alioune Diop, il convient que l’on examine à nouveaux frais les sources disponibles. Ce qui importe ici, c’est une certaine neutralité mise en exergue par des lettres, des rapports, des communiqués et des conférences. Ce n’est qu’ainsi que cette éviction peut se révéler en ses causes profondes et permettre d’en évaluer comme il se doit les conséquences, que les idées reçues et les versions officielles ne suffisent pas à établir. Il s’agit par-là d’évoquer les dynamiques historiques et même politiques de l’Afrique postcoloniale, qui semblent perdurer même après plus de soixante ans d’indépendance de nombreux pays africains.Footnote 22
L’importance des archives de l’UNESCO et de Présence Africaine
L’éviction d’Alioune Diop ne peut pas être comprise à partir des seules archives gouvernementales du Nigéria sur le FESTAC, exploitées par Apter par exemple.Footnote 23 Ces archives ont certainement fait l’objet d’un contrôle politique ou d’une sélection délibérée de ce qu’on conserve ; leur rapport aux faits peut être tenu pour partiel et même partial. Outre leurs insuffisances observées dans les travaux d’Andrew Apter, il n’y apparaît certainement pas que l’UNESCO, après avoir apporté sa contribution financière au FESTAC, s’est vu attribuer un rôle quasi minime qui ne rejoignait pas l’entente préalable avec l’Association Internationale du Festival.Footnote 24 De même, il serait certainement difficile d’y trouver que nombre d’engagements pris par le Comité International du Festival finirent par être remplis par l’UNESCO, comme ce fut le cas par exemple du film du festival.Footnote 25 Et de fait, aucune de ces informations n’a été jusqu’ici mise en lumière par les chercheurs ayant exploité les archives nationales du Nigéria.
Par contre des archives d’une institution supra-étatique comme l’UNESCO offrent plus de garantie en ce qui concerne la connaissance d’un événement comme le FESTAC avec plus de détails. C’est en cela qu’elles constituent la base de cette étude. L’on n’y a pas eu systématiquement recours, certainement en raison de la méconnaissance du rôle de l’UNESCO dans la préparation du FESTAC. Ce rôle aurait été occulté par une place moins importante qu’initialement prévue, accordée à l’UNESCO dans la célébration de ce festival.Footnote 26 Par ailleurs, les archives gouvernementales du Nigéria n’orienteraient pas vers d’autres institutions comme l’UNESCO, en raison certainement d’un manque d’information sur le partenariat entre le FESTAC et l’UNESCO. Aux archives de l’UNESCO s’ajoutent ici les archives de Présence Africaine restées longtemps inexplorées jusqu’en 2013.
La consultation de ces sources dans le cadre d’une étude du contexte du FESTAC et notamment l’éviction d’Alioune Diop, met en exergue des faits qui sont bien antérieurs à la crise diplomatique entre le Nigéria et le Sénégal. Il en ressort une version qu’on peut à juste titre considérer jusqu’ici comme la plus proche des faits et selon laquelle c’est Alioune Diop qui fut chargé en 1970 par l’Association Internationale du Festival Mondial des Arts Nègres qu’il coordonnait, de confirmer au gouvernement du Nigéria l’organisation du Deuxième Festival Mondial des Arts Nègres tel que cela avait été prévu à la fin du FESMAN.Footnote 27 Il déclinait ainsi l’offre du Ghana préalablement envisagée en raison de l’instabilité du Nigéria due à la guerre civile (1967–1970).Footnote 28 Il était alors prévu que le FESTAC aurait lieu en novembre 1974, à Lagos et à Kaduna; mais cet événement connaîtra plusieurs reports.
Après que le Nigéria eût accepté d’organiser ce deuxième festival, le Général Yakubu Gowon, alors chef de la junte militaire au pouvoir (1966–1975), créa le Comité International du Festival (CIF), très probablement en 1970. Ce comité est alors dirigé par Chief Anthony Enahoro qui, de ce fait, est président du festival. Toutefois, à côté du CIF existe un Secrétariat International du Festival, dont Alioune Diop est responsable tout en étant le secrétaire général du CIF et donc du Deuxième Festival Mondial des Arts Nègres, qui deviendra en 1972, le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains. La distinction entre le CIF et le Secrétariat International du Festival n’étant pas clairement définie, la préparation du festival ne s’annonçait pas facile car déjà menacée par un bicéphalisme. Toutefois, entre Alioune Diop et Chief Enahoro, la collaboration fut bonne et rien ne semble avoir troublé leur entente. L’implication d’Alioune Diop dans la préparation du FESTAC est d’ailleurs comparable, sinon supérieure à celle qu’il eut lors de la préparation du Premier Festival Mondial des Arts Nègres dont l’organisation lui avait été confiée par le Président Senghor à travers la création de l’Association International du Festival Mondial des Arts Nègres.Footnote 29 Ce constat est aussi celui que fera un responsable de l’UNESCO.Footnote 30
En 1975, le Général Murtala Mohammed devient le Président de la République Fédérale du Nigéria à l’issue d’un coup d’Etat (sans effusion de sang), succédant ainsi au Général Yakubu Gowon. Il poursuit l’organisation du FESTAC mais démet Chief Anthony Enahoro et nomme comme président du CIF, le Capitaine de Frégate Ochegomie Promise Fingesi. La collaboration entre Alioune Diop et le nouveau président du CIF s’avère difficile pour des raisons qu’on ne peut pas encore totalement élucider, alliant toutefois conflit d’autorité et incompréhensions multiples que ne détaillent malheureusement pas les archives.Footnote 31 Pour le capitaine Fingesi, Alioune Diop est sous son autorité, car il estime que le Secrétariat International du Festival est subordonné au CIF, ainsi qu’il l’affirmera lui-même dans le rapport général du FESTAC : « An International Secretariat, established in Lagos to service the International Festival Committee, is the principal instrument for implementing and executing the Committee’s decisions and generally organizing and running the Festival » [Un Secrétariat International, établi à Lagos au service du Comité International du Festival, est le principal instrument pour la mise en œuvre et l’exécution des décisions du Comité et d’une manière générale pour l’organisation et le déroulement du Festival].Footnote 32
Cette question d’ordre hiérarchique serait le point de départ de la crise dont il est ici question. Et de fait, vers la fin de l’année 1975, un rapport de Maurice Glélé de l’UNESCO, rédigé à la suite d’une réunion préparatoire du FESTAC organisé par le CIF au Nigéria, souligne avec insistance les relations tendues entre le Secrétariat International du Festival et le CIF.Footnote 33 Cette situation menaçait de porter préjudice à la participation de l’UNESCO au FESTAC. Elle résultait surtout d’une communication maladroite entre les instances établies pour la préparation du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains et l’UNESCO d’une part, et d’autre part d’un défaut de communication entre les instances en question elles-mêmes, plus précisément entre Alioune Diop et Ochegomie Promise Fingesi :
La position floue qui était faite à l’Unesco provenait manifestement des dysfonctionnements du Secrétariat International et du C.I.F., et de l’atmosphère visiblement tendue qui prévalait alors dans ces deux organes, à la suite du départ du « chief Enahoro ». Par ailleurs, le nouveau président n’avait pas une connaissance suffisante des dossiers.Footnote 34
Peut-être le nouveau président du CIF aurait-il voulu que le départ de Chief Enahoro entraînât aussi celui de son proche collaborateur Alioune Diop. De son côté Alioune Diop aurait certainement voulu poursuivre la préparation du FESTAC avec Chief Anthony Enahoro. Lors de cette réunion tenue entre le 27 novembre et le 5 décembre 1975 sont annoncées de nouvelles dates du festival, qui se trouve ainsi une fois de plus reporté. Ce nouveau report est surtout dû au fait qu’à cette période les infrastructures ne sont prêtes qu’à 40%, selon le compte rendu de Maurice Glélé.Footnote 35
Par ailleurs, au cours de cette même réunion, il est apparu que le nouveau président du CIF n’avait pas connaissance de la participation de l’UNESCO aux préparatifs et à la tenue du FESTAC. Le Secrétariat International du Festival avait omis de lui transmettre la correspondance de l’UNESCO. C’est ainsi que le capitaine Ochegomine Fingesi reproche clairement à Alioune Diop, quoique de manière indirecte, de ne pas le mettre au courant de ce qui se passe :
Mr. Glele replied (about an information concerning the help of Unesco on the exhibition) that Unesco’s plans for mounting an exhibition during the Festival had already been communicated to the Secretariat, via Unesco’s letter dated 26th August, 1975 to the Secretary-General. The Secretary-General admitted having received the letter but had not passed it on to the President. [M. Glélé a répondu (au sujet d’une information concernant l’aide de l’Unesco pour l’exposition) que le projet de l’Unesco pour le montage d’une exposition pendant le Festival avait déjà été communiqué au Secrétariat, dans une lettre de l’Unesco datée du 26 août 1975 au Secrétaire général. Le Secrétaire général a admis avoir reçu la lettre mais ne l’a pas transmise au Président].Footnote 36
Le fait pour Alioune Diop d’avoir admis ne pas transmettre toutes les informations relatives à l’organisation du festival au nouveau président du CIF mettait de fait en exergue une absence de collaboration, ou tout au moins une difficile collaboration, entre lui et Ochegomie Fingesi. On peut supposer que pour Alioune Diop il n’était pas nécessaire de mettre le nouveau président du CIF au courant, tout d’abord parce qu’il en était probablement ainsi avec Chief Anthony Enahoro; ensuite parce qu’il considérait certainement que le festival relevait de sa responsabilité du moins pour ce qui était de sa dimension purement intellectuelle et artistique. C’est ce bicéphalisme clairement affiché que le président du CIF n’a d’ailleurs pas manqué de faire savoir à l’UNESCO :
The President informed Mr. Glele that since his assumption of office as President of Festac, he had not seen any correspondence between Unesco and the Secretariat. It was then agreed that Mr. Glele, on returning to Paris, should send photostat copies of all correspondence/documents between Unesco and the Secretariat to the President [Le Président a informé M. Glélé que depuis sa nomination comme Président du Festac, il n’avait vu aucune correspondance entre l’Unesco et le Secrétariat. Il a alors été convenu que M. Glélé, de retour à Paris, enverrait les photocopies de toute la correspondance/documents entre l’Unesco et le Secrétariat, au Président].Footnote 37
Tout ce qui précède montre de façon claire que, dès la nomination du nouveau président du CIF, des difficultés de collaboration sont apparues dans les relations entre le Secrétariat International du Festival et le Comité International du Festival. Il s’agissait essentiellement d’une lutte de leadership pour déterminer la principale structure représentant et assumant l’organisation du FESTAC sinon en tout point, au moins en les points essentiels qu’étaient les dimensions intellectuelle et artistique. Malgré l’idée que se faisait le capitaine Fingesi au sujet de deux organes hiérarchiquement classés sur lesquels reposait le FESTAC, ces organes étaient plutôt en concurrence. Et de toute évidence, cela ne pouvait qu’être préjudiciable au festival.
Ainsi donc, les autorités du Nigéria et tout particulièrement le CIF, voulant s’approprier la primauté et même l’exclusivité de l’organisation du FESTAC à travers la personne du capitaine Fingesi, ne pouvaient admettre de se retrouver en compétition permanente avec le Secrétariat International du Festival et donc avec Alioune Diop. Toutefois, il convient aussi de souligner la position délicate dans laquelle s’était mis cet intellectuel sénégalais, en voulant s’approprier exclusivement des informations importantes et même déterminantes dans l’organisation du festival, comme la participation de l’UNESCO.
C’est dans ce contexte de collaboration difficile voire impossible et de rivalité hégémonique que va survenir la crise sénégalo-nigériane, sans lien avec ladite collaboration. Cette crise résultait d’un désaccord profond entre les deux Etats portant non pas exclusivement sur la question de l’insigne ou de l’emblème du festival tel que rapporté par Dominique Malaquais et Cédric Vincent,Footnote 38 mais davantage sur la dénomination du festival dont la compréhension par l’une et l’autre partie déterminait ou non la participation des pays de l’Afrique du Nord au colloque du FESTAC. En effet, bien qu’en 1972 les présidents du Nigéria et du Sénégal s’accordèrent pour désigner cet événement Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains (Second World Black and African Festival of Arts and Culture), il semble qu’ils n’en aient pas eu la même compréhension.Footnote 39 Alors que pour le Sénégal cette désignation avait pour conséquence la participation des pays d’Afrique du Nord aux manifestations du festival à l’exception du colloque, pour le Nigéria il s’agissait de leur participation à toutes les activités y compris le colloque du festival. Le Sénégal accusait le Nigéria d’avoir changé le nom initial du festival à des fins de manipulation.Footnote 40
Même si par la suite l’éviction d’Alioune Diop et la rupture entre le Sénégal et le Nigéria apparaissent comme des événements concomitants, il s’agit de deux faits s’étant initialement développés de façon différente. D’ailleurs, peu avant qu’ils n’en viennent à s’opposer sur la participation des pays arabes d’Afrique du Nord au colloque du FESTAC, le Sénégal et le Nigéria avaient déjà montré leurs antagonismes sur la question angolaise, sujet d’une réunion avortée des chefs d’Etats de l’OUA. Le Nigéria soutenait le gouvernement d’Agostino Neto et donc le Mouvement du Peuple pour la Libération de l’Angola (MPLA), alors que le Sénégal soutenait la rébellion de Jonas Savimbi et donc l’Union Nationale pour l’Indépendance Totale de l’Angola (UNITA).Footnote 41 Même si l’on ne peut pas affirmer avec certitude que ces antagonismes aient influencé la crise sénégalo-nigériane lors de la préparation du FESTAC, il reste que cette crise a suscité et entretenu une ambiance peu favorable au succès de cet événement. Maurice Glélé alors représentant de l’UNESCO auprès du FESTAC n’a d’ailleurs pas caché l’inquiétude que provoquait une telle situation :
Mais il convient de souligner que d’ici à 1977, la tenue du Festival pourrait être remise en cause. En effet, une crise a éclaté lors de l’examen de la question des participants au Festival. Deux thèses s’affrontent : i) celle du Sénégal soutenant que le Festival est ouvert à tous les Etats d’Afrique et aux communautés noires du monde, mais que le colloque « Civilisation noire et éducation » serait l’affaire exclusive des pays d’Afrique noire et des communautés noires d’autres pays d’Afrique et d’ailleurs ; ii) celle du Nigéria, pays hôte, qui tend à ouvrir le Festival, sous tous ses aspects, à tous les pays d’Afrique membres de l’O.U.A., donc aux pays du Maghreb, sans qu’il soit spécifié que la participation au colloque est réservée aux seules communautés noires des pays du Maghreb.Footnote 42
Si l’on s’en tient aux faits que rapportent les archives de l’UNESCO à travers des correspondances internes d’alors, la position du Nigéria n’était pas majoritaire. C’est d’ailleurs ce qui peut expliquer que le pays hôte ait refusé de soumettre au vote par les délégations présentes, la question de la participation des pays d’Afrique du Nord au colloque du festival, choisissant de régler ladite question par l’imposition d’une déclaration « sans ménagement diplomatique ».Footnote 43 C’est en fait cette maladresse diplomatique du Nigéria qui a entraîné la décision du Sénégal de se retirer des préparatifs du FESTAC, annonçant par la même occasion une convocation pour novembre 1976, du Secrétariat International du Festival, « pour en reprendre les statuts et organiser un Festival qui concerne spécifiquement les Noirs ».Footnote 44
Si le Sénégal impute au Nigéria le changement du nom du Festival dans une orientation bien précise, il est surtout évident que le passage de « Deuxième Festival Mondial des Arts Nègres » à « Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains » avait déjà suscité des divergences entre le Nigéria et le Sénégal. Il semble toutefois que ces divergences se soient développées en une crise diplomatique, eu égard au changement opéré à la tête du Comité International du Festival. C’est ce que permet de comprendre le communiqué du gouvernement sénégalais qui dénonce par ailleurs une promesse non tenue :
En effet, Monsieur Fingesi reconnaît que le Nigéria a changé le titre du Festival pour lui enlever toute spécificité nègre. Pour nous, le changement de « Festival Mondial des Arts Nègres » en « Festival Mondial des Arts Négro-Africains » ne devait pas entraîner une falsification de l’institution qui a été créée à Dakar en 1966, et qui était destinée essentiellement au monde noir. Pourtant, l’ancien président du comité international du Festival, le prédécesseur du capitaine Fingesi, nous avait donné, en son temps, toutes les assurances, en soulignant la continuité qui existe entre le Premier Festival mondial des Arts Nègres et celui de Lagos. Mais les faits nous ont prouvé le contraire (…) Nous n’accepterons aucun compromis toutes les fois qu’il s’agira de l’affirmation de notre identité culturelle. Car, encore une fois, il s’agit d’une question fondamentale : de vie parce que de dignité.Footnote 45
La crise sénégalo-nigériane, qui a atteint son paroxysme dans le retrait du Sénégal du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains, a par ailleurs offert une occasion opportune au capitaine Fingesi de se débarrasser d’Alioune Diop dont la présence à Lagos menaçait certainement de lui faire ombrage. A la suite de ce retrait, Alioune Diop est relevé de ses fonctions, ainsi que l’annonce le capitaine Fingesi le 28 mai 1976.Footnote 46 Si les origines sénégalaises du fondateur de Présence Africaine ont été mises en avant, c’était davantage pour cacher les véritables raisons de ce limogeage qui profitait en fait au président du CIF. En outre, cette explication avait certainement été vue comme pouvant convenir le mieux aux délégations présentes. La version officielle n’enlève donc pas sa pertinence à la lecture selon laquelle le président du CIF a profité du retrait du Sénégal pour régler définitivement ses comptes à un secrétaire du FESTAC dont il supportait mal la présence depuis sa nomination à la tête de ce Comité.
Même si l’on a tôt fait d’inscrire l’éviction d’Alioune Diop dans le règlement de la crise sénégalo-nigériane en en faisant une victime collatérale, on ne peut pas ignorer que sa difficile collaboration avec le président du CIF n’augurait pas une célébration du FESTAC avec sa présence. Cette éviction est d’abord et même essentiellement l’aboutissement d’un conflit d’autorité et de préséance. Ce conflit aura par ailleurs été complexifié par un contexte d’enrichissement illicite de nombreux fonctionnaires nigérians profitant du FESTAC, et dans lequel les intellectuels pouvaient difficilement s’exprimer. L’éviction d’Alioune Diop ne va donc pas sans conséquence sur la lecture qu’on peut faire de la définition et du rôle de l’intellectuel dans l’Afrique postindépendance. C’est en ce sens d’ailleurs que la présente étude relance par le fait même le débat sur la problématique de l’intellectuel en Afrique,Footnote 47 un débat qui est loin d’être clos, comme en témoignent des études récentes sur la question.Footnote 48
L’éviction d’Alioune Diop du FESTAC : les leçons de l’histoire
Les rapports entre Alioune Diop et les deux présidents du CIF, à savoir Chief Anthony Enahoro et le capitaine Ochegomine Fingesi, ainsi que son éviction, relancent la problématique de l’intellectuel africain et de son engagement d’une manière générale. Ils permettent de s’interroger sur les conditions de possibilité de l’engagement intellectuel surtout lorsque celui-ci doit conjuguer avec un certain ordre politique. L’action de l’intellectuel dans le contexte africain devrait-il se limiter à la production du savoir, à sa réinterprétation ou à des activités qui leur sont connexes ? La réponse à cette question peut paraître évidente au regard de nombreuses publications ayant soutenu que l’intellectuel se devait d’être un homme engagé dans la transformation des dynamiques sociales. Toutefois, en examinant la question à l’aune des rapports entre Alioune Diop et les présidents du CIF, cet engagement n’apparaît pas aussi simple qu’il s’énonce dans la mesure où la collaboration entre Alioune Diop et Chief Anthony Enahoro, par exemple, se serait définie dans un cloisonnement de chacun dans un domaine précis. C’est ce qui de fait aurait favorisé les fautes de gestion reprochées au premier président du CIF, si du moins l’on s’en tient au rapport de la commission d’enquête de 1976 :
The panel was of the view that although the International Festival Committee delegated its powers to expend and disburse the funds of the Committee to the President of the Festival and the Secretary General, the day-to-day running of the affairs of the International Secretariat was left entirely in the hands of Chief Enahoro who exploited the situation fully [Le jury (de l’enquête) a pu constater que, bien que le Comité International du Festival ait délégué ses pouvoirs au Président du Festival et au Secrétaire Général pour dépenser et débourser les fonds du Comité, la gestion quotidienne des affaires a été entièrement laissée entre les mains de Chief Enahoro qui a pleinement exploité la situation ].Footnote 49
Il s’ensuit donc que si l’intellectuel démissionne du contrôle qu’il se doit d’exercer sur la gouvernance politique et administrative, alors des dérives peuvent être observées. Et de fait, les activités intellectuelles n’ont de sens ici que situées dans la promotion d’une éthique dans la gouvernance politique et une reconfiguration des rapports sociaux.Footnote 50 Il s’agit donc de donner au savoir une incarnation dans le vécu quotidien. Est-ce à une démission de l’intellectuel avec des conséquences sur la gestion financière du FESTAC que le capitaine Fingesi s’en prend dans la sanction que constitue le départ d’Alioune Diop? Il y a là une hypothèse qui mériterait peut-être d’être considérée, même si rien pour le moment ne permet de la valider.
Relativement aux multiples formes de collaboration entre Alioune Diop et les présidents du CIF mises en exergue par les archives de l’UNESCO et de Présence Africaine, il y a également lieu de se demander si l’intellectuel africain se doit absolument de prendre position pour ou contre l’ordre gouvernant. Son engagement doit-il être assujetti à la qualité de ses rapports avec cet ordre? Doit-il simplement manifester une indifférence ou exercer un contrôle sur les actions qui se font et les décisions qui se prennent? En tout cas, la qualité des rapports entre l’activité intellectuelle et la gouvernance des Etats africains semble avoir toujours été porteuse de risques pour l’intellectuel.Footnote 51 En ce sens d’ailleurs, il se dégage des archives de l’UNESCO et de Présence Africaine deux dimensions du FESTAC qui apparaissent radicalement opposées et qui questionnent la nature même du festival de Lagos, puisque l’opposition entre Alioune Diop et le capitaine Ochegomine Fingesi, au-delà même de leurs personnes, exprime l’opposition entre l’intellectuel et le détenteur du pouvoir politique ou administratif d’une manière générale. Il convient donc de se demander si le FESTAC dans l’histoire de l’Afrique contemporaine devrait être considéré comme un événement culturel à forte connotation politique ou un événement politique aux relents culturels.
Cette question est d’autant plus pertinente que dans la conférence de presse qu’il donne à Dakar au lendemain de son éviction, Alioune Diop souligne une réelle confusion dans les préparatifs du FESTAC. Cette confusion relèverait justement de la primauté du politique sur le culturel, pour un événement connecté à d’autres festivals culturels comme celui de Dakar en 1966 et celui initié à la suite du FESTAC.Footnote 52 En effet, retraçant son parcours au sein de l’organisation du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains dont il était le secrétaire général, Alioune Diop s’est dit surpris et déçu de la tournure des événements à Lagos. Plus important encore, il a dénoncé ce qu’il a lui-même appelé les « deux erreurs fondamentales » du festival, qui sont le statut controversé du CIF et l’affairisme de nombreux fonctionnaires nigérians dans l’organisation de cet événement :
Le Festival a souffert de deux erreurs fondamentales au départ : la première est que ce Festival avait la forme d’une organisation non-gouvernementale, et le Nigéria a fini par nous imposer la forme intergouvernementale. Les institutions intergouvernementales ont leur vocation et leur efficacité, elles sont indispensables dans la vie des pays. Mais je dois dire que les organisations non-gouvernementales ont également leur vocation et leur niveau d’efficacité. En ce qui concerne le Festival et les expériences de civilisations comme les nôtres, qui sont particulièrement fragiles, énormément de progrès et de réalisations sont possibles à partir d’institutions non-gouvernementales, qui seraient très difficiles à réaliser à partir d’institutions intergouvernementales (…) La deuxième raison est le poids de l’argent (…) A cause de l’argent, les intellectuels y ont été éliminés : Les Nigérians d’abord, les autres ensuite.Footnote 53
Ce qui semble le plus en cause ici, c’est l’accaparement d’un événement culturel et intellectuel par des dirigeants politiques et des autorités militaires. Le statut controversé du CIF relèverait donc aussi du fait qu’il s’agissait d’une institution politique à la tête d’un événement culturel. En cela, le FESTAC se distingue du FESMAN qui lui était resté une manifestation essentiellement culturelle, artistique et littéraire.Footnote 54 Et de fait, la création de l’Association Internationale du Festival Mondial des Arts Nègres dans le cadre de la préparation des festivités de Dakar de 1966 garantissait une distance vis-à-vis d’une mainmise politique dans les initiatives alors prises. D’ailleurs cette association était constituée d’intellectuels et d’artistes de diverses nationalités. L’accaparement du FESTAC par les autorités nigérianes aurait ainsi donné lieu à une dénaturation du Festival Mondial des Arts Nègres comme institution. C’est ce qui explique par exemple que la création du CIF le mettait de fait en compétition avec l’Association Internationale du Festival. La conséquence logique en aura été un conflit d’autorité entre le président du CIF et le secrétaire général du FESTAC. Par ailleurs, si le FESTAC semble avoir été réduit à une célébration par le Nigéria et non pas au Nigéria, c’est aussi en raison d’une certaine légitimité que la junte militaire voulait en tirer.Footnote 55 On comprend ainsi que le FESTAC soit devenu l’expression de clivages entre intellectuels et gouvernants, au-delà même du Nigéria. C’est ce qui explique l’appel lancé par Wole Soyinka au Général Olusegun Obasanjo, alors Président de la République Fédérale du Nigéria:
No government can be seen as honest, loyal and responsible when it uses strategies – regardless of what those may be – to exclude artists and intellectuals from a conference where they could greatly contribute to the journey of Black and African peoples who seek continuous and total liberation as well as creative realisation [Aucun gouvernement ne peut être considéré comme honnête, loyal et responsable quand il use de stratégies – quelles qu’elles soient – pour exclure des artistes et des intellectuels d’un colloque où ils pourraient grandement contribuer au cheminement des peuples noirs et africains qui recherchent une libération continue et totale, ainsi qu’une réalisation créative].Footnote 56
Par ailleurs, le prolongement de l’impossible collaboration entre Alioune Diop et Ochegomine Fingesi dans la crise sénégalo-nigériane, devenue le prétexte ou l’opportunité de son éviction, met en lumière la difficile articulation entre l’indépendance de l’intellectuel et les intérêts géopolitiques. On peut d’ailleurs à ce sujet questionner la posture du président Léopold Sédar Senghor. Son opposition à la participation des pays d’Afrique du Nord au colloque du festival et qui de fait pouvait questionner l’unité africaine alors partout prônée sur le continent, relevait-elle de l’intellectuel ou de l’homme politique? Si la réponse à cette question n’est pas aisée, il est en revanche évident que l’intellectuel Senghor qui inscrivait la Négritude dans l’avènement d’une civilisation de l’universel se conjuguait mal avec l’homme politique préoccupé par des intérêts géopolitiques.Footnote 57 Dans le même sillage, l’on peut se demander pour quelle raison le Nigéria voulait absolument faire participer les pays d’Afrique du Nord au colloque du FESTAC dont ils ignoraient certainement les questions fondamentales et les enjeux. Morgan Kulla a en ce sens rapporté un quasi désintérêt de ces pays au festival en lui-même: « The Arab countries were minimally interested in Festac » [Les pays arabes étaient minimalement intéressés par le Festac].Footnote 58 Il y a tout lieu de croire que l’on était bien loin du prolongement de la dynamique initiée par le festival d’Alger qu’on a bien souvent convoqué pour justifier et légitimer la position du Nigéria, certainement plus soucieux d’exprimer une supériorité à l’égard du Sénégal et même plus largement son leadership en Afrique subsaharienne.
Aussi bien à travers l’éviction d’Alioune Diop qu’à travers la crise sénégalo-nigériane, le FESTAC était devenu un terrain de lutte géopolitique. Il aura donné lieu à un affrontement qui divise les Africains autour d’un événement supposé les fédérer, et à travers lequel ils entendaient pourtant s’affirmer par rapports aux autres. Dans la mesure où les antagonismes entre le Nigeria et le Sénégal étaient déjà connus sur la question angolaise, le FESTAC en serait devenu une expression, faisant valoir des relents politiques et nationalistes, au détriment d’un front commun culturel.
Ainsi donc, si pour Alioune Diop l’institution du Festival des Arts Nègres renvoyait à des manifestations aux enjeux intellectuels et culturels que le politique devait simplement accompagner, il n’en aura pas été ainsi du FESTAC.Footnote 59 Pour les autorités politiques du Nigéria et notamment pour Ochegomine Fingesi, le festival semble avoir été une affaire d’Etat à laquelle les intellectuels et artistes devaient simplement apporter une caution morale et scientifique. Cela explique que l’éviction d’Alioune Diop ait en fait signifié l’éviction d’intellectuels non alignés, exprimée aussi bien par le départ d’autres intellectuels africains et de la diaspora que par le harcèlement de ceux qui y étaient restés.Footnote 60 La condition de l’intellectuel à l’aune des préparatifs du FESTAC se comprend davantage à partir du contexte qui a fait émerger l’intellectuel au sens contemporain du terme en Afrique. Et de fait, la situation délicate dans laquelle l’intellectuel africain s’est jusqu’ici toujours trouvé, face à des enjeux nationalistes, politiques et même des intérêts partisans, n’est pas sans lien avec la colonisation. Même si l’on ne peut pas exclure les dynamiques nouvelles propres aux Etats postcoloniaux en Afrique et qui prennent en compte des variables qui ne sont pas partout identiques, ces dynamiques pour une bonne part portent le legs de la situation coloniale. Dans le contexte de cette situation, l’émergence d’une classe intellectuelle répondait d’abord au besoin d’assurer la survie de l’Etat colonial en intégrant des Africains dans son administration. Dès lors, l’intellectuel n’était pas a priori attendu dans une posture d’opposition à l’ordre gouvernant fût-il injuste et déshumanisant, mais bien dans celle d’un collaborateur au-dessus des masses. C’est d’ailleurs ce qui expliquera, après les indépendances, l’acharnement de nombreux régimes gouvernants sur des intellectuels opposés à toute compromission.Footnote 61
Même si les débats actuels sur l’intellectuel africain ne sont pas les mêmes que ceux de la première et la deuxième décennies des indépendances, il n’en demeure pas moins que les questions qui s’énoncent à l’aune de ces débats sont traversées comme par une même constante. Et de fait, les rapports entre l’intellectuel africain et l’ordre politique continuent de se décliner dans une perspective hiérarchique, l’intellectuel tendant à être inféodé à l’ordre politique.Footnote 62 Et le passage, il y a déjà plus de trente ans, de la plupart des pays africains à une sensibilité plus ou moins prononcée à des principes démocratiques ne semble pas avoir beaucoup inversé une tendance qui s’enracine dans les fondements même de l’Etat postcolonial. Dans cet ordre d’idées, on peut indiquer ici à titre d’exemple les membres de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France (FEANF), ligués avec acharnement contre le colonialisme français et le néo-colonialisme des Etats francophones nouvellement indépendants. Au terme de leurs études, certains de ces membres rejoignirent les méandres du pouvoir au sein de l’Etat postcolonial au Congo-Brazzaville, au Dahomey (actuel Bénin) ou au Sénégal, s’inféodant par le fait même à l’Etat qu’ils avaient préalablement dénoncé. D’autres par contre, dans une posture plus libre, subirent l’exil, la prison ou la mort comme en Guinée-Conakry, ainsi que le rapporte Françoise Blum : « La palme revient incontestablement à la Guinée, et le régime de Sékou Touré est, sans nul doute, le plus répressif pour les anciens dirigeants de la FEANF ».Footnote 63
L’Afrique serait ainsi constellée de déficits de collaboration entre l’intellectuel et le pouvoir politique, semblables à ce qui a existé entre Alioune Diop et Ochegomine Fingesi.Footnote 64 Bien que de tels déficits s’inscrivent aujourd’hui dans un contexte global aux enjeux politiques et géopolitiques différents de ce qu’on a connu lors du FESTAC, il y a lieu de souligner que l’ordre politique est comme en quête permanente d’une caution morale venant des intellectuels pour se donner une légitimation dans son existence et son action. En cela aussi, le FESTAC se prolonge au-delà de son contexte et de sa tenue pour apparaître comme un événement dont l’impact est encore d’actualité.
Conclusion
L’éviction d’Alioune Diop revisitée à partir de sources autres que gouvernementales ou pro-gouvernementales, à savoir celles de l’UNESCO et de Présence Africaine, permettent de se soustraire des versions officielles de son éviction et de mettre en exergue une difficile articulation entre l’engagement intellectuel et l’ordre gouvernant. C’est en effet cette difficile collaboration qui est la cause de l’éviction d’Alioune Diop du FESTAC. Il s’en dégage donc la nécessité de confronter les sources disponibles, surtout lorsqu’elles existent au-delà d’institutions étatiques, comme une opération incontournable pour saisir la globalité d’un événement et en faire une analyse plus objective et plus proche de la neutralité. C’est en cela qu’il est possible de dépasser aussi bien les idées reçues que des informations officiellement données. Il en va de l’éviction d’Alioune Diop du FESTAC comme de tout autre événement historique dont l’étude repose essentiellement sur la recherche archivistique. Ainsi, cette éviction met en exergue un aspect important de cette recherche en Afrique : l’impartialité des archives officielles. Il s’agit donc désormais, pour ce qui est du FESTAC tout au moins, de toujours envisager une étude des faits au-delà des informations relevant uniquement des sources et des déclarations officielles, car ce n’est que de leur confrontation avec des sources plus neutres que la proximité aux faits se trouve garantie.