Hostname: page-component-586b7cd67f-dlnhk Total loading time: 0 Render date: 2024-11-26T23:39:31.859Z Has data issue: false hasContentIssue false

Solitude et sociabilité: Rousseau et Sartre*

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Philip Knee
Affiliation:
Université Laval/Université de Paris IV

Extract

Peu d'oeuvres souffrent autant que celles de Rousseau et Sartre de la réputation qui leur est faite. Prix de leur accessibilité peut-être, de l'ampleur des controverses auxquelles elles ont donné lieu, elles sem-blent irrémédiablement marquées l'une et l'autre par quelques formules censées en résumer la substance: errant seul dans les bois, Rousseau serait le champion d'un homme sauvage et bon qu'il opposerait à toutes les manifestations de la vie sociale; assis seul dans les cafés, Sartre affirmerait, de son côté, l'échec douloureux de tout rapport interpersonnel—et leurs oeuvres réspectives developperaient cette position centrale. Simplifications sans doute. Malgré tout, il n'est peut-être pas inutile d'interroger le fait qu'on ait surtout retenu cela d'oeuvres si riches, particulièrement en regard de leurs nombreux textes politiques, en tentant d'envisager ces oeuvres moins à travers l'une ou l'autre de leurs théses que selon des lignes de force plus génerales sur ce problème de l'existence sociale. Ceci peut permettre, croyons-nous, quelques mises en rapport suggestives.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Philosophical Association 1987

Access options

Get access to the full version of this content by using one of the access options below. (Log in options will check for institutional or personal access. Content may require purchase if you do not have access.)

References

1 Les dangers de ce type de mise en parallèle par-delà les siècles sont évidents, particulièrement dans le cadre d'un court article. II nous paraît neanmoins possible de suggérer quelques convergences sur des points limités, qui éclairent sous unjour un peu nouveau les deux démarches sans mutiler la spécificité historique et philosophique de chacune ni minimiser tout ce qui les sépare.

2 Discours sur I'origine et les fondements de I'inégalité parmi les hommes [Deuxiéme Discours], dans les Oeuvres complétes, t. 3, Bibliothéque de la Pléiade (Paris: Galli-mard, 1964), 171.Google Scholar

3 Ibid., 153–154.

4 Ibid., 162.

5 Ibid., 155. D'ou la phrase de I''Emile qui prete tant à équivoque: «… comme on n'en peut douter, l'homme est sociable par sa nature, ou du moins fait pour le devenir » (Emile ou de l'éducation, dans les Oeuvres complétes, t. 4, Bibliothéque de la Pléiade [Paris: Gallimard, 1969], 600). Voir la bonne mise en place des termes du problème parGoogle ScholarPolin, R., La politique de la solitude. Essai sur la philosophie politique de Jean-Jacques Rousseau, Philosophie politique, t. 3 (Paris: Sirey, 1971), chap. 1Google Scholar.

6 Emile, 508–509 et 514.

7 Du contrat social (Première version), dans les Oeuvres completes, t. 3, 283–284, sur l'inexistence d'une «société générale» ou d'un « genre humain » comme un Etre moral; avec des qualites distinctes de celles des êtres particuliers qui le constituent.

8 Ibid., 378.

9 On connait le principe qui guide Rousseau à ce sujet: «II faut étudier la société par les hommes, et les hommes par la société: ceux qui voudront traiter séparément la politique et la morale, n'entendront jamais rien à aucune des deux» (Emile, 524).

10 Comme le dit bien B. de Jouvenel, le projet consiste à « collectiviser l'amour de soi» (Essai sur la politique de Rousseau, essai qui précède Du control social par Rousseau, Jean-Jacques, Collection Pluriel [Paris: Le Livre de Poche, 1978], 94)Google Scholar.

11 L'être et le néant (Paris: Gallimard, 1943), 301307.Google Scholar

12 Ibid., 310 et suivantes.

13 «[La totalité de la multiplicité des “autrui”] est telle qu'il est par principe impossible de se placer au point de vue du tout. … En outre cette totalité—comme celle du pour-soi—est totalité detotalisée, car l'existence-pour-autrui étant refus radical d'au-trui, aucune synthése totalitaire et unificatrice des “autrui” n'est possible » (ibid., 309–310). Un« Nous humaniste »,écrit Sartre, n'est done qu'un« concept vide »(495).

14 Ibid., 300. La curieuse interprétation « optimiste » que Sartre donne lui-même de Huis Clos en 1965, par exemple, illustre bien cette exigence: Un théàtre de situations, Collection Idées (Paris: Gallimard, 1973), 237240Google Scholar.

15 L'être et le néant, 430.

16 Voir, : L'existentialisme est un humanisme (Paris: Nagel, 1946), 2527 et 83–84; etGoogle ScholarQu'est-ce que la littérature?, Collection Idées (Paris: Gallimard, 1948), 329332Google Scholar.

17 Nous évoquerons plus loin cette figure privilzégiée des analyses de Sartre dans la Critique de la raison dialectique, mais qui reste proche des théses de l'important chapitre de L'être et le néant sur le «Nous-sujet» et le « Nous-objet » (484–503).

18 C'ést là le sens de la « réflexion purifiante » qui définit l'authenticité dans L''etre et le néant, 206–207, 249 et 670.

19 A la fin de son volume sur Rousseau, V. Goldschmidt note «l'analogie rigoureuse» entre les problématiques des deux auteurs: Anthwpologie et politique. Les principes du systéme de Rousseau, Bibliothéque d'histoire de la philosophic (Paris: Vrin, 1974), 782Google Scholar.

20 Comme Rousseau le disait déjá lui-même de son Discours, il s'agit «d'examiner les faits par le droit» (Deuxième Discours, 182).

21 Tout ce qui sépare à I'évidence ces deux ouvrages fait qu'on s'est rarement penché sur la pertinence d'un tel rapprochement. Ce n'est pas ici notre objet de l'envisager comme tel, mais notons toutefois les pistes fort convaincantes suggérées par G. Lapassade, « Sartre et Rousseau », Etudes philosophiques, n.s. 17/4 (1962), 511–517. II rapproche les mouvements d'analyse des deux grandes parties de la Critique, de la démarche du Deuxiéme Discours, pour le premier, et de celle du Contrat social, pour le second, révélant ainsi d'interessantes convergences, à commencer par celle d'une référence méthodologique similaire au départ, avec 1'homme naturel chez l'un et la praxis individuelle chez l'autre.

22 Du contrat social, 382.

23 Ibid., 401.

24 C'est cette unité qui, selon Rousseau, se réalise à Sparte: Lettre à d'Alembert sur les spectacles (Paris: Garnier-Flammarion, 1967), 143.Google Scholar

25 J. Starobinski a bien montré l'analogie entre la transparence politique du Contrat social au niveau de la theorie du droit, et celle de la fête dans La Nouvelle Héloise au niveau de l'affectivite: La Transparence et I'obstacle, Collection Tel (Paris: Gallimard, 1971), 120121Google Scholar.

26 Du contrat social, livre 3, chaps 10 et 11.

27 Dans les chapitres consacrés au Souverain (ibid., 1, chap. 7 et 2, chap. 4)r Rousseau insiste sur cette possibilité permanente pour chacun de rompre le contrat, et sur la duplicité d'intérêt qui demeure en chaque individu comme homme et comme citoyen.

28 «Les communistes et la paix», dans Situations VI (Paris: Gallimard, 1964), 207 et 247.Google ScholarD'où les reproches de Merleau-Ponty à cette époque, qui voit dans la politique sar-trienne une « option morale » cherchant à «trouver a la liberté une ligne politique» (Les aventures de la dialectique [Paris: Gallimard, 1955], 257)Google Scholar.

29 Critique de la raison dialectique, t. 1: Théorie des ensembles pratiques (Paris: Galli-mard, 1960), 410 et suivantes.Google Scholar

30 Seule la démocratic directe répond aux exigences de Rousseau et de Sartre, qui rejettent I'un et l'autre la représentation politique: c'est le signe, pour Rousseau, qu'un Peuple «'est plus libre, [qu']il n'est plus » (Du contrat social, 431); et, pour Sartre, il ne s'agit pas de trouver un homme pour en représenter cinq mille mais de trouver les moyens pour qu'il soit ces cinq mille! ( Victor, Avec P. et Gavi, P., On a raison de se revolter [Paris: Gallimard, 1974], 305.) Pareillement, à l'exigence d'un peuple toujours « assemblé » pour vaquer aux affaires publiques (Du contrat social, 404), dont Rousseau reconnaît la difficulté (Du contrat social, 3, chap. 12), fait echo le probléme structurel de la Critique ou ce n'est qu'en mouvement et toujours mobilisées que les praxis ne sombrent pas dans la sérialitéGoogle Scholar.

31 « A vrai dire la conquete [de l'homme comme liberté commune sur la sérialité] se fait au niveau du groupe-en-fusion, mais c'est par le serment que le groupe se pose pour soi, non plus comme moyen implicite de la praxis commune, produit et absorbé par elle tout ensemble, mais comme moyen d'atteindre un objectif plus ou moins éloigné, done comme son propre objectif dans l'immédiat» (Critique, 453, note).

32 Les analyses précises de Aron, R. dans Histoire et dialectique de la violence (Paris: Gallimard, 1973), mettent bien en évidence la reprise dans la Critique des modéles de la philosophie de la conscience de SartreGoogle Scholar.

33 Sur cette correspondance: Du contrat social, I, chap. 8; et sur la loi: ibid., 2, chap. 6et Discours sur I'économie politique, dans les Oeuvres complétes, t. 3, 248.

34 Critique, 361. « La praxis individuelle est le moule synthétique où doit se couler l'actioncommune» (543).

35 E. Weil dit fort bien de la pensée politique de Rousseau qu'elle« ne permet pas d'agir» ( « Rousseau et sa politique», dans Pensée de Rousseau, Collection Points [Paris: Seuil, 1984], 28 et 66 note); et Merleau-Ponty au sujet de celle de Sartre que celui-ci ne croit jamais à telle ou telle action mais à « l'action pure» (Les aventures de la dialectique, 256 et suivantes)Google Scholar.

36 Du contrat social, 2, chap. 9 et 10.

37 Avec la Révolution francaise, c'est le développement de la dictature soviétique qui constitue l'inspiration centrale des descriptions de la Critique sur la constitution et la dégradation des collectifs et des groupes, et les parties inachevees du tome 2 de l'ouvrage qui viennent de paraitre (Paris: Gallimard, 1985) le confirment.

38 Ces thémes ont été bien mis en évidence, pour Rousseau, par Baczko, B., Rousseau, solitude et communauté (Paris: Mouton, 1974), chap. 3; et pour Sartre, parGoogle ScholarJeanson, F., Sartre par lui-même (Paris: Seuil, 1974)Google Scholar.

39 Les Confessions, dans les Oeuvres complétes, t. 1, Bibliothèque de la Pleiade (Paris:Gallimard, 1959), 492; Les Rêveries du promeneur solitaire, dans les Oeuvres complétes, t. 1, 1059; et les ébauches des Confessions, dans les Oeuvres complétes, t. 1, 1150–1151.Google Scholar

40 Les Confessions, 356–357, 361–363 et 401–403.

41 , Voir, par exemple, la promenade sur le lac: Julie ou la Nouvelle Héloïse, dans lesOeuvres complètes, t. 2, Bibliothèque de la Pléiade (Paris: Gallimard, 1962),Google Scholar 4e partie, lettre 17.

42 «Me voici done seul sur la terre, n'ayant plus de frere, de prochain, d'ami, de sociétéque moi-même » (Les Rêveries, 995; voir aussi: «Huitieme promenade»).

43 Les Confessions, 351.

44 Dans La Nausée et L'Enfance d'un chef.

45 Les Mots, Collection Folio (Paris: Gallimard, 1964), 7282.Google Scholar

46 Ibid., 208–214.

47 Ibid., 213. II est clair que les sensibilités de Rousseau et de Sartre s'opposent nettement sur cethéme de l'enfance—temps de l'innocence perdue pour l'un, de la comédie à dépasser pour l'autre—même si ce theme est surtout ici une technique littéraire utilisee par Sartre pour parler de sa condition d'écrivain.

48 L'autobiographie de Sartre est sans doute son oeuvre la plus « littéraire »;etl'ironiede sa démarche d'exorcisme s'accentue quand il se lance aprés Les Mots dans son immense travail sur un autre littérateur incorrigible: Flaubert. En parlant de son héros des Séquestrés d'Altona, Sartre n'hésite pas à confier ceci: « [Frantz] au fond c'est le négatif d'un de mes rêves: être dans une cellule et pouvoir écrire tranquillement. Je nourrirai ce beau reve jusqu'a la mort » (« Les ecrivains en personne », dans Situations IX [Paris: Gallimard, 1972], 27)Google Scholar.

49 Dans Les Mouches, Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, respectivement.

50 La démarche de Sartre reste le plus souvent critique, reprenant sans cesse les contor-sions morales des déracinés, les gestes et les poses de ces solitaires que sont les comédiens ou les aventuriers. II démontre ainsi (souvent malgré lui) une affinité profonde avec cette sensibilité romantique, consacrant une grande partie de son oeuvre critique à des auteurs romantiques, fût-ce pour les fustiger, et préférant, comme on l'a vu, décrire l'aliénation de l'individu dans l'histoire plutôt qu'élaborer lui-même une politique positive. En contraste, Rousseau se dégage de cette sensibilité dans ses «oeuvres dures» comme le Contrat social et la Lettre à d'Alembert. On pourrait dire, en ce sens, que la problématique de la sociabilité s'exprime plus au niveau desruptures entre les grandes oeuvres de Rousseau, alors qu'elle se fait sentir davantage au sein des oeuvres majeures de Sartre.

51 Le Diable et le Bon Dieu (Paris: Gallimard, 1951), 3, scène 5 et 9, scène 2.Google Scholar

52 C'est, entre autres, à ce niveau que les perspectives des deux penseurs s'écartent profondément, car Rousseau prend en charge ce versant du probléme par sa philo-sophie de l'éducation (que nous avons laissee de côté ici) en distinguant les formations morales différentes de l'homme et du citoyen (Emile, 248); alors que cette probléma-tique, pourtant si fortement dramatisée chez Sartre, ne recoit pas de traitement véritable auniveau de sa pensée.