L'histoire du patient comme figure sociale et politique n'a fait l'objet, depuis sa mise en évidence par les sociologues américains au cours des années 1950 (Parsons, Reference Parsons1951), que de peu de travaux, notamment dans le contexte francophone. Certes, l'histoire des patients s'est développée, en particulier suite à l'appel lancé en 1985 par l'historien britannique Roy Porter (Reference Porter1985), en Suisse (Pilloud, Reference Pilloud2013), au Canada français (Cellard et Thifault, Reference Cellard and Thifault2007), en Belgique (Majerus, Reference Majerus2013 ; Majerus et Roekens, Reference Majerus and Roekens2018) et finalement en France (Le Bras, Reference Le Bras2018 ; Guillemain, Reference Guillemain2018)Footnote 1. Mais cette histoire n'aborde que rarementFootnote 2 la figure sociale du patient dans son ensemble, encore moins lorsqu'il est question de la période contemporaine. Pourtant, il est possible de tracer les grandes lignes d'une évolution sociohistorique de la figure du patient à travers le XXe siècle, ainsi que nous l'avons montré dans de précédents travaux (Klein, Reference Klein2012). Ceci est possible et même nécessaire puisque cette figure tend aujourd'hui à prendre des formes, et donc des identités et des responsabilités nouvelles. Pour le dire autrement, la multiplication des figures du patient, auquel sont désormais accolés les adjectifs « expert » (Boudier et al., Reference Boudier, Bensebaa and Jablanczy2012), « partenaire » (Pomey et al., Reference Pomey, Flora, Karazivan, Dumez, Lebel, Vanier and Jouet2015), « formateur » (Flora, Reference Flora2012) ou encore « acteur » (Mougeaot et al., 2018), nous invite plus que jamais à nous pencher sur l’évolution de cette figure, c'est-à-dire celle de son rôle ainsi que de ses implications et effets sociaux, afin d'envisager les enjeux et les défis de ces nouvelles catégorisations. C'est ce que nous nous proposons de faire dans cet article en revenant sur le processus d'autonomisation qui a marqué l'histoire de la figure du patient en France au cours du XXe siècle. Pour ce faire, nous distinguerons, artificiellement, mais dans une visée didactique, trois grandes périodes correspondant à trois types de revendications d'autonomie des patient.es à l’égard du monde médical : la solidarité, d'abord, qui émane des premières associations de malades qui voient le jour dès la fin de la Première Guerre mondiale, l'agentivité, revendiquée massivement par les mouvements féministes des années 1960–1970, puis l'autorité, à laquelle tentent finalement d'accéder les associations de malades du sida dans les années 1980–1990. Nous serons ainsi en mesure de porter un jugement critique, en regard de ces acquis et ambitions historiques, sur les enjeux d'autonomie revendiqués par les nouvelles figures de patient apparues dans le contexte de la démocratie sanitaire.
L'autonomie médicale et le passif patient
Pour bien comprendre les revendications d'autonomie qui se font jour au cours du XXe siècle, il faut se rappeler que l'affirmation progressive du corps médical comme une profession autonome et à monopole, tout au long du XIXe et jusqu'au début du XXe siècle, a contraint la majorité des malades à adopter une posture, celle de patientFootnote 3 passif et silencieux, qui n’était jusqu'alors pas la norme. Comme l'ont bien montré les travaux sur la relation de soin au XVIIIe siècle, notamment ceux portant sur les correspondances médicales (Louis-Courvoisier et Pilloud, Reference Louis-Courvoisier and Pilloud2000 ; Rieder, Reference Rieder2010), le patient du siècle des Lumières se définissait au contraire par une certaine forme d'agentivité (Klein, Reference Klein, Klein and Parayre2015), par un pouvoir certain au sein d'une relation de soin toujours négociée. La diversité des soignant.es disponibles, comme la faible reconnaissance sociale des médecins parmi elleux, favorisait en effet le patient dans l'ordre négocié de la relation de soin. Il s'y affirmait comme un acteur tant de cette relation que de ce qu'on appellerait aujourd'hui son parcours de soin. Or, force est de constater que cette liberté de parole et d'action s'est amenuisée avec la monopolisation au cours du XIXe siècle du champ de la prise en charge de la maladie par les médecins (soutenus en cela par les différents régimes politiques qui se sont succédé en France). L'exclusion ou la subordination progressive des autres soignant.es de ce domaine d'exercice a eu pour conséquence de concentrer le pouvoir entre les mains des médecins, tout en retirant par la même occasion un levier de négociation important aux malades. L'unification de la profession médicale et la solidarité intraprofessionnelle qu'elle a engendrée n'ont fait que renforcer cet état de fait.
C'est ainsi qu'en analysant les modalités sociales de la relation médicale en cours au milieu du XXe siècle, le sociologue américain Talcott Parsons ne pouvait que trouver un.e malade soumis.e aux ordres du médecin, obéissant à ses ordonnances pour obtenir son appui tant dans le processus de guérison qu'il souhaitait engager que dans la reconnaissance de la légitimité de sa maladie, et donc la validation des avantages sociaux qu'elle impliquait (Parsons, Reference Parsons1951). Comme le dénoncera plus tard le sociologue Eliot Freidson dans son étude de la profession médicale (Freidson, Reference Freidson1970), cette relation de soin, qui pouvait apparaître consensuelle aux yeux de Parsons tant le silence du ou de la malade répondait adéquatement à l'approche paternaliste du médecin, est avant tout conflictuelle. Elle est en effet le lieu d'affrontement de deux conceptions de la maladie, et parfois même du soin, deux conceptions inégales puisque l'une, celle du médecin, organise les conditions mêmes de la rencontre. Ainsi, le ou la malade se voit contraint.e d'accepter silencieusement les pratiques et les représentations du médecin pour profiter de son expertise et ainsi espérer obtenir la guérison. L'autonomie valorisée est ici celle des médecins qui, comme corps professionnel, n'acceptent aucune régulation extérieure, se chargeant de déterminer par eux-mêmes leurs conditions d'exercice dans le champ dont ils ont obtenu, légalement, mais aussi socialement, le monopole.
L'organisation de la relation de soins par et pour le médecin n'interdisait certes pas une marge de négociation, notamment chez les patient.es les plus favorisé.es socio-économiquement, ni même la possibilité de consulter d'autres types de soignant.es, même non reconnu.es. Elle ne condamnait pas non plus totalement le malade au silence, ainsi qu'en témoignent par exemple les plaintes adressées à l'AP-HP et étudiées par l'historienne Serenella Nonnis-Vigilante (Reference Nonnis-Vigilante, Belmas and Nonnis-Vigilante2010). Mais elle généralisa une relation de soin inégalitaire dans laquelle le ou la malade n'a d'autre choix que d'adopter le rôle social de patient : celui d'un être passif, obéissant, soumis aux ordres et aux ordonnances du médecin.
Les premières associations de malades : solidarité
Il fallut une rupture d'ampleur de l'ordre social pour voir cet agencement fraîchement établi être une première fois ébranlé. La Première Guerre mondiale joua ce rôle de déclencheur, tout d'abord parce qu'elle fut le terrain d'une affaire médicale retentissante : l'affaire du zouave Deschamps (Le Naour, Reference Le Naour2011 ; Poirier, Reference Poirier2014). Ce soldat, traumatisé de guerre, plicaturé depuis 1914, avait été placé entre les mains du Dr Clovis Vincent, dont la méthode dite de « torpillage », à base de chocs électriques violents, était censée guérir ce type de paralysies, ou du moins distinguer les simulateurs des véritables malades. Mais lors de leur rencontre, le 27 mai 1916, Baptiste Deschamps, qui avait déjà été électrisé auparavant, refusa d’être torpillé. Le ton monta au point que les deux hommes en vinrent aux mains et que le médecin finit par rouer de coups son malade ! Mais c'est le soldat qui fut déféré devant le Conseil de guerre pour voie de fait sur un supérieur, accusation pouvant lui valoir la peine de mort. Heureusement pour lui, la presse s'empara de l'affaire et révéla les méthodes, pour le moins empiriques et cruelles, du Dr Vincent. Le procès du soldat devint alors celui du médecin et de sa thérapeutique. C'est en effet surtout la liberté de refuser un traitement qui était en question, le « droit des blessés », ainsi que le défendit le célèbre avocat de Deschamps, Paul Meunier (Reference Meunier1916). Le soldat ne fut finalement condamné qu’à 6 mois de prison avec sursis. Le Dr Vincent ne fut, lui, jamais inquiété, et la médecine fut peu ébranlée dans son autorité morale et politique. Une brèche s’était néanmoins ouverte sur la vaste question du droit des malades, brèche dans laquelle les blessés de guerre allaient s'engouffrer.
Le conflit mondial allait en effet engendrer des millions de blessés, d'infirmes et de maladesFootnote 4 qui rapidement s'unirent et se réunirent, tant pour se soutenir que pour revendiquer davantage de reconnaissance, de droits ou de compensations financières. Dès les premières années du conflit apparaissent ainsi un certain nombre d'associations et d'amicales d'anciens soldats blessés, à l'image de l'Association des amis des soldats aveugles fondée par René Vallery-Radot, le gendre de Louis Pasteur, dès 1914, ou de l'Association générale des mutilés de guerre, créée en 1915. Elles entendaient répondre à la détresse matérielle et morale des malades au sortir de l'hôpital (Delaporte, Reference Delaporte2002) et favoriser leur reconnaissance, l'obtention des pensions, ainsi que leur réinsertion sociale et professionnelle. Ces groupes vont ensuite s'associer et se mutualiser au sein de plus grands ensembles, souvent sous l'influence de pouvoirs publics en quête de solutions pour assurer la prise en charge de ces milliers de malades et d'infirmes revenus du front. L'Union des aveugles de guerre voit ainsi le jour en 1918, la Fédération des amputés de guerre en 1920, et l'Union des blessés de la face et de la tête ainsi que la Fédération nationale des blessés du poumon en 1921. Cette dernière se donnait pour premier objectif de « grouper et venir en aide aux tuberculeux de la guerre »Footnote 5. Sa section de Milliau, créée en 1938, visera, elle, à « provoquer une étroite et fraternelle solidarité entre ses adhérents et les aider à faire valoir et maintenir leurs droits »Footnote 6. Entraide et solidarité sont en effet les maîtres-mots de ces regroupements qui se multiplient dans l'entre-deux-guerresFootnote 7 et se renforcent avec la Seconde Guerre mondiale. La formation en 1945 d'une Fédération nationale des malades (FNM), visant à « grouper et défendre les malades tuberculeux dont l’état nécessite des soins de longue durée »Footnote 8, apparaît comme paradigmatique. Comme l'a montré l'historien Pierre Bachelot, la FNM prône en effet la reconnaissance d'une double autonomie de la part des patients : à la fois celle du libre choix de la thérapeutique et celle d'une cogestion des établissements sanatoriaux, mais aussi plus largement d'une prise en compte des revendications des malades dans la gestion de la santé publique (Bachelot, Reference Bachelot2018, p. 109). Elle va d'ailleurs travailler à la création d'un Conseil national consultatif des associations de malades auprès du Ministère de la Santé publique, lequel va voir le jour en 1946.
Cette défense, sociale et politique, d'une forme d'agentivité des malades, au-delà des enjeux de solidarité, se fait alors en accord et en partenariat avec les instances médicales. Ces associations, comme ce sera également le cas de l'Association française contre les myopathies qui voit le jour en 1958 (Paterson et Barral, Reference Paterson and Barral1994), sont en effet très « pro-médicales ». Elles comptent souvent dans leurs rangs des médecins, et ce, même si elles ont été créées par des malades ou des proches. Elles valorisent la connaissance médicale qu'elles entendent souvent soutenir, mais aussi relayer auprès de leurs membres, comme le fera la FNM avec son bulletin Vers la vie (Bachelot, Reference Bachelot2018). Bref, elles ne visent pas à remettre en cause le monopole médical, mais soit à en assouplir l'exercice en incluant les malades dans la prise en charge, soit au contraire à en élargir le champ d'exercice en y incluant le suivi de ces maladies chroniques qui commencent alors à remplacer, d'un point de vue statistique au moins, les anciens fléaux infectieux. La transition épidémiologique (Weisz, Reference Weisz2014) qui s'engage au tournant de la Seconde Guerre mondiale ouvre en effet un champ nouveau dans le domaine de la prise en charge de la maladie, celui de l'accompagnement sur le long temps, domaine que les médecins, plus habitués à l'intervention curative momentanée, sont souvent heureux de déléguer aux malades et à leurs prochesFootnote 9.
Les mouvements féministes : agentivité
Cette volonté d'agentivité, c'est-à-dire d'action et d'influence, soutenue pour une solidarité de condition, va connaître un second souffle, plus puissant d'un point de vue social et politique, à l'occasion de l’émergence, au début des années 1970, des mouvements féministes dits de la « deuxième vague ». S'unissant pour dénoncer et lutter contre le sexisme et la domination patriarcale, les militantes féministes vont très rapidement mettre en exergue la domination médicale sur le corps des femmes comme un enjeu central de leur combat. La question de la liberté de l'avortement et de la contraception, alors en débat dans la société française depuis la fin des années 1950, va devenir le point d'ancrage de ce mouvement féministe naissant, qui va contribuer en retour à en politiser les enjeux et à créer autour d'elle un véritable mouvement social (Pavard, Reference Pavard2012, p. 35 et suivantes). Pour le Mouvement de libération des femmes, la liberté d'avorter est en effet moins un problème médical ou moral qu'un enjeu social et politique de libération des femmes, et c'est donc sur ce terrain qu'elles vont s'engager et (se) manifester, que ce soit avec la publication du Manifeste des 343 en 1971 ou la mobilisation autour du procès de Bobigny en 1972. Mais cette alliance va en quelque sorte se retourner contre le mouvement féministe qui, s'il permet la légalisation effective de l'avortement avec les lois Veil de 1974, voit ses revendications politiques de démédicalisation du corps féminin et de la sexualité rapidement être mises de côté : la loi de 1974 est ainsi votée en écartant la revendication du libre usage du corps (Le Naour et Valenti, Reference Le Naour and Valenti2003, p. 266). L'enjeu de l'avortement et de sa légalisation implique en effet que celui-ci devienne un geste médical légal, ce qui favorise davantage la collaboration entre les mouvements féministes et les médecins que l'autonomisation de soins de santé communautaires proprement féminins. On est loin des mouvements nord-américains d'autosanté (Dumais et Levesque, 1986) prônant la prise en main de la santé des femmes par des femmes pour des femmes et menant à l'ouverture de cliniques communautaires démédicalisées, qui étaient pourtant au cœur de l'inspiration des mouvements féministes françaisFootnote 10. Les médecins sont très présents dans le mouvement français pour la liberté d'avortement, comme en témoignent le Mouvement pour le planning familial fondé en 1960 ou le CLAC, le Comité pour la liberté de l'avortement et de la contraception, créé en février 1972 après une réunion à la faculté de médecine de Paris. Le symbole de cet état de fait français est certainement la création officielle, en mai 1972, du GIS, le Groupe information santé, un collectif rassemblant surtout des jeunes médecins, mais militant pour une démédicalisation de la santé et pour « la restitution aux usagers de leur pouvoir sur leur corps et leur santé » (Fondation Copernic, 2005). D'ailleurs, des tensions ne manqueront pas de se faire jour entre ces groupes et certaines militantes féministes, notamment à l'occasion de la fondation en 1973 du Mouvement pour la liberté de l'avortement et de la contraception (MLAC) (Pavard, Reference Pavard2012, p. 173–174).
Bien que les femmes militent pour une reprise en main de leur santé et pour le libre choix dans l'usage de leur corps, force est de constater qu'elles le font souvent sous le contrôle des médecins. Ainsi, la reconnaissance de leur agentivité, à travers une forme renouvelée de solidarité, n'implique pas encore totalement, apparemment, la pleine reconnaissance d'une autorité. Certes, des pratiques de réappropriation individuelle et collective du savoir sur le corps et de validation de l'expérience des femmes voient le jour dans les centres du Planning familial (Mouvement français pour le planning familial, 2006) ou au sein du MLAC, mais on est encore loin de l'autodétermination, de la véritable autonomie qui consiste à écrire le texte que l'on va ensuite jouer. Certes, les militantes féministes s'affirment comme des actrices à part entière de leur santé, des usagères « actives, politisées et conscientes de leurs droits » (Favier, Reference Favier2014, p. 27) prônant effectivement une autonomie face à la parole des experts, mais l'exercice de cette autonomie reste encore encadré par le médical (même si les médecins en question sont des femmes ou les « jeunes fous gauchistes du GIS » [Mouvement français pour le planning familial, 2006, p. 132]). L'emploi du terme d'usager.ère, alors valorisé, renvoie d'ailleurs à cette idée d’« une série de compétences pratiques et narratives déployées dans le cadre privilégié des services publics » (Le Blanc, Reference Le Blanc, Benaroyo, Lefève, Mino and Worms2010, p. 303), ici les services médicaux. « Notre corps nous appartient », ce slogan que scandaient les militantes du MLF, apparaît donc encore, au milieu des années 1970, comme un horizon utopique. Pourtant, par leurs mobilisations, leurs manifestations et leurs happenings, les militantes féministes ont fait apparaître de manière inédite sur la scène publique, et donc de façon éminemment politique, la question de l'autonomie des usager.ère.s en santé, marquant ainsi un tournant important dans l'histoire de l'autonomisation des patient.es en France. Elles inspireront en cela les mobilisations des associations de malades du sida au cours des années 1980–1990.
L’épidémie de sida : autorité
L'apparition, au cours de l’été 1981 aux États-Unis, puis dès la fin de l'année en France, des premiers cas de cette étrange pneumonie qui tue des homosexuels va rapidement constituer un troisième moment de basculement dans l'ordre médicosocial. Pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la médecine se retrouve en effet désarmée face à une maladie infectieuse. L'annonce en grande pompe, en 1979, de l’élimination mondiale de la variole avait mis un point que l'on pensait final à des siècles de luttes contre les grands fléaux infectieux, couronnant ainsi la médecine des lauriers auxquels elle avait prétendu depuis plus de 150 ans. La surprise fut d'autant plus grande que nul ne semblait se soucier, dans les premiers temps, de cette épidémie émergente. Il faut dire que les populations premièrement touchées étaient alors des populations marginales, les homosexuels et les toxicomanes notamment, ce qui participa aussi au retard de la mobilisation des pouvoirs publics. Il fallut attendre le milieu des années 1980 pour que l’État français commence à prendre au sérieux cette maladie (Pinell, Reference Pinell2002), et 1987 pour voir apparaître la première campagne de prévention télévisée. Ce n'est qu'en 1989 que les pouvoirs publics commencèrent à collaborer avec les associations de lutte contre le sida (Pollack, 1991). Pendant ce temps, et depuis près d'une décennie, les regroupements et associations communautaires étaient en première ligne, face aux morts qui se multipliaient, à l'impuissance des médecins et au désintérêt des gouvernants. Ils durent donc se mobiliser pour faire entendre leur voix et réclamer de l'aide, mais aussi une prise en compte de leur participation.
En 1984, après le décès de son compagnon, le philosophe Michel Foucault, Daniel Defert créa AIDES, « un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation » (Ghys, Reference Ghys2014). L'année suivante, l'Association de recherche, de communication et d'action pour l'accès aux traitements (ARCAT) voyait le jour. Puis, en 1989, ce fut au tour d'Act Up Paris, qui s'inspirait de l'association américaine créée deux ans auparavant, et dont le but était à la fois d'interpeller et de faire pression sur les personnalités publiques et les gouvernants, et de « diffuser les connaissances accumulées par [ses] militant.e.s, dans une perspective d’empowerment » (Act up Paris, s.d.). Cette même année, à Montréal, Daniel Defert parlait devant un parterre de scientifiques du monde entier du malade comme d'un « nouveau réformateur social » (Defert, Reference Defert1989), tandis que les associations manifestaient pour que les malades aient enfin leur place dans cette grand-messe scientifique annuelle comme dans la lutte contre l’épidémie (Girard et Klein, Reference Girard and Klein2019). En effet, il n'est alors plus seulement question de solidarité et d'agentivité, mais aussi de faire reconnaître l'expérience et le savoir des malades comme une autorité à part entière dans la relation de soin et plus largement dans l'exercice médical, qu'il soit clinique, préventif ou scientifique (recherche). La fondation en 1992 du collectif interassociatif TRT-5 magnifie cette dernière dimension.
Rassemblant cinq associations et se concentrant sur les traitements et la recherche thérapeutique, ce collectif vise à faire reconnaître la place des malades au sein des dispositifs de recherche sur les traitements. Il lutte notamment contre la méthodologie de validation des molécules en double aveugle incluant un groupe recevant un placebo inactif, car dans le contexte d'une épidémie mortelle comme le sida, cela revient à simplement compter les morts. Il se mobilise également pour l'accès à de nouvelles molécules et pour la reconnaissance du droit des personnes dans la recherche. Or, ces démarches échouent, car, comme le rappelle Philippe Pinell,
si l'institution médicale peut accepter de (et a intérêt à) gérer certains aspects de la prise en charge et du suivi médical en « partenariat » avec les patients, il en va tout autrement des revendications qui touchent au fondement même de son pouvoir. L'introduction de critères étrangers aux normes, qu'elle a elle-même définies comme les seules normes légitimes du point de vue du savoir médical, porte directement atteinte au principe sur lequel s'est construite l'autonomie du champ médical (Pinell, Reference Pinell2002, p. 323).
La reconnaissance des associations comme actrices à part entière de la recherche médicale implique ainsi un affaiblissement de leurs revendications politiques, ainsi qu'en témoigne le cas de l'association Positifs : ses discours critiques à l’égard du corps médical l'ont empêchée d'entretenir des discussions avec les agences publiques, comme l'a montré la sociologue Janine Barbot (Reference Barbot2002, p. 106–107). Dès lors, la « révolte des malades » (Epstein, Reference Epstein and Lavacquerie2001) n'a pas eu les résultats escomptés. Alors même que ce mouvement, de l'avis de nombreux soignants, aurait pu être révolutionnaire (Barbot, Reference Barbot2002, p. 251), c'est-à-dire réellement changer les relations entre les malades, les médecins et les firmes pharmaceutiques, on a assisté, comme le relèvent aussi François Berdougo et Gabriel Girard, à une « normalisation des relations “patient.e.s”-soignant.e.s et à une reprise du pouvoir par les médecins » (Berdougo et Girard, Reference Berdougo and Girard2017, p. 56).
Quelle démocratie sanitaire ? Institutionnalisation et dépolitisation de l'autonomie
Pourtant, les années 1980–1990 ne furent pas qu'une simple parenthèse et les importantes mobilisations des malades qui s'y sont déroulées ont marqué le paysage français de la santé, en participant à « la reconnaissance des droits des malades et des “usagers du système de la santé”, considérés comme des acteurs à part entière de l’élaboration et de la mise en œuvre des politiques » (Berdougo et Girard, Reference Berdougo and Girard2017, p. 77). L'adoption en 2002 de la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, la fameuse loi Kouchner, n'est pas étrangère à ce mouvement. En transformant un devoir déontologique du médecin, l'obtention du consentement du patient, en droit législatif du malade, cette loi a en effet acté une forme d’émancipation du patient de la tutelle médicale que les associations de malades du sida, comme d'autres avant elles (Rabeharisoa et Callon, Reference Rabeharisoa and Callon1999), avaient réclamée et incarnée. Elle marqua ainsi l'entrée dans ce qu'il est désormais convenu d'appeler la démocratie sanitaire (Tabuteau, Reference Tabuteau2013), et que la loi de 2009, dite Loi hôpital, patients, santé, territoires, devait venir renforcer.
Reste que tout le monde ne semble pas avoir la même voix dans cette « démocratie » qui devrait pourtant reconnaître, comme le souligne Didier Tabuteau, « la capacité de chacun à connaître, décider et agir pour sa santé et la politique de santé » (Dworczak, Reference Dworczak2016). C'est que les enjeux politiques induits ou clairement revendiqués par les malades tout au long de leur processus d'autonomisation, et pouvant se résumer à une revendication allant d'un assouplissement du pouvoir médical à une véritable démédicalisation des questions de santé, et notamment de santé publique, ont souvent été mis de côté dans ce processus d'institutionnalisation. Pour le dire autrement, si la solidarité est valorisée et l'agentivité encouragée, c'est toujours dans un cadre défini et déterminé par l'autorité médicale. L'autorité, au sens propre du terme de la capacité à être auteur.e, ici des normes médicales, reste du côté des soignant.es. La reconnaissance de l'autorité des malades et des usager.ère.s implique en effet une remise en question de l'autonomie même de la profession médicale et donc une remise à plat de l'ensemble du contrat médico-social contemporain au profit d'une co-construction des normes d'exercice, mais aussi de formation des praticien.nes de santé. Or, nul ne semble prêt, à l'exception des malades et peut-être des acteurs.trices des sciences humaines et sociales en santé, à revenir sur le monopole médical en matière de santé.
Pendant ce temps, et comme il l'a toujours fait, le discours médical se réapproprie les revendications d'autonomie qui lui sont extérieures, de manière à les subordonner à sa propre autorité. Ce fut le cas des professions non médicales de santé hier, c'est le cas des malades aujourd'hui. On assiste alors à une institutionnalisation de nouvelles figures du patient, mais entièrement dépolitisées, vidées de leurs revendications d'autorité politique (Godrie, Reference Godrie2021), au profit de la reconnaissance d'une forme d'agentivité, appuyée d'abord et presque uniquement sur la solidarité. On tolère ainsi les pairs-aidants, qui libèrent les médecins d'un certain nombre de tâches et de responsabilités ; on admet des patient.es partenaires dans les formations et la recherche médicales, dans la mesure où leurs discours coïncident avec le discours et les enjeux des soignant.e.s. Cependant, si les épithètes changent, la figure du patient, elle, évolue peu. Tout comme on confiait des responsabilités aux « bons » malades dans les hôpitaux psychiatriques du XXe siècle pour soulager les médecins et assister les gardiens (Guillemain, Reference Guillemain and Tison2013), on accorde aujourd'hui aux patients experts ou partenaires la reconnaissance d'une certaine agentivité, d'une possibilité de solidarité et même d'une certaine forme d'autorité, à travers les fameux savoirs expérientiels qui sont mêmes reconnus dans le cadre de cursus universitaires (Tourette-Turgis, Reference Tourette-Turgis2013), mais dont l'impact sur l'organisation des soins, de la profession médicale et de son exercice (doit) reste(r) marginal.
Pire, cette institutionnalisation sélective et dépolitisée des revendications des malades participe à affaiblir la lutte sociopolitique des patient.es, puisqu'elle sert désormais de porte-drapeau au corps médical pour affirmer sa prise en compte de la parole du malade, alors même que dans les faits, la hiérarchie du monde de la santé, constituée au cours du XIXe siècle puis acquise au début du XXe siècle, n'a pas changé d'un pouce. Elle reste pyramidale, très loin du modèle horizontal propre à tout régime se revendiquant comme une démocratie. Les exemples sont nombreux, depuis les difficultés de reconnaissance de l'endométriose (Mormina, Reference Mormina2018) jusqu’à l'augmentation inquiétante des internements psychiatriques non consentis (Thibert, Reference Thibert2017), en passant par le problème systémique des violences obstétricales et gynécologiques (Lahaye, Reference Lahaye2018), pour témoigner que la démocratie sanitaire reste un vernis scintillant permettant de masquer les failles immenses qui se sont creusées dans l'autonomie du corps médical depuis près d'un siècle maintenant, notamment grâce à l'engagement et à la mobilisation des malades et des usager.ère.s.
L’établissement d'une démocratie sanitaire digne de ce nom, la seule à même d'encadrer une participation des malades et des usager.ère.s qui ne se contenterait pas de maintenir et faire perdurer un système inégalitaire et donc violent, nécessiterait la remise en cause de l'autonomie de la profession médicale au profit de la co-construction d'une autonomie (et donc d'une autorité) partagée des acteurs et actrices de la santé, quelle que soit leur expertise. En l’état, et pour établir un parallèle éclairant, c'est comme si on autorisait seulement les experts en sciences politiques à voter aux différentes élections, tout en continuant à appeler cela une démocratie. Cela ne conduit qu’à sacrifier l'agentivité et la solidarité citoyennes, nécessaires à toute démocratie, pour maintenir de manière arbitraire l'autorité d'un groupe social sur les autres.