1. Introduction
On rencontre souvent, dans les débats publics entourant la valeur des institutions politiques, un terme qui surprend par sa présence : l'anonymat. Ainsi, à en croire plusieurs, certaines (sinon toutes) les institutions seraient anonymes. Mais que veut-on dire par là ? Des phénomènes distincts semblent visés par cette expression. Pour n'en nommer que deux, l'anonymat des institutions peut exprimer, d'une part, leur irréductibilité à tout individu et, d'autre part, le caractère mécanique de leur fonctionnement à l’époque moderne. Dans le premier cas, l'anonymat appartient à l'essence de toute institution. De ce point de vue, il est alors indissociable du pouvoir inédit que les institutions offrent aux individus. Dans le deuxième cas, l'anonymat est un accident de l'histoire et se présente aux individus comme une diminution de leur pouvoir d'agir. « L'anonymat des institutions » est donc une expression équivoque et les phénomènes qu'elle rassemble méritent d’être distingués, en particulier si cette expression prétend établir ce que sont les institutions politiques et ce qu'elles devraient accomplir.
Dans ce court article, je développerai l'hypothèse que la réalisation de la liberté dépend en partie de l'anonymat des institutions politiques. Pour ce faire, je distinguerai deux formes d'anonymat des institutions et je montrerai comment ces formes participent (ou font obstacle) à la médiation de la liberté dans les institutions politiques. J'ai choisi Paul Ricœur comme guide à la réflexion que je propose. À mes yeux, son œuvre décrit l'anonymat des institutions avec rigueur, en plus d'offrir une des plus intéressantes contributions du siècle dernier à la question du rapport entre la liberté et l'institution. C'est justement par sa contribution à cette question que je débuterai ma réflexion.
2. L'institution, ou l'incontournable chemin de la liberté
Ricœur s'intéresse très tôt au problème de la liberté. Dès Le volontaire et l'involontaire, il montre par une description phénoménologique que la liberté humaine est motivée, incarnée et contingente (Ricœur, Reference Ricœur1950/1967, p. 454). Mais plus tard dans sa carrière, Ricœur lui-même rejette ce point de départ. À ses yeux, « [ce] travail était très subjectiviste et presque solipsiste ; il ne présentait jamais qu'un homme tout seul, avec son corps et le monde » (Ricœur, Reference Ricœur1974/2006, p. 188). Pour cerner la véritable essence de la liberté, Ricœur nous invite alors à nous tourner vers Hegel, qu'il surnomme à cette occasion « le penseur de l'institution » (Ricœur, Reference Ricœur1974/2006, p. 183).
Dans Soi-même comme un autre, Ricœur reconnaît l'influence déterminante de Hegel sur sa propre conception de la liberté. Comme il l'explique, « le projet philosophique de Hegel dans les Principes de la philosophie du droit me reste très proche, dans la mesure où il renforce les thèses dirigées […] contre l'atomisme politique » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 296). L'atomisme politique, auquel Ricœur associe Mill, Locke et Nozick, est une doctrine qui affirme que les droits individuels sont indépendants de toute société, c'est-à-dire de quelque appareil institutionnel. Pour Ricœur, cette doctrine est « une construction hypothétique qui représente la projection rétroactive d'un acquis de l’évolution sociale, à savoir la promotion de l'individu autonome au sommet de la hiérarchie des valeurs de la société humaine » (Ricœur, Reference Ricœur1991, p. 163). À l'inverse, l’œuvre de Hegel développe une anthropologie plus conforme à l'idée que Ricœur se fait du rapport entre l'individu et la société. D'après la lecture qu'en fait Ricœur, Hegel montre avec justesse que l'individu est lié à la communauté politique par une relation d'appartenance. Il n'y a donc qu'au sein d'une communauté que l'individu peut s’épanouir et développer les capacités qui le rendent pleinement humain. Cet endettement implique l'obligation pour l'individu de servir les institutions qui l'ont vu naître, par exemple en les rendant accessibles à d'autres. Ricœur conclut que « ce sont là autant de raisons d’être redevable au travail de hiérarchisation des modalités d'effectuation de la liberté élaborées par Hegel dans les Principes de la philosophie du droit » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 297).
Mais tous les penseurs du XXe siècle ne se sentent pas aussi redevables envers Hegel. Du point de vue de Ricœur, une tendance claire se dessine chez ses contemporains : ceux-ci semblent « de plus en plus tentés par l'idée d'une liberté sauvage, hors institutions, tandis que toute institution leur paraît de nature essentiellement contraignante et répressive » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 254–255). À cette tendance, Ricœur oppose les ressources du concept hégélien de Sittlichkeit. La définition qu'il en propose est double. D'une part, la Sittlichkeit correspond au « système des instances collectives de médiation intercalées entre l'idée abstraite de liberté et son effectuation “comme seconde nature” » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 297). Ainsi, la liberté n'est pas aussi immédiate que Kant le croyait : pour être davantage qu'une abstraction, elle requiert la médiation d'institutions, que celles-ci soient familiales, économiques ou politiques. C'est en prenant le chemin des institutions que la liberté devient véritablement une réalité. Comme Hegel, Ricœur soutient donc l'idée d'une synthèse entre liberté et institution. D'autre part, la Sittlichkeit doit être conçue « comme triomphe progressif du lien organique entre les hommes sur l'extériorité du rapport juridique — extériorité aggravée par celle du rapport économique » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 297). Ainsi, bien que la liberté exige l'existence d'un ensemble de rapports familiaux et économiques, elle ne se réalise entièrement que dans les communautés politiques, qui lui offrent, pour ainsi dire, son royaume. Au sein de telles communautés, la liberté des individus peut être reconnue universellement et inconditionnellement. Pour Ricœur, un monde sans institution politique, tel que le conçoivent ses contemporains, c'est donc un monde sans liberté.
3. L'anonymat, cette « étrange passion cancéreuse » des institutions
Ricœur est plus hésitant à l’égard de la pensée politique hégélienne que je l'ai laissé croire jusqu'ici. Mais d'entrée de jeu, il nous met en garde contre toute lecture en survol : « les raisons de “renoncer à Hegel” au plan de la philosophie politique ne sont pas comparables à celles qui se sont imposées à moi au plan de la philosophie de l'histoire » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 296). Autrement dit, les failles des autres pans de la philosophie hégélienne ne devraient pas servir de prétextes à l'abandon de sa pensée politique. Celle-ci mérite une interprétation spécifique — ce qui n'exclut d'ailleurs pas de souligner les impasses qui lui sont propres.
Ce que Ricœur rejette chez Hegel, c'est d'abord la manière dont il conceptualise l’État. Pour Ricœur, « Hegel a décrit l’État dans sa forme inchoative et tendancielle, déjà là mais non développée, sans donner les raisons de sa difficile installation » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 254). Comme il l'explique, l’État hégélien n'est qu'un État en intention et « l'analyse notionnelle [de Hegel] ne fournit aucun moyen de combler l’écart entre [l’État] en intention et l’État réel » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 257). Autrement dit, en limitant son investigation à l'idée de l’État, Hegel compte les perversions de celui-ci pour inessentielles ou accessoires, donc à l'extérieur du champ de l'investigation philosophique. De ce point de vue, l’écart entre l’État en intention et l’État réel se superpose à un second écart : celui qui sépare, d'un côté, l’État qui serait intrinsèquement bon et, de l'autre, l’État qui aurait la possibilité d’être mauvais. Et si Ricœur croit à la suite de Hegel que l’État peut être le lieu où la liberté humaine se réalise pleinement, cela n'empêche en rien, selon lui, que tel État empirique soit mauvais. C'est même plutôt l'inverse : selon Ricœur, « c'est parce que l’État est une certaine expression de la rationalité de l'histoire, une victoire sur les passions de l'homme privé, sur les intérêts “civils” et même sur les intérêts de classe, qu'il est la grandeur humaine la plus exposée, la plus menacée, la plus encline au mal » (Ricœur, Reference Ricœur1955/2001, p. 310). Ainsi, l’État n'est pas seulement le lieu où la liberté révèle son vrai visage, mais aussi celui où elle se voit défigurée.
Comme nous le savons tous, les vices des institutions sont multiples et certains de ceux-ci sont évitables. Dans le contexte de cet article, j'aimerais mettre l'accent sur le phénomène connu sous le nom d'anonymat des institutions. Ici, l'anonymat exprime la déresponsabilisation de certaines institutions — de celles qui encouragent les individus qui les portent à appliquer les règles et les procédures officielles aveuglément, notamment en empêchant ces individus d'exercer leur jugement personnel dans les situations qui autrement l'exigeraient. Les individus exerçant le pouvoir dans les institutions anonymes apparaissent alors facilement remplaçables. Quant à elles, les institutions semblent impossibles à transformer, comme si personne n'avait de prise réelle sur leur fonctionnement interne. Dans ce contexte, l'anonymat des institutions est généralement interprété comme une menace à la réalisation de la liberté et de la justice. Ricœur lui-même critique « les grands appareils de la justice attributive, de la sécurité sociale, [qui] sont souvent pénétrés d'une mentalité inhumaine à force d’être anonyme, comme si l'administration étendue des choses aux hommes était empreinte d'une étrange passion cancéreuse, la passion du fonctionnement abstrait » (Ricœur, Reference Ricœur1955/2001, p. 123). Cette perversion de l'institution est si répandue dans les sociétés contemporaines que chacun possède ses propres exemples de confrontations avec un interlocuteur institutionnel — fonctionnaire, employé, etc. — qui semble avoir perdu sa capacité d'initiative et qui, par conséquent, se réfugie bêtement derrière les « procédures habituelles ». Délai dépassé, papier manquant : toutes les raisons sont bonnes pour les employés d'obéir à des institutions qui ont abdiqué leur responsabilité et qui ont renoncé au sens final qui les habite, à savoir « le service rendu à travers elles à des personnes » (Ricœur, Reference Ricœur1955/2001, p. 126). Le raisonnement est alors le suivant : si une institution cesse de contribuer à la construction du bien commun, sur quoi peut bien reposer sa valeur, si ce n'est la tradition, alors brandie comme une justification à toute épreuve ?
Ainsi définies, les institutions anonymes peuvent causer une série de torts aux individus. Certains de ces torts sont des inconvénients mineurs (quoique frustrants). Prenons l'exemple d'un client qui, un beau jour, se voit refuser l'accès à son bar préféré parce qu'il a oublié sa preuve vaccinale, alors qu'il l'a présentée à chacune de ses visites récentes. D'autres torts causés par l'anonymat des institutions sont si grands qu'ils semblent être l'expression même de la violence. Attardons-nous ici au couvre-feu mis en place par le gouvernement du Québec du 9 janvier au 28 mai 2021 pour réduire la transmission du virus de la COVID-19. Au départ, le gouvernement avait décidé que tous ceux qui ne respectaient pas le couvre-feu recevraient une contravention de 1550$, incluant les personnes en situation d'itinérance. Plusieurs experts des services sociaux ont averti le gouvernement que le couvre-feu empêcherait ces personnes d'accéder aux soins de santé entre 20h et 5h, ce qui mettrait leur vie en danger, sans pour autant contribuer significativement à la diminution des cas de COVID-19. Sans surprise, quelqu'un est mort de froid, seul, se cachant vraisemblablement de la police dans une toilette portative. Son nom était Raphael AndréFootnote 1. Dans les cas de ce genre, les décisions des autorités sont souvent décrites comme étant « incompréhensibles » au sens où, de la perspective des citoyens, les autorités semblent n'agir « pour aucune (bonne) raison ». Les institutions se révèlent alors être davantage obsédées par l'application systématique des règles et des procédures en place que par leur contribution effective au bien-être de la communauté.
Heureusement, les pathologies causées par l'anonymat peuvent souvent être guéries en personnalisant les relations entre les institutions et les individus. L'idée générale est de briser les barrières qui empêchent les citoyens de profiter de leur juste part du pouvoir concentré dans les institutions. Par exemple, le bar aurait pu mettre à la disposition des clients une tablette électronique pour que ceux-ci puissent télécharger leur preuve vaccinale sur place. Dans le cas du couvre-feu, le gouvernement aurait pu inclure dans le processus décisionnel une plus grande diversité de voix, incluant celles qui sont plus proches des réalités du terrain et qui l'avaient averti des dangers d'une telle politique. Ce faisant, un plus grand nombre de situations particulières auraient été prises en compte et le pouvoir aurait été partagé plus équitablement entre les individus. La personnalisation des relations entre les institutions et les individus contribue alors à la démocratie, que Ricœur définit comme « le régime dans lequel la participation à la décision est assurée à un nombre toujours plus grand de citoyens » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 404). Pour être tout à fait clair, la personnalisation n'implique pas nécessairement pour les institutions d'inclure l'arbitraire de l'exception dans l'application des règles en vigueur, mais plutôt de créer des règles qui répondent à l'exigence de responsabilité, ce qui n'est possible que si la valeur de ces règles est constamment confirmée par ceux et celles qu'elles servent. À mes yeux, l'application systématique des règles n'est donc pas le cœur véritable de l'accusation d'anonymat. C'est l'absence de tout mécanisme authentique de révision des règles qui l'est.
4. L'anonymat de la pluralité
À ce point-ci, un danger doit être évité : l'analyse précédente ne doit pas mener à la conclusion que l'anonymat des institutions n'est rien d'autre qu'une menace pour la liberté. Et par là, il ne faut pas entendre que la déresponsabilisation des institutions possède une valeur que je n'aurais pas encore mise au jour. Je désire plutôt diriger l'attention vers le fait que les institutions sont anonymes d'une autre façon. Mon hypothèse est qu'une certaine forme d'anonymat, aperçue par Ricœur, appartient à l'essence de toute institution, de telle manière que rejeter l'anonymat des institutions reviendrait à tourner le dos au phénomène institutionnel comme tel.
C'est chez Hannah Arendt que Ricœur découvre une forme inédite d'anonymat des institutions. Dans La condition de l'homme moderne, Arendt affirme que l'action est « la seule activité qui mette directement en rapport les hommes, sans l'intermédiaire des objets ni de la matière » (Arendt, Reference Arendt and Fradier1961/1994, p. 41). En tant que telle, l'action correspond alors « à la condition humaine de la pluralité, au fait que ce sont des hommes et non pas l'homme, qui vivent sur terre et habitent le monde » (Arendt, Reference Arendt and Fradier1961/1994, p. 41). Mais Ricœur fait un pas supplémentaire : pour lui, « par l'idée de pluralité est suggérée l'extension des rapports interhumains à tous ceux que le face-à-face entre le “je” et le “tu” laisse en dehors au titre de tiers » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 228). Autrement dit, l'expérience humaine implique nécessairement des personnes que « je » ne connaîtrai jamais personnellement et qui ne seront jamais des visages pour « moi ». Ricœur en arrive alors à cette conclusion décisive : « un plaidoyer pour l'anonyme, au sens propre du terme, est ainsi inclus dans la visée la plus ample de la vraie vie » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 228).
Toutes les institutions plongent leurs racines dans la pluralité et y tirent leurs traits constitutifs. C'est notamment le cas de leur anonymat. Selon Ricœur, « [les institutions] règlent la répartition de rôles, de tâches, d'avantages, de désavantages entre les membres de la société » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 233). En tant que systèmes, les institutions sont donc « bien plus et autre chose que les individus porteurs de rôles » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 234). Leur sens excède alors nécessairement celui d'une simple somme de visages. Toutefois, même si Ricœur considère que les institutions sont irréductibles aux individus qui les portent, il refuse de leur accorder un « supplément d'esprit » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 256). Autrement dit, l'institution ne marque pas, comme chez Hegel, « une discontinuité radicale avec toute conscience phénoménologique » (Ricœur, Reference Ricœur1986, p. 255). Ricœur suggère plutôt « [qu’]une institution considérée comme règle de distribution n'existe que pour autant que les individus y prennent part » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 234), en tant, donc, que partenaires. Ici, l'essentiel demeure de retenir que les individus conçus comme partenaires sont en partie remplaçables dans leurs rapports à l'institution, qu'ils ne sont pas, autrement dit, des individualités absolues sans lesquelles l'institution disparaîtrait. L'institution dépend certes d'individus, mais pas de ces individus-ci. L'indépendance des institutions à l’égard de « je » existants est d'autant plus saillante si l'on considère leur dimension temporelle. Pour Ricœur, toute institution est tournée vers l'avenir : elles ont toutes « l'ambition de durer » (Ricœur, Reference Ricœur1990, p. 229), sinon la possibilité de le faire. Mais comment les institutions pourraient-elles avoir l'ambition de durer, voire de se renouveler, si elles n’étaient pas ouvertes par avance à des successeurs encore aujourd'hui anonymes ? À moins de sacrifier son futur, l'institution ne peut donc jamais se refermer sur ses représentants actuels connus.
Certains critiquent l'anonymat de la pluralité en laissant croire qu'il ne se manifesterait que dans des sociétés décadentes où les institutions dominent la totalité de la vie sociale. Ainsi, pour se défaire de l'anonymat pourtant intrinsèque à la condition humaine de la pluralité, on incite à désavouer les institutions au profit des relations immédiates avec autrui. En tant qu'individu, « ma » responsabilité se limiterait donc à un ensemble discret de proches. Ricœur est convaincu que cette perspective est moins féconde qu'il n'y paraît. D'une part, l'objectif suggéré lui paraît difficile à atteindre. Pour Ricœur, en effet, « il est illusoire de vouloir transmuter toutes les relations humaines dans le style de la communion » (Ricœur, Reference Ricœur1955/2001, p. 122). D'ailleurs, rappelle-t-il, « l'amitié et l'amour sont des relations rares qui naissent dans les intervalles de relations plus abstraites, plus anonymes » (Ricœur, Reference Ricœur1955/2001, p. 122). D'autre part, Ricœur se méfie de ce qui se cache derrière l'objectif de préférer systématiquement les relations concrètes aux relations abstraites. De son point de vue, « notre tâche la plus urgente est de nous guérir de toute récrimination contre l'organisation comme telle ; nous sommes sur une pente “réactionnaire”, socialement, politiquement et théologiquement, tant que nous rêvons, sinon de l'homme des bois, du moins à l'homme du village, de la boutique et de la ferme » (Ricœur, Reference Ricœur2003, p. 122). Ricœur craint ici que la valorisation excessive des relations concrètes ne signe l'arrêt de mort de la vertu de la justice. Comme l'avait déjà montré Aristote, l'amitié met en rapport des égaux, et ce, directement. En société, toutefois, l’égalité ne peut être atteinte que si elle est rétablie par des institutions, qui agissent alors comme des instances de répartition des avantages et des désavantages. Comme le résume Ricœur, « l'amitié a pour vis-à-vis un prochain ; la justice, un tiers » (Ricœur, Reference Ricœur1991, p. 180). C'est d'ailleurs pourquoi « le phénomène distributif met en place un sujet qui n'est ni un visage ni un on, mais un chacun » (Ricœur, Reference Ricœur1991, p. 218). Ce chacun renvoie à un « il » anonyme sans lequel l'institution ne pourrait ni apparaître ni fonctionner. Bien loin d’être un vice, l'anonymat se révèle ici être au cœur de notre expérience politique.
5. Conclusion
J'ai défendu dans cet article que l'anonymat conditionne la réalisation de la liberté politique dans les institutions. J'ai d'abord montré grâce à Hegel et Ricœur que la liberté politique dépend d'institutions pour devenir une réalité concrète. Ainsi était écartée la possibilité d'une liberté politique purement individuelle. Contrairement à Hegel, toutefois, j'ai rappelé que Ricœur croit que la médiation institutionnelle peut défigurer la liberté. Je me suis attardé à l'exemple de l'anonymat des institutions, une expression qui, dans ce cas, renvoie à la déresponsabilisation des institutions qui appliquent les règles en vigueur en empêchant toute forme de remise en question. L'anonymat est ici très justement conçu comme une menace à la médiation de la liberté dans les institutions. Or, cette critique de l'anonymat des institutions peut facilement mener à rejeter en totalité la médiation institutionnelle de la liberté. J'ai alors suggéré que l'anonymat n'exprimait pas seulement un vice de l'institution, mais qu'il décrivait aussi l'un de ses traits essentiels. En effet, les institutions sont fondées sur la condition humaine de la pluralité, ce qui empêche à jamais de les réduire à une somme d'individus ou de relations dyadiques. Les institutions mettent plutôt en relation des tiers à qui elles distribuent des avantages et des désavantages. Cette distribution, dont la vertu est la justice, s’étend alors à un « il » anonyme au lieu de se limiter aux personnes qui nous sont proches.
Il est à la fois légitime et nécessaire de critiquer les institutions lorsqu'elles sont viciées. De telles institutions brisent la confiance que leur accordent leurs communautés et, par ricochet, la confiance que les communautés ont envers elles-mêmes. Mais encore faut-il critiquer la véritable source du mal qui ronge telle ou telle institution. C'est pourquoi il m'apparaît essentiel de ne pas confondre les deux formes d'anonymat que j'ai distinguées plus haut. Considérant qu'une de ces deux formes appartient à l'essence de toute institution, une critique trop expéditive de « l'anonymat des institutions » équivaut à rejeter l'institution comme telle. Et se priver de l'institution, ou inciter à toutes les déserter, n'est-ce pas là le plus grand risque que peut prendre l'humanité du XXIe siècle ?