Introduction
Le 11 décembre 2003 a été remis à Jacques Chirac, alors président de la France, le rapport de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République. Soucieux de concilier l’unité de la nation et le respect de la diversité, ce document formule 26 recommandations visant l’adaptation de la laïcité française aux nouveaux défis posés par la diversité culturelle et religieuse.
Le principe de laïcité, considéré comme «constitutif de l’histoire collective» de l’Hexagone (Stasi, Reference Stasi2003, p. 10), occupe une place de premier ordre dans la philosophie républicaine française. La laïcité se décline couramment en deux principes : le principe de séparation entre le religieux et le politique et le principe de la neutralité de l’État face aux diverses convictions religieuses ou philosophiques. Ces deux principes ne constituent pas des finalités en soi. Si le principe de séparation implique, entre autres, qu’aucune conviction religieuse ou philosophique n’a le droit de parler au nom de l’État et si le principe de neutralité, quant à lui, implique que l’État ne doit favoriser aucune de ces convictions, c’est justement afin de garantir l’égalité des citoyens et leur liberté de conscience. Les raisons le plus souvent avancées sont les suivantes : d’une part, si l’État n’est pas neutre, l’égalité entre citoyens est en danger, car la puissance publique est «en droit de traiter les individus différemment en fonction de leurs convictions religieuses, même lorsqu’une certaine liberté prévaut» (Jacquemain, Reference Jacquemain and Tayush2014, p. 117); d’autre part, s’il n’existe pas de séparation entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique, la liberté de conscience se voit menacée parce que l’exercice de la citoyenneté passe par l’adhésion de l’individu à la religion publiqueFootnote 2.
Historiquement, «la laïcité républicaine fait fond tout d’abord sur le principe d’autonomie du politique, qu’introduit dans le droit la Révolution de 1789» (Baudouin et Portier, Reference Baudouin, Portier, Baudoin and Portier2001, p. 16). Si, avant les temps révolutionnaires, l’être humain était considéré comme dépendant vis-à-vis de Dieu, après 1789, on attendra qu’il fasse preuve de sa capacité à mener une vie autonome, sans que la transcendance soit une référence nécessaire pour déterminer sa propre existence. Ce sera surtout durant la Troisième République (1870-1940) que l’exigence de laïcité en tant que principe républicain d’organisation sociale se mettra en place en France (Portier, Reference Portier, Armogathe and Willaime2002, p. 4; Hayat, Reference Hayat2013, p. 32)Footnote 3. Un aspect important est à considérer dans toute analyse sur le sujet : dès ses débuts, la laïcité républicaine française a dû se construire en opposition au catholicisme, dont la conception transcendante de l’origine du pouvoir contraste avec la conception immanentiste des républicains. De nos jours, ce n’est plus l’Église catholique qui est au centre de l’attention, mais l’islam.
Ceci dit, le républicanisme n’est pas un corps doctrinal monolithique. Même dans un pays comme la France, où les valeurs républicaines semblent faire consensus, il existe d’importantes différences parmi les propositions concernant le modèle de gestion de la diversité à privilégier. Il ne suffit donc pas de considérer que le rapport Stasi se rattache à la tradition républicaine française; ce qui importe, c’est de l’examiner à la lumière des réponses que donne cette tradition à la diversité, afin de mieux le comprendre. Pour ce faire, la première partie de cet article s’attachera à examiner trois réponses qu’a données le républicanisme français à la diversité, notamment à partir des années 90. Il s’agira ensuite de montrer que la littérature sur le rapport s’est focalisée sur la proposition d’interdire les signes religieux et que, ce faisant, on a négligé d’autres aspects, tout aussi importants. La dernière partie sera consacrée à mettre de l’avant ces aspects ignorés par la littérature savante.
1. Trois réponses républicaines à la diversité en France
En 1989, année du bicentenaire de la Révolution française, eut lieu ce que l’on appelle couramment l’«affaire du foulard», lorsque trois jeunes filles furent exclues d’un collège de Creil pour avoir refusé d’ôter leur voile. Cet évènement et d’autres qui l’ont suivi ont eu une incidence considérable non seulement sur l’accroissement de tensions identitaires en France, mais aussi sur la réflexion philosophique républicaine, dont le renouveau se constatera de plus en plus sur la scène médiatique et intellectuelle française (Bourdeau, Reference Bourdeau, Bourdeau and Merrill2007, p. 14). Certains défis posés par la diversité culturelle et religieuse occupent dès lors le devant de la scène philosophique, et il est possible de distinguer une pluralité de perspectives, chacune se réclamant d’interprétations spécifiques du républicanisme et, par conséquent, se positionnant différemment pour répondre à ces défis.
Nous utiliserons à cet effet la classification établie par le politologue anglais Jeremy Jennings dans son étude sur le républicanisme français des années 90 (Jennings, Reference Jennings2000), à savoir celle qui fait la distinction entre un républicanisme traditionnel, un républicanisme modernisé et un républicanisme multiculturel. Or, en reprenant cette typologie, nous lui attribuons un contenu plus large en y ajoutant des éléments plus récents du débat républicain sur la diversité. Il s’agira de la développer tout en l’adaptant aux propos qui sont les nôtres.
1.1. Le républicanisme traditionnel
Une première position, repérable dans le panorama philosophique sur la diversité, est celle du républicanisme traditionnel. Elle se caractérise par des points de vue critiques vis-à-vis de certaines expressions de la diversité souvent associées à la revendication de particularismes culturels et religieux, ainsi que par un rejet du multiculturalisme. Le républicanisme traditionnel soutient non seulement que le multiculturalisme appartient au monde anglo-saxon (Jelen, Reference Jelen1997; Landfried, Reference Landfried2007, p. 16), mais qu’il promeut aussi l’inégalité juridique, qu’il favorise le repli des communautés et qu’il place les cultures au-dessus de la politique et les groupes au-dessus des individus (Jennings, Reference Jennings2000, p. 589). Dans certains cas, on ira jusqu’à considérer que reconnaître des droits spécifiques aux minorités culturelles et religieuses, c’est vouloir que la France s’engage sur «la voie américaine de l’effervescence minoritaire», et que promouvoir des mesures de discrimination positive visant la réduction des inégalités culturelles, sociales et économiques, c’est s’attaquer aux principes républicains (Jelen, Reference Jelen1997), c’est «masquer le retour à une idéologie foncièrement réactionnaire» (Landfried, Reference Landfried2007, p. 95). Les multiculturalistes seraient «réactionnaires dans le sens littéral du terme» (Jelen, Reference Jelen1997, p. 138) et leur «idéologie» serait un puissant facteur de développement de l’extrême droite française (ibid., p. 143). Sous une politique multiculturelle, craignent certains auteurs, la France se scinderait progressivement en communautés ethniques, raciales ou religieuses «rivales, hostiles, séparées, réclamant, obtenant même leurs propres règles et leurs propres lois» (ibid., p. 143). Pour les républicains traditionnels, le droit à la différence est une «illusion multiculturaliste» (Todd, Reference Todd1994)Footnote 4. Certains auteurs soutiennent ainsi que le multiculturalisme se fonde sur un «respect inconditionnel» du droit à la différence, préférant se référer à la société multiculturelle en tant que «société multicommunautaire» (Taguieff, Reference Taguieff2003; Landfried, Reference Landfried2007, p. 14). La diversité en soi ne poserait «aucun problème insoluble à la tradition républicaine dans sa variante française, marquée par l’idéal régulateur d’assimilation» et par le principe de laïcité : «[c]’est le multiculturalisme institutionnel ou le multicommunautarisme normatif, en tant qu’horizon ou projet politique, qui constitue une menace ou un défi pour la tradition républicaine à la française, notamment en ce qu’il s’attaque directement au principe de laïcité et à la norme juridico-politique d’égalité de tous les citoyens devant la loi» (Taguieff, Reference Taguieff2003).
L’argument du repli communautaire et celui de l’inégalité, qui découleraient de politiques multiculturelles, reposent souvent sur une perspective qui fait de l’attachement à l’histoire et à la culture nationale française une condition sine qua non de la cohésion sociale. Le philosophe Guy Coq, par exemple, soutient que le «sentiment généreux» dont est issue la «volonté d’accueil des individus par un éloge de la société multiculturelle» ignore que «la cohésion sociale, l’intégration par la société, de tous ces membres, sont des phénomènes culturels, ont des conditions culturelles». C’est pourquoi un minimum de cohérence culturelle s’avère nécessaire si l’on ne veut pas que la société éclate «en mondes humains repliés, parfois ennemis, ambitionnant se constituer en véritables sous-sociétés concurrentes dans l’appropriation de l’espace commun» (Coq, Reference Coq1995, p. 133). La cohésion sociale française, extrêmement fragile dès lors que la religion ne garantit plus le lien social (1995, p. 133; 2005, p. 11), n’a d’autre alternative que de reposer sur l’attachement à la culture et à l’histoire nationale française.
Cette perception des politiques multiculturelles, considérées non uniquement comme une menace pour les principes républicains, mais également comme un danger pour l’avenir de la société française, trouve son corrélat dans cette autre idée selon laquelle les revendications religieuses constituent un péril permanent pour les valeurs de la République. La question du port du foulard dans les écoles publiques françaises en est l’exemple le plus significatif. Souvent, l’argumentation de ce républicanisme procède selon une logique qui présente la société comme un champ de combat où s’affrontent sans cesse les différentes conceptions religieuses. Des groupes ou des individus opèrent systématiquement pour déstabiliser la République, dont les principes fondamentaux, tels que la laïcité et l’autonomie rationnelle, sont bafoués. Cela justifie une manière spécifique d’interpréter la laïcité comme étant une «laïcité de combat». Les corolaires de cette logique sont l’opposition au port des signes religieux à l’école publique et le consensus sur une loi les interdisant (Finkielkraut, Reference Finkielkraut1989b; Badinter, Debray, et al., Reference Badinter and Debray1989; Coq, Reference Coq1989 et 1995; Landfried, Reference Landfried2007).
Un cas idéal-typique de la position du républicanisme traditionnel en ce qui concerne la question du foulard est constaté dans les écrits de Coq. Cet auteur considère que, dans le contexte de la «montée des intégrismes», toutes les tentatives d’introduction du voile «jusque dans les salles de classe prennent un sens très précis : c’est la remise en question visible de la définition de l’école comme laïque» (Coq, Reference Coq1989). Porter des signes religieux à l’école, ou, comme l’énonce Coq, «marquer l’espace scolaire de ses symboles» mettrait en péril le consensus conquis sur la laïcité. D’une part, ce serait céder aux exigences des musulmans traditionnalistesFootnote 5 et, d’autre part, cela impliquerait qu’il faille donner ce droit à tous les groupes intégristes des autres religions. Dans cette perspective, le seul port du foulard est identifié au repli communautariste (Coq, Reference Coq1995, p. 328) et à l’intégrismeFootnote 6 : le foulard serait à la fois une marque d’appartenance religieuse renvoyant à une culture autre que la culture française, et un acte de revendication des groupes ou des individus qui manipulent les jeunes filles, leur imposant de porter le voile. Le seul port du foulard constituerait aussi le «principal risque de prosélytisme» dans les écoles (Coq, Reference Coq1995, p. 282), car «le foulard en lui-même, du fait de sa seule présence, peut agir comme pression insidieuse sur les jeunes musulmanes traitées quotidiennement de “mauvaises” musulmanes par les jeunes voilées» (Coq, Reference Coq1995, p. 267). Cette conception contraste avec l’avis du Conseil d’État qui, lors de l’affaire du voile de 1989, a estimé que le seul port du foulard ne constituait pas, en lui-même, un acte de prosélytisme ou de pression sur les filles musulmanes. À l’instar d’autres républicains traditionnels (Badinter, Debray, et al., Reference Badinter and Debray1989; Finkielkraut, Reference Finkielkraut1989b), Coq a critiqué la décision du ministre Jospin de s’appuyer sur cet avis pour choisir la voie de la négociation au lieu de celle de l’interdiction. Si, pour certains (Badinter, Debray, et al., Reference Badinter and Debray1989), Jospin a trahi «la mission de l’école», pour Coq, le ministre aurait commis une «faute politique» avec «des conséquences très fâcheuses» permettant que les minorités islamistes qui manipulent les porteuses de foulards découvrent à cette occasion que la laïcité est un ventre mou, qu’au fond on pourrait sans trop de mal agir dans l’école pour déstabiliser l’idée laïque, et provoquer une grave crise au plan des principes de cette société laïque tant honnie. De plus, cette décision est aussi l’occasion de tenter de déstabiliser l’immense majorité des jeunes musulmans, qui ont fait le pas de l’intégration, mais que ce conflit monté sciemment peut perturber (Coq, Reference Coq1995, p. 267).
Coq estime donc que porter sur soi «les signes ostentatoires de ses appartenances» n’est pas acceptable dans l’espace scolaire (Coq, Reference Coq1995, p. 200) et qu’il convient de s’opposer à ce geste, «quels qu’en soient les auteurs : élèves ou enseignants» (Coq, Reference Coq1989). L’adjectif «ostentatoire» mérite que l’on s’attarde sur sa définition. C’est justement le mot qui a été utilisé dans la circulaire du ministre François Bayrou proposant, en 1994, l’interdiction des «signes ostentatoires, qui constituent en eux-mêmes des éléments de prosélytisme ou de discrimination»Footnote 7. Pourtant, ce document ne définit pas le mot, il se limite à l’opposer aux «signes discrets». La commission Stasi, quant à elle, utilisera quelques années plus tard le mot «ostensible» dans sa recommandation d’interdire les signes religieux dans les écoles publiques. Or, chez Coq, il ne semble pas y avoir de différence entre «ostensible» et «ostentatoire», puisqu’il appelle «affichage ostentatoire d’appartenance» celui que «le regard porté vers la personne ne peut éviter». Cet affichage ne serait pas souhaitable, car «il invite à regarder avant tout le membre d’une communauté particulière là où la laïcité impose de voir une personne unique, et un membre identique à tout autre de l’institution scolaire et de la société globale dont l’école a pour mission de symboliser l’unité et la cohésion toujours à refaire» (1995, p. 200). Coq a «l’intime conviction que le voile dans la classe représente un frein à l’intégration de beaucoup» (ibid., p. 328). Il faudrait donc l’interdire, et les membres des religions qui ne représentent pas une menace pour la stabilité de la République devraient aussi se conformer à cette loiFootnote 8. «Que cette règle de discrétion doive, dans la classe, s’imposer aux autres religions, je l’admets. Et je ne serais pas choqué que les kippas et les croix ostentatoires soient également interdites par une circulaire ou une loi» (Coq, Reference Coq1995, p. 328).
Terminons cette section en signalant que le républicanisme traditionnel s’attaque souvent aux justifications qui font des droits de l’homme un fondement pour autoriser le port des signes religieux dans les écoles. Dans certains cas, étant donné que les filles voilées sont perçues comme des objets de manipulation systématique et que le foulard est interprété comme un symbole de la soumission féminine, l’argument de la liberté de conscience s’effondre, tout simplement parce que «tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre» (Badinter, Debray, et al., Reference Badinter and Debray1989). Le respect de la différence n’est pas considéré comme un argument recevable, soit parce que le foulard, perçu comme contraire au principe de l’autonomie rationnelle et aux droits de l’homme, n’est pas respectable (ibid.), soit parce que «la différence revendiquée brise l’équilibre instable qui constitue l’espace laïque de la classe» (Coq, Reference Coq1989). De plus, «l’absolutisation» des droits individuels ébranlerait les principes qui fondent le droit d’éduquer : «toute démagogie politicienne sur les droits nouveaux est quasi destructrice de l’espace laïque» (Coq, Reference Coq1995, p. 200). Enfin, certains auteurs, tels que Finkielkraut, soutiennent que ce «retournement des droits de l’homme contre l’école laïque» ne serait pas seulement philosophiquement grotesque et moralement condamnable, il serait aussi un «crime politique» qui pourrait être payé très cher par la suite. Au nom de la tolérance, de la liberté individuelle et de la démocratie, les appartenances communautariennes s’exhiberaient «violement là où il était loisible jadis de les suspendre». Pour cet auteur, «nous ne savons plus faire la différence entre les droits de l’homme et les droits des tribus» (Finkielkraut, Reference Finkielkraut1989a).
1.2. Un républicanisme modernisé
Examinons une deuxième position couramment identifiée comme républicanisme modernisé, et représentée par Dominique Schnapper. Cette dernière partage la préoccupation des républicains traditionnels quant au danger de repli identitaire que comporte le multiculturalisme. Elle considère pourtant que la prise en compte des particularités, même si elle ne favorise pas la conscience commune, «ne conduit pas immédiatement et nécessairement» au communautarisme, compris comme l’enfermement des personnes dans un groupe particulier, «aux dépens de leur conscience commune et de leurs relations, au-delà de leur groupe, avec les membres de la société plus large» (Schnapper, Reference Schnapper2004, p. 180). Il revient aux institutions communes d’encourager l’ouverture des groupes. De la même manière qu’il intervient dans l’enseignement, les activités sportives et la culture pour assurer l’égalité réelle de tous les citoyens, l’État doit intervenir dans l’ordre ethnique, afin d’assurer des droits culturels là où ces derniers s’avèrent indispensables dans le but de garantir aux individus leur pleine authenticité.
Si l’on considère que l’identité personnelle n’est pas séparable d’une culture collective, l’État doit reconnaître les cultures particulières et lutter contre les discriminations dont certains ont été ou continuent d’être les victimes à cause de leur participation à cette culture. Le bien-être de l’individu ne comporte pas de limites, et l’État de la démocratie providentielle doit répondre à toutes les demandes qui visent à l’améliorer (Schnapper, Reference Schnapper2004, p. 181).
Or, selon Schnapper, cette intervention étatique comporterait plusieurs risques. Tout d’abord, on risquerait d’enfermer les individus dans leur particularisme en les assignant à un groupe, ce qui serait contradictoire avec la liberté personnelle, car l’appartenance juridique à un groupe par la naissance irait à l’encontre de la liberté démocratique. Ensuite, la reconnaissance publique des groupes favoriserait le repli des individus sur leur communauté d’origine là où il serait nécessaire de donner les moyens de dépasser cette appartenance «et d’entrer en relation avec les autres»Footnote 9. La reconnaissance des droits culturels fixerait alors, de manière permanente, les individus à leurs groupes, sans voir que ces groupes sont des constructions historiques susceptibles d’évoluer. Il s’agit du risque de fragmentation sociale que craignent les républicains traditionnelsFootnote 10, c’est-à-dire du danger de voir les communautés culturelles se juxtaposer les unes aux autres, fermées à l’échange. Finalement, on retrouve la question de l’égalité entre groupes et entre citoyens. Comment des groupes qui participent à des formes de citoyenneté différenciées peuvent-ils être égaux entre eux? Comment inscrire politiquement l’égalité de tous les citoyens et la reconnaissance des droits culturels? «Peut-on échapper à la contradiction entre la différence et l’égalité?» (Schnapper, Reference Schnapper1998, p. 482) Schnapper mobilise les réponses que certains auteurs, qu’elle considère comme étant des «communautaristes modérés» ou des «multiculturalistes modérés», ont donné à ces problèmes, à savoir
a) le droit de sortie : aucun individu ne devrait être assigné autoritairement à un groupe : il doit rester libre d’y entrer et d’en sortir;
b) les seules cultures susceptibles d’être reconnues sont celles qui ne comportent pas de traits incompatibles avec les droits de l’hommeFootnote 11; et
c) il est nécessaire de garantir l’égalité entre les groupes.
La sociologue se montre philosophiquement en accord avec ces réponses :
On ne peut que souscrire aux aspirations des penseurs multiculturalistes modérés, directement inspirées par les valeurs de l’individualisme démocratique. Comment nier que l’ordre démocratique se donne pour légitimité d’offrir à chacun les moyens de développer toutes ses capacités, de se révéler à lui-même et aux autres dans sa pure authenticité? Comment nier que la société démocratique doive conjuguer l’égalité politique du citoyen avec les aspirations de l’individu enraciné dans une histoire et une culture particulières? (2004, p. 185).
Or, si Schnapper s’arrêtait à ce stade, il n’y aurait pas de différences entre sa position et celle des multiculturalistes.
Elle croit, il est vrai, que si l’on respecte les conditions énoncées par les «multiculturalistes modérés», l’on parviendrait à un «républicanisme tolérant» (2004, p. 186)Footnote 12. La citoyenneté, tout comme les différences culturelles, est en constante modification, et ce serait donc une erreur de cristalliser l’une et les autres. Elle pense également que la citoyenneté peut se vivre sans aucun problème dans le dédoublement de la personne, tant qu’on ne cherche pas à modifier les règles de fonctionnement politique : les individus doivent accepter l’existence d’un domaine politique indépendant de leurs intérêts particuliers et suivre les règles de gouvernement propres à ce domaine. Le multiculturalisme est un fait puisque toute nation est constituée de diverses populations du point de vue religieux, culturel et social (Schnapper, Reference Schnapper1994, p. 99). Rien n’empêche les individus qui conservent le noyau dur de leur culture d’origine de participer à la vie professionnelle et collective, à la vie politique, si leurs normes ne contredisent pas les valeurs de la communauté de citoyens. Ainsi, les Sikhs portent leur turban dans l’armée du Canada, sans que cette coutume ne remette en question leur humanité, à la différence d’autres pratiques telles l’excision des fillettes ou l’esclavage (Schnapper, 2010, p. 36). Le multiculturalisme est également un droit, puisque l’ordre démocratique se fonde sur la séparation entre domaine public et domaine privé. «Si les spécificités culturelles des groupes particuliers sont compatibles avec les exigences de la vie commune, écrit Schnapper, les citoyens et les étrangers régulièrement installés sur le sol national ont le droit de cultiver leurs particularités dans leur vie personnelle comme dans la vie sociale, à condition de respecter les règles de l’ordre public» (Schnapper, Reference Schnapper1994, p. 100).
Néanmoins, Schnapper considère que les politiques multiculturalistes varient selon les contextes socio-historiques de chaque pays, et qu’il s’avère nécessaire de prendre en compte «l’histoire de la formation de la nation et de la légitimité de l’ordre politique pour adopter des politiques de reconnaissance des droits culturels» (2004, p. 187). Si le républicanisme défendu par Schnapper n’est pas multiculturaliste, c’est que, pour elle, le rôle premier de l’État consiste à «organiser l’unité de l’espace politique commun, qui permet d’intégrer par l’abstraction et l’égalité formelle de la citoyenneté tous les individus, quelles que soient leurs origines sociales, religieuses, régionales ou nationales» (ibid., p. 187, c’est nous qui soulignons). Et si, du point de vue démocratique, il est légitime que cet État réponde aux demandes de certaines populations particulières, au lieu de les refuser systématiquement, Schnapper estime, contrairement aux multiculturalistes, que «ce n’est pas son rôle que d’organiser et de subventionner les particularismes. Son abstention doit s’appliquer à l’égard des cultures particulières comme à l’égard des religions»Footnote 13. En somme, si chacun doit disposer de moyens pour participer à la vie commune, le «communautarisme» doit être laissé à la liberté et à l’initiative des individus, «encouragé par une application souple de la citoyenneté républicaine. Cela est conforme à la fois à la tradition de l’intégration française et à la légitimité des sociétés modernes, qui reposent sur l’universalité des droits du citoyen et de la protection de l’État-providence» (2004, p. 188).
La liberté et l’initiative des individus, dans l’organisation de leurs «communautarismes», ont pourtant des limites : les spécificités culturelles ou religieuses ne doivent pas être en mesure de fonder une identité politique particulière reconnue à l’intérieur de l’espace public, car cela contribuerait en effet à la dissolution de l’identité nationale «au profit des seules appartenances communautaires» (Schnapper, Reference Schnapper1994, p. 100). Également, cela irait à l’encontre de ce qui constitue, pour cette auteure, l’essence du projet national, puisque la nation se définit justement «par son ambition de transcender par la citoyenneté des appartenances particulières», qu’elles soient religieuses, culturelles, économiques, sociales ou biologiques, au sein de laquelle le citoyen est défini comme un individu abstrait «sans qualifications particulières, en-deçà et au-delà des déterminations concrètes» (ibid., p. 50). Le projet national serait ainsi universel, parce que, d’une part, il est destiné à tous ceux qui habitent dans une même nation, et d’autre part, le dépassement des particularismes par le politique est susceptible d’être adopté dans toute société. «L’universalité est l’horizon de l’idéologie de la liberté et de l’égalité postulée des individus, fondatrice de l’idée de nation» (Schnapper, Reference Schnapper1994, p. 49-50). L’universalité n’est donc pas un contenu, mais une idée régulatrice. Elle ne s’incarne pas dans une culture particulière. Elle réside plutôt dans la capacité de prendre une distance avec le donné immédiat, d’opérer une évaluation critique à l’égard de sa propre société (Schnapper, 2010, p. 37) et de transcender le privé pour se retrouver dans le public.
Bien que compatible avec le multiculturalisme dans une certaine mesure, le républicanisme modernisé reste attaché à une image idéalisée du citoyen abstrait (Heine, Reference Heine2009). Comme les républicains traditionnels, Schnapper considère que toute communauté politique démocratique, devant se fonder sur une communauté de valeurs, trouve dans la nation, et dans ses ancrages historiques et culturels, le principe universaliste d’intégration par excellence. S’éloignant des républicains traditionnels lorsqu’elle admet, sous certaines conditions, des accommodements raisonnables et des droits culturels afin que les individus accèdent à l’égalité citoyenne, Schnapper ne va pas aussi loin que la troisième position identifiée : le républicanisme multiculturel.
1.3. Le républicanisme multiculturel
Le républicanisme multiculturel cherche à répondre à la diversité culturelle et religieuse par l’inclusion sociale des individus et des groupes appartenant à des cultures distinctes de la culture dominante, se montrant favorable aux droits culturels et à la reconnaissance publique de la différenceFootnote 14. Ses tenants acceptent la légitimité des revendications culturelles et religieuses comme faisant partie de l’exercice actif de la citoyenneté et autorisent la mise en place d’accommodements afin de traiter également les individus. Ils prônent donc le multiculturalisme comme modèle d’intégration envisageable pour la France contemporaine, se situant aux antipodes du républicanisme traditionnel, auquel souvent ils se réfèrent tout simplement comme «républicanisme français». Le philosophe Joël Roman et les sociologues Michel Wieviorka et Farhad KhosrokhavarFootnote 15 peuvent être situés dans ce courant.
Roman, par exempleFootnote 16, comprend les revendications culturelles en France, notamment celles de l’islam, dans un cadre caractérisé par la «perpétuation de l’humiliation coloniale» où le racisme et les ségrégations sociales sont à l’œuvre. Il croit possible de «corriger quelque peu les tendances centripètes de la société française en lui injectant quelques doses de multiculturalisme [...]» (1995, p. 150-151). Afin de «déconstruire» le républicanisme français, cet auteur analyse les trois postures en présence dans le débat sur le multiculturalisme. Tout d’abord, la posture libérale, attachée aux droits individuels, face auxquels l’État trouve des limites, est caractérisée par une conception selon laquelle la société est constituée de liens juridiques. Ensuite, la posture «communautaire» dénonce cette conception individualiste libérale en prônant la recherche du bien commun, susceptible d’être trouvé dans les traditions propres à chaque communauté politico-culturelle. Enfin, la posture multiculturaliste met de l’avant le besoin de l’individu de se référer à une sous-culture l’instituant dans sa différence, que cette sous-culture se rapporte au genre, à l’orientation sexuelle, à la culture d’origine ou à l’ethnie. Le multiculturalisme s’allierait avec le libéralisme pour faire front contre la vision de l’identité commune ou du bien commun, typique d’un communautarisme qui ne tient pas assez compte des différences individuelles. Il se rattacherait au communautarisme dans la dénonciation de l’abstraction libérale et de sa vision du lien social en termes juridiques. Selon Roman, le fait que le républicanisme français soit hostile au multiculturalisme s’explique dès lors qu’on le comprend comme une conjonction de libéralisme et de communautarismeFootnote 17 :
Liberal, le républicanisme français l’est dans la mesure où il valorise plus que tout l’autonomie de l’individu, en tant que celui-ci est censé d’obéir à la seule raison. Mais il n’est pas moins communautaire, puisqu’il fait de l’inscription de cet individu dans une singularité historique (l’exception française) et de sa prise en charge par l’État la condition de son émancipation. Quand on parle maintenant d’introduire le multiculturalisme dans la tradition française, c’est d’abord à une mise en perspective de cette synthèse opérée par le républicanisme que l’on songe (Roman, Reference Roman1995, p. 153; 1998, p. 212).
Roman propose ainsi un multiculturalisme à la française (1995 et 1998), capable de reconnaître, en plus de la diversité de la société et des groupes qui la composent, la nécessité pour les individus de construire leurs identités sur la base des appartenances multiplesFootnote 18. Ce multiculturalisme se veut également apte à favoriser la visibilité de la différence dans l’espace public (y compris l’espace médiatique), à organiser la confrontation entre groupes pour interdire le repli sur soi des différences, à impulser une dynamique nouvelle aux relations entre l’État et la société qui emprunte la voie de la discrimination positive, là où il s’avère nécessaire de corriger les inégalités de fait, discrimination qui «ne cible pas les groupes», mais qui favorise une action différenciée de la part de l’État. Il s’agit de trouver une voie moyenne, un «multiculturalisme tempéré», qui refuse tant les enfermements communautaires que l’individualisme libéral (Roman, Reference Roman1996, p. 20).
Ces points de vue (notamment, la critique du «républicanisme français», le respect du droit à la différence, la reconnaissance publique des particularismes, la concession de droits culturels aux individus et la défense d’un multiculturalisme tempéré), se trouvent également dans les écrits de Michel Wieviorka. Ce dernier estime en effet que le débat sur la diversité en France a été largement dominé par un républicanisme qui va de l’assimilationnisme à la tolérance et qui, par naïveté ou par ignorance, accuse ceux qui favorisent un multiculturalisme tempéré de faire le jeu du communautarisme (1998, p. 251). Le discours du républicanisme français fonctionnerait à la fois comme mythe et comme idéologie, développant une image artificielle du passé et du présent, afin de concilier ce qui ne peut pas l’être dans la réalité, et ce, de manière incantatoire, irréelle et abstraite : «Tourné vers le passé, le “républicanisme” avance vers l’avenir à reculons, et en paralysant d’autant plus la réflexion sur les changements culturels et la place qu’ils réclament que les communautés qu’il invoque sont en bonne partie de l’ordre du fantasme, ou traitées de manière fallacieuse, alors que les plus actives ne sont qu’exceptionnellement ou accessoirement invoquées» (Wieviorka, 1998, p. 251).
Le républicanisme français manque donc de fondements sociologiques. Il s’attaque à l’islam par exemple, en le mettant, en relation avec la délinquance et en le qualifiant de communautariste. Or, d’un côté, la violence des «quartiers de relégation» n’est pas commise par des musulmans, mais par des jeunes sans aucun attachement religieux. De l’autre, la «hantise du communautarisme» ne vise pas les communautés de Portugais ou d’Asiatiques, dont le style de vie est beaucoup plus communautaire que celui d’autres immigrés communément ciblés par les républicains. Lorsque la critique du multiculturalisme provient de la droite ou de l’extrême-droite, elle vise en réalité une «nébuleuse sémantique» qui regroupe l’immigration, le terrorisme, la délinquance, l’insécurité et, surtout, l’islam (Wieviorka, Reference Wieviorka2011).
Or, selon cet auteur, la mise en relation du multiculturalisme et de l’islam ne va pas sans poser de problèmes, puisque «le multiculturalisme, qui traite de cultures, n’est pas adapté pour traiter de religion» (Wieviorka, 2015). Critiquer le multiculturalisme en ce qu’il répond aux défis que pose la religion musulmane est donc tout simplement inadéquat. Même si la culture et la religion se chevauchent, cette dernière doit être traitée différemment d’un point de vue institutionnel et politique. Elle relève plutôt des principes de séparation et d’articulation du religieux et du politique, comme la laïcitéFootnote 19. Si l’on parvient à considérer que la religion se trouve en dehors du cadre multiculturel, les problèmes à traiter à l’intérieur de ce cadre sont des difficultés mineures, les enjeux étant faibles et les groupes concernés peu nombreux. Il ne resterait, par exemple, que les particularismes des homosexuels, des minorités issues de migrations souvent anciennes ou des tsiganes. La conclusion qui s’ensuit est que le multiculturalisme n’a pas failli, comme on l’annonce souvent, mais que le débat s’est déplacé vers des questions pour lesquelles il n’est tout simplement pas outillé. Ce qui importe dans le multiculturalisme, c’est la promotion des droits culturels, c’est-à-dire le droit individuel de vivre la culture de son choix, à condition qu’elle ne remette pas en cause les valeurs universelles et que ces droits soient confiés aux seuls individus et non pas aux responsables ou aux chefs de file des communautés. Le multiculturalisme tempéré doit également être expérimenté avec prudence et faire l’objet d’évaluations régulières. Soucieux de concilier le droit, la raison et le respect des différences, le multiculturalisme serait même une occasion à saisir pour la gauche (Wieviorka, Reference Wieviorka2011). En fin de compte, la réalisation de cette «belle idée» qu’est la République est de moins en moins efficace. Cette dernière tend à apparaître comme «un universalisme abstrait, une promesse superbe, mais qui n’est plus tenue, et en tous cas pa[s] pour tous» : la devise républicaine «Liberté, égalité, fraternité», visible dans les écoles, ne semble pas être faite pour les jeunes issus de l’immigration maghrébine, qui habitent dans des ghettos urbains régulièrement confrontés au racisme et aux interpellations policières (Wieviorka, Reference Wieviorka2013).
Cette dénonciation de l’universalisme républicain rejoint les critiques exposées par Farhad Khosrokhavar, pour qui le refus de reconnaître les particularités culturelles et religieuses à certaines populations a contribué à ce que des franges importantes de jeunes ne se retrouvent pas dans le modèle républicain. Pour cet auteur, l’idéologie républicaine est devenue répressive au lieu de devenir libératrice, ayant rejeté le droit à la différence; elle a manqué à sa promesse d’égalité, elle a dénié la capacité effective de participation de ces populations à l’universalité. En proclamant l’intégration de tous, au nom de l’universel, elle les a exclus dans les faits, puisqu’elle leur a retiré la possibilité de recourir à des mécanismes particularistes et communautaires. Crispé sur lui-même, l’universel déshumanise les exclus et donne une image déviante de l’autre pour peu que celui-ci «s’écarte des impératifs républicains, eux-mêmes rigidifiés» (Khosrokhavar, Reference Khosrokhavar and Wieviorka1997, p. 150). Le républicanisme devient ainsi, et de plus en plus, intransigeant, monolithique, «à mesure que sa capacité d’entraîner l’adhésion des uns et des autres s’amenuise» (ibid., p. 150).
Cette idéologie de l’universel abstrait rend difficile la gestion concrète de la diversité, car elle ne tient pas compte du contenu des différences; elle incite les groupes dominés à intérioriser l’indignité dont ils sont victimes. Ainsi, au nom de l’insertion de chacun dans la nation, l’universel abstrait devient un alibi pour le refus de la reconnaissance de l’autre. Il fait violence aux minorités défavorisées lorsqu’on les démunit, lorsqu’on les atomise, en leur faisant intérioriser précisément des traits inversés de valeurs universalistes promues par la République, tels que l’indignité, l’impossibilité de s’appuyer sur les autres ou la méfiance profonde vis-à-vis des proches. Dans une société où les expressions des particularismes dans l’espace public portent atteinte aux interdits culturels majoritaires, le minoritaire devient illégitime, il dérange la majorité. Le poids que certaines minorités doivent alors supporter peut même contribuer à les pousser vers la radicalisation, faute de toute reconnaissance. En effet, le refus de reconnaître toute identité communautaire contribue à la création de néo-communautés délinquantes, comme le refus de reconnaître l’islam des jeunes, de même que le lien social que cette religion est destinée à créer chez des groupes fragiles et déstructurés, risque de contribuer à la radicalisation.
L’idéologie républicaine de l’universel abstrait repose sur deux présupposés concernant la place de la diversité dans la sphère publique. Selon le premier, l’espace public doit être homogène, les particularismes religieux et culturels étant censés s’exprimer dans la sphère privée. Quant au second, il concerne le rôle-clé accordé au politique dans la structuration de l’identité publique des membres de l’État-nation :
Tant que la croyance à ce modèle opère pour l’écrasante majorité, ce modèle normatif Footnote 20 opère comme un fait allant de soi. Que survienne la crise qui remet en cause cette évidence primordiale de la conscience nationale et, dès lors, l’équilibre entre le politique et le social se rompt. Plus le particularisme est banni du champ public et plus, par un effet de compensation, se «surpolitise» tout phénomène public. Ainsi une affaire comme celle des foulards se trouve-t-elle dotée d’un sens «politique» là où, compte tenu de ses dimension et de son contenu, elle aurait dû faire l’objet de mesures et de négociations ad hoc et locales, à l’abri de toute politisation intempestive (Khosrokhavar, Reference Khosrokhavar and Wieviorka1997, p. 129).
La politisation de l’affaire du foulard n’est donc pas purement accidentelle; elle traduit précisément des modes de gestion de la diversité dans l’espace public. Faire ôter le foulard de la tête des filles musulmanes ou les exclure de l’école est, en réalité, un exorcisme dont la fonction est de rassurer «une conscience nationale angoissée par la perspective de sa propre crise» (ibid., p. 126). Ce qui est en jeu dans cette affaire, ce n’est pas le foulard en soi, mais la signification qu’on en donne, qui est celle de l’islamisme politique ou du militantisme religieux. Ainsi, les républicains qui dénoncent le port du foulard ne tiennent pas compte de la situation concrète des filles musulmanes qui, pour eux, n’existent que comme des êtres manipulés par des islamistes ou comme des sujets diaboliques incarnant l’antidémocratie. Ces républicains opèrent donc à partir de «principes intangibles». Les filles n’ont jamais été entenduesFootnote 21.
Or, c’est justement parce que, dans le débat sur le port du voile, les voix des filles musulmanes n’ont pas été prises en compte, que Françoise Gaspard et Khosrokhavar (Reference Gaspard and Khosrokhavar1995) ont tenté de comprendre le phénomène, non pas à partir de principes abstraits ou de suppositions, mais sur la base de données empiriques obtenues par le truchement d’une étude de terrain menée dans les banlieues, notamment dans les quartiers dits «chauds». Cette étude leur a permis de tirer des conclusions opposées à celles soutenues par des républicains traditionnels.
Tout d’abord, là où les républicains traditionnels affirment que les filles portent le foulard parce qu’elles sont manipulées, étant sous la pression de leurs parents ou des islamistes, les sociologues montrent que la réalité est beaucoup plus complexe. Dans certains cas, le voile serait en effet imposé par les parents; cependant, on trouve également des cas où le port du voile est assumé ou revendiqué par de jeunes post-adolescentes, ainsi que d’autres où il est interprété par les jeunes musulmanes comme étant l’expression d’une expérience authentiquement religieuse, sans être réduit au respect des commandements islamiques. Le voile n’aurait donc pas un sens identique chez les jeunes filles. Ainsi, nombre d’entre elles se sentent en position d’infériorité à cause de leur origine sociale et ethnique; assumer le voile leur permet de se sentir dignes non seulement dans leurs propres quartiers, où souvent elles ne sont pas traitées à égalité avec les hommes, mais également dans une société qui les dévalorise, les traitant de «beurettes» (Gaspard et Khosroskhavar, Reference Gaspard and Khosrokhavar1995, p. 205). La recherche montre alors que les filles qui portent le voile ne sont pas nécessairement manipulées; il s’agit souvent d’un choix. Tel fut le cas, par exemple, de celles qui ont décidé de manifester à Grenoble, en janvier 1994, pour soutenir Shérezade, lorsque cette dernière a été exclue d’un lycée pour avoir porté le foulard, car la grande majorité des parents et des frères de ces filles n’étaient pas islamistes. Ce fut également le cas des filles exclues de collèges et de lycées en 1994, suite à la circulaire du ministre Bayrou, car celles-ci n’étaient pas associées aux islamistes (ibid., p. 211). Dans cette optique, il s’agit non de nier l’existence des associations islamistes ou la pression que ces dernières exercent sur certaines jeunes filles, mais de montrer que le phénomène, s’expliquant en partie par la virulence du rejet des musulmans par la société française, était, au moment de la recherche, conjoncturel et marginal (ibid., p. 204).
Ensuite, là où certains républicains traditionnels, tels Coq, affirment que le foulard constitue forcément un frein à l’intégration, la recherche menée par Gaspard et Khosroskhavar montre que, paradoxalement, le voile se traduit tout au contraire par une volonté d’intégration des jeunes musulmanes, à qui le port du voile permet de négocier et d’apprivoiser la distance qu’elles trouvent entre la communauté de leurs parents et la société française : «le voile des post-adolescentes qui se réclament d’une “identité voilée” ne peut être interprété comme un rejet de la citoyenneté française, mais comme une volonté d’intégration sans assimilation, une aspiration à être françaises et musulmanes» (Gaspard et Khosroskhavar, Reference Gaspard and Khosrokhavar1995, p. 204). De fait, la recherche sociologique montrerait que les filles voilées ne comprennent pas l’opposition postulée entre elles et la République.
Finalement, là où les républicains traditionnels se montrent favorables à l’interdiction du port du voile dans les écoles publiques, Gaspard et Khosroskhavar considèrent qu’exclure les filles de ces écoles aurait l’effet inverse de celui que l’on recherche : ce serait mettre ces filles, déjà largement désavantagées, à la merci des communautaristes; ce serait les pénaliser au lieu de les émanciper par à l’éducation; ce serait également opposer les arguments de la cohésion républicaine à ceux de la tolérance démocratique, sans voir que les notions de République et de démocratie sont complémentaires. Dans le contexte de la FranceFootnote 22, une telle interdiction reviendrait à
désigner une fois de plus une partie de la population, celle qui est issue de l’immigration venue des pays musulmans, comme cible de toutes les peurs de la société. Si le voile est, en soi, si dangereux, alors pourquoi ne pas aller jusqu’au bout de la logique en interdisant tous les voiles, celui des religieuses comme celui des musulmanes? Et partout! Dans la rue, au bureau, dans les transports en commun, à l’université... Mais que resterait-il de la République dont la laïcité, c’est-à-dire la neutralité, est l’un des piliers (Gaspard et Khosroskhavar, Reference Gaspard and Khosrokhavar1995, p. 210)?
Tout conflit, concluent les auteurs, a besoin d’un adversaire réel, ce qui n’est pas le cas dans le combat mené contre le foulard, où les filles voilées ont servi d’«ersatz d’adversaire». D’une part, la recherche sociologique montre que la majorité de ces filles ne sont pas ce qu’on dit d’elles. D’autre part, leur exclusion de l’école, loin de faire reculer l’islamisme ou le terrorisme, peut être exploitée par les intégristes afin de susciter des solidarités. Enfin, étant donné que, dans le combat contre le voile, on n’a jamais donné la parole aux filles voilées, on ignore souvent que ces dernières «sont presque toutes des citoyennes de la République française, et qui, pour la plupart, s’assument comme telles» (Gaspard et Khosroskhavar, Reference Gaspard and Khosrokhavar1995, p. 33).
Khosrokhavar (1997, p. 150-151) propose alors de trouver de nouvelles formes de compromis historique, de nouvelles formes de gestion de l’espace public. Entre le multiculturalisme radical «imputé aux États-Unis» et le monoculturalisme français, intransigeant et ossifié, il existe une large place pour penser l’articulation entre le particulier et l’universel. Le problème en France n’est pas celui de l’excès «d’un éventuel multiculturalisme», il est «dans la nature monolithique et de plus en plus rigide et intransigeante d’une conception de soi et de l’autre qui entend exorciser l’angoisse par le refus de la diversité et, surtout, par le rejet de la pluralité». Au lieu d’adopter la voie de la répression de l’islam néo-communautaire dans le but de désamorcer le radicalisme, il importerait d’accorder une reconnaissance limitée aux particularités culturelles et religieuses dans la sphère publique. Il faudrait également se montrer ouvert à l’égard des filles musulmanes, dont le port du voile faciliterait l’intégration, afin qu’elles puissent manifester leur religiosité au sein de la société. Les formes radicales de républicanisme doivent être remises en cause. Une nouvelle synthèse, «républicaine» et «démocratique»Footnote 23, s’avère nécessaire.
2. La conception républicaine du rapport Stasi
2.1. Réception universitaire
Si la commission Stasi a fait l’objet de nombreux travaux universitairesFootnote 24, elle n’a été que rarement examinée du point de vue républicain. Ce sont surtout sa recommandation d’interdire les signes religieux dans les écoles publiques et la loi qui en a découlé qui ont monopolisé l’attention des chercheurs, ces derniers s’étant montrés, en général, critiques à l’égard de la commission et de son rapport.
Parmi les critiques les plus courantes adressées à cette commission, mentionnons celles qui remettent en question la justification de sa mise en place, soit parce qu’on considère la question du voile comme exigüe (Terray, Reference Terray2004)Footnote 25, soit parce qu’on estime que la commission a été érigée ad hoc afin de justifier rationnellement des préjugés sur la religion et de légitimer une décision qui avait été prise a priori (Liogier, Reference Liogier2009, p. 37). Certains s’attaquent également à la neutralité de son fonctionnement en rappelant les conditions particulières dans lesquelles la commission a vu le jour, ainsi que des évènements du contexte historique et sociopolitique français qui, conjugués avec d’autres facteurs microsociologiquesFootnote 26, ont conditionné d’importantes prises de décision. La neutralité de la commission aurait été compromise (Baubérot, Reference Baubérot2004 et 2008), à cause non seulement de la pression politico-médiatiqueFootnote 27, mais aussi des influences que le président, le rapporteur et certaines personnes non membres de la commission auraient eu sur le rapport finalFootnote 28. Ces facteurs, ajoutés au mauvais fonctionnement de la commission, auraient été déterminants pour le résultat final.
Une revue de littérature sur les analyses du rapport, plus pertinentes pour notre étude, révèle que la plupart d’entre elles critiquent les arguments qui ont été mis de l’avant afin de justifier la recommandation d’interdire les signes religieux dans les écoles publiques (Adrian, Reference Adrian2006), tout en discutant le principe de laïcité (Pelletier, Reference Pelletier2005; Choudhury, Reference Choudhury2007)Footnote 29. Il existe même des travaux sur la plus récente loi interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public (2010) qui font référence au rapport Stasi comme étant un antécédent à considérer (Hunter-Henin, Reference Hunter-Henin2012). C’est dans cette perspective qu’il convient de situer les études qui contestent la légitimité de cette loi : celle-ci soulèverait d’importantes questions concernant la politique constitutionnelle, la théorie politique libérale et la formation de l’identité. Sur la base du principe de laïcité, l’État français chercherait à légitimer ce qui semble constituer de graves atteintes aux libertés religieuses et aux minorités culturelles. Le rapport Stasi a été vivement critiqué pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’a pas apporté de preuve soutenant l’affirmation selon laquelle il existe une menace islamiste pour l’ordre public. Deuxièmement, il ne s’est pas engagé dans une discussion sérieuse sur les droits en cause. Troisièmement, il contient des inconsistances conceptuelles, notamment en ce qu’il recommande d’appliquer une contrainte afin de faire face aux pressions supposément subies par les jeunes filles musulmanes. Finalement, il n’a pas démontré que l’interdiction du voile à l’école pouvait avoir des effets positifs. La recommandation en question reposerait sur des motifs douteux, qu’ils soient d’ordre juridique ou public (Leane, Reference Leane2011). Par ailleurs, on souligne que le rapport comporte une résurgence de l’idée d’assimilation comme objectif primaire de la politique gouvernementale française, ainsi qu’un affaiblissement du mouvement en faveur du droit à la différence. Cette politique assimilatrice fait obstacle à l’intégration des groupes d’immigrés musulmans (Freedman, Reference Freedman2004). La position du rapport Stasi, sur la question du voile, s’avère ainsi comme une nouvelle délimitation juridique de la liberté d’expression religieuseFootnote 30, marquant une nette rupture avec la logique précédente du gouvernement français (E. R. Thomas, Reference Thomas2006). En effet, alors même que, selon certains, la France penchait vers le multiculturalisme, notamment avec l’établissement du Conseil français du culte musulman et la création d’écoles secondaires musulmanes sous contrat avec l’État, le rapport Stasi prenait des distances avec la laïcité inclusive qui caractérisait le modèle français précédent, en avançant vers une laïcité exclusiveFootnote 31. Ce constat se fonde, encore une fois, sur la recommandation d’interdire les signes religieux à l’école :
What we have here is not a liberal-multiculturalist dilemma but a complete oxymoron: students who have chosen to be a part of the public education system are discouraged in the name of “laïcité” with the consequences of quitting or following curriculum from outside with the help of civil society organizations or turning to private schooling. The law is suspect of pushing students who have chosen to step out of their community, back to their community, back under the control of their brothers and fathers (Akan, Reference Akan2009, p. 253).
Dans une perspective similaire, l’on trouve des études qui s’intéressent à l’utilisation, par les élites politiques, du concept de laïcité comme notion centrale de l’identité nationale, afin de répondre à la question de la diversité culturelle, notamment dans les débats entourant l’adoption de la loi française de 2004. L’analyse des arguments permettant de justifier cette loi, tant par le rapport Stasi que par les élites politiques, montrerait que la question du foulard islamique a été abordée à travers une symbolique influencée principalement par une version communautarienne du républicanisme. Qui plus est, la rhétorique de la commission Stasi révèlerait que, malgré le fait que la notion de communauté ait été utilisée péjorativement dans le rapport, la dimension communautarienne du républicanisme français y est dominante. Et si le rapport comporte des éléments libéraux (par exemple, l’exigence de la liberté de conscience, de l’égalité en droit des options religieuses et de la neutralité du pouvoir public), son argumentation visant l’interdiction des signes religieux à l’école contient une dimension «républicaine communautarienne», car la laïcité y est présentée comme une valeur culturelle, issue de l’histoire de la France et traduisant une conception du bien défendue par l’État. Dans le rapport, la fonction principale de la laïcité serait alors de réaffirmer l’unité de la nation et d’empêcher la désintégration sociale. Le communautarisme républicain, selon lequel la communauté politique repose sur l’identité collective nationale, relie la menace d’une dérive communautariste à la crainte d’un multiculturalisme différentialiste, où l’hétérogénéité culturelle de la société serait poussée à l’extrême :
La peur du «communautarisme» qu’expriment les partisans d’une loi sur la laïcité reflète donc en fait une conception de la société très marquée par un républicanisme «national-communautarien». Le Rapport Stasi fait en réalité, selon le vocabulaire utilisé ici, une critique «national-communautarienne» du multiculturalisme (Heine, Reference Heine2009).
Cécile Laborde rejoint cette critique philosophique du rapport. Faisant la distinction entre le républicanisme du rapport Stasi et le républicanisme critique qu’elle défend, Laborde considère que les jugements de la commission sur le sens des signes religieux musulmans sont culturalistes et stéréotypés. Ils ne s’appuient ni sur la littérature sérieuse sur l’islam, ni sur l’avis des jeunes filles voilées. En effet, ces jugements n’ont comme fondement que le témoignage d’agents publics (chef d’établissements, enseignants, personnels de santé, etc.) se sentant menacés par des demandes d’accommodements. Or, employer ces témoignages pour justifier une loi coercitive soulève le spectre de la tyrannie de la majorité culturelle. Quant à la justification concernant l’incompatibilité intrinsèque existant entre l’expression religieuse et la neutralité de l’État, elle s’avère insuffisante pour interdire les signes religieux : d’un côté, les musulmans sont traités sévèrement (leurs demandes seraient qualifiées de préoccupantes, elles entraveraient le fonctionnement du service public) et, de l’autre, l’État français viole systématiquement le principe de neutralité lorsqu’il maintient, par exemple, le statut concordataire de l’Alsace-Moselle, cas dans lequel la laïcité est présentée comme un principe «appliqué avec empirisme». En outre, bien que le rapport Stasi souligne que l’État laïque a su faire des accommodements raisonnables favorisant les chrétiens et les juifs, il donne une interprétation inverse de cette notion lorsqu’il demande aux musulmans de mettre des limites à l’affirmation publique de leur identité. Or, en réalité, la charge des accommodements doit revenir aux institutions et non aux individus; elle implique non pas de mettre des bornes à l’identité, mais de l’affirmer dans la mesure du possible, à condition que cette demande n’entraîne pas une contrainte excessive. Au contraire, l’interprétation française considère comme légitimes, a priori, les lois et les règles existantes, sans examiner leur impact sur les minorités. Les musulmans sont ainsi assujettis à un devoir de réserve, «preuve de leur consentement “raisonnable” aux demandes du vivre-ensemble républicain» (Laborde, Reference Laborde2009, p. 27). C’est que le rapport Stasi souffre d’une tendance caractéristique du républicanisme français, qui consiste à juger la société française par des idéaux proclamés et les minorités par l’interprétation que l’on fait de leurs pratiques. En somme, le rapport Stasi «promeut un républicanisme conservateur, qui assimile les valeurs libérales, démocratiques et universelles, aux normes ethnoculturelles françaises, et juge les pratiques des minorités selon des critères qui ne font pas suffisamment la distinction entre les deux registres» (Laborde, Reference Laborde2009, p. 32).
Ce bref survol des analyses du rapport montre que la grande majorité des travaux examinés abordant la commission Stasi se sont concentrés notamment sur sa proposition d’interdire les signes religieux dans les écoles publiques, et sur la loi qui en a découlé. Parmi les aspects les plus fréquemment critiqués, on trouve la prépondérance de l’idéal d’assimilation dans le rapport, l’atteinte qu’il porte à la liberté religieuse, l’usage du principe de laïcité afin de justifier l’interdiction et le manque de preuves permettant de mesurer le danger auquel fait face la République. Certaines études présentent le rapport comme communautarien, incompatible avec le multiculturalisme, voire conservateur. Or, s’étant concentrée sur la recommandation de la commission Stasi concernant l’interdiction de porter des signes religieux, la littérature survolée a laissé inexplorés d’autres aspects du rapport. En prenant comme grille d’analyse les différentes positions républicaines examinées antérieurement, nous espérons montrer que la logique qui régit l’argumentation de cette proposition recoupe la position du républicanisme traditionnel, mais que le rapport s’en distingue par ailleurs, voire qu’il se rapproche du multiculturalisme. Qui plus est, au-delà de ces perspectives, un souci de dialogue interculturel est clairement repérable dans le rapport.
2.2. Les trois républicanismes du rapport Stasi
Le rapport Stasi formule une nette distinction entre les religions installées historiquement en France et les «nouvelles religions» qui s’y sont développées durant les dernières décennies. Les premières, richesses constitutives de la société française, ne représentent pas une menace pour la laïcité : elles ont su s’adapter à la laïcité, non sans combat, en particulier lorsqu’il s’agit de l’Église catholique. Quant aux «nouvelles religions», elles doivent trouver une place dans la société par le biais de l’intégration en évitant le repli communautaire; elles nécessitent «l’application du principe de laïcité renouvelée» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 50). La question centrale du rapport est donc celle de savoir concilier l’unité de la société et le respect de la diversité devant cette nouvelle réalité dans laquelle l’islam occupe une place de toute première importance. C’est face à l’islam et, plus précisément, face aux dérives communautariennes de certains groupes islamistes, que la République doit agir de toute urgence. La notion de communauté en soi ne pose pas problème; le rapport distingue le fait communautaire du communautarisme (ibid., p. 54) et valorise largement la communauté nationale. C’est le «repli communautaire» qui sape les fondements du pacte social : aucun individu ne peut faire «primer l’allégeance à un groupe particulier sur l’appartenance à la République» (ibid., p. 45).
Le rapport partage donc avec le républicanisme traditionnel, ainsi qu’avec le républicanisme modernisé, ce grave souci du repli communautaire. Comme ces deux courants, il insiste sur le fait que la laïcité doit permettre le dépassement des «appartenances communautaires». Il craint que le «sentiment communautaire» puisse dériver vers un «communautarisme figé» menaçant la cohésion sociale, que les individus se juxtaposent «en une mosaïque de communautés fermées sur elles-mêmes» (ibid., p. 18). À l’instar des républicains traditionnels, le rapport identifie le multiculturalisme au communautarisme. Il constate que les Pays-Bas, ayant mis en place des politiques multiculturelles, ont regretté la «logique communautaire» adoptée, car elle était source de problèmes tels que la tribalisation ou le regroupement dans des «quartiers communautaires», favorisant l’endogamie.
Le rapport partage également avec la position des républicains traditionnels l’idée selon laquelle certaines revendications religieuses menacent la stabilité de la République. La laïcité y apparaît comme affaiblie, menacée par des revendications tendant à faire prévaloir des «convictions communautaires», ainsi que par des «groupes communautaristes» qui, afin de mobiliser des militants, exploitent le malaise social dans des quartiers favorables au développement de «logiques communautaristes» (ibid., p. 45). La commission est consciente que les difficultés rencontrées étaient «encore minoritaires»; néanmoins, elle souligne qu’«elles sont réelles, fortes et annonciatrices de dysfonctionnements, d’autant plus que la diffusion récente et rapide de ces phénomènes est préoccupante» (ibid., p. 40).
À l’école, où les élèves doivent faire face aux «pressions et aux instrumentalisations des activistes politico-religieux», trouver un remède «est une urgence sociale» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 15). L’ordre public est troublé justement dans cet espace où les élèves doivent être protégés de la «fureur du monde» (ibid., p. 56). L’État doit agir pour empêcher «que leur esprit soit harcelé par la violence et les fureurs de la société» et par les «passions du monde» (ibid., p. 14). En effet, à l’école, «le port d’un signe religieux ostensible — grande croix, kippa ou voile — suffit déjà à troubler la quiétude de la vie scolaire» (ibid., p. 41). Pourtant, les difficultés ne se limitent pas au seul port du voile : les demandes d’absence, les interruptions de cours pour des motifs religieux, le refus des filles de se soumettre aux contrôles d’identité par un examinateur masculin troublent la quiétude scolaire. Même s’il s’agit d’une «minorité activiste», ces attitudes portent gravement atteinte aux principes régissant le service public. Qui plus est, les professeurs protestent lorsqu’ils voient des mères d’élèves porter le foulard dans le cadre d’une sortie scolaire. Les personnels se sentent désemparés, en situation de désarroi; ne pouvant plus accomplir leur mission, ils sont affectés moralement, font état de mal-être, de malaise, de souffrance. Ils ont le «sentiment» que les règles ne sont pas claires, que le soutien que leur apporte la hiérarchie est faible. Ils se sentent victimes d’une guérilla «permanente contre la laïcité» (ibid., p. 44). Seuls devant ces situations, «ils contestent les chiffres officiels qui minimisent les difficultés rencontrées sur le terrain» (ibid., p. 57); ils constatent les tensions que suscitent les revendications identitaires et religieuses, la formation de clans, les «regroupements communautaristes dans les cours de récréation» (ibid., p. 58). Dans le même sens, ils demandent l’interdiction des signes religieux pour «que le chef d’établissement ne soit confronté seul à la question de déterminer s’il se trouve face à un signe ostentatoire» (ibid., p. 58).
Après avoir entendu, d’une part, des représentants de grandes religions et des dirigeants d’associations des droits de l’homme s’opposant à l’interdiction des signes religieux et, d’autre part, «la quasi totalité des chefs d’établissements et de très nombreux professeurs» demandant l’interdiction, la commission a estimé que la question ne relevait plus de «la liberté de conscience, mais [de] l’ordre public» : d’un côté, le déroulement normal des enseignements ne pouvait plus être assuré; de l’autre, «des pressions» s’exerçaient sur des filles mineures pour les obliger à porter un signe religieux. Dans ces circonstances, la République ne pouvait donc rester indifférente au «cri de détresse» de ces filles. «L’espace scolaire doit rester un lieu de liberté et d’émancipation» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 58).
Voici, résumés brièvement, les arguments justifiant l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques. Cette argumentation partage avec celle des républicains traditionnels les idées suivantes :
a) la société est un espace d’affrontement des convictions religieuses et l’école est le lieu où doivent cesser ces affrontements;
b) le seul port du foulard suffit pour troubler l’ordre public;
c) la laïcité est affaiblie et menacée par des revendications religieuses;
d) même si les difficultés rencontrées son minoritaires, elles constituent une grave menace pour l’avenir;
e) il existe donc une urgence sociale qui appelle à des mesures urgentes;
f) l’une de ces mesures consiste à interdire les signes religieux; et
g) cette interdiction protège les jeunes filles des pressions communautaristes.
Ils ont également en commun la particularité de ne pas donner de chiffres permettant de mesurer le danger réel auquel se trouve exposée la République, leur argumentation reposant sur des généralisations.
Ceci dit, le rapport se distingue du républicanisme traditionnel sous certains aspects. Tout d’abord, même si l’interdiction des signes religieux semble être le corollaire d’une laïcité de combat, la commission prône une laïcité ouverte et dynamique. Elle estime que «le temps de la laïcité de combat est dépassé, laissant la place à une laïcité apaisée» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 36). Pour répondre aux nouveaux défis posés par la diversité culturelle et religieuse, «la laïcité ne doit pas être sur la défensive; elle ne peut se décliner sur le mode de la forteresse assiégée» (ibid., p. 36). Ensuite, tout en partageant avec les républicains traditionnels la crainte du repli communautariste, le rapport dénonce l’illusion d’un «pacte républicain désincarné» (ibid., p. 18) et accepte le défi de forger l’unité dans le respect de la diversité. Dans une recherche d’équilibre, le rapport évite ainsi la polarisation. Enfin, à la différence du républicanisme traditionnel, qui contestait la légitimé des arguments fondés sur les droits de l’homme pour défendre le droit de porter le foulard, la commission se préoccupe de justifier l’interdiction du voile en vertu des conditions fixées par la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ibid., p. 59).
D’autres éléments, qui permettent de constater un éloignement de la commission par rapport au républicanisme traditionnel, semblent la rapprocher de certains aspects du républicanisme modernisé, voire du républicanisme multiculturel, dans ce que ces deux courants ont de commun. Avant d’examiner ce rapprochement, rappelons que le républicanisme modernisé représente une sorte de posture intermédiaire entre les deux autres positions. Ses frontières étant floues, le républicanisme modernisé reste attaché au républicanisme traditionnel par certains aspects, tandis que par d’autres, il partage des points de vue propres au républicanisme multiculturel. Le rapport se montre ainsi proche des républicanismes traditionnel et modernisé dans leur vision forte de la citoyenneté, en ce qu’il appelle au dépassement des appartenances et insiste sur les obligations des citoyens (Stasi, Reference Stasi2003, p. 15). Il considère que, dans une société laïque, chacun doit pouvoir prendre des distances par rapport à sa propre tradition (ibid., p. 17). Il affirme que la force de l’«identité culturelle française peut favoriser le creuset de l’intégration» (ibid., p. 35), que la laïcité touche l’identité nationale (ibid., p. 36) et qu’elle peut être le levain de l’intégration de tous dans la société (ibid., p. 18). Dans le même sens, il conteste tout ce qui sape non seulement la confiance dans la République, mais également «l’identification à la nation» (ibid., p. 46).
Toutefois, le rapport tend vers ce que partagent les républicanismes modernisé et multiculturel. Il refuse, par exemple, que les choix religieux doivent être privatisés «et que leur soient déniées toute dimension sociale ou capacité d’expression publique» (ibid., p. 13). La libre expression spirituelle ou religieuse dans l’espace public y est présentée comme légitime, voire comme essentielle au débat démocratique : «les représentants des différentes options spirituelles sont fondés à intervenir à ce titre dans le débat public, comme toute composante de la société» (ibid., p. 13).
À l’instar des républicanismes modernisé et multiculturel, le rapport considère comme un «progrès» la tendance du gouvernement français à ne pas rester dans l’égalité formelle et à favoriser l’égalité réelle, adoptant, dans la pratique, des accommodements raisonnables. Parmi les mesures saluées par la commission figurent le fait que les pouvoirs publics prennent en compte les exigences liées à l’organisation des fêtes religieuses, telles que Aïd-el-Kebir et Kippour; que des locaux communaux soient mis à la disposition d’organisations communautaires; que le calendrier des fêtes religieuses soit diffusé à l’ensemble des administrations chaque année, et que celles-ci accordent l’autorisation d’absences. La commission approuve également que les interdits alimentaires liés aux convictions religieuses soient pris en compte par les administrations : davantage que par le passé, les cantines des écoles, des hôpitaux et des prisons offrent des menus diversifiés. Enfin, le rapport salue le fait que les municipalités mettent moins d’obstacles à l’édification des lieux de cultes et que l’abattage rituel commence à être mieux assuré (Stasi, Reference Stasi2003, p. 38-39).
De surcroît, la commission ne se contente pas d’énumérer ces constats. Elle encourage le gouvernement français à «poursuivre les améliorations» (ibid., p. 39). Elle dénonce les difficultés existant encore lorsqu’il s’agit de prendre des jours de congé lors des grandes fêtes musulmane et juive, et conteste le fait que des contrôles soient organisés dans les écoles en ces jours de fêtes, «privant ceux qui ont été autorisés à s’absenter de la possibilité d’y participer» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 39). En conséquence, elle estime que, sans remettre en cause le calendrier catholique, la République s’honorerait
en reconnaissant les jours les plus sacrés des deux autres grandes religions monothéistes présentes en France, les bouddhistes organisant leur fête annuelle principale un dimanche de mai. Ainsi à l’école, l’ensemble des élèves ne travailleraient pas les jours de Kippour et de l’Aïd-el-Kébir. Ces deux jours fériés supplémentaires devraient être compensés (ibid., p. 65).
Notons au passage qu’il ne s’agit pourtant pas «de remettre en cause la place historique que tiennent la culture et les confessions chrétiennes dans la société» (ibid., p. 62); il s’agit plutôt de garantir la pleine liberté de culte de toutes les options spirituelles, dans le cadre de la laïcité française.
Le rapport désapprouve également le fait qu’il n’y ait pas suffisamment d’aumôniers musulmans dans les hôpitaux ou dans les prisons, et qu’il n’y en ait ni dans les établissements scolaires, ni dans l’armée. Constatant que «certaines mesures favorisent des religions spécifiques qui ne disposent pas des mêmes moyens que les autres», le rapport propose qu’on nomme un aumônier général musulman «dans les mêmes conditions que les aumôniers généraux des autres religions» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 64), et que l’on recrute des aumôniers dans les prisons et dans l’armée (ibid., p. 67). Il regrette que, notamment dans les hôpitaux, la toilette funéraire des morts ne soit pas toujours assurée «dans le respect des règles religieuses, même lorsque celles-ci sont compatibles avec les nécessités de l’ordre public et les contraintes de service», et qu’il soit parfois impossible d’enterrer des morts «conformément aux traditions religieuses et dans le respect des lois de la République» (ibid., p. 40). Ainsi, s’attaquant à l’usage que font de la laïcité les autorités publiques lorsqu’elles refusent l’orientation des tombes dans les cimetières, la commission propose «que le ministère de l’intérieur invite au respect des convictions religieuses, notamment à l’occasion de l’expiration des concessions funéraires. En liaison avec les responsables religieux, la récupération des concessions doit se faire dans des conditions respectueuses des exigences confessionnelles, avec un aménagement des ossuaires adapté» (ibid., p. 65). Les convictions religieuses doivent également être respectées en matière alimentaire, «des substituts au porc et le poisson le vendredi doivent être proposés dans le cadre de la restauration collective (établissements scolaires, pénitentiaires, hospitaliers, d’entreprise)», à condition que la prise en compte de ces exigences religieuses soit compatible avec le bon fonctionnement du service, «selon le principe que les Québécois appellent “accommodement raisonnable”» (ibid., p. 64).
Le rapport se prononce également en faveur du financement étatique de structures communautaires et religieuses. Il va ainsi plus loin que le républicanisme modernisé, pour qui le rôle de l’État n’est pas de subventionner les communautés culturelles ou religieuses, et qui préfère laisser aux communautés le poids de leur propre subsistance. Cependant, la condition que la commission établit pour un tel financement s’accorde parfaitement avec les aspirations des républicanismes modernisé et multiculturel. En effet, pour le premier, l’organisation sociale doit soutenir les échanges, les institutions communes devant encourager l’ouverture des groupes (Schnapper, Reference Schnapper2004, p. 181). Pour le second, le multiculturalisme tempéré à appliquer en France implique justement d’organiser la confrontation entre groupes pour éviter le repli sur soi des différences (Roman, Reference Roman1996, p. 20). Cette dimension interculturelle non seulement se trouve dans le rapport Stasi, mais elle est la condition même de l’attribution d’aides financières aux communautés culturelles : «oui au financement de celles qui favorisent les échanges, les rencontres, l’ouverture sur la cité; non à l’aide aux associations qui refusent le dialogue avec le reste de la société» (Stasi, Reference Stasi2003, p. 54). Constatant que «le brassage social, l’apprentissage du vivre ensemble, le respect des différences culturelles et spirituelles dans un cadre laïque» ne peut pas être assuré par l’école à elle seule, la commission recommande d’instaurer un service civil (ibid., p. 52) et d’accorder la priorité aux équipements sportifs communs favorisant le brassage social (ibid., p. 67).
Certains aspects de la dimension interculturelle du rapport Stasi recouperont, ne serait-ce que partiellement, des recommandations de deux autres commissions proposant l’interculturalité comme modèle de société en Belgique. En effet, tant la Commission du dialogue interculturel (2005) que les Assises de l’interculturalité (2010) défendent l’engagement dans une dynamique sociale qui facilite l’interaction, la rencontre et le dialogue entre cultures. Leur conception interculturelle implique que la mixité culturelle soit favorisée et que les croyances les plus différentes puissent être accueillies sans pour autant renoncer aux valeurs démocratiques rendant le dialogue possible. Les deux commissions formulent d’ailleurs des recommandations similaires à celles de la commission Stasi, comme la prise en compte des fêtes religieuses (Delruelle et Torfs, Reference Delruelle and Torfs2005, p. 77; Foblets et Kulakowski, Reference Foblets and Kulakowski2010, p. 69), l’enseignement de certaines langues d’origine dans les écoles (Stasi, Reference Stasi2003, p. 67; Delruelle et Torfs, Reference Delruelle and Torfs2005, p. 90; Foblets et Kulakowski, Reference Foblets and Kulakowski2010, p. 44), l’intégration de l’histoire des peuples, des migrations et des cultures dans les programmes scolaires (Stasi, Reference Stasi2003, p. 55; Delruelle et Torfs, Reference Delruelle and Torfs2005, p. 89; Foblets et Kulakowski, Reference Foblets and Kulakowski2010, p. 39), la création d’une Charte («de la Laïcité» en France, «de la citoyenneté» en Belgique) définissant les droits et les obligations de chacun, mais dépourvue de valeur juridique dans le deux cas. Finalement, les trois commissions se montrent favorables à l’enseignement du fait religieux dans les écoles publiques (Stasi, Reference Stasi2003, p. 63; Delruelle et Torfs, Reference Delruelle and Torfs2005, p. 92; Foblets et Kulakowski, Reference Foblets and Kulakowski2010, p. 40), considérant qu’il favorise la compréhension des différentes cultures et traditions religieuses.
Conclusion
Nous avons analysé le rapport Stasi à la lumière de trois positions républicaines sur la diversité développées en France dans les années 90. Une première position, attachée au modèle d’assimilation et à la laïcité de combat, se prononce contre les politiques de reconnaissance publique de la diversité, contre les droits culturels et contre le multiculturalisme en tant que politique gouvernementale, sous prétexte que ces politiques conduisent à la fragmentation sociale, au repli identitaire et à l’égalité juridique. Cette position se prononce également en faveur de l’interdiction des signes religieux dans les écoles, estimant que le foulard est un signe de l’oppression communautarienne. Les filles portant le foulard se trouveraient manipulées et empêchées d’accéder à l’autonomie, cette dernière étant censée être garantie par l’école. La deuxième position partage avec la première l’idée selon laquelle l’intégration sociale implique l’identification à la nation en tant que principe universel, permettant le dépassement des particularités et le distancement critique vis-à-vis de la tradition particulière. Estimant que le rôle premier de l’État est de garantir l’égalité formelle, cette position accepte pourtant que certains droits culturels soient accordés afin de favoriser l’égalité réelle, à condition que l’ordre public ne soit pas affecté et que les droits de l’homme soient respectés. Elle s’oppose au financement public des organisations communautaires. Enfin, la troisième position prône un multiculturalisme tempéré comme modèle d’intégration pour la France. Elle défend les droits culturels et la reconnaissance publique de la diversité. Considérant légitimes les revendications culturelles et religieuses, cette perspective soutient que les accommodements raisonnables et les mesures de discrimination positive sont nécessaires afin de garantir l’accès de tous les citoyens à l’égalité réelle, l’égalité formelle étant insuffisante. Mettant de l’avant le besoin des individus de se référer à leur culture, le multiculturalisme tempéré s’oppose à l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques.
Notre analyse du rapport Stasi montre que la plupart des études qui le qualifient d’assimilationniste et d’anti-multiculturaliste, ignorent certains aspects importants du rapport, peut-être en raison de leur concentration sur l’une des 26 recommandations qu’il a formulées : celle concernant l’interdiction des signes religieux dans les écoles. Cependant, si le rapport, notamment dans l’argumentation justifiant cette interdiction, reste très proche du républicanisme traditionnel, il a également certains points communs avec les deux autres républicanismes examinés. En effet, il est difficile de lui adresser la critique, formulée par Khosrokhavar (Reference Khosrokhavar and Wieviorka1997) au sujet de l’«universalisme abstrait», selon laquelle un espace public homogène serait désirable, les particularismes religieux et culturels devant s’exprimer dans la sphère privée. De plus, loin de refuser la possibilité de recourir à des mécanismes particularistes et communautaires, le rapport propose l’égalisation des conditions en ce qui concerne le financement public des structures communautaires, encourage l’égalité réelle suivant la voie des accommodements raisonnables, et formule certaines recommandations visant des modifications institutionnelles. Parmi ces dernières, rappelons celles visant à adopter des menus dans les écoles en fonction des particularismes religieux, à faire des fêtes Kippour et Aïd-el-Kebir des jours fériés «dans toutes les écoles de la République» et à inclure certaines langues non étatiques, y compris l’arabe, dans l’éducation nationale. Ces mesures non seulement recoupent celles qui seront proposées par des commissions ouvertement interculturelles, mais elles prennent aussi en compte le besoin de l’individu de se référer à une culture l’instituant dans sa différence, conformément aux exigences des républicains multiculturalistes (Roman, Reference Roman1995). À l’instar du républicanisme modernisé, les critères conditionnant ces mesures sont le respect de l’ordre public et celui des droits fondamentaux. Néanmoins, lorsqu’il a fallu se prononcer sur la question du foulard, la commission a estimé que la question ne relevait plus de la liberté de conscience, mais de l’ordre public. Et comme les républicains traditionnels, elle a tranché en faveur de l’ordre public, au détriment du droit à la liberté de conscience.