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Le Marxisme de Sartre: Mystification ou réalité?

Published online by Cambridge University Press:  01 December 1971

Charles Gervais
Affiliation:
Collège de Maisonneuve, Montréal.

Extract

Dans un premier article sur le rapport à établir entre les problématiques sartrienne et marxiste é la lumière de la Critique de la Raison Dialectique, nous avions tenté de circonscrire projet spécifique de Sartre face au Savoir marxiste.

Nous aimerions poursuivre aujourd'hui notre réflexion par une analyse de quelques thèmes majeurs nous permettant de voir dans quelle mesure et dans quel sens ces deux problématiques se recoupent ou non. A cet effet, nous distinguerons: I) le problème du matérialisme et de la dialectique, 2) la conception de l'homme, 3) la perspective de base (rareté et surproduit), 4) le concept de classe.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1971

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References

1 Charles Gervais, «Le Marxisme de Sartre; signification et projet», dans Dialogue, vol. VIII, no 2, 1969, pp. 272–292.

2 Id., pp. 276–280.

3 C'est en termes fort explicites que Sartre s'exprime a ce sujet: «II faut choisir. En effet: ou l'on réduit tout à I'identité (ce qui revient à substituer un matérialisme mécaniste au matérialisme dialectique) — ou bien on fait de la dialectique une loi celeste qui s'impose à l'Univers, une force métaphysique qui engendre par elle-même le processus historique (et c'est retomber dans l'idéalisme hégélien) — ou bien l'on rend à l'homme singulier son pouvoir de dépassement par le travail et l'action ». Critique de la Raison Dialectique, Paris, Gallimard, i960, p. 68, Sigle C.R.D.

4 Karl Marx, Economie politique et philosophic dans (Œuvres Philosophiques, vol. VI, Paris éd. A. Gostes, 1937, pp. 35–36.

5 II n'y a done pas, comme beaucoup l'ont cru, d'opposition majeure entre Marx et Sartre à ce sujet puisque, comme nous le voyons, l'identité mise entre sciences de la nature et sciences de l'homme n'implique chez Marx, du moins avant 1848, aucun primat des premières sur les secondes alors que l'identité que refuse Sartre vise, elle, directement cette primauté.

6 Karl Marx, Idéologie allemande, dans (Œuvres Philosophiques, vol. VI, Paris, ed. A. Costes, 1937, p. 153.

7 Henri Lefebvre, Le Materialisme dialectique, P.U.F., Paris, 1949, pp. 89–90. Cité par J.Y. Calvez dans La Pensée de Karl Marx, Paris, le Seuil, 1956, pp. 381–382.

8 Dans Perspectives de l'homme, Paris, P.U.F., 1959, Roger Garaudy reproche à J.Y. Calvez d'affirmer qu'il y a chez Marx le refus de concevoir une nature indépendante de l'homme dans la nature et il se fait fort, textes à l'appui, de montrer le contraire. S'il est indéniable que nous trouvons chez Marx la reconnaissance d'une priorité d'existence de la nature sur l'homme, cela, par contre, n'implique pas nécessairement l'admission d'une dialectique dans cette nature sans addition etrangere. Ainsi. pour prendre un exemple, Sartre, dans sa Critique de la Raison Dialectique (p. 30), n'ecrit-il pas, apres avoir affirmé « La primauté de l'existence sur la conscience », « Le principe méthodologique qui fait commencer la certitude avec la réflexion ne contredit nullement le principe anthropologique qui définit la personne concrète par sa matérialité ». Revenant à la remarque de Garaudy, ajoutons que J.Y. Calvez fait lui-même très clairement le point sur la question : « Sans doute Marx admettait-il déjà une certaine priorité absolue de la nature par rapport à l'homme, mais il n'en dévoilait pas la signification, insistant avant tout sur le caractere dialectique du rapport nature-homme. Du moins, pour l'homme historique, Marx ne pouvait-il concevoir l'existence d'une nature passive, non transformée par l'homme, purement naturelle, sans rapport dialectique à l'homme ». La Pensée de Karl Marx, p. 381.

9 Le matérialisme historique est justement l'affirmation de cette primauté de l'économie. « Les faits économiques, les systèmes de moyens de production, « les forces productives » sont les faits historiques de base, tout comme la relation de l'homme à la nature, médiatisée par le travail sur la nature, est le fait de base tout court». J.Y. Calvez, La Pensée de Karl Marx, p. 407.

10 Jean Hyppolite, dans Marxisme et Existentialists, controverse sur la dialectique, coll. Tribune Libre, Paris, Plon 1962, p. 47.

11 Cf. C.R.D., p. 95.

12 Roger Garaudy, Perspectives de l'homme, p. 321.

13 C.R.D., p. 45.

14 «Ce que nous voulons dire, c'est que — sur quelque plan, à quelque niveau qu'on le considère — l'individu est toujours entier : son comportement vital, son conditionnement matériel se retrouve comme une opacité particulière, comme une finitude et tout à la fois comme un levain dans sa pensée la plus abstraite; mais réciproquement, au niveau de sa vie immédiate, sa pensée, contractée, implicite, existe déjà comme le sens de ses conduites». C.R.D. p. 89.

15 C.R.D., p. 65.

16 C.R.D., pp. 67–68.

17 C.R.D., p. 66.

18 C.R.D., p. 103, note 1. Ainsi, la seule voie capable de rendre compte de l'intelligibilité de la Raison historique demeure-t-elle celle qui envisage l'homme à la fois comme actif et comme passif dans le développement de celle-ci. Et encore faut-il « que cette contradiction soit elle-même vécue dialectiquement : cela signifie que rhomme subit la dialectique en tant qu'il la fait et qu'il la fait en tant qu'il la subit». C.R.D., p. 131.

19 C.R.D., p. 171.

20 «L'homme du besoin est une totalité organique qui se fait perpétuellement son propre outil dans le milieu de l'extériorité ». C.R.D., p. 167. Marx avait déjà dit la même chose en écrivant : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-meme vis-avis de la nature le role d'une puissance naturelle ». Karl Marx, Le Capital, trad. Roy, Ed. Sociales, 1, p. 180. Cite par J. Y. Calvez dans La Pensee de Karl Marx, P. 394.

21 Comme le souligne G. Lapassade, « C'est le processus de la réification qui était décrit par Marx dès le premier chapitre du Capital, consacré à la marchandise ». Sartre et Rousseau, dans Les Études Philosophiques, Paris, 1962 (17), p. 514.

22 Sartre remarque à ce propos que le marxisme « reste incertain quant à la nature et à l'origine de ces « collectifs » : la théorie du fétichisme, esquissée par Marx, n'a jamais été développée et, du reste, elle ne saurait s'étendre à toutes les réalités sociales; ainsi, refusant l'organicisme, il manque d'armes contre lui ». C.R.D., p. 55. Un peu plus loin, se servant de l'exemple du marché, il ajoute que la realite de celui-ci, « quelque inexorable que soient ses lois, et jusqu'à son apparence concrète, repose sur la réalité des individus aliénés et sur leur séparation ». C.R.D., p. 56.

23 C.R.D., p. 158. Voir aussi p . 199.

24 « Du point de vue de sa réalité singulière l'individu n'est pas abstrait (on peut dire que c'est le concret même) mais à la condition qu'on ait retrouvé les déterminations de plus en plus profondes qui le constituent dans son existence même comme agent historique et, en même temps, comme produit de l'histoire». C.R.D., p. 143, note 1.

25 C.R.D., p. 158.

26 C.R.D., p. 154, note 1. De nouveau, on voit clairement que le seul matérialisme que Sartre reprend à son compte est le matérialisme historique, celui, justement, qui definit la nature et l'homme comme les deux pôles constitutifs et indissociables du réel. Dès lors, c'est faire preuve d'une totale incompréhension de la signification du matérialisme chez Sartre que d'ecrire avec Ludovic Robberechts que l'une des nombreuses contradictions de la Critique de la Raison Dialectique est « qu'au milieu de retentissantes proclamations matérialistes on reconnaisse franchement que la matière n'existe pas, ne se « trouve nulle part », fait toujours partie intégrante de l'activité humaine ». Critique de la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, dans La Revue Nouvelle, Tournai, 1962 (18), no. 3, p. 312.

27 Cité par Sartre dans C.R.D., p. 218.

28 « ... il est a noter que les schèmes de la préhistoire, de l'Antiquité, du Moyen Age et de la période pré-capitaliste sont rarement présentés par Marx sous une forme intelligible. » C.R.D., p. 216.

29 C.R.D., p. 220.

30 C.R.D., p. 222.

31 C.R.D., p. 224, note 1.

32 C.R.D., p. 225.

33 C.R.D., p. 221. En d'autres mots, la Critique de la Raison Dialectique se situant au niveau des fondements, il s'agit de définir les cadres formels de l'aliénation de la praxis. « II faut entendre par là : l'expérience dialectique de l'aliénation comme possibilité a priori de la praxis humaine à partir des aliénations réelles qu'offre l'Histoire concrète. II ne serait pas concevable en effet que I'activité humaine fût aliénée ou que les relations humaines puissent être réifiées si quelque chose comme l'alienation et la réification n'était donné dans la relation pratique de l'agent à l'objet de l'acte et aux autres agents. » C.R.D., p. 154, note 1. Cette volonté de remonter au fondement même de la violence a aussi une autre cause. En effet, lorsque Marx parle de la rareté — il en parle très peu — il n'y voit qu'une solution capitaliste pour résoudre en moment de crise le déséquilibre entre le mode et les rapports de production. Ce qui veut dire que pour lui la disparition de la rareté est liée à l'avènement d'une sociéé nouvelle. Or l'apparition du socialisme n'a pas supprimé la rareté. « La vérité, écrit Sartre, apparaîtra plus tard quand on verra dans la société socialiste des contradictions nouvelles naître de la lutte géante entreprise contre la rareté ». C.R.D., p. 221. Nous avons déjà souligné dans notre premier article que Sartre refuse d'étudier le marxisme independamment de son devenir historique. C'est pourquoi s'il est juste de dire avec Jean Hyppolite qu' « En prenant conscience du monde sous-développé, Sartre, dans son radicalisme, est remonté jusqu'aux conditions concrètes de l'affrontement des hommes et des classes, il a repensé le problème de l'aliénation dans le milieu interhumain de la rareté » (Existence et dialectique dans la philosophic de Merleau-Ponty, dans Les Temps Modernes, Numéro spécial, 1961, p. 242.), il faut ajouter que la recherche sartrienne a aussi été mise en branle par l'échec du socialisme à réaliser la prévision de Marx.

34 C.R.D., pp. 647, 649.

35 C.R.D., p. 652.

36 A. De Waelhens, Sartre et la raison dialectique, dans Revue Philosophique de Louvain, Louvain, 1962 (50), no. 65, p. 90.

37 J . P. Sartre, Réponse é Claude Lefort, dans Situations, VII, Paris, Gallimard, 1965, p. 66.

38 Id., p. 67.

39 J . P. Sartre dans Les Communistes et la Paix, dans Situations, VI, Paris, Gallimard, 1964, p. 195. « Le but final du mouvement politique de la classe ouvrière est naturellement la conquête du pouvoir politique; à cet effet il faut naturellement une organisation préalable de la classe ouvrière... Là où la classe ouvrière n'est pas suffisamment organisée pour mener une campagne décisive contre le pouvoir collectif, c'est-à-dire contre le pouvoir politique des classes dominantes, il faut, en tout cas, l'y entraîner par l'agitation continuelle contre l'attitude adoptée en politique par les classes dominantes, attitude qui lui est hostile. Sinon elle reste un jouet entre leurs mains ». Karl Marx, Lettre à Bolte du 29 novembre 1871, cité par Roger Garaudy dans Karl Marx, Paris, éditions Seghers, 1964, p. 293.

40 Karl Marx, La Sainte Famille, dans (Œuvres Philosophiques, vol. II, Paris, éd. A. Costes, 1927, p. 63.

41 Lénine, Que Faire? Paris, éditions du Seuil, 1966, p. 184.

42 Réponse à Claude Lefort, dans Situations VII, p. 68.

43 Roger Garaudy, Karl Marx, p. 295.

44 J . P. Sartre, Réponse à Claude Lefort, dans Situations VII, p . 67.

45 Charles Gervais, « le Marxisme de Sartre : signification et projet » , dans Dialogue, Vol. VIII , p . 285.

46 Roger Garaudy, dans Les Lettres Frangaises, cité par J. D. Reynaud dans Sociologie et « raison dialectique », Revue française de Sociologie, 1961 (2), n. 1, p . 60.

47 Dans Perspectives de l'homme, Garaudy ira jusqu'à dire que Sartre se donne une conception simpliste du matérialisme dialectique pour justifier la raison d'≖tre de sa propre philosophic Cette déficience de la conception sartrienne du matérialisme du dehors est aussi soulignée de façon trés sarcastique, par Jacques Houbart dans son livre Un pèae dénaturé, Paris, Julliard, 1964, 218 p.. En vérité Sartre ne récuse pas l'existence d'une dialectique dans la nature pour elle-même puisqu'il va jusqu'à admettre la possibilité que la science en découvre une un jour mais il la réfusé en tant qu'elle est souvent pretexte à l'élimination de la réalité humaine. Comme il l'écrit lui-même : « A mon avis, Hyppolite a dit une chose très juste : « Toutes les concessions qu'on veut é une condition, c'est que vous ne vous serviez de l'historialisation de la nature pour naturaliser l'histoire humaine ». Marxisme et Existentialisme, p. 82. L'expérience montre que si la critique de Sartre n'est pas entièrement satisfaisante sur le plan théorique, elle est par contre pleinement justifiée au plan pratique.

48 Ce qui ne veut pas dire, nous semble-t-il, qu'il soit permis d'extrapoler et d'affirmer que la rareté ne sera jamais vaincue, en écrivant : « Cela, Sartre ne le dit pas explicitement mais, sans le dire, il nous le prouve «. A. De Waelhens, Sartre et la raison dialectique, dans Revue Philosophique de Louvain, pp. 86–87.

49 A ce sujet, A. De Waelhens remarque que « Le déplacement par rapport au marxisme est, dès lors, considérable puisque le principal ennemi à vaincre par la lutte ouvriére n'est plus, ni l'aliénation par le capitalisme ou une autre classe, mais sa propre inertie ». Sartre et la raison dialectique, dans Revue Philosophique de Louvain, p. 91. Peut-on vraiment parler ici de déplacement si tient compte du fait que tout au long de cette réflexion sur la classe, « nous n'avons pas quitté l'abstraction puisque nous avons parlé des rapports internes de la classe avec elle-même au niveau de la lutte des classes sans faire intervenir dans le schème d'intelligibilité l'action antagoniste de la classe adverse ». C.R.D., pp. 668–669.

50 A. De Waelhens, Situation de Merleau-Ponty, dans Les Temps Modernes, numéro spécial consacre a Maurice Merleau-Ponty, 1961, pp. 395–396. Colette Audry ne dit pas autre chose lorsqu'elle écrit dans son Sartre:» Mais la situation dans laquelle il (le Pour-soi) se choisit est ainsi faite qu'il lui sera impossible de reconnaître son projet dans les résultats de son acte. II ne faut pas confondre ce cas avec ce que nous avons dit de la nature du Pour-soi et des caractères de la temporalité. II ne s'agit pas d'une conscience qui ne reconnaîtrait plus son rêve d'hier dans la réalité présentement vécue : car l'impossibilité de coïncider avec soi étant la loi même de la conscience, aux yeux d'une réflexion purifiée, éprouve cette non-coincidence équivaut à éprouver sa liberté ». Sartre et la réalité humaine, coll. Philosophes de tous les temps, no 23, Paris, Seghers, 1966, p. 84.