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L'archéologie du regard chez Michel Foucault

Published online by Cambridge University Press:  06 February 2023

Camille Chamois*
Affiliation:
Fonds de la recherche scientifique (FNRS) / Faculté de Philosophie et Sciences sociales, Université libre de Bruxelles, Bruxelles, Belgique
*
*Auteur-ressource. Courriel : [email protected]
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Résumé

Dans Naissance de la clinique, Michel Foucault développe une théorie de la socialisation de la perception sous le nom d’« archéologie du regard médical ». Selon ce modèle, le regard quotidien est conditionné par un code perceptif qui détermine à la fois les traits dignes d'attention et le sens qu'il faut leur attribuer — ce que Foucault nomme des « régimes de visibilité ». Foucault pense ainsi la structuration sociale de l'expérience perceptive comme le produit d'un a priori historique dont il tente de dessiner les contours. Le but de cet article est de décrire les intérêts et les difficultés d'un tel projet. Nous montrerons notamment que Foucault ne développe aucune réelle théorie de la perception, ce qui fragilise son modèle de deux manières : au niveau théorique, d'abord, celui-ci laisse de côté la question de la transformation du code perceptif mis en évidence ; au niveau empirique, ensuite, il n'est pas en mesure de rendre compte des ethnographies contemporaines de la pratique médicale.

Abstract

Abstract

In Naissance de la clinique, Michel Foucault develops a theory of the socialization of perception called “archaeology of the medical gaze.” According to this model, the everyday gaze is conditioned by a perceptual code that determines both the features worthy of attention and the meaning to be attributed to them, called “regimes of visibility.” The aim of this article is to describe the interests and difficulties of such a project. I will show that Foucault does not develop any real theory of perception, which weakens his model in two ways: first, at the theoretical level, it leaves aside the question of the transformation of the perceptual code that has been brought to light; second, at the empirical level, it is unable to account for contemporary ethnographies of medical practice.

Type
Article
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Introduction

Le 3 mars 1991, Rodney King fut roué de coups par quatre policiers sur le bitume d'une rue de Los Angeles. La scène fut filmée par un voisin et la vidéo de ce passage à tabac devint rapidement un symbole de l'illégitimité des violences policières et de leur caractère éminemment raciste (Gooding-Williams, Reference Gooding-Williams1993). Cependant, lors du procès des policiers, la vidéo en question fut largement mobilisée par les avocats de la défense afin de prouver que, lors de l'interpellation, Rodney King était en réalité en pleine maîtrise de la situation, qu'il représentait une menace tangible pour l'intégrité des policiers et que ces derniers avaient finalement utilisé une violence tout à fait proportionnée au refus d'obtempérer du suspect (Goodwin, Reference Goodwin2009, p. 616). Cette réinterprétation de la scène s'appuyait sur une relecture des images vidéo décodées unilatéralement à travers le prisme de l'intention agressive du suspect : en multipliant les arrêts sur image (sur certaines postures de Rodney King), les gros plans (notamment sur les membres des policiers), en coupant l'image de sa bande sonore pour proposer une lecture alternative (masquant ainsi les insultes racistes proférées) et en renvoyant systématiquement au hors-champ de la séquence (à ce que le suspect avait fait et à ce qu'il allait faire), les avocats de la défense parvinrent à convaincre les jurés qu'ils ne percevaient pas un homme brutalement battu, mais un cas de légitime défense. Judith Butler a proposé d'interpréter ce procès comme « un conflit au sein du champ visuel » (Butler, Reference Butler and Gooding-Williams1993, p. 16) : selon elle, si l'interprétation de la séquence vidéo développée par les avocats de la défense a convaincu les jurés, c'est que ces derniers partageaient en fait avec lesdits avocats un « champ de visibilité racialement saturé » (Butler, Reference Butler and Gooding-Williams1993, p. 15). Cette expression désigne un ensemble de schèmes intuitifs articulant, dans un contexte socio-historique donné, certaines saillances visibles (en l'occurrence, les propriétés raciales des agents) à des trames narratives et intentionnelles invisibles (en l'occurrence, la menace et le risque d'agression). La société américaine partagerait ainsi une « épistémè raciste » qui ne se contente pas de produire des préjugés ou des stéréotypes concernant telle ou telle catégorie ethnique, mais qui, plus profondément, oriente la perception des sujets et détermine ce qui est visible ou invisible, vu ou inaperçu (Butler, Reference Butler and Gooding-Williams1993, p. 16). En ce sens, toujours selon Butler, loin de renvoyer uniquement à une sphère physiologique universelle, la perception serait intrinsèquement structurée par des scripts et des dispositifs sociotechniques qui conditionnent ce qu'il est possible de percevoir à une époque donnée et le sens qu'on attribue à ces « visibilités ». Cependant, une telle théorie constructiviste de la perception est-elle théoriquement valable ?

La théorie butlerienne de la perception est en fait l'application au cas de Rodney King d'un modèle développé par Michel Foucault au début des années 1960. Selon Foucault, il est en effet possible pour l'historien de retracer l’évolution des différents « régimes de visibilité » qui se succèdent dans l'histoire occidentale, c'est-à-dire le déplacement progressif des « limites du visible et de l'invisible »Footnote 1 (Foucault, Reference Foucault1963a, p. 197). On a récemment proposé de nommer « phénoméno-sociologie » (Le Blanc, Reference Le Blanc2009, p. 195 ; Le Blanc, Reference Le Blanc2013) cette démarche qui consiste à mettre en évidence les conditions sociales d'apparition des signes perceptifs. Mais que signifie exactement cette expression ? En quel sens la perception est-elle structurée par des sémiotiques sociales ? Dans cet article, nous proposons d’évaluer dans quelle mesure la perception doit être considérée comme « nativement conditionnée par les activités socio-symboliques attenantes » (Bondi et al., Reference Bondi, Piotrowski and Visetti2016, p. 289), c'est-à-dire comme intrinsèquement structurée par des schèmes sociotechniquesFootnote 2. Pour cela, nous nous appuierons essentiellement sur la théorie de la perception mobilisée dans Naissance de la clinique : comme son sous-titre l'indique, l'ouvrage propose explicitement de faire une « archéologie du regard médical » et cherche à prouver que le regard que les médecins portent sur le corps de leurs patients se transforme entre 1800 et 1830. Dans cet ouvrage, Foucault affirme donc une historicité du regard médical et cherche à le justifier à partir du concept de « visibilité » : cette notion sert à souligner que ce qui est visible pour un individu dans un contexte historique donné ne l'est pas forcément dans un autre contexte historique. C'est que, selon Foucault, le regard est systématiquement organisé par des « codes perceptifs fondamentaux » (Foucault, 1963/1972, p. 53, Reference Foucault2008, p. 75) qui guident l’« attention perceptive » (Foucault, 1963/1972, p. 3) et jouent le rôle d'un « quadrillage perceptif » (Foucault, Reference Foucault2008, p. 232) : les compétences théoriques, les instruments techniques, l'organisation relationnelle patient/médecin, etc. constitueraient ainsi « un espace profond, antérieur à toutes perceptions, et qui de loin les commande » (Foucault, 1963/1972, p. 3). Foucault en conclut alors à une véritable construction sociale de la perception :

[le regard] se trouve lui-même structuré par un a priori historique qui définit par exemple le “mode de perception” impliqué par le “regard qu'un médecin pose sur un malade”, la nature et la qualité de son “attention perceptive” ou encore les “perceptions concrètes” de l'expérience médicale (Sabot, Reference Sabot2013, p. 328).

Foucault ouvre ainsi la voie à une théorie de la socialisation de la perception, dont le présent article cherchera à rendre compte théoriquement. Pour cela, nous procéderons en trois temps. Dans une première partie, nous tenterons de préciser en quel sens on peut parler d'une « structuration culturelle et sociale de l'expérience » en général, et de l'expérience perceptive en particulier (Berten et Foucault, Reference Berten and Foucault1988, p. 11). Dans une deuxième partie, nous interrogerons la théorie de la perception sous-jacente au concept de « visibilité » ainsi développé. Nous soulignerons alors les difficultés inhérentes au projet foucaldien dans la mesure où celui-ci rejette toute théorie unifiée de la perception. Enfin, dans une troisième partie, nous reviendrons de manière plus générale sur la pertinence d'une analyse de l'historicité du regard en termes de changement de perspectives : nous montrerons alors qu'en l'absence d'une réelle théorie de la perception et donc de la socialisation de la perception, Foucault renvoie finalement à une théorie de l’a priori historique, transposée au niveau perceptif sous la forme d'un code ou d'une grille de lecture des phénomènes. Or, cette approche est confrontée à deux types de limite : au niveau théorique, d'abord, elle laisse de côté la question de la transformation du code perceptif en question ; au niveau empirique, ensuite, cette approche ne rend pas bien compte des ethnographies contemporaines de la pratique médicale.

1. Des phénomènes aux « visibilités » : la socialisation de la perception

Chez Foucault, l'idée d'une socialisation de la perception visuelle s'inscrit dans un contexte plus large où il cherche à mettre au jour ce qu'il appelle l’« historicité des formes d'expérience » (Foucault, Reference Foucault1984/2001, p. 1398) ou la « structuration culturelle et sociale de l'expérience » (Berten et Foucault, Reference Berten and Foucault1988, p. 11).

1.1. Les conditions socio-historiques de l'expérience vécue

Le principe général de ces analyses est que l'expérience des sujets est diversement organisée ou structurée en fonction de leur situation socio-historique, c'est-à-dire des institutions au sein desquelles ils vivent. Foucault repère cet infléchissement socio-historique dans l’évolution de la psychologie contemporaine et y voit son « avenir ». Selon lui, en effet : « il n'y aurait […] de psychologie possible que par l'analyse des conditions d'existence de l'homme et par la reprise de ce qu'il y a de plus humain en l'homme, c'est-à-dire son histoire » (Foucault, Reference Foucault1957/2001, p. 165). Ce diagnostic est partagé par de nombreux historiens français tout au long du vingtième siècle (Febvre, 1941/Reference Febvre1992b, p. 213 ; Vernant, 1965/Reference Vernant2007, p. 1706–1707). De Febvre à Vernant, on assiste ainsi à une critique anti-fixiste de la psychologie qui souligne les variations socio-historiques de telle ou telle attitude mentaleFootnote 3. Chez Foucault, ce principe général se décline en plusieurs domaines d'analyse qui concernent à la fois l'expérience vécue de la folie, le rapport à son intimité ou encore les diagnostics médicaux.

Dans le cas de la folie, Foucault loue les efforts de Karl Jaspers, Eugène Minkowski et Ludwig Binswanger pour décrire minutieusement l'expérience de l'obsession, de l'apathie et de la schizophrénie. Selon Foucault, le grand avantage de cette « psychologie phénoménologique » (Foucault, Reference Foucault1954, p. 53–54) est de proposer une description différentielle ou plurielle des modalités d'expérience, en les dérivant des différentes pathologies développées par les individus. Par contraste, toujours selon Foucault, le tort de la phénoménologie d'Edmund Husserl ou de Jean-Paul Sartre serait de se concentrer uniquement sur « l'expérience quotidienne » et de ne décrire les expériences dites « limites » que de manière très imparfaite (Foucault, Reference Foucault1980/2001, p. 862). Foucault procède donc à une pluralisation des conditions de l'expérience sur la base de facteurs psychiatriques ; mais celle-ci se double d'une mise au jour des dimensions proprement socio-historiques à l’œuvre dans un « certain nombre d'expériences collectives et sociales » (Berten et Foucault, Reference Berten and Foucault1988, p. 11). En effet, l'expérience vécue par le fou n'est pas décrite comme uniquement dépendante de facteurs psychiatriques, mais également de la situation qu'il occupe au sein de la société, c'est-à-dire des traitements qu'il subit, des jugements portés sur la maladie, etc. Foucault développe une approche culturaliste de l'expérience du fou qui s'appuie sur les travaux d’Émile Durkheim, Ruth Benedict ou Robert Lowie pour décrire la « structuration culturelle et sociale de l'expérience de la folie » (Berten et Foucault, Reference Berten and Foucault1988, p. 11). Comme l'a montré Pierre Macherey, Foucault procède alors à une « historicisation totale des conditions de la maladie mentale » (Macherey, Reference Macherey1986). En effet, si le rapport que le malade entretient avec son entourage est une cause partielle de l'expérience de la folie, il faut considérer que certaines structures sociales sont une condition, sinon de l'apparition de la folie, du moins de son apparition sous telle ou telle forme (Foucault, Reference Foucault1954, p. 71). En ce sens, « la maladie n'a sa réalité et sa valeur de maladie qu’à l'intérieur d'une culture qui la reconnaît comme telle. La malade de Janet qui avait des visions et qui présentait des stigmates, eût été, sous d'autres cieux, une mystique visionnaire et thaumaturge »Footnote 4 (Foucault, Reference Foucault1954, p. 71). Cette mise au jour de facteurs sociaux sous les facteurs proprement psychiatriques conduit Foucault à affirmer que « c'est dans l'histoire seulement que l'on peut découvrir les conditions de possibilité des structures psychologiques » (Foucault, Reference Foucault1954, p. 83).

En insistant sur les conditions socio-historiques de l'expérience vécue, Foucault se rapproche nettement de l'histoire des mentalités ou de l'histoire des sensibilités (Braudel, Reference Braudel1962 ; Lévy-Valensi, Reference Lévy-Valensi1965 ; Paltrinieri, Reference Paltrinieri2015). Ce courant historiographique se propose en effet de décrire les transformations survenues en Occident dans le domaine large des « sensibilités » : ce terme regroupe à la fois le rapport à la mort et le traitement des cadavres, les relations entretenues avec les enfants et les modalités du passage à l’âge adulte, l'idée de propreté et les pratiques hygiéniques associées ou encore les seuils de tolérance aux odeurs et les démarches d'aseptisation de l'espace public ou privé (Ariès, Reference Ariès1960, Reference Ariès1975 ; Corbin, Reference Corbin1982 ; Duerr, Reference Duerr1998 ; Vigarello, Reference Vigarello1985). Lorsqu'il propose une histoire de l'expérience de la folie ou du regard sur le malade, Foucault semble ainsi s'inscrire dans cette galaxie théorique. Conformément au programme développé par Lucien Febvre, son travail consiste alors à mettre au jour l’« outillage » mental et sensible des individus (Chartier, Reference Chartier1983 ; Febvre, 1941/Reference Febvre1992a) : il faut entendre « derrière ce terme, une gamme très ouverte de catégories, de schèmes, de dispositions informant l'expérience individuelle et collective des hommes, dans laquelle il plaçait à la fois le lexique et la syntaxe, les savoirs et les affects, les croyances, les mythes et les techniques, etc. » (Revel, Reference Revel and Giard1992, p. 87).

Si on suit cette piste de lecture, on est conduit à lire le texte de Foucault, non pas comme une histoire des « archives » (Foucault, Reference Foucault1969/2001, p. 814–815) (si on entend par là les règles qui président à l'organisation des discours, et sur lesquelles Foucault insistera à partir du milieu des années 1960), mais bien comme une histoire des formes de l'expérience (si on entend par là les modalités d'attention à tel ou tel aspect du visible). Or, sur ce point, Foucault ne peut réellement s'en remettre aux historiens des sensibilités : ceux-ci cherchent en effet à décrire une historicité des sens, mais les concepts mobilisés pour décrire les sens en question demeurent relativement imprécis. Hervé Mazurel a récemment mis au jour le corpus théorique partagé par les historiens des sensibilités (Mazurel, Reference Mazurel2014, Reference Mazurel2021 ; Chamois, Reference Chamois2021b). Ces historiens s'appuient en effet sur l'idée marxienne selon laquelle « la formation des cinq sens est le travail de toute l'histoire passée » (Marx, Reference Marx1962, p. 91). Il s'agit là certainement d'un cadre théorique pertinent ; mais la manière dont les sens sont « formés » ou « structurés » demeure largement sous-déterminée et aucun des auteurs cités ne fournit de conceptualité fine pour étudier ce point. Par ailleurs, le domaine d'analyse le plus développé par l'histoire des sensibilités est celui des « sentiments » ou des « émotions » (Nagy et Boquet, Reference Nagy, Boquet, Nagy and Boquet2009). Mais en se centrant sur la question des émotions ou des « régimes affectifs », les historiens laissent tendanciellement de côté la question des perceptions et de leur formation historique. De fait, les travaux spécifiquement consacrés à l'historicité de la perception sont longtemps demeurés minoritaires, malgré quelques ouvrages significatifs (Baxandall, Reference Baxandall1985 ; Crary, Reference Crary2016 ; Jay, Reference Jay1993). Toute la question est alors de savoir si l'histoire des sensibilités peut proposer une histoire de la perception ou une histoire du « monde comme perception », selon l'expression mise en avant par Christophe Granger (Granger, Reference Granger2014 ; Chamois, Reference Chamois2021a). Or, il semble que ce soit à un tel programme de recherche que se consacre Foucault, notamment dans Naissance de la clinique : montrer que la frontière du visible et de l'invisible se déplace au cours de l'histoire et que la perception est structurée historiquement.

1.2. L'histoire du regard : la structuration sociale de l'expérience perceptive

En proposant une « archéologie du regard médical », Foucault est conduit à développer une sorte de « phénoménologie de la perception appliquée » (Han, Reference Han1998, p. 84) dont nous voudrions maintenant cerner les contours.

Le thème des conditions de perception est relativement transversal au sein de l’œuvre de Foucault, mais il prend des accents différents en fonction des ouvrages. Dans Maladie mentale et personnalité, c'est essentiellement l'organisation spatio-temporelle du cadre perceptif qui est analysée : à la suite de Jaspers, Minkowski et Binswanger, Foucault affirme que les coordonnées spatio-temporelles du maniaque ou du schizophrène diffèrent nettement de l'espace ou du temps vécus dans l'expérience quotidienne (Foucault, Reference Foucault1954, p. 60). Il s'agit là d'une thèse importante dans l'ensemble des écrits foucaldiens des années 1950 : pour pouvoir décrire des expériences pathologiques (et par exemple de l'expérience de la phobie devant une image particulière), il faut éviter de donner une définition trop évidente des notions en question (et par exemple éviter de définir l'image comme une figure qui se détache sur un fond)Footnote 5. Ce sont donc les conditions psychologiques de la perception empirique qui sont mises en évidence. Dans Raymond Roussel, Michel Foucault se focalise sur les procédés littéraires mis en œuvre par l’écrivain (par exemple, les jeux d'homophonie)Footnote 6. Ceux-ci conduisent à des inventaires d'objets décrits les uns à la suite des autres, dont la logique dépend d'un procédé strictement linguistique, mais qui préside à ce que Foucault nomme un « déploiement fondamental du visible » (Foucault, Reference Foucault1963b, p. 141). Par contraste, dans Histoire de la folie, c'est avant tout la perception du médecin qui fait l'objet d'une étude minutieuse — c'est-à-dire les conditions sociales de la perception. Le « mode de perception » (Foucault, Reference Foucault1976, p. 66–67) étudié dans ces ouvrages désigne en effet les éléments du corps du malade qui sont considérés par les médecins, et plus largement par l'ensemble de la société, comme des symptômes et sur lesquels se porte l'attention. Les symptômes constituent ainsi une « forme de visibilité » (Foucault, 1963/1972, p. 200) particulière, si on entend par là ce qu'on est amené à remarquer ou à percevoir dans certaines conditions socio-historiques particulières. Foucault cherche alors à montrer qu'il existe une pluralité de manières « de voir, d'isoler des traits, de reconnaître ceux qui sont identiques et ceux qui sont différents » (Foucault, 1963/1972, p. 88). Dans ces deux cas, l’étude de la perception du fou ou du médecin souligne avant tout les dimensions socio-psychologiques à l’œuvre dans la perception. Dans Les mots et les choses, Foucault développe une généalogie des sciences naturelles et interroge l’émergence du concept de « vie » dans les taxinomies du XVIIIe siècle (Foucault, Reference Foucault1966, p. 173) : selon Foucault, cette émergence est notamment due aux progrès techniques et à l'invention du microscope, qui fait apparaître un certain nombre de phénomènes invisibles à l’œil nu. Ces innovations techniques entraînent ainsi une transformation nette du domaine des « visibilités », c'est-à-dire de ce que les individus d'une époque sont en mesure de percevoir, mais cette transformation est désormais liée à des questions techniques, et non plus socio-psychologiques (Foucault et Chomsky, 2001, p. 1342). Dans la même lignée, dans Surveiller et punir, Foucault souligne le rôle de l'architecture, et notamment de l'organisation spatiale des prisons, dans la répartition des zones visibles et invisibles (Foucault, Reference Foucault1975, p. 207). Le panoptique est en effet un dispositif technique qui organise des relations entre les individus autour de niveaux de visibilité particuliers — les prisonniers devant être toujours visibles, et les gardiens, toujours invisibles (Foucault, Reference Foucault1977/2001, p. 195). Au-delà du cas du panoptique, c'est l'ensemble de l'architecture spatiale qui est alors abordée par Foucault comme une modalité d'organisation du visible et de l'invisible. À cette époque, Foucault crédite par exemple Philippe Ariès d'avoir montré que l'histoire de l'architecture de la maisonnée consistait à réorganiser les zones de visibilité entre les membres de la famille (Foucault, Reference Foucault1977/2001, p. 192). C'est donc toute une théorie de la surveillance sociale comme « mise en visibilité » qui est induite. Dans ces analyses, ce sont cependant les dimensions « objectives » (techniques et architecturales) de la perception qui sont soulignées par Foucault. Il apparaît donc que la question de la perception est un domaine important des expériences sociales et collectives auxquelles se réfère Foucault, la perception étant largement analysée comme un processus qui rend visible ce qui auparavant ne l’était pas, déplaçant les frontières du visible et de l'invisible. Mais nous voudrions plus spécifiquement insister sur la dimension socio-psychologique de l'analyse, telle qu'elle est notamment développée dans Naissance de la clinique.

En effet, dans Naissance de la clinique, la question de la perception est fondamentale et abordée de front puisque la préface s'ouvre sur une analyse de ce que signifie « voir » chez Descartes et Malebranche (Foucault, 1963/1972, p. 9–10). Comme le souligne Frédéric Gros, le problème de l'ouvrage réside en ce passage, suivant lequel « ce qui était fondamentalement invisible s'offre soudain à la clarté du regard » (Foucault, 1963/1972, p. 197) ? Ou, pour le dire autrement : « comment se peut-il qu'on se mette à voir ce qu'auparavant on ne voyait pas » (Gros, Reference Gros, Artières and Da Silva2001, p. 51) ? Peut-on étudier l'historicité des formes de perception ? Pour répondre à ces questions, Foucault articule deux corpus théoriques : d'un côté, il mobilise les ressources de la tradition phénoménologique au sens large, afin de décrire ce que signifie la perception et, plus généralement, les « modes » de perception ; et de l'autre, il utilise les acquis de la sociologie ou de l'histoire sociale pour décrire la manière dont ces modes de perception évoluent historiquement. D'un côté, donc, il décrit les modalités via lesquelles le sujet se rapporte au monde à travers la perception ; de l'autre, il montre que ce rapport possède des conditions empiriques qui évoluent historiquement. L'ambition est alors de « penser l'historicité même des formes de l'expérience » (Foucault, Reference Foucault1984/2001, p. 1398). Toute la difficulté est alors d'articuler ces deux dimensions : comment décrire les formes de l'expérience pour que celles-ci soient intrinsèquement soumises à une variation historiqueFootnote 7 ? Chez Foucault, cette problématique prend la forme d'expressions duelles qui tendent à la fois vers l'idée d'expérience perceptive et vers l'idée d'organisation sociale — comme les notions de « formes de l'expérience » ou de « structures de perception », qui apparaissent à de nombreuses reprises dans Naissance de la clinique. Or, ces expressions sont globalement interchangeables : leur but est à la fois d'articuler les dimensions phénoménologique et sociale sans trop directement se rapporter à l'idée d'une expérience subjective ou d'une structure sociale. Le corpus théorique foucaldien met donc en place « un jeu d'esquives entre structure et expérience », Foucault cherchant à décrire une expérience « formée » ou « structurée », sans mobiliser une conceptualité trop nettement dualiste. Il en résulte que l'expérience dont il est systématiquement question ne désigne pas une expérience neutre, mais plutôt un engagement dans une activité sociale qui attribue au perçu une signification particulière ; et la structure mentionnée ne renvoie jamais à un système de codes discursifs qui s'appliquerait simplement à la perception, mais à des structures de la perception elle-même. C'est ce lieu de contact entre expérience et structure que les notions de « forme de l'expérience » ou de « régime de visibilité » cherchent à décrire. Que désignent donc concrètement ces régimes de visibilités qui évoluent historiquement ? À quels mécanismes perceptifs Foucault fait-il référence ?

1.3. Rendre (in)visible : la « visibilité » comme corrélat objectif de la perception

Pour analyser l'historicité du regard médical, Foucault s'appuie sur deux exemples privilégiés : confrontés à la même maladie, un médecin du XVIIIe et un médecin du XIXe siècle ne semblent pas percevoir la même chose. En 1769, le docteur Pierre Pomme affirme en effet voir « des portions membraneuses semblables à des morceaux de parchemin trempé » ; alors qu'en 1825, le docteur Antoine-Laurent-Jessé Bayle perçoit plutôt « de fausses membranes […] souvent transparentes surtout lorsqu'elles sont très minces » (Foucault, 1963/1972, p. 5). Selon Foucault, chacune de ces descriptions est paradigmatique d'un « régime de visibilité » particulier : la classification nosographique, d'une part, et la clinique anatomique, d'autre part. La méthode nosographique, qui prévaut jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, se caractérise par la mise en place de tableaux de classification des maladies, organisées en genres, espèces et sous-espèces — selon le modèle botanique de Linné. La maladie est alors étudiée comme une « essence » qui s’« exprime » dans le corps du malade par des « symptômes » que le médecin est en charge d'identifier. Ce paradigme de l’expression repose sur une dichotomie entre l'essence invisible de la maladie et ses symptômes visibles : ce que recueille le regard médical, c'est donc la manifestation visible d'une essence invisible. Dans ce cas, le médecin doit laisser de côté la dimension « accidentelle » (Foucault, 1963/1972, p. 6) ou « subalterne » (Foucault, 1963/1972, p. 3) des symptômes (due à l’âge, au mode de vie, etc.) pour se concentrer sur leur expression essentielle. La spécificité de cette « botanique des symptômes », comme la nomme Foucault, est donc de guider l'attention du médecin en l'inscrivant dans une dichotomie particulière du visible et de l'invisible : l’œil du médecin se porte sur certains symptômes visibles, c'est-à-dire sur certains traits de l'enveloppe corporelle des individus ; il fonctionne par épuration des expressions accidentelles qui risquent de brouiller le diagnostic ; et il reconduit ces symptômes à ces essences invisibles que sont les maladies connues et différenciées au sein des tableaux nosographiques. La classification nosographique apparaît donc comme une manière de découper le champ du visible en le rendant signifiant : si elle constitue une forme de « visibilité », c'est au sens où elle articule certains traits visuels (les symptômes à la surface du corps) avec certains éléments invisibles, mais énonçables (les catégories de maladies) selon un principe particulier (l'expression d'une essence dans des attributs). Il s'agit ainsi d'une première manière d'orienter le regard du médecin, conformément à certains savoirs et à certaines pratiques historiquement situées — constituant ainsi une « manière de voir » elle-même historiquement située.

Par contraste, la clinique anatomique, qui se développe au début du XIXe siècle, impose un autre type de regard médical. La maladie n'y est plus interprétée comme la phénoménalisation d'une essence invisible, mais comme la transmission de certaines caractéristiques entre des tissus ou des membranes différentes. Or, cette manière de comprendre la maladie déplace la répartition du visible et de l'invisible. Les tissus contaminés, s'ils n'apparaissent pas à première vue sur l'enveloppe extérieure du corps du malade, peuvent être perçus au niveau des organes internes lors de l'autopsie : les « symptômes extérieurs », qu'on appréhendait jusque-là comme l'expression d'une essence invisible, deviennent les « effets » extérieurs des tissus contaminés — tissus certes intérieurs au corps et donc tendanciellement soustraits au regard immédiat, mais en droit parfaitement visibles et identifiés avec précision lors de l'autopsie du cadavre. Dans cette perspective, le regard de surface cherche à s'enfoncer dans les plis du corps, étendant le domaine du visible sur ce qui n’était jusque-là qu’énonçable linguistiquement (Foucault, 1963/1972, p. 197). Parallèlement, alors que la théorie nosographique forçait à clairement distinguer les symptômes essentiels et accidentels, la médecine clinique naissante est beaucoup plus attentive aux « événements », c'est-à-dire à la propagation de la maladie d'un tissu à un autre ou d'une membrane à l'autre. C'est ainsi toute une restructuration de l'attention visuelle qui est à l’œuvre : un élément imprévu n'est plus délaissé comme un symptôme accidentel qui perturbe le diagnostic, mais il est au contraire souligné en tant qu'indice d'une propagation de la maladie dont l’événement est constitutif de la maladie elle-même (Foucault, 1963/1972, p. 97). En ce sens, le médecin n'est plus conduit à passer directement du « visible » à l’« énonçable », ou des indices visibles à la catégorie nosologique correspondante ; il doit être attentif, dans son observation, à l'origine immédiate de la maladie et anticiper sur son évolution. Il est donc conduit à articuler, dans son diagnostic, une anamnestique — c'est-à-dire un suivi des signes visuels passés — et un pronostique — c'est-à-dire une anticipation des signes de l’évolution de la maladie (Fimiani, Reference Fimiani1998, p. 72). La notion de « visibilité » désigne donc ce qu'un individu « est apte » à voir en fonction de ses compétences pratiques et des connaissances dont il dispose. Il en résulte l'idée que chaque regard « se trouve lui-même structuré par un a priori historique qui définit par exemple le “monde de perception” impliqué par le “regard qu'un médecin pose sur un malade” » (Sabot, Reference Sabot2013, p. 328). Cette structuration du regard ne fait pas l'objet d'analyses systématiques de la part de Foucault ; cependant, on peut tenter de reconstituer les dimensions de cette structuration de la perception. Nous proposons d'en distinguer quatre modalités différentes.

Un premier processus mis en évidence par Foucault consiste à isoler certaines dimensions sensibles auxquelles le regard est particulièrement attentif — par exemple, telle couleur de la peau, considérée comme inhabituelle ou nécessitant une attention particulière. Ainsi, l’œil est d'abord « structuré » au sens où le médecin repère certains traits saillants et les constitue en signes perceptifs, c'est-à-dire en unités de sens sur lesquelles le regard s'attarde (Foucault, 1963/1972, p. 133). Or, selon Foucault, le principe fondamental de constitution des signes perceptifs est la comparaison : un trait sensible ne devient saillant que s'il possède une spécificité de forme ou de couleur par rapport aux autres signes de la même catégorie (Foucault, 1963/1972, p. 134). La première dimension des régimes de visibilité concerne donc ce que les individus isolent comme signe perceptif au terme d'un processus comparatif. Un deuxième processus perceptif concerne la reconnaissance ou l'identification de certains traits visuels : le regard médical est en effet conduit à reconnaître certains signes comme étant le symptôme de telle ou telle maladie, ce qui le conduit à évaluer la forme, la disposition, le nombre et la taille des signes perçus de manière à les rapporter au tableau nosologique ou aux « codes perceptifs » (Foucault, 1963/1972, p. 83) correspondants. Or les codes nosographiques peuvent varier historiquement ; l'importance d'un tableau nosographique est elle-même sujette à variations ; et l'identification de tel ou tel symptôme mobilise de façon plus ou moins articulée les différentes modalités sensorielles — le regard s'associant plus ou moins au toucher et à l'ouïe par exemple. Après la constitution d'une qualité sensible en signe perceptif, c'est donc le sens qu'on attribue à cette saillance qui varie historiquement (Foucault, 1963/1972, p. 128). Une troisième dimension de la perception concerne ce que le regard médical anticipe comme symptôme particulier (Foucault, 1963/1972, p. 135). Le regard médical prédit, sur la base de ce qu'il perçoit, ce qu'il est supposé percevoir à l'avenir. En ce sens, « le signe annonce : pronostique, ce qui va se passer ; anamnestique, ce qui est passé ; diagnostique, ce qui se déroule actuellement » (Foucault, 1963/1972, p. 130). Or, de même que les tableaux nosographiques, ces anticipations varient massivement. Enfin, quatrièmement, les « degrés de certitude » (Foucault, 1963/1972, p. 147) dans l'identification de ce qui est perçu font également l'objet d'une grande variation. Attention, catégorisation, anticipation et certitude semblent donc constituer le contenu empirique de ce que Foucault nomme « perception », sans qu'il en propose lui-même une analyse détaillée.

Cette tentative de clarification notionnelle a deux objectifs. D'une part, il serait certainement utile pour les analyses sociologiques ou ethnologiques de pouvoir mobiliser une grille d'analyse précise de la perception. Plusieurs études récentes ont en effet cherché à étudier les « régimes de visibilité » à l’œuvre dans telle ou telle profession et les mécanismes de formation de la perception qu'ils impliquent (Horn, Reference Horn, Artières and Da Silva2001)Footnote 8. Cependant, en s'appuyant sur le corpus foucaldien, ces travaux se condamnent à une définition très générale de la perception. D'autre part, la notion même de « visibilité » a pu apparaître à certains comme une réelle innovation conceptuelle de la part de Foucault. Gilles Deleuze a par exemple proposé de voir dans cette notion une redéfinition du corrélat objectif de la perception : en ne renvoyant ni à des qualités sensibles (couleur, teinte…) ni à des entités préformées (choses ou objets), la notion de « visibilité » ouvrirait la possibilité d'une nouvelle théorie de la perception historiquement situéeFootnote 9. Cependant, le commentaire que Deleuze propose lui-même de la notion demeure rapide et allusif : il se contente en effet d'affirmer que la visibilité désigne des « formes de luminosité » qui substituent aux objets de la théorie phénoménologique « des éclairs, des miroitements, des scintillements » (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 59–60). En précisant empiriquement les phénomènes que Foucault désigne par la notion de « visibilité », nous pouvons au contraire tenter de clarifier les enjeux de cette discussion.

2. « Une phénoménologie pour en finir avec toutes les phénoménologies »Footnote 10 ?

Nous avons essayé de décrire la « visibilité », entendue comme le corrélat objectif d'un regard socialement constitué. Il faut maintenant décrire ce regard lui-même : en quel sens celui-ci est-il « socialement constitué » ? Que signifie exactement la structuration sociale de l'expérience collective ? À quelles théories de la perception et de la socialisation Foucault se réfère-t-il ?

2.1. Contre la phénoménologie : Foucault et Merleau-Ponty

Lorsqu'il se réfère à des phénomènes perceptifs, Foucault mobilise un vocabulaire et une conceptualité qui évoquent nettement la tradition phénoménologiqueFootnote 11. Cependant, il refuse explicitement de situer sa propre démarche au sein de cette tradition. Il en résulte une position ambiguë que de nombreux commentateurs ont déjà évoquée (Courtine, Reference Courtine2007 ; Lebrun, Reference Lebrun1989 ; Pradelle, Reference Pradelle2013, p. 421–431).

L'exemple du conditionnement historique du regard du médecin sur son patient est assez évocateur : il montre que les taxinomies de maladie constituent des « codes perceptifs fondamentaux » (Foucault, 1963/1972, p. 53) qui guident l’« attention perceptive » (Foucault, 1963/1972, p. 3) des médecins et constituent ainsi « champ perceptif » (Foucault, 1963/1972, p. 102) propre à une pratique médicale donnée. Tout l'enjeu, pour le généalogiste, consiste alors à restituer les composantes principales du « champ » en question — celui-ci regroupant l'ensemble des prérogatives, des pratiques, des moyens techniques et des savoirs acquis communs aux professionnels médicaux d'une époque donnée. Or, ainsi défini, c'est bien ce champ qui détermine ce que les médecins sont susceptibles de voir, ce à quoi ils prêtent attention et la manière dont ils le catégorisent. Le champ de l'expertise médicale apparaît ainsi comme « un espace profond, antérieur à toutes perceptions, et qui de loin les commande » (Foucault, 1963/1972, p. 3). Lorsque Foucault affirme que le regard médical est une expérience sociale et collective, il veut donc dire que certains dispositifs sociotechniques ont rendu apte tout un groupe socio-professionnel (celui des médecins) à percevoir certaines visibilités. À cet égard, on peut certainement parler de « phénoménologie de la perception appliquée » (Han, Reference Han1998, p. 84), si on entend par là que Foucault cherche à montrer « l'historicité des structures de perception »Footnote 12 en question. Comme le dit clairement Philippe Sabot, le regard « se trouve lui-même structuré par un a priori historique qui définit par exemple le “monde de perception” impliqué par le “regard qu'un médecin pose sur un malade” » (Sabot, Reference Sabot2013, p. 328). C'est dans cette mesure qu'on a pu parler de « phénoméno-sociologie » (Le Blanc, Reference Le Blanc2009, p. 194) ou de « phénoménologie de la perception appliquée » (Han, Reference Han1998, p. 84) pour qualifier cette démarche de socialisation de la perception.

Pourtant, Foucault refuse explicitement tout rattachement à l’œuvre de Merleau-Ponty et à la phénoménologie qu'il accuse de faire dériver les caractéristiques du visible et de l'invisible des seules grandes coordonnées de l'environnement objectif, en négligeant les « qualités sociales construites dans le monde social » (Le Blanc, Reference Le Blanc2009, p. 194). C'est pourquoi il formule à l’égard de la phénoménologie quatre critiques principales (Chamois, Reference Chamois, Alombert and Chamois2019). Premièrement, Foucault ne développe pas une analyse doxastique, si on entend par là une analyse qui cherche à justifier (ou au contraire à critiquer) la valeur de vérité d'un énoncé. Il ne cherche pas à montrer que telle ou telle manière de se rapporter aux symptômes corporels est justifiée — de sorte que la question de la perception n'apparaît pas chez lui comme un moyen de distinguer entre des énoncés conformes aux structures communes de perception et des énoncés non conformesFootnote 13. Deuxièmement, Foucault rejette toutes les démarches universalisantes, c'est-à-dire qui étudient des formes de la perception universellement partagées par tous les sujets. Toute théorie « anthropologique » (Foucault, Reference Foucault2008, p. 22), au sens où elle chercherait à décrire des caractéristiques communes à l'ensemble de l'humanité, est, selon lui, incapable de cerner ce qui fait la spécificité d'un régime de visibilité par rapport à un autre. Troisièmement, Foucault rejette toutes les démarches subjectivistes, c'est-à-dire qui cherchent à déduire les caractéristiques du perçu des caractéristiques préalables de la subjectivité percevanteFootnote 14. Toute théorie qui place un sujet isolé en situation de fondement absolu des caractéristiques du perçu est selon Foucault incapable de rendre compte du caractère socialement construit de cette perception. À l'idée d'une « souveraineté de la conscience » il substitue ainsi le rôle constitutif des « mythes, [d]es systèmes de parenté, [d]es langues » (Foucault, Reference Foucault2008, p. 25), c'est-à-dire des structures sociales. Enfin, quatrièmement, Foucault rejette toutes les démarches réflexives, si on entend par là que le retour ou que la prise de conscience de l'individu par lui-même constitue un facteur décisif de son individuationFootnote 15. On peut donc comprendre la théorie foucaldienne de la perception comme une critique directe du modèle merleau-pontien : alors que Merleau-Ponty affirme que « tout le savoir s'installe dans les horizons ouverts par la perception » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 240), faisant ainsi de la perception une des « conditions de l'existence humaine » qui légitime une approche phénoménologique du corps propre à valeur à la fois universelle et fondationnelle, Foucault réplique en décrivant « un espace profond, antérieur à toutes perceptions, et qui de loin les commande » (Foucault, 1963/1972, p. 3 ; Bimbenet, Reference Bimbenet2001), une structure historique et contingente qui guide l'attention et la perception des sujets et sur laquelle la prétendue démarche régressive du phénoménologue butterait irréductiblement. Humanité réunifiée dans l’a priori du corps propre contre dilution de l'humanité dans la pluralité des a priori historiques.

La critique de Foucault est-elle pour autant justifiée ? C'est une question méthodologiquement importante, car elle a pu prêter à confusion. En effet, dans le contexte des sciences humaines contemporaines, la référence à Merleau-Ponty est relativement commune : cependant, elle est régulièrement mobilisée pour décrire les processus de socialisation corporels (au même titre que les techniques du corps de Marcel Mauss ou le sens pratique de Pierre Bourdieu, en somme). Par exemple, un anthropologue influent comme Thomas Csordas a développé une « anthropologie de l'incarnation » qui se réclame explicitement du phénoménologue français, auquel il attribue le mérite d'avoir « reconnu que la perception était toujours attachée à un monde culturel » (Csordas, Reference Csordas1993, p. 137). Il semble donc que Foucault et Csordas aient le même objectif — développer une théorie de la perception socialisée — mais que l'un y voie un argument pour revendiquer une filiation merleau-pontienne et l'autre une raison de s'en détacher. En fait, à l'exception d'une mention concernant l'idée d'une « tradition perceptive » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1945, p. 275), la Phénoménologie de la perception ne développe pas l'idée d'une information culturelle de la perception, la perception étant au contraire assimilée à un fond universel de donation des phénomènesFootnote 16. Qu'est-ce qui explique donc cette confusion théorique ? Il y a certainement de nombreuses explications, mais une nous intéresse particulièrement, car elle éclaire également le travail de Foucault : il s'agit des travaux de Merleau-Ponty sur l'histoire de la peinture occidentale. En effet, dans « Le langage indirect et les voix du silence », Merleau-Ponty s'intéresse à l’émergence de la perspective linéaire et se demande s'il s'agit d'une représentation objective de la réalité (ce qui supposerait que « les “donnés des sens” à travers les siècles n'aient jamais varié » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1960, p. 61)), ou bien si « la perception des classiques relevait de leur culture » (Merleau-Ponty, Reference Merleau-Ponty1960, p. 61). Sous l'influence d'Erwin Panofsky, Merleau-Ponty affirme alors que l'histoire de la peinture ne renvoie pas uniquement à une histoire des œuvres, mais aussi, et corrélativement, à une histoire du regard sur les œuvres (Courville, Reference Courville2010). Le propos de Foucault contre Merleau-Ponty semble aussi justifié que situé ; mais ces précisions, en mettant en avant le rôle joué par l'histoire de l'art pictural, vont nous permettre de souligner la démarche équivalente empruntée par Foucault dans les années 1960 lorsqu'il évoque les travaux de Cassirer et de Panofsky et les échos avec son propre travail (Foucault, Reference Foucault1966/2001, Reference Foucault1967/2001).

2.2. Le néokantisme de Foucault

S'il refuse d'adosser son analyse à une phénoménologie de la perception préalable, Foucault renvoie explicitement à un autre modèle théorique : selon lui, la socialisation de la perception peut être décrite comme la structuration de la perception par un code ou une structure qui fonctionne comme une structure a priori historique de la sensibilitéFootnote 17.

L'enjeu de la notion d’a priori est de déterminer ce qui a rendu possible, à un moment donné, le déploiement de la médecine clinique ou de la psychiatrie moderneFootnote 18. Quels sont les techniques, les manières de penser, les problèmes sociaux auxquels une société se trouve confrontée et qui rendent possible le déploiement de telle ou telle institution ? La démarche foucaldienne est bien critique en ce qu'elle mobilise systématiquement une démarche régressive qui part d'un savoir ou d'une institution et qui remonte à ses conditions de possibilité (Foucault, Reference Foucault1966, p. 74). Le but de Foucault est de distinguer, dans l'expérience effective des acteurs, des dimensions qui ne relèvent pas de l'expérience elle-même, mais que celle-ci suppose. Ainsi, si on se reporte à l'expertise d'un médecin moderne vis-à-vis des symptômes de son patient, on peut déterminer des formes qui orientent son regard. Reste que ce kantisme initial subit au moins quatre reformulations majeures, qu'il nous faut maintenant préciser pour éviter toute confusion.

Premièrement, Foucault définit son entreprise transcendantale comme une mise au jour des conditions qui ont rendu possibles certaines expériences, et en l'occurrence certaines expériences perceptives particulières (Foucault, Reference Foucault1966, p. 13). Or, au sens strict, ce projet n'est pas kantien parce qu'il concerne le développement de certaines connaissances particulières et non de la connaissance en général. Ainsi, Foucault ne cherche pas à déterminer « les conditions de possibilité de l'expérience en général », mais bien ce qui « à une époque donnée, découpe dans l'expérience un champ de savoir possible » (Foucault, Reference Foucault1966, p. 171). Or, dans cette perspective, il est évident que les outils fournis par le transcendantalisme kantien s'avèrent en quelque sorte « trop larges » : s'ils peuvent désigner ce qu'il y a de commun à toutes les expériences, ils sont incapables de rendre compte à eux seuls de la spécificité d'une expérience particulière. Il est en effet absurde de vouloir spécifier la forme que prend le savoir médical de telle époque particulière exclusivement à partir d'une théorie générale des facultés sans mobiliser d'autres facteurs empiriques locaux. Selon la formule de Deleuze, Foucault cherche donc à mettre au jour des conditions qui ne sont « pas plus larges que le conditionné » (Deleuze, Reference Deleuze1966, p. 17). Ce passage des conditions de l'expérience possible aux conditions de l'expérience réelle est décisif pour comprendre les transformations que Foucault fait subir au système kantien et en quel sens il est légitime d'y voir « une relativisation et une historicisation des formes a priori de la connaissance » (Bitbol, Reference Bitbol, Lageira and Longo2017, p. 13).

Deuxièmement, le modèle transcendantal kantien cherche dans l'expérience actuelle les dimensions nécessaires à l'expérience en général : mais le but de cette analyse est de pouvoir anticiper la forme des connaissances à venir, formes qui seraient par définition les mêmes que celles qui structurent les connaissances présentes. En ce sens, le projet de Kant est d'exclure définitivement du champ de la connaissance certains types d'interrogations ou d’énoncés. Ainsi formulée, la démarche de Kant est donc une démarche de légitimation fondationnelle. Celle de Foucault est tout à fait symétrique : s'il part bien de l'existence d'un savoir particulier, il cherche justement à mettre au jour, parmi l'ensemble des conditions qui le rendent possible, celles qui proviennent de structures historiques contingentes, et en cela variables — laissant ainsi de côté les conditions d'une expérience particulière qui s'avéreraient universellement et nécessairement partagées. Son but n'est pas de dégager une couche d'universalité dans le savoir pour légitimer sa pérennité ; c'est au contraire de souligner toute la contingence pour en décrire les mutations. La démarche de Foucault consiste donc plutôt à mettre en évidence une « mobilité transcendantale » (Gros, Reference Gros, Artières and Da Silva2001, p. 52).

Il en résulte, troisièmement, une transformation de la notion de « condition » elle-même. Si l'organisation de l'espace comme le savoir médical incorporé doivent être conçus comme des « conditions », c'est dans la mesure où ils désignent des réalités du monde. Chez Kant, les conditions de l'expérience sont simplement postulées : ce sont les conditions requises pour effectuer un jugement quelconque — mais le statut ontologique de ces conditions n'est pas en question, et il serait contradictoire d'affirmer que les catégories « existent » à la manière d'une chose. Il en va différemment pour les conditions de l'expérience perceptive décrites par Foucault : s'il s'agit de conditions réelles qui conditionnent des expériences particulières, alors l'analyse régressive, du conditionné vers les conditions, doit pouvoir donner lieu à une analyse positive, des quasi-causes ou des causes partielles vers leurs effets.

Enfin, quatrièmement, les conditions de l'expérience perceptive ainsi analysées sont « extérieures au sujet » (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 67–68). Mais il faut s'entendre sur ce genre de formule, car les notions d'extériorité et de subjectivité peuvent prêter à confusion. Du côté de la subjectivité, il s'agit d'affirmer que les conditions du savoir ne sont pas limitées aux formes universelles de la sensibilité ou de l'entendement (Foucault, Reference Foucault1969/2001, p. 862). Pour déterminer les conditions de perception d'un sujet historique, il faut certes rapporter ce qui est perçu au sujet percevant ; mais il faut également rapporter le sujet percevant à sa place ou position dans le monde. Comme le note Deleuze :

La condition à laquelle la visibilité se rapporte n'est pourtant pas la manière de voir d'un sujet : le sujet qui voit est lui-même une place dans la visibilité, une fonction dérivée de la visibilité (ainsi la place du roi dans la représentation classique, ou bien la place de l'observateur quelconque dans le régime des prisons) (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 64).

On trouve certainement là la raison de la défiance à l’égard d'une approche phénoménologique, accusée de reconduire systématiquement le perçu à « une conscience fondatrice » (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 63–64). De même, du côté de la notion d’« extériorité », il faut préciser par rapport à quel type de subjectivité les conditions s'avèrent extérieures. Si on parle d'un sujet transcendantal, l'expérience lui est bien extérieure. Mais sitôt qu'on s'intéresse au sujet empirique, le sens de l'extériorité change : si on nomme « extériorité » l'organisation empirique du monde, alors celle-ci se double de conditions « intérieures » au sens des habitudes et dispositions acquises par l'individu. Les conditions du savoir ou de la perception telles que Foucault les envisage sont à la fois des habitudes incorporées par les sujets, et des organisations empiriques de leur espace.

Dès lors, si on admet l'idée selon laquelle les perceptions sont conditionnées par un ensemble de structures sociales, doit-on en conclure qu'il existe une historicité des structures de perception ? La plupart des commentateurs qui se sont penchés sur ce point ont interprété cette question dans un cadre transcendantal ou structuralisteFootnote 19. Cependant, ce genre de déclarations socioconstructivistes demeure sujet à malentendus. De quelles « structures » parle-t-on alors ? Nous l'avons dit, les termes mobilisés par Foucault sont assez hétérogènes, puisqu'il renvoie pêle-mêle à des « codes perceptifs », des « formes perceptives », des « instruments perceptifs », etc. Pour autant, il ne s'agit vraisemblablement pas d'affirmer que toutes les dimensions psychophysiologiques de la perception sont susceptibles d'historicité : Foucault n’étudie évidemment pas la perception tridimensionnelle ou l’étendue du spectre chromatique. Lorsqu'on affirme l'historicité des structures de perception, il ne faut donc pas comprendre que les formes qui organisent la perception sont susceptibles de variation historique, mais plutôt qu'il y a, dans toute perception, une dimension sociohistorique (Foucault, Reference Foucault1984/2001, p. 1399). Il ne s'agit donc pas de nier le caractère anhistorique des structures physiologiques de perception ; il s'agit d'affirmer que ces structures sont elles-mêmes prises dans des dispositifs pratiques qui en orientent le contenu et les modalités.

Sur ce point aussi, les deux articles que Foucault consacre à Cassirer et Panofsky sont intéressants. Foucault présente le travail de Cassirer de façon très élogieuse : selon lui, l'intérêt de Cassirer est de décrire des formes de discours ou de pensées communes à une collection d'individus sans pour autant les hypostasier dans des « sujets collectifs » (Foucault, Reference Foucault1966/2001, p. 575). Cependant, le point de rupture avec Cassirer est précisé à la fin de l'article : il s'agit du caractère exclusivement discursif de son analyseFootnote 20. Or, au même moment, Foucault produit un compte-rendu des Essais d'iconologie de Panofsky où il affirme que :

Panofsky lève le privilège du discours. Non pour revendiquer l'autonomie de l'univers plastique, mais pour décrire la complexité de leurs rapports : entrecroisement, isomorphisme, transformation, traduction, bref, tout ce feston du visible et du dicible qui caractérise une culture en un moment de son histoire (Foucault, Reference Foucault1967/2001, p. 649).

Foucault indexe ainsi le travail de Panofsky à une analyse plus générale des rapports du visible et du dicible, telle qu'il la développe dans les années 1960 ; il considère alors que l'intérêt de ces analyses d'histoire de l'art est de préciser, au-delà du discours, une série de « thèmes », de « motifs » ou de « formes » qui seraient aussi informées socialement (Foucault, Reference Foucault1967/2001, p. 649). Il cherche donc à préciser les contours d'une couche non-discursive et pourtant socialisée de l'expérience, conformément à l'idée d'un regard historiquement déterminéFootnote 21.

Cependant, deux types d'arguments très différents peuvent émerger face à ce type de problème. D'une part, comme le dit Foucault lui-même, les dispositifs pratiques qui structurent la perception ne peuvent pas être analysés comme des variations à partir d'une essence première de ce que serait la perception. Les transformations qui affectent la perception portent sur des plans très divers qu'il est difficile de systématiser : sur le degré de vigilance requis, sur les contenus considérés comme pertinents ou non et retenant ou non l'attention du médecin, sur la manière d'interpréter ces contenus jugés pertinents, sur les moyens techniques d'y accéder, etc. De sorte qu'il semble impossible de déterminer au préalable un principe unifié dont on pourrait, dans un second temps, montrer les variations historiques. Bref, il n'y a pas, selon Foucault, « de règles qui puissent décrire de manière atemporelle les principes auxquels obéissent les changements qui s'effectuent d'une époque à l'autre » (Dreyfus et Rabinow, Reference Dreyfus and Rabinow1984, p. 88), ces changements étant dépendants de toute une série de conditions techniques, discursives, pratiques, etc. tout à fait contingentes par rapport à l'objet étudié. Il est donc clair que les dispositifs concrets qui structurent historiquement la perception répondent à des logiques externes aux formes de la perception elle-même — et surtout des logiques hétérogènes entre elles.

Pour autant, et d'autre part, si ces dispositifs ont bien pour fonction d'orienter la perception des acteurs, il est nécessaire à l'analyse d'expliquer ce qu'il faut entendre par « perception ». Que les facteurs sociaux qui orientent la perception soient nombreux et changeants est une chose ; mais cela ne nous apprend rien sur ce qu'est la perception ni sur la manière de l’étudier. Quelle que soit la manière dont Foucault cherche à montrer l'impact des dispositifs sociaux sur la perception, il semble contraint de mobiliser au moins implicitement une théorie particulière de la perception susceptible de rendre compte des points de contact entre les dispositifs sociaux évoqués et ce qu'on nomme communément « voir » ou « percevoir ». Or, on ne trouve nulle part une telle théorie de la perception chez Foucault. C'est pourquoi certains commentateurs ont souligné le paradoxe qu'il y avait à vouloir décrire les transformations de la perception sans décrire ce qu'est la perception elle-même : en ce sens, le modèle foucaldien se trouverait dépourvu de réelle assise théoriqueFootnote 22. En évitant toute référence à des principes de perception universels, au motif qu'ils reconduisent l'analyse de la perception à une « conscience fondatrice », Foucault se prive du même coup d'une définition précise de ce qu'il entend par « perception ».

3. Place, position et perspective : enjeux épistémologiques de l'archéologie

Nous avons donc explicité en quel sens on peut dire qu'il existe une histoire des « manières de voir » dans le propos foucaldien. Dans cette troisième partie, nous allons nous focaliser sur le modèle théorique susceptible de cerner une telle historicité : peut-on affirmer que les acteurs adoptent différentes « perspectives » sur le monde ? Quel concept de « perspective » peut s'avérer opérant pour rendre compte d'une variation des perceptions du monde (et non pas simplement des représentations) ?

3.1. Les conditions de la variation de l'expérience

Foucault mobilise ce qu'on pourrait nommer un « principe de relativité » du perçu, qui consiste en un double mouvement de relativisation : relativisation de ce qui est perçu au sujet percevant, d'abord ; et relativisation du sujet percevant à la place qu'il occupe au sein du monde, ensuite. La notion de « visibilités » cherche en effet à circonscrire ce que perçoit tel ou tel individu particulier. Foucault procède donc à une première étape de régression en tentant de mettre au jour les conditions subjectives impliquées dans la perception empirique du sujet. Cependant, le sujet dont il s'agit alors n'est pas un sujet abstrait — c'est un sujet historiquement situé au sein de dispositifs de mise en visibilité des objets. Foucault procède bien à une dérivation des visibilités par rapport au sujet percevant, qui se double d'une dérivation du sujet percevant par rapport à la position qu'il occupe dans le monde. Cette seconde démarche s'apparente à un effort pour « désabsolutiser » le sujet percevantFootnote 23. Ainsi définie, l'analyse de Foucault est une analyse anti-subjectiviste, si on entend par « subjectivisme » une analyse qui se contente de dériver les caractéristiques du perçu de celles du sujet percevant — plaçant ainsi ce dernier dans une position absolueFootnote 24. Cependant, il faut noter que cette entreprise de situation du sujet, qui consiste concrètement à mettre au jour l'ensemble des conditions empiriques de son expérience, est une entreprise en droit infinie : les conditions réelles d'une expérience quelconque, « les éléments génétiques qui rendent raison de tel fait précis au sein même de l'expérience immédiate » (Lapoujade, Reference Lapoujade2010, p. 32–33), impliquent l'ensemble de ses antécédents. C'est un problème qui est propre à la démarche foucaldienne : en passant d'une démarche critique à une démarche à la fois historique et critique, l'archéologie foucaldienne est confrontée à une difficulté absente du transcendantalisme kantien — à savoir la nécessité de circonscrire, parmi l'ensemble des conditions d'une expérience réelle, celles qui sont pertinentes pour l'analyse. Ce problème est parfois sous-déterminé chez les commentateurs. Par exemple, lorsqu'il étudie la notion de visibilité, Deleuze affirme :

La condition à laquelle la visibilité se rapporte n'est pourtant pas la manière de voir d'un sujet : le sujet qui voit est lui-même une place dans la visibilité, une fonction dérivée de la visibilité (ainsi la place du roi dans la représentation classique, ou bien la place de l'observateur quelconque dans le régime des prisons) (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 64).

Ce faisant, il souligne bien le processus de relativisation que nous venons d’évoquer, mais il laisse totalement de côté la détermination de « ce à quoi » la visibilité est relative. Il se contente en effet d'affirmer qu'elle est relative à la « place » occupée par l'observateur : mais que désigne cette notion ? Évidemment, la position du roi dans le dispositif de surveillance des sujets et la position du gardien dans le dispositif de surveillance des prisons ne sont pas du tout de même nature. Deleuze mobilise une notion de « place » qui aplanit totalement ces différences, mais qui, de façon plus problématique encore, prétend éclairer l'enjeu de Naissance de la clinique avec ces exemples extraits de Les mots et les choses et Surveiller et punir Footnote 25. Mais le choix de ces exemples particuliers n'est-il pas au contraire un indice de la difficulté à appliquer la notion de « place » à Naissance de la clinique ? Ou, pour le dire autrement, à quel espace topologique peut-on reconduire les différents sujets percevants étudiés dans Naissance de la clinique ?

Si Deleuze ne perçoit pas le problème d'une telle transposition, c'est parce qu'il interprète déjà les premiers travaux de Foucault comme des œuvres « structuralistes » qui s'appuient sur une théorie topologique du social. Cependant, une telle lecture n'est pas satisfaisante. En effet, dans son article « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », Deleuze affirme que l’œuvre de Foucault relève de plein droit du structuralisme, au même titre que les travaux de Jacques Lacan ou Claude Lévi-Strauss. À cet égard, elle impliquerait une définition de l'organisation sociale comme espace purement topologique. Au sein de cet espace structural, « les places […] sont premières par rapport aux choses et aux êtres réels qui viennent les occuper » (Deleuze, 1972/Reference Deleuze2002, p. 243). Entendue en ce sens, la place au sein d'une structure sociale désignerait donc les conditions de l'expérience qui permettent à la fois d'expliquer pourquoi tel individu perçoit ce qu'il perçoit et pourquoi un autre individu, situé à une autre place du champ social, perçoit autrement. Il en résulte deux conséquences. D'une part, les individus concrets doivent être analytiquement séparés des places qu'ils occupent dans la structure sociale, de sorte que « les vrais “sujets” ne sont pas ceux qui viennent occuper les places, individus concrets ou hommes réels […], mais d'abord les places dans un espace topologique et structural » (Deleuze, 1972/Reference Deleuze2002, p. 243). Et d'autre part, l'expérience de l'individu peut être inférée et dérivée à partir de l'analyse de la place qu'il occupe dans la structure : on entend par là le fait que « la psychologie empirique se trouve […] déterminée par une topologie transcendantale » (Deleuze, 1972/Reference Deleuze2002, p. 244). Cette formule fait clairement écho aux affirmations de Lévi-Strauss selon lesquelles « la formulation psychologique n'est qu'une traduction, sur le plan du psychisme individuel, d'une structure proprement sociologique » (Lévi-Strauss, 1950/2012, p. 16). Si on suit cette piste de lecture, le but de l'archéologie foucaldienne serait de mettre en évidence une structure sociale, définie comme un ensemble de places qui fonctionnent comme des conditions de possibilité d'une expérience particulière : c'est pourquoi « le structuralisme n'est pas séparable d'une philosophie transcendantale nouvelle, où les lieux l'emportent sur ce qui les remplit. Père, mère, etc., sont d'abord des lieux dans une structure » (Deleuze, 1972/Reference Deleuze2002, p. 244). On serait alors amené à définir la perspective ou le point de vue d'un individu à partir de sa position dans un espace, l'espace étant lui-même constitué par l'ensemble de ces positionsFootnote 26. Cette approche topologique du social restitue bien une certaine dimension de temporalité ou de dynamisme (au sens où l'individu passe, au cours de sa vie, par plusieurs places successives) ; mais cette temporalité est elle-même surdéterminée par l'organisation sociale qui relève de plein droit d'un modèle structurel fixe et renvoie in fine à une théorie du « perspectivisme spatial » mal ajustée au projet archéologique.

Or, il nous semble que la description deleuzienne n'est pas convaincante et qu'une transposition de ce modèle à Naissance de la clinique échoue à rendre compte des analyses foucaldiennes pour deux raisons. D'une part, parce qu'elle ne semble pas pouvoir s'appliquer aux problèmes de perception : les exemples sur lesquels s'appuie Deleuze sont d'ordre essentiellement statutaire (et ponctuellement matériel, dans le passage sur l'architecture des prisons). Il envisage donc l'histoire biographique d'un individu comme le passage d'une position statutaire à une autre au sein d'une société elle-même envisagée comme un ensemble de positions codéterminées structurellement — comme le passage de la position de célibataire à la position de marié. Ce faisant, il reprend une théorie très ancienne qui assimile le social à une maison composée de plusieurs pièces que l'individu traverserait, passant de l'une à l'autre selon une temporalité régléeFootnote 27. Or, il n'est pas sûr que cette théorie du social soit opéranteFootnote 28 ; et surtout, on voit mal dans quelle mesure elle pourrait donner sens à l'historicité du regard médical. Les différences de perception étudiées par Foucault (entre Pomme et Bayle, par exemple) ne sont pas des différences synchroniques en relation dans un espace social ; ce ne sont pas non plus des positions statutaires qu'un individu adopterait successivement. Ce sont deux expériences sans lien réel entre elles, nettement séparées dans le temps et uniquement rapprochées par le philosophe-historien dans un but comparatiste. Bref, il semble que la notion de « place » soit indûment généralisée par la lecture « structuralisante » que Deleuze fait de Foucault.

Sur ce point, il semble plus heuristique, bien que non ultimement satisfaisant, de suivre Hubert Dreyfus et Paul Rabinow (Dreyfus et Rabinow, Reference Dreyfus and Rabinow1984). Ces auteurs affirment que les conditions de perception et les formes de visibilité dépendent bien de la situation du sujet dans l'espace, mais dans un espace réel, c'est-à-dire un contexte empirique : ils soulignent ainsi tout ce qui distingue l'archéologie foucaldienne du structuralisme lévi-straussien (Dreyfus et Rabinow, Reference Dreyfus and Rabinow1984, p. 76). En effet, dans Surveiller et punir, par exemple, les « conditions de visibilité » relèvent très explicitement de l'organisation matérielle et technique des corps au sein de l'espace, distinguant ce qui se voit et ce qui se soustrait au regard (Foucault, Reference Foucault1975, p. 219–220). Ce que Foucault nomme alors l’« économie de la visibilité » désigne l'organisation concrète des places visibles et invisibles, de ceux qui sont vus et de ceux qui voient, au sein d'une organisation concrète et matérielle (Foucault, Reference Foucault1977/2001, p. 190). Ainsi formulée, la théorie foucaldienne peut donner sens à un concept de « perspective » relativement précis à condition d'insister sur l'imbrication des concepts de « perspective » et d’« espace matériel » : plusieurs individus adoptent des perspectives différentes sur l'espace dans la mesure où ils occupent des positions différentes dans l'espace en question. En suivant la terminologie de Bernard Lahire, on propose de nommer « contextualisme » ce modèle théorique (Lahire, Reference Lahire2013, p. 143).

Cependant, aussi intéressant soit-il, ce modèle ne s'applique pas non plus à l'analyse développée dans Naissance de la clinique, qui ne relève globalement pas d'un modèle contextualiste : celle-ci renvoie plutôt à ce que Bernard Lahire nomme les modèles « dispositionnalistes » qui étudient dispositions incorporées par les individus (Lahire, Reference Lahire, Clément and Kaufmann2011, p. 144). Les conditions de perception alors étudiées n'ont rien à voir avec des positions au sein d'un espace topologique préalable, mais relèvent plutôt de schèmes perceptifs incorporés et en partie partagés par un groupe social à une époque donnée. C'est pourquoi les lectures qui s'appuient sur une théorie topologique du social, pour définir la perspective par rapport à une position au sein de cet espace, qu'il soit symbolique ou matériel, semblent rater leur objet. Lorsque Foucault souligne qu’à soixante ans d'intervalle, Pierre Pomme et Antoine-Laurent-Jessé Bayle ne perçoivent pas la même chose face aux mêmes caractéristiques physiologiques du patient, il ne s'agit alors pas de « places » différentes au sein d'un espace social, mais plutôt de « moments » différents au sein de l'histoire. La manière la plus évidente de lire Naissance de la clinique est donc de voir dans l'idée d’« un espace profond, antérieur à toutes perceptions, et qui de loin les commande » (Foucault, 1963/1972, p. 3) un a priori historique dont Foucault étudierait la mutation. Foucault procéderait ainsi, assez classiquement, à une historicisation du transcendantal kantien (Malabou, Reference Malabou2014, p. 171–189). Il s'agirait alors pour Foucault de distinguer deux types de visibilités, relatives à deux types d’époques — le regard classificatoire, jusqu'au XVIIIe siècle, et le regard anatomique ensuite. Ainsi, si l'archéologie ne se perd pas dans un catalogue en droit infini de l'ensemble des conditions d'une expérience donnée, c'est que, parmi l'ensemble des conditions qui peuvent être mises en évidence pour déterminer un type de perception particulier, la méthode foucaldienne consiste à en sélectionner certaines uniquement. Le but, pour Foucault, est toujours de déterminer, parmi toutes les conditions réelles d'une expérience donnée, celles qui varient et qui expliquent qu'un autre sujet également situé perçoit les mêmes choses différemment. L'enjeu n'est donc pas de mettre au jour l'ensemble des conditions qui déterminent l'expérience perceptive du docteur Pierre Pomme ; mais plutôt d'expliquer la différence entre l'expérience perceptive de Pierre Pomme et celle d'Antoine-Laurent-Jessé Bayle. En s'appuyant sur la différence entre deux types de visibilités historiquement situées, l'archéologie est ainsi conduite à rendre compte, non pas exactement des conditions d'une expérience, mais plutôt des conditions de la différence entre deux expériences. Ce qui émerge comme conditions d'une expérience particulière (la formation théorique, l'instrument utilisé…) prend sens dans la mesure où ces conditions sont justement absentes d'une autre expérience tout aussi particulière.

On est conduit à affirmer que les perspectives différentes qu'on aura étudiées ne sont pas elles-mêmes des positions au sein d'un système dont on pourrait faire une analyse formelle. En effet, les positions au sein d'un système de parenté dépendent réellement les unes des autres, au sens où les positions de « fils », « mère », « père » et « frère de la mère » sont co-impliquées, leurs rapports structuraux constituant l'atome de parenté ; de même, les positions au sein d'un espace architectural dépendent réellement les unes des autres, dans la mesure où c'est le contexte matériel qui crée et fait communiquer les positions de « celui qui voit » (sans être vu) et « celui qui est vu » (sans voir). En ce sens, la structure est première et déterminante par rapport aux perspectives qui la composent. Il en va tout autrement dans le cas de l’évolution historique : les « perspectives » de Pomme et Bayle ou de Morgagni et Bichat ne constituent pas les positions différentielles d'une structure idéale ou d'un dispositif matériel qui leur préexiste. Ces perspectives ne sont rapprochées que par l'analyse archéologique qui les compare. Les perspectives du prisonnier et du surveillant communiquent réellement ; les perspectives de Pomme et de Bayle ne communiquent que pour l'historien des sciences qui cherche à en souligner la différence. Cependant, le but ultime de l'analyse est ambigu. Tantôt il semble que Foucault tente d'analyser le regard classificatoire de l’époque classique, et pour cela de forger les concepts de visibilités susceptibles d'en cerner les contours ; tantôt, il semble chercher à illustrer l'idée d'une variation des rapports du visible et de l'invisible, en prenant appui sur l'histoire. Mais ces deux ambitions ne se recoupent pas tout à fait.

Ainsi, si le modèle de Foucault est bien « relativiste » en un sens restreint, il ne renvoie ni à une théorie topologique ni à une théorie contextuelle du social, mais à une théorie d'histoire comparée, dont le sens ultime n'est probablement pas stabilisé. Quoi qu'il en soit, ce déplacement a des conséquences importantes : en congédiant l'implicite d'une topologie sociale, on évacue également les idées de « place » ou de « position » dans un espace sur lesquelles s'appuient les modèles perspectivistes « spatiaux », au profit d'un modèle dispositionnel qui étudie les schèmes incorporés.

3.2. La distinction empirique/transcendantal et l'idéalisme perceptif

La remise en question des idées de « place » ou de « position » conduit en fait à renégocier la dichotomie qui sépare le transcendantal de l'empirique dans les analyses foucaldiennes. Là encore, Deleuze l'exprime clairement : « Foucault peut proposer une nouvelle répartition de l'empirique et du transcendantal, ce dernier se trouvant défini par un ordre de places indépendamment de ceux qui les occupent empiriquement » (Deleuze, Reference Deleuze2002, p. 244). Or, l'idée même d'indépendance entre des places théoriques et des individus concrets semble perdre sa dimension heuristique dans l'archéologie du regard.

En effet, l'idée d'un « espace profond, antérieur à toutes perceptions, et qui de loin les commande » (Foucault, 1963/1972, p. 3) renvoie implicitement à la théorie foucaldienne de l’a priori historique selon laquelle il existe des structures qui conditionnent l'expérience des agents (Foucault, Reference Foucault2008, p. 167). Le sujet perçoit toujours un environnement préalablement codé — au sens où le code perceptif précède systématiquement la perception effective et la conditionne. Foucault développe ainsi ce que Rudolf Bernet nomme un « idéalisme perceptif », c'est-à-dire une théorie où ce qui est effectivement perçu est anticipé par des catégories que le sujet percevant possède préalablement (Bernet, Reference Bernet2000, p. 144–146). Cependant, affirmer que toute perception réelle est structurée par un « code perceptif » historiquement situé suppose que l'individu ait, à un moment de son existence, adopté le code en question. Toute théorie de la perception structurée en appelle symétriquement à une théorie de la structuration de la perception. Or, cette structuration de la perception, qui est intrinsèquement supposée par l'analyse foucaldienne, n'est jamais décrite par Foucault. Celui-ci se situe exclusivement dans le cadre d'une perception structurée — la phase de structuration étant toujours présupposée comme un préalable ou comme un prérequis à la description de la perception structurée. Or, cette évacuation de la phase de structuration de la perception semble problématique, non seulement pour l'analyse historique, mais également pour la théorie de la perception elle-même. À l'inverse, qu'est-ce que la prise en compte de ces phases de structuration de la perception nous apprendrait sur la perception elle-même ? Pour répondre à cette question, il est utile de se référer, non plus à l’historiographie de la perception médicale, comme le fait Foucault, mais à l’ethnographie de la perception médicale. De nombreuses ethnographies menées dans le domaine médical l'ont été, en effet, afin d'expliquer l'apprentissage perceptif auquel sont soumis les médecins : ces études ont alors l'avantage de ne pas porter sur les textes qui transcrivent les pratiques perceptives, mais sur les pratiques perceptives elles-mêmes (Le Roux, Reference Le Roux2017a). À cet égard, l'utilisation de dispositifs oculométriques et de comptes-rendus en direct de l'expérience visuelle permettent d'identifier exactement ce que regardent les médecins et comment se répartit leur attention — là où le travail sur les archives historiques ne permet qu'une inférence très approximative. Que nous apprennent donc ces enquêtes de terrain ? Elles se distinguent du propos foucaldien sur deux points au moins.

Premièrement, la théorie des « codes perceptifs » (Foucault, 1963/1972, p. 83) développée par Foucault ne semble pas correspondre aux données empiriques recueillies sur l'apprentissage perceptif des médecins. En effet, contrairement à ce que suppose Foucault, les données empiriques dont nous disposons montrent que l'attention des médecins n'est pas orientée vers les traits codés par les grilles d'analyse, mais au contraire sur les traits qui échappent à un tel codageFootnote 29. En étudiant les différents traités médicaux auxquels il a accès, Foucault est conduit à affirmer que les médecins prêtent particulièrement attention aux traits visuels que les traités en question identifient comme pertinents : l'argument implicite est donc que les codes perceptifs sont intériorisés tels quels par les médecins et constituent ainsi le dispositif d'orientation de leur regard à une époque donnée — ce qui, d'ailleurs, permet à Foucault d'aborder ces traités, non pas uniquement comme des systèmes discursifs, mais bien comme des dispositifs perceptifs. Or, les ethnographies de l'expertise médicale montrent qu'il n'en va pas exactement ainsi : dans la phase d'apprentissage des novices comme dans la phase d'expertise des spécialistes, les médecins focalisent systématiquement leur attention, non pas sur les traits conformes au code, mais sur l’écart entre ce qu'ils perçoivent et le code prescrit. Comme le dit Marina Myles-Worsley :

Face à ce genre d'image [radiologique], la présence de traits normaux est rapidement confirmée par un processus ascendant (bottom-up) minimal, et les ressources attentionnelles sont rapidement dirigées vers les traits anormaux, et en particulier ceux qui peuvent indiquer une maladie (Myles-Worsley et al., Reference Myles-Worsley, Johnston and Simons1988, p. 553).

Les traits visuels repérés par les médecins ne coïncident jamais parfaitement avec l'idéal type du symptôme correspondant appris en formation ; de sorte que ce que repèrent les médecins, c'est toujours à la fois le trait visuel et l’écart entre le trait visuel et le code perceptif. En ce sens, le processus d'apprentissage ou d'ajustement est irréductible à la description de l'expérience perceptive. En somme, ce qu'une analyse ethnographique fine permet de contester, c'est l'apparente évidence selon laquelle les dispositifs de schématisation du monde attirent effectivement l'attention sur les schémas ainsi constitués. De nombreuses études aboutissent à la même conclusion, qu'il s'agisse des travaux de Harold L. Kundel et Calvin Nodine qui utilisent des techniques d’eye-tracking pour étudier les mouvements du regard lors de l'analyse d'une radiographie par un chirurgien (Nodine et Kundel, Reference Nodine and Kundel1987) ou de l'ethnographie de Barry Saunders qui rend parfaitement compte de ce phénomène en situation d'apprentissage professionnel (Saunders, Reference Saunders2008, p. 23). Plus généralement, la lecture des radiographies est devenue un topos de la littérature psychologique sur l'apprentissage perceptif et est régulièrement analysée par des auteurs comme Marina Myles-Worsley, Philip J. Kellman ou Andreas Roepstorff (Kellman, Reference Kellman2013 ; Myles-Worsley et al., Reference Myles-Worsley, Johnston and Simons1988 ; Roepstorff, Reference Roepstorff and Grasseni2007). Ce que ces études indiquent de manière uniforme, c'est que la formation de la perception ne conduit pas fondamentalement à identifier les traits sensibles qui correspondent aux catégories des agents ; mais plutôt à repérer les traits sensibles qui ne correspondent pas aux catégories en question.

Quelle conclusion peut-on en tirer quant à la théorie de la perception avancée par Foucault ? L'idée générale qui émerge de ces travaux est qu'en un sens, le regard se trouve bien « structuré par un a priori historique » (Sabot, Reference Sabot2013, p. 328) ; mais cet a priori n'a pas la forme que lui donnait Foucault. Si les médecins possèdent bien un ensemble de connaissances théoriques qui constituent autant de conditions a priori de leur expérience, ces conditions n'opèrent ni tout à fait comme des « formes » ou des « structures » fixes, mais bien comme des systèmes de prédictions et d'inférences (Clark, Reference Clark, Metzinger and Windt2015 ; Fletcher et Frith, Reference Fletcher and Frith2009 ; Seth, Reference Seth2015). Ceux-ci prédisent l'interprétation la plus probable de ce qui sera perçu et s'adaptent aux signaux d'erreur effectivement perçus, conduisant à réajuster ces prévisions pour l'avenir (Friston, Reference Friston2003). Si la théorie du codage prédictif mobilise bien en un sens une idée d’« a priori perceptif », celle-ci ne joue donc pas le même rôle que dans le cadre néokantien mobilisé par Foucault. Cette conception de la perception permet de rendre compte de son caractère dynamique de restructuration perpétuelle : c'est donc en ce premier sens que le modèle statique de la perception entendue comme « filtre » ou « code » doit être assoupli.

Deuxièmement, les ethnographes de la perception médicale montrent que si l'attention des experts se focalise sur des traits non catégorisés ou non catégorisables, leur identification est généralement le résultat d'une démarche distribuée et collective. En effet, l’écart entre ce qui est perçu et ce qui est attendu est généralement comblé par la mise en commun de perceptions partielles entre les différents médecins qui guident leur attention sur des détails différents. Cela tient au caractère très différencié des compétences perceptives, y compris au sein du personnel médical. Barry Saunders donne un bon aperçu du type d'interactions qui lient deux médecins face à une radiographie :

  • « — Voici un autre kyste ici ; ou un petit… non, c'est bien un kyste. Vous le voyez ?

  • — Ah oui, je ne l'avais pas vu.

  • — Il était là avant.

  • — Où est-ce que vous l'aviez vu avant ? Ah, sur le vieux film…

  • — Oui, juste là.

  • — Ok, et où est le pancréas ?

  • — Il y en avait un sur l'ancien aussi ; le pancréas est ici, vous le voyez ? (Saunders, Reference Saunders2008, p. 29) »

Dès lors, comme y insiste Barry Saunders, il est tout à fait illusoire d'attribuer des catégories perceptives homogènes à tout un groupe social ; on perd alors de vue l'ensemble des interactions concrètes qui conduisent des individus aux compétences diverses à orienter la perception les uns des autres. L'ethnographie de compétences perceptives souligne plutôt le rôle des interactions sociales dans l'apprentissage et l'ajustement permanent de ces compétences. Les études désormais classiques d'Aaron Cicourel ou Charles Goodwin ont ainsi montré que, pour décrire ces phénomènes d'ajustement mutuels, il est nécessaire de mobiliser un modèle de « cognition distribuée » où chaque agent possède des compétences perceptives spécifiques qui sont complétées, réorientées, confirmées ou infirmées par les autres (Cicourel, Reference Cicourel2001, p. 143–174 ; Goodwin, Reference Goodwin2009). Épistémologiquement, cela conduit alors à un déplacement important par rapport à la théorie foucaldienne de la perception puisque les modèles de la cognition distribuée, d'une part, et de l'attention conjointe, d'autre part, remplacent l'idée d'un code perceptif commun à l'ensemble des acteurs d'une époque donnée. Ce qui est effectivement perçu par les agents n'est pas le résultat d'un codage homogène commun à tous les membres d'une certaine époque ; c'est bien plutôt le résultat d'une attention conjointe entre des perceptions initialement focalisées sur les traits inattendus d'une scène perceptive. Lorsqu'on passe de l'historiographie de la perception médicale à l'ethnographie de la perception médicale, on est ainsi conduit à abandonner l'idée, pourtant structurante dans le propos foucaldien, selon laquelle la perception des experts se réduit à l'acquisition d'un « code perceptif » spécifique.

En somme, toutes les limites inhérentes à la théorie foucaldienne tiennent à son maintien d'un idéalisme perceptif hérité de la tradition transcendantale et structuraliste, pour lequel le sens du perçu désigne en réalité le sens que le sujet attribue au perçuFootnote 30. En conservant l'idée d'un « code perceptif », Foucault bloque l’élaboration d'une réelle théorie de la socialisation de la perception, à deux niveaux au moins. D'une part, il maintient une opposition abstraite entre une phase de constitution ou de genèse du code et une phase d'application de celui-ci. Or, ce qui manque à ce modèle, c'est finalement une théorie de la genèse perceptive, ou de la perception structurante — et non plus seulement structurée. D'autre part, en traitant la perception comme un organe de « codage », on privilégie la fonction d'identification perceptive. Or, s'il est indéniable qu'il existe dans ce qu'on nomme perception une dimension d'identification, il est excessif de réduire la perception à cette connaissance perceptive. Foucault rabat finalement la perception sur une réception passive de l'environnement — quand bien même il s'agirait d'une réception qui « filtre », « cadre » ou « voile » l'environnement (Zerubavel, Reference Zerubavel1997, p. 24 ; Sahlins, Reference Sahlins1978, p. 105). À l'inverse, il semble plus pertinent de décrire la perception comme une activité, au sens où elle est une prise sur le sensible ; et en tant qu'activité au sens plein du terme, la perception suppose un effort ou un ajustement à l'environnement, et ainsi un effet de la perception sur elle-même. En ce sens, une définition pleinement active de la perception ne va pas sans une certaine théorie de la passivité : agir, pour la perception, c'est agir sur un matériau qui lui résiste tendanciellement ; qui peut éventuellement se soustraire à une appréhension immédiate et obliger à transformer la prise initiale ; qu'elle anticipe et organise progressivement sans le réduire tout à fait à une pure idéalité. Bref, en postulant une antériorité du sens du perçu sur le perçu lui-même, ce que Foucault ne voit pas, c'est que lorsque la perception forme le sensible (le typifie, le schématise), elle se forme au contact du sensible.

Conclusion

Au début de cet article, nous avons souligné l'importance que Judith Butler accordait au paradigme de la « socialisation de la perception » afin d'expliquer l’émergence et le maintien de certains biais racistes au sein de la population américaine (Butler, Reference Butler and Gooding-Williams1993, p. 16). Or, trente ans après les déclarations de Butler, cette problématique demeure toujours d'actualité. Commentant l'extrait de Butler en question, Elsa Dorlin a en effet récemment réaffirmé la nécessité de penser la « schématisation raciale des perceptions » afin de rendre compte des phénomènes d'oppression raciale qui agissent en-deçà du niveau strictement discursif ou théoriqueFootnote 31. De même, dans un article particulièrement éclairant, Magali Bessone a récemment appelé à étudier les dispositifs pédagogiques qui produisent une telle schématisation raciale des corps afin, symétriquement, de faciliter une « décolonisation du regard » contemporain (Bessone, Reference Bessone, Garrau and Provost2022). De telles déclarations témoignent donc paradoxalement de la difficulté que représente l’élaboration d'une théorie convaincante de la socialisation de la perception. Le but de cet article était d’éclairer de telles difficultés à partir du cas de Michel Foucault, puisque celui-ci constitue la référence explicite de Butler sur ce point. Nous avons donc montré qu'on trouve bien, sous la plume de Foucault, l'idée selon laquelle les individus « apprennent à voir », qu'ils deviennent « aptes à percevoir ce qui ne se laissait pas percevoir d'abord », et qu'il existe en somme une socialisation (et donc une historicisation) de certaines structures de perception. Le problème est que la manière dont cette socialisation est décrite n'est pas convaincante, car elle est pensée comme l'introduction d'un « filtre », un « code » ou un « voile » entre le sujet percevant et son environnement. Or, cette théorie, qu'on a qualifiée d'idéalisme perceptif, s'avère largement inopérante sitôt qu'on cherche à cerner de façon précise la manière dont la perception fonctionne. Foucault cherche certes à donner un contenu historiquement précis à la critique de l’« œil innocent », mais il ne mobilise pour ce faire aucune analyse précise ni de la socialisation ni de la perception. En somme, l'idée d'un apprentissage perceptif reste conceptuellement creuse.

Ce point aveugle n'est pas spécifique à l'analyse de Foucault ; au XXe siècle, de nombreux intellectuels ont également affirmé le caractère socialement construit de la perception sans chercher à donner à cette expression un contenu conceptuel spécifique. C'est également le cas chez d'autres intellectuels influents, comme Jean-Pierre Vernant, Pierre Bourdieu ou Jacques Derrida. Vernant a en effet développé une psychologie historique de la perception dans laquelle il affirme que, bien que les Grecs antiques aient physiologiquement les mêmes yeux que les Modernes, leurs « façons de s'en servir » diffèrent nettement : les Modernes perçoivent par exemple la lune comme un satellite de la Terre alors que les Grecs la perçoivent comme la déesse SélénéFootnote 32. Vernant en appelle donc à une histoire de la « vision » entendue comme une histoire des formes et des statuts que prend la vision dans l'histoire occidentale ; pourtant, un tel projet ne verra jamais le jour. Le même genre de remarque peut être faite à propos de Bourdieu : si celui-ci affirme régulièrement que l'expérience des agents est structurée par des « schèmes de perception » culturellement construits, il ne développe jamais d'analyse précise de ce que signifient les notions de « schème », de « perception » ou de « construction ». À défaut d'expliquer le processus de socialisation lui-même, dans toute sa dimension processuelle et génétique, Bourdieu se contente de prendre acte, rétroactivement, du caractère socialisé de la perception (Chamois, Reference Chamois2020). Enfin, chez Derrida, on trouve l'idée selon laquelle toute perception implique une certaine « interprétation » qui, par principe, déforme ce qui est perçu en l'identifiant comme étant ceci ou cela :

Parler de perspectivisme, c'est dire qu'on voit toujours les choses, on interprète toujours les choses d'un certain point de vue, selon un intérêt, en découpant un schéma de vision organisée, hiérarchisée, un schéma toujours sélectif qui, par conséquent, doit autant à l'aveuglement qu’à la vision. La perspective doit se rendre aveugle à tout ce qui est exclu de la perspective ; pour voir en perspective, il faut négliger, il faut se rendre aveugle à tout le reste ; ce qui se passe tout le temps. Un être fini ne peut voir qu'en perspective, donc de façon sélective, excluante, encadrée, à l'intérieur d'un cadre, d'une bordure qui exclut. Par conséquent, on doit entourer le visible mis en perspective de toute une zone d'aveuglement. La perspective est aveugle aussi bien que voyante. De ce “point de vue”-là aussi une certaine cécité est la condition de l'organisation du champ du visible (Derrida, Reference Derrida2013, p. 64)Footnote 33.

Ces analyses, aussi intéressantes soient-elles, se contentent souvent de répéter le topos d'une perception socialement structurée : on affirme ainsi l'existence d'une pluralité de points de vue sans expliquer ce qui les distingue ni comment ils interagissent entre eux. À cet égard, ce que montrent bien les déclarations de Judith Butler ou Magali Bessone, c'est qu'il n'est probablement plus suffisant de constater le caractère socialement construit de la perception ; il faut désormais être en mesure d'expliquer comment se déroule le processus de socialisation lui-même. Notons enfin que la portée de cette remarque ne se limite pas au champ de l’épistémologie des sciences humaines (au sens de l'analyse des disciplines qui, comme la psychologie ou l'histoire, semblent les plus directement concernées par l’étude de la socialisation de la perception), mais concerne également le champ plus large de la « métaphysique ». En effet, comme la citation de Derrida le laissait entrevoir, l'idée selon laquelle les conditions de possibilité de l'expérience sont historiquement variables a constitué le soubassement théorique d'une série de modèles théoriques qualifiés de « perspectivisme ». Or, on trouve dans ce domaine le même genre de point aveugle que dans les études mentionnées ci-dessus — à savoir que l'affirmation d'une mutabilité de conditions de la perception masque l'analyse des modalités de mutation de ces conditions de perception. Par exemple, dans une optique deleuzienne, François Zourabichvili a proposé de nommer « perspectivisme » le résultat d'une « pluralisation du transcendantal », c'est-à-dire l'idée selon laquelle les conditions de l'expérience sont fondamentalement multiples et changeantesFootnote 34. Mais au moment de définir la pluralisation en question, Zourabichvili renvoie à la théorie deleuzienne du « devenir » de sorte qu'on ne comprend pas spécifiquement comment on peut apprendre à percevoir ce qu'on ne percevait pas initialement (Zourabichvili, Reference Zourabichvili1997). Plus récemment, Gabriel Catren a cherché à préciser ce modèle en définissant un espace topologique qui a l'avantage de distinguer entre ce qu'un individu peut percevoir depuis sa position actuelle et ce qu'il pourrait percevoir moyennant une certaine transformation de ses conditions actuelles de perceptionFootnote 35. Il spécifie donc la théorie du « devenir » puisqu'il cherche à définir les places par lesquelles un individu passe successivement lorsqu'il est pris dans ce processus de devenir. Le problème est que, là encore, ce modèle reste parfaitement idéal dans la mesure où il ne spécifie ni quelles sont les conditions de sa perception que le sujet pourrait transformer, ni comment il peut s'y prendre. Comme l'a noté judicieusement Ben Woodard, « en l'absence d'une analyse du moi, le résultat le moins satisfaisant [de la théorie de Catren] est que l'on se retrouve dans un présent saturé d'un potentiel spéculatif qui n'engage aucune restructuration formelle, ni aucune expérience nécessaire » (Woodard, Reference Woodard, Lageira and Longo2017, p. 59). Afin de donner à la théorie perspectiviste son contenu empirique, il faudrait donc préciser les contours psychologiques et sociologiques qu'implique la théorie de la socialisation de la perception. Si l’élaboration d'une théorie de la socialisation de la perception nous semble d'abord relever de l’épistémologie des sciences humaines, les enjeux impliqués par cette démarche dépassent largement ce cadre initial ; ils renvoient d'une part à la philosophie politique — et notamment à l'analyse des structures d'oppression — et d'autre part à la métaphysique — au sens d'une analyse des conditions de mutation de l'expérience.

Remerciements

Nous tenons à remercier Daphné Le Roux, Cécile Facal et Roxanne Breton, ainsi que les examinateurs.trices anonymes, pour leurs remarques sur des versions antérieures de ce texte.

Footnotes

1 Voir à cet égard le commentaire de Jacques Revel : « Là où Febvre avait, à plusieurs reprises, exprimé le vœu que l'on écrivît un jour l'histoire des formes de la perception, Foucault pose que les régimes de visibilité ne relèvent pas d'une histoire de la sensibilité, mais qu'ils renvoient à une articulation originale, datée, entre ce qui se voit et ce qui s’énonce » (Revel, Reference Revel and Giard1992, p. 91).

2 Les auteurs nomment « perspectivisme » une telle théorie de la perception. Pour une discussion de ce point, voir Chamois (Reference Chamois, Alloa and During2018).

3 Sur ce point, les actes du colloque tenu autour de l’Histoire de la Folie sont fondamentaux : sont réunis, parmi les historiens, Fernand Braudel, Jacques Le Goff, Ruggiero Romano ou Alberto Tenenti. Et le colloque s'ouvre sur une discussion autour du caractère socialement contingent du complexe d’Œdipe — ce qui prouve que le problème général est à resituer dans les rapports tendus entre psychologie et sciences humaines au XXe siècle, des débats entre Malinowski et Freud à ceux entre Vernant et Anzieu (Lévy-Valensi, Reference Lévy-Valensi1965).

4 Luca Paltrinieri résume le propos ainsi : « Tout en diagnostiquant les différentes formes d'apparition de la maladie mentale, ces trois courants de la psychologie [l’évolutionnisme, la psychanalyse et la psychiatrie phénoménologique] s'en tiennent essentiellement à ses manifestations empiriques, occultant ainsi les conditions sociales et historiques de l'aliénation qui peuvent jaillir à l'intérieur d'une culture donnée » (Paltrinieri, Reference Paltrinieri, Fruteau de Laclos and Bianco2016, p. 177).

5 « Dans les fantasmes phobiques l'image n'est pas une forme de la quasi-présence sur fond d'une réalité toujours présupposée et toujours là dans sa plénitude : l'image prend l'allure d'une “sur-présence” qui repousse la présence de la réalité et en altère le sens » (Foucault, Reference Foucault2021a, p. 28).

6 « Je choisissais deux mots presque semblables (faisant penser aux métagrammes). Par exemple billard et pillard. Puis j'y ajoutais des mots pareils mais pris dans deux sens différents, et j'obtenais ainsi deux phrases presque identiques » (Roussel, Reference Roussel1995, p. 11–12).

7 Le projet de thèse initial de Foucault était en effet intitulé « La notion de “Monde” dans la phénoménologie et son importance pour les sciences humaines » (Eribon, Reference Eribon1994, p. 106–112).

8 Voir aussi les travaux de Hervé Munz qui « interrogent la nature des rapports entre voir et savoir et les conjonctions sociohistoriques de pratiques, d'artefacts, de techniques, de discours, de normes et d'institutions — ce que je nomme par-après les “régimes de visibilité” — qui rendent un objet visible/invisible et font de cette visibilité/invisibilité une source de connaissance ou d'ignorance pour des individus ou des groupes d'acteurs » (Munz, Reference Munz2017, p. 76).

9 « Les visibilités ne se confondent pas avec des éléments visuels ou plus généralement sensibles, qualités, choses, objets, composés d'objets. […] Il faut fendre les choses, les casser. Les visibilités ne sont pas des formes d'objets, ni même des formes qui se révéleraient au contact de la lumière et de la chose, mais des formes de luminosité, créées par la lumière même et qui ne laissent subsister les choses ou les objets que comme des éclairs, des miroitements, des scintillements » (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 59–60).

10 Dreyfus et Rabinow (Reference Dreyfus and Rabinow1984, p. 71).

11 Dans Phénoménologie et psychologie, la tradition phénoménologique est d'ailleurs mobilisée comme une façon d’éviter l'oscillation entre une interprétation strictement « subjective » et une interprétation strictement « objective » de l'expérience humaine. La psychologie de la perception est à cet égard accusée de jouer un rôle ambigu, mi-subjectiviste mi-objectiviste, au sens où « la psychologie de la perception sera exégèse du monde perçu, mais aussi opération réalisée dans le monde objectif, grâce à lui, et en fonction de lui ». (Foucault, Reference Foucault2021b, p. 17). Pour une analyse de l'antinaturalisme de ce texte, voir Sabot (Reference Sabot2022).

12 « La “phénoménologie de la perception” telle que la pratique Foucault, et telle qu'il l'applique dans le cadre d'une “archéologie du regard médical”, vient donc en quelque sorte buter sur ses propres limites qui sont celles de l'historicité des structures de la perception, là où Merleau-Ponty cherchait dans l'expérience originaire du corps vécu cette donnée fondamentale, et immédiate, par rapport à laquelle s'organise le monde perceptif et objectif » (Sabot, Reference Sabot2013).

13 « Les phénoménologues voulaient faire de la perception le fondement de la validité des actes de discours sérieux, après avoir d'abord posé les bases de la perception et montré sa souveraineté ; Foucault, lui, considère qu'une démarche qui consiste à fonder la vérité en faisant l’“historique du référent” ne pratique pas la phénoménologie jusqu'au bout » (Dreyfus et Rabinow, Reference Dreyfus and Rabinow1984, p. 79).

14 « En outre, la phénoménologie cherche à ressaisir la signification de l'expérience quotidienne pour retrouver en quoi le sujet que je suis est bien effectivement fondateur, dans ses fonctions transcendantales, de cette expérience et de ces significations » (Foucault, Reference Foucault1980/2001, p. 862).

15 Foucault stigmatise alors les théories de l'histoire qui soulignent l’« effort incessant d'une conscience se reprenant elle-même et essayant de se ressaisir jusqu'au plus profond de ses conditions » (Foucault, Reference Foucault2008, p. 25).

16 Cependant, comme on l'a évoqué plus haut, cette thèse est clairement énoncée dans Le visible et l'invisible. Sur ce point, on renvoie à l'article synthétique de Marcus Sacrini A. Ferraz : « Selon les thèses de la Phénoménologie de la perception, il n'est pas correct d'affirmer que le champ de phénomènes préobjectifs est déjà culturel, comme le voudrait Csordas. Cependant, l'interprétation que l'anthropologue présente de Merleau-Ponty peut être confirmée si l'on considère d'autres œuvres du philosophe français. Il est remarquable que dans certains écrits des années cinquante, Merleau-Ponty essaie de concevoir la perception comme immédiatement culturelle. Le phénoménologue considère alors acceptable la thèse que “notre culture peut […] informer notre perception du visible”, ou que la vie perceptive “projette dans le monde la signature d'une civilisation” » (Ferraz, Reference Ferraz2008, p. 306–307).

17 De fait, notre développement recoupe ici les analyses de Luca Paltrinieri : ce dernier a en effet montré, de façon particulièrement convaincante, que Foucault développe son programme de recherche en tentant de rester à égale distance de la phénoménologie et du structuralisme. Néanmoins, nous chercherons également à ouvrir la problématique en dehors de la question du structuralisme auquel on associe régulièrement Foucault en montrant les proximités avec d'autres courants théoriques moins explicites et moins documentés. Frédéric Fruteau de Laclos a retracé les indices qui indiquent une tentation de la psychologie historique chez Foucault et formule quelques hypothèses pour expliquer l'absence de ralliement officiel. Adolfo Fernandez-Zoïla raconte par exemple un dîner où Foucault parlait avec considération de Meyerson. À l'inverse, Éliane-Amado Lévy-Valensi raconte l'altercation entre Foucault et Georges Daumezon, ami de Meyerson, qui, de plus, fit un compte-rendu très critique de l’Histoire de la folie. Voir respectivement Paltrinieri (2010) et Fruteau de Laclos (Reference Fruteau de Laclos2012).

18 On en trouve une première mention en 1954 ; puis le concept est repris dans Histoire de la folie et dans Naissance de la clinique, avant de faire l'objet d'une définition plus avancée dans Les mots et les choses et dans l’Archéologie du savoir. Voir Foucault (Reference Foucault1954/2015, p. 101 ; Reference Foucault1976, p. 245–246 ; Reference Foucault1966, p. 171).

19 Philippe Sabot parle ainsi d'une « historicité des structures de perception ». François Dagognet a proposé de lire Naissance de la clinique comme une tentative de socialisation et une historicisation de l'esthétique transcendantale. Gilles Deleuze a affirmé que Foucault remplaçait l'intuition réceptive kantienne par une « nouvelle forme de l'espace-temps ». Et Mariapaola Fimiani affirme que Foucault cherche « les conditions d'apparition des structures perceptives de la médecine moderne ». Voir respectivement Sabot (Reference Sabot2013, p. 323), Dagognet (Reference Dagognet1965), Deleuze (1986/Reference Deleuze2004, p. 68) et Fimiani (Reference Fimiani1998, p. 70).

20 « Cassirer […] accorde à la philosophie et à la réflexion une primauté qu'il ne remet pas en question : comme si la pensée d'une époque avait son lieu d’élection dans des formes redoublées, dans une théorie du monde plus que dans une science positive, dans l'esthétique plus que dans l’œuvre d'art, dans une philosophie plus que dans une institution » (Foucault, Reference Foucault1966/2001, p. 576).

21 « L'intérêt nouveau du philosophe pour la peinture à ce moment-là est donc contemporain d'une inflexion de ses préoccupations, de l'archéologie du discours vers une exploration du non discursif. » (Vinciguerra, Reference Vinciguerra and Maniglier2011, p. 478). Vinciguerra rapproche alors ce passage des articles sur Manet et Magritte qui datent de la même époque.

22 « Naissance de la clinique se trouve donc sans réel soubassement théorique : elle fait implicitement référence à une théorie phénoménologique de la perception qu'elle ne possède pas, et à laquelle elle ne pourrait de toute façon souscrire. Dès lors, l'idée que l’a priori historique puisse se définir comme une articulation du “perceptible et de l’énonçable” paraît aussi difficile à penser qu’à démontrer, et demeure très abstraite » (Han, Reference Han1998, p. 86).

23 En effet, « dire que le phénomène est subjectif […] c'est en réalité l'absolutiser à la mesure de l'absoluité de ce qui est alors appelé “sujet”, en tant, précisément, que pur plan d'apparaître » (Benoist, Reference Benoist2015, p. 89). À l'inverse, parler de « visibilité », c'est évoquer une dimension du sensible qui n'apparaît qu’à un sujet situé, c'est-à-dire arraché à sa position d'extériorité percevante.

24 En procédant ainsi, c'est-à-dire en dérivant les visibilités de conditions historiques d'expérience, Foucault parasite en réalité la place habituellement accordée à la notion de « sujet » : il procède plutôt à une sorte de « désubjectivation positive de la phénoménologie » (Benoist, Reference Benoist2015, p. 91).

25 Par « place du roi dans la représentation classique », Deleuze semble en effet se référer essentiellement à l'analyse des Ménines de Velasquez, au début de Les mots et les choses ; et par « place de l'observateur quelconque dans le régime des prisons », il se réfère à l'analyse du panoptique dans Surveiller et punir. Il affirme ensuite que ces analyses sont transposables aux ouvrages Raymond Roussel et Naissance de la clinique : mais cette transposition est-elle justifiée ? (Deleuze, 1986/Reference Deleuze2004, p. 64–65).

26 Notons que c'est exactement ce que propose Pierre Bourdieu : « Que faut-il entendre par “le point de vue de l'auteur” ? La notion de “point de vue” contient toute une philosophie de l'espace que je résume en un mot. Un “point de vue” est une vue prise à partir d'un point, or un point est une position dans un espace et l'espace est un ensemble de points. Donc, dire qu'un point de vue est un point dans un espace, c'est dire que pour comprendre un point de vue, il faut comprendre l'espace » (Bourdieu, Reference Bourdieu and Zink2002, p. 129). Et Bourdieu appelle « perspectivisme » la théorie du champ social qui s'appuie sur ce modèle (Bourdieu, Reference Bourdieu and Bourdieu1993).

27 Ce modèle implique toute une théorie du monde social et des « rites » comme « passages » d'une position à une autre. Pour une analyse topologique des relations matrimoniales et du rôle du mariage comme rite de passage d'une position sociale à une autre, voir Van Gennep (Reference Van Gennep1981, p. 171-172).

28 Pour une critique de cette représentation topologique du social, voir Le Roux (Reference Le Roux2017b). Voir également la critique de ce modèle chez Bernard Lahire : selon lui, on a trop souvent tendance à appréhender le social comme une feuille de papier, chacun étant situé à un endroit spécifique. Il développe alors une théorie du « pli » pour complexifier ce modèle (Lahire, Reference Lahire2013, p. 11–21).

29 « Certaines structures de base sont clairement visibles pour les observateurs entraînés ou non, de sorte qu'ils identifient l'image comme une radiographie de poitrine en repérant les poumons, le cœur et les côtes. Cependant, les novices ne perçoivent que ces structures évidentes au sein de la radiographie, alors que les experts perçoivent des structures supplémentaires comme la cavité unique ou les grands vaisseaux sanguins du cœur, la trachée, les bronches et les régions hilaires des poumons » (Myles-Worsley et al., Reference Myles-Worsley, Johnston and Simons1988, p. 553).

30 Comme le dit Jean Petitot à propos de Lévi-Strauss (mais le propos vaut, selon nous, pour Foucault) : « Cet idéalisme reprend à son compte une version de l'opposition aristotélicienne traditionnelle entre forme et matière : la matière est un continu magmatique amorphe et passif et seule l'imposition de la forme en tant que principe actif peut lui conférer une structure différenciée — différentielle — et, ce faisant, engendrer le sens ». (Petitot, Reference Petitot2004, p. 135).

31 « Dans la perspective fanonienne dont elle se réclame, Butler estime que ce qui doit faire l'objet d'une analyse critique, ce n'est pas la logique des opinions contradictoires, mais le cadre d'intelligibilité de perceptions qui ne sont jamais immédiates. […] Autrement dit, la schématisation raciale des perceptions définit à la fois la production du perçu et ce que percevoir veut dire. […] C'est donc ce processus qu'il faut interroger, celui par lequel des perceptions sont socialement construites, produites par un corpus qui continue de contraindre tout acte de connaissance possible » (Dorlin, Reference Dorlin2017, p. 12).

32 « En quoi l’œil du citoyen d'Athènes, au Ve siècle avant notre ère, serait-il différent de celui de nos contemporains ? Sans doute. Aussi n'est-ce pas de l’œil, ni de l'oreille qu'il est question dans ce livre mais des façons grecques de s'en servir : la vision et l'audition, leur place, leurs formes, leur statut respectif » (Vernant, Reference Vernant2007, p. 1902).

33 Nous remercions Anne Alombert pour avoir attiré notre attention sur cette référence.

34 « Pluraliser le transcendantal en même temps que l'empirique, pluraliser le transcendantal pour pouvoir affirmer la pluralité essentielle de l'expérience, […] cette tentative a un nom : perspectivisme » (Zourabichvili, Reference Zourabichvili2015, p. 116).

35 « Ce que l'on appellera l’espace K des structures transcendantales possibles, c'est-à-dire un espace tel que chacune de ses positions définit un type transcendantal de subjectivité » (Catren, Reference Catren, Lageira and Longo2017, p. 64). Ce faisant, on en appelle en fait à la « modifiabilité expérimentale de la structure transcendantale » (Malabou, Reference Malabou2014, p. 171).

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