Dans les rares cas où l'historiographie pose son regard sur la résistance interne dans la théorie médiévale du mouvement, le concept est toujours couplé à la question du mouvement dans le videFootnote 1. Ce n'est pas vraiment étonnant considérant que le lieu classique choisi par les commentateurs latins pour parler de la résistance interne est le livre IV de la Physique, là où prend forme l'essentiel des discussions concernant le lieu et le vide. Il semble néanmoins que les interrogations mises au jour par ce concept puissent aussi servir à clarifier le phénomène du mouvement dans la nature telle qu'elle se présente aux penseurs médiévaux, c'est-à-dire dans un plénum. Pour y parvenir, il est pertinent d'approfondir la discussion au-delà des questions habituelles en profitant de la relation conceptuelle évidente entre les différents textes consacrés à l’étude du mouvement.
Au milieu du XIVe siècle, l'universitaire parisien Nicole Oresme suit la tradition et discute de la possibilité d'une résistance interne dans des questions spécifiquement dédiées au problème du mouvement dans le videFootnote 2. Pourtant, sa réponse s’éloigne à bien des égards du vide pour se concentrer plutôt sur les qualités motrices, notamment celles des corps dits « mixtes », c'est-à-dire composés de plusieurs éléments. Si les arguments qu'Oresme mobilise sont plutôt traditionnels, cette tendance fréquente à examiner la résistance interne au-delà du vide le distingue de l'approche commune. En analysant l'interaction des différentes qualités motrices et des éléments, le penseur verse dans des discussions qui trouvent traditionnellement leur place dans les commentaires au traité Du ciel Footnote 3.
Afin de clarifier la relation entre les deux traités, j'examinerai le traitement qu'Oresme réserve au concept de résistance interne en montrant comment le locus classicus de la Physique fait écho à son commentaire au traité Du ciel. Plus précisément, mon objectif consistera à exposer comment le penseur poursuit sa réflexion, puis change de position entre les deux commentaires, en plus d'insister sur la manière dont les textes développent des théories complémentaires en ce qui concerne le rôle de la résistance dans le mouvement.
Après un excellent survol d'Anneliese MaierFootnote 4, le sujet de la résistance interne a été abordé globalement par Edward Grant (Reference Grant1964 ; Reference Grant1981, p. 24-66), parallèlement à ses études sur le mouvement dans le vide, sans cependant considérer l’œuvre d'OresmeFootnote 5. Depuis, Jürgen Sarnowsky (Reference Sarnowsky, Caroti and Celeyrette2004) et Stefan Kirschner (Reference Kirschner1997 ; Reference Kirschner, Biard and Rommevaux2012) ont clarifié la place du penseur normand dans le débat du mouvement dans le vide, en effleurant au passage le concept de résistance interne. Dans tous ces cas, le point focal des auteurs est sans conteste le mouvement dans le vide, qu'il soit naturel ou violent. C'est pourquoi je chercherai ici à recentrer la discussion sur la résistance interne en elle-même. Une compréhension plus juste du concept de résistance interne s'avérera surtout utile pour approfondir l'analyse conceptuelle des rapports entre puissance et résistance, ainsi que les conceptions reliées à l'interaction des éléments au XIVe siècle.
Cet effort se déploiera en trois temps. D'entrée de jeu, il est nécessaire de rappeler brièvement le contexte qui prépare l’émergence du concept de résistance interne au tournant du XIVe siècle. Ce détour obligé par la question du vide permettra de clarifier l'attrait du concept pour les théoriciens du mouvement. Je pourrai ensuite me concentrer sur l'argumentaire déployé par Oresme dans sa Physique et, ultimement, le mettre en relation avec son commentaire latin du traité Du ciel. L’évolution évidente de la pensée d'Oresme entre ces deux commentaires soulèvera de nouveau les difficultés relatives à la chronologie de ses œuvres, mais pourra peut-être aussi servir de point d'ancrage pour les enquêtes futures à ce proposFootnote 6. C'est dans ces dernières sections que l'on verra comment la résistance interne recoupe abondamment la théorie de l'interrelation des éléments.
1. Les origines de la résistance interne dans le vide
C'est au début du XIVe siècle que le concept de résistance interne émerge dans la philosophie du mouvement local. L'idée s'installe graduellement dans la démarche des universitaires qui examinent le problème de la succession du mouvement dans le vide. En effet, selon l'autorité d'Aristote (Physique, IV.8, 214b30-216a10), la vélocité d'un mouvement dans le vide dépend de la proportion entre la puissance et la résistance. Or, il est admis que l'essentiel de la résistance provient du médium élémentaire au travers duquel le mouvement prend place. L'exemple classique est celui de la chute libre d'une pierre dans l'air, où l'air résistant fait en sorte que le mouvement prend un certain temps. Similairement, le même mouvement prend encore plus de temps dans l'eau, qui offre une plus grande résistance. Il paraît donc évident que l'absence de médium dans le vide signifierait par la même occasion une absence de résistance et, par conséquent, une vélocité infinie pour tous les mouvements, indépendamment de leur puissance. N'importe quel mouvement dans le vide serait, pour la même raison, instantané.
C'est cette conclusion problématique qui va amener les penseurs à examiner plus avant la relation entre la résistance et la succession du mouvement au livre IV de la Physique Footnote 7. Suivant Averroès, les philosophes latins notent que l'inférence d'Aristote ne serait pas valide si le médium n’était pas la seule source de résistanceFootnote 8. Ils entreprennent donc de chercher d'autres formes de résistance au mouvement. Une solution proposée à plusieurs reprises est que la distance entre les termes du mouvement agit comme une résistance externe puisqu'une plus grande distance est plus longue à traverser qu'une distance moindre, toutes choses étant égales par ailleursFootnote 9. Cette piste est cependant rejetée par la plupart des penseurs du XIVe siècle qui estiment qu'elle entre en conflit avec d'autres principes fondamentaux comme l'impénétrabilité des corps et qu'elle ne permet pas de rendre compte des variations de vélocité de différents mobiles (Grant, Reference Grant1978 ; Reference Grant1981). Ne pouvant compter ni sur le médium ni sur la distance pour empêcher le mouvement d’être instantané dans le vide, les scolastiques doivent se résoudre à abandonner la piste de la résistance externe. Pour approfondir leur questionnement, ceux-ci se tournent alors vers les possibles sources de résistance interne.
2. La résistance interne du mobile dans la Physique de Nicole Oresme
Comme la plupart de ses contemporains et dans la continuité d'Aristote, Oresme distingue les mobiles simples des mobiles mixtes dans les présentes discussions. Les premiers, parfois appelés « corps élémentaires », désignent les corps formés d'un seul élément pur tandis que les seconds renvoient aux corps composés de plusieurs élémentsFootnote 10. Dans la Physique, ce sont les corps mixtes qui suscitent les plus intéressantes réflexions pour diverses raisons. Tout d'abord, parce qu'il n'y a pas d’éléments purs dans la nature telle qu'elle est (Grant, Reference Grant1981, p. 44-45)Footnote 11 ; corollairement, parce que l'expérience rapporte plusieurs exemples de corps mixtes qui semblent avoir des mouvements mixtes ; finalement, parce que le concept de résistance interne s'applique assez difficilement à la définition même des mobiles simples. Toujours est-il qu'en étant le résultat d'un mélange d’éléments, les corps mixtes demeurent fondamentalement liés aux éléments simples qui les composent. Pour cette raison, j'aborderai brièvement les corps simples avant de me concentrer sur la résistance interne des corps mixtesFootnote 12.
2.1. La résistance interne dans les corps simples
Oresme aborde l'essentiel du sujet dans la Physique IV.9, où il examine si un corps simple en mouvement a une résistance en lui-mêmeFootnote 13. De prime abord, l'idée qu'un corps élémentaire puisse avoir une résistance interne paraît plutôt absurde du point de vue des définitions et Oresme ne manque pas de le souligner. En effet, la difficulté devient évidente lorsque le penseur présente ce que signifie « résister » :
On argumente premièrement ainsi : toute résistance provient de l'inclination au repos ou au mouvement opposé, comme il apparaît d'après le nom « résistance », parce que « résister » n'est rien d'autre que « s'efforcer à l'opposé » ; mais le lourd simple n'a pas d'inclination vers l'un de ceux-ci, donc il n'a pas de résistance intrinsèqueFootnote 14.
Or, il est communément admis que les éléments tendent naturellement vers leur lieu naturel ou à s'y maintenir en repos s'ils y sont déjà. Pour cette raison, si l'on supposait qu'un corps simple en mouvement naturel a une résistance interne, considérée comme une tendance contraire, cela reviendrait à dire que l'unique élément qui le compose est aussi mû avec violence. D'autant plus que ce résultat entre en conflit avec l'idée selon laquelle le mouvement naturel d'un corps élémentaire est un mouvement simple (Aristote, Du ciel, I.2, 268b27-269a15). En d'autres termes, si l'on suppose qu'un mobile a une résistance intrinsèque, il faut conclure qu'il n'est pas simple :
Troisièmement, toute résistance est en quelque sorte contraire au moteur, mais dans le simple il n'y a pas de contrariété, car autrement il ne serait pas simple ; donc il n'y a pas de résistance là. La majeure est connue par le Commentateur au commentaire 71 du quatrième <livre de la Physique>, où il semble faire cet argument, et au premier <livre> Du ciel on tient qu'il est impossible que quelque nature soit contraire à elle-mêmeFootnote 15.
On remarquera plus tard qu'Oresme joue sur l’équivocité des termes « simple » et « mixte » en se référant parfois au mobile et d'autres fois au mouvement qui lui est associéFootnote 16. Il poursuit sa réponse en appliquant ces réflexions à la question de la succession du mouvement dans le vide et identifie quelques exceptions où un mobile simple ne serait pas mû instantanément (Questiones super Physicam, IV.10-11). Cependant, Kirschner (Reference Kirschner, Biard and Rommevaux2012, p. 259-263) a déjà souligné que ces scénarios sont assez peu convaincants et que, bien souvent, ils ne concordent pas avec d'autres passages de la Physique. Ce qu'il importe de noter pour l'instant, c'est que le penseur exclut la possibilité d'une résistance interne dans les corps élémentaires. N'ayant pas trouvé de solution du côté des mobiles élémentaires, Oresme se tourne vers le cas plus complexe des corps mixtes.
2.2. La résistance interne dans les corps mixtes
L'idée que des mobiles mixtes puissent avoir une quelconque résistance interne paraît déjà plus plausible pour la simple raison que les différents éléments qui les composent ont des vertus motrices naturelles différentes. En d'autres mots, ces mobiles ne sont jamais ni absolument légers, ni absolument lourdsFootnote 17. En outre, la nature regorge d'exemples où une chose en mouvement semble avoir des tendances contraires. Le cas utilisé le plus fréquemment par Oresme est celui d'un morceau de bois qui se dirige naturellement vers le centre du monde lorsqu'il est dans l'air (c'est-à-dire qu'il est lourd), et qui pourtant, lorsqu'il est plongé dans l'eau, se dirige vers la surface, donc en direction de l'extrémité supérieure du monde sublunaire (c'est-à-dire qu'il est léger)Footnote 18. Si cet exemple est loin d’être vraiment problématique pour l'universitaire parisien, il demeure un prétexte pertinent pour expliquer plus en détail le fonctionnement relatif des éléments. À propos de ce qui nous intéresse ici plus particulièrement, la question, autour de laquelle va graviter la discussion, est en effet de savoir s'il y a plusieurs tendances motrices différentes dans un corps mixte ou s'il y a plutôt une seule tendance qui relève en quelque sorte de la somme des qualités.
Afin de décortiquer le problème de la résistance interne dans les corps mixtes, Oresme aborde la question 12 avec une longue distinction qui détaille six différentes manières de dire que quelque chose est « mixte » selon ses vertus motrices. On peut cependant regrouper ces différents sens sous trois catégories qui seront utiles d'un point de vue conceptuelFootnote 19.
Tout d'abord, il y a les corps qui ont des dispositions mixtes de lourdeur et de légèreté sans égard à leur composition matérielle. Oresme identifie trois scénarios où quelque chose est mixte de cette manière :
Deuxièmement, parce qu'il ne serait pas mixte substantiellement, mais qualitativement, de sorte que, bien qu'il ait la forme d'un élément simple, pourtant il y aurait en lui de la chaleur et de la froideur sous une forme réduite, et similairement la lourdeur et la légèreté résultantes, comme dans l'eau chaude on dirait qu'il y a là quelques degrés de légèreté et de lourdeur.
[…] Cinquièmement, il serait ainsi <dit> « mixte » s'il avait, avec sa lourdeur naturelle, une qualité motrice provenant d'un agent extrinsèque, comme le fer altéré par un aimant.
Sixièmement, <on pourrait l'appeler « mixte » parce> qu'il aurait avec sa lourdeur naturelle une certaine <autre> disposition, comme certains diraient qu'il aurait un impetus d'un mouvement naturel ou violent. Et de deux <manières> : ou bien parce qu'un tel impetus inclinerait à l'opposé de la lourdeur naturelle, comme dans le mouvement vers le haut, et ainsi on parlerait de mixtion ; ou bien non, et ainsi il n'y aurait pas proprement de mixtionFootnote 20.
Pour tous ces cas, Oresme est d'avis qu'il existe une résistance interne qui permettrait au mouvement d’être successif dans le vide. Concernant l’élément simple ayant des qualités de chaleur et de froideur, le penseur omet de noter que ce mouvement aurait des tendances contraires seulement par rapport à un contenant similaire, c'est-à-dire dans son propre lieu. Par exemple, il serait curieux de supposer que l'eau chaude aurait une tendance vers le haut lorsqu'elle se trouve dans l'air ou dans le feu. Oresme ne fournit pas davantage de précisions à ce propos.
Quant aux deux derniers scénarios, la résistance est transmise par quelque chose qui est extérieur au mobile, mais qui présente malgré tout une tendance interne contraire à sa nature motrice. La résistance demeure interne dans l'exemple de l'aimant puisque ce dernier altère le fer et lui confère une vertu magnétique. On doit cependant mentionner qu'Oresme n'explique pas comment l'aimant pourrait agir à distance dans le videFootnote 21.
Le dernier scénario grâce auquel un mobile peut avoir des dispositions mixtes survient lorsqu'un corps a reçu un impetus contraire à son inclination naturelle. C'est-à-dire qu'une qualité motrice serait imprimée dans le corps mû et y resterait tant qu'elle n'est pas corrompue par la tendance naturelle du mobile à se diriger dans la direction inverseFootnote 22. En ce sens, le mobile serait mû successivement par son impetus, puis suivrait un mouvement naturel instantanéFootnote 23. Évidemment, cet impetus doit être contraire à l'inclination naturelle pour que le corps soit proprement dit mixte selon l'argument d'Oresme. Pour la même raison, on peut supposer que la pertinence de ce scénario concerne uniquement les mouvements violents, puisque l’impetus est complètement dissipé lorsqu'il n'y a plus de vitesse ou d'accélération. En d'autres mots, dans le cas exposé par Oresme, c'est l'inclination naturelle qui résiste à l’impetus et non l'inverseFootnote 24.
Ensuite, la deuxième catégorie de « mixtes » présentés dans la question 12 regroupe les corps substantiellement mixtes et homogènesFootnote 25, c'est-à-dire les corps où les différents éléments sont parfaitement intégrés :
on pourrait l'appeler « mixte », non parce qu'il aurait vraiment des contraires en lui, mais seulement virtuellement ou similairement, ou relativement, comme <lorsque> Aristote dit que dans l'air il n'y a pas réellement de légèreté et de lourdeur, de même dit le Commentateur au premier <livre> Du ciel, mais seulement relativement. Et ce serait ainsi dans le mixte qui aurait seulement une qualité motrice, laquelle, en rapport à ce qui est plus lourd, serait appelée « légèreté », et en rapport à ce qui est plus léger, <serait dite> « lourdeur »Footnote 26.
Ce cas est possiblement le plus simple à régler pour Oresme. Un mixte compris de cette manière n'a qu'une seule nature motrice et, bien qu'il puisse se diriger vers le haut ou vers le bas selon le médium dans lequel il se trouve, ce n'est pas parce qu'il a en lui de quelconques tendances contraires. Sa tendance motrice est unique dans la mesure où le mobile mixte tend à se diriger vers son repos dans son lieu naturel ; et pour cela, il suffit que ce qui est plus lourd soit en dessous et que ce qui est plus léger soit au-dessusFootnote 27. En d'autres mots, sa composition est mixte, mais son mouvement demeure simple. Un mobile substantiellement mixte et homogène n'aurait donc pas de résistance interne, ce qui permet à Oresme (Questiones super Physicam, IV.12, p. 500) de conclure qu'un tel corps serait mû instantanément dans le vide.
En dernier lieu, Oresme présente deux cas que l'on peut regrouper sous la catégorie de corps mixtes substantiellement hétérogènes :
d'abord, <on pourrait l'appeler « mixte »> parce qu'il serait composé d’éléments existant vraiment en lui-même, desquels l'un est lourd, l'autre léger, comme Aristote semble l'indiquer au quatrième <livre> Du ciel et en plusieurs endroits.
[…] Quatrièmement, on peut l'appeler « mixte » non proprement, mais parce que, par juxtaposition et inclusion dans les pores, il est en quelque sorte un léger imbibé, comme dans le bois il y a des pores d'air à travers desquels nous entendons et <où> les sons passent. Et similairement, si dans de l'eau ou dans de la terre pure il y avait un trou au milieu renfermant un peu de feu, le tout serait appelé un « mixte »Footnote 28.
Ce qu'on remarque ici, c'est que la mixtion est imparfaite dans le sens où, si l'on pouvait séparer les parties du corps, elles ne seraient pas semblables les unes aux autres. Par la même occasion, si les parties sont dissemblables, on peut estimer que certaines d'entre elles sont plus lourdes que d'autresFootnote 29. Elles pourraient donc avoir des tendances naturelles contraires selon le médium contenantFootnote 30. Pour reprendre le scénario présenté par Oresme, si une sphère de terre renfermait une part de feu de telle sorte que le feu ne puisse pas s'en échapper, lorsque cette sphère serait en chute libre dans un médium d'air, la terre tendrait alors vers le centre du monde tandis que le feu, suivant sa nature motrice, irait en sens contraire, c'est-à-dire qu'il résisterait.
En parlant d’éléments lourds et légers existant simultanément dans la composition du mixte, Oresme est poussé à admettre qu'un mobile de ce type aurait une résistance interne s'il souhaite rester cohérent avec son usage usuel des termes « lourd » et « léger » exposé plus haut. C'est d'ailleurs ce qu'il fait lorsqu'il conclut qu'un mobile mixte dans le premier sens serait mû successivement dans le vide.
C'est immédiatement évident, parce qu'il a en lui une résistance et des puissances motrices contraires, dont la plus petite résiste à la plus grande, parce que <ce mixte> est mû au mouvement prédominant, et les autres résistentFootnote 31.
Comme on le verra plus évidemment lorsqu'il sera question du commentaire au traité Du ciel, cette conception des lourds et des légers implique une relation immédiate avec le contenant, sauf peut-être dans le cas des éléments absolus de terre et de feu. En revanche, le quatrième scénario présenté par Oresme (c'est-à-dire un mixte hétérogène par inclusion dans les pores) est particulièrement intéressant puisqu'il aborde l'idée clé selon laquelle une même substance peut d'abord être lourde, puis légère sans pour autant changer substantiellement. Suivant cette piste, Oresme suggère qu'un tel mobile mixte dans le vide serait parfois mû instantanément et parfois successivement.
Troisième conclusion : que le mixte de cette quatrième manière, à savoir qu'il est mixte à cause de trous, serait mû instantanément à un endroit et successivement à <un autre> endroit, sauf s'il a en lui quelques parties simplement légères, comme le serait le feu. C'est évident, parce que s'il est mélangé à partir de terre et d'air, il sera mû instantanément dans le lieu du feu, mais il sera mû successivement dans le lieu de l'eau, parce que l'air résiste, lequel <air> est dorénavant incliné vers le hautFootnote 32.
Considérant que cette variation de tendance repose sur la relation entre le mobile et son contenant, une telle situation ne devrait pas être possible dans un vide dépourvu de différenciation qualitative. On peut reprendre l'exemple du morceau de bois dont les pores sont remplis d'air. Le mouvement ainsi décrit se déroulerait en deux temps : (1) il serait mû instantanément dans le lieu vide du feu, puisque tous les éléments qui le composent sont lourds relativement au feu, et on peut estimer qu'il en va de même dans le lieu vide de l'air, puisqu'aucun élément n'est lourd ou léger en son propre lieuFootnote 33 ; (2) dès son entrée dans le lieu vide de l'eau, l'air présent dans les pores du bois résisterait au mouvement vers le bas et ferait en sorte que la vélocité du mobile ne soit plus infinie. Le bois poursuivrait donc son mouvement naturel successivement jusqu'au centre du mondeFootnote 34.
Quelques difficultés semblent émerger de ce scénario. Tout d'abord, il ne paraît pas raisonnable de supposer que, dans le vide, l'air tend à se diriger vers le haut seulement à partir du moment où il franchit la frontière entre son lieu naturel et le lieu de l'eau ; d'autant plus que cette frontière n'a pas lieu d’être dans le videFootnote 35. Similairement, cela voudrait dire que l'air placé au centre du monde se dirigerait instantanément vers le haut, mais ne dépasserait pas naturellement son propre lieu. Il resterait donc au repos dans le vide à la frontière imaginée entre le lieu du feu et de l'air, ce qui est pour le moins surprenant.
Considérant que la Physique d'Oresme nous parvient d'un seul témoin manuscrit et qu'il s'agit d'une copie comptant quelques erreurs, il n'est pas vraiment étonnant d'y relever certaines incohérences internesFootnote 36. Il demeure néanmoins utile de voir comment ces discussions sont poursuivies et réorientées dans le commentaire au traité Du ciel. Avant de m'attacher à cet examen, il importe de noter que la chronologie des œuvres d'Oresme pose encore de sérieux problèmes et qu'il est incertain que la rédaction de la Physique devance réellement celle du texte Du ciel Footnote 37.
3. Les éléments et la résistance interne dans le commentaire au traité Du ciel
Un survol rapide du dernier livre des questions sur le traité Du ciel suffit pour remarquer la relation étroite qu'il entretient avec le livre IV de la Physique, à ceci près que le premier envisage la question dans un plénum tandis que le second imagine la situation dans le vide. Les penseurs du XIVe siècle qui commentent cette partie du traité Du ciel s'intéressent ultimement aux rapports entre lourdeur et légèreté dans les mouvements naturels sublunaires. Les différents objectifs poursuivis dans chacun des deux textes permettent de combler certains angles morts de la Physique, voire d'identifier les faiblesses d'un côté et de l'autre, mais surtout d'ouvrir de nouvelles questions qui resteront, pour la plupart, sans réponses définitives.
Si Oresme est avare de précisions à propos des corps mixtes dans sa Physique, il fournit, en contrepartie, plusieurs pistes de réflexion intéressantes dans son traité Du ciel. La plupart d'entre elles viennent d'ailleurs exacerber la difficulté soulevée précédemment concernant la relation entre la résistance interne et les divisions imaginées de la sphère terrestre. D'autres remettent tout simplement en cause l'idée même du mouvement naturel dans le vide. Dans tous ces cas, la résistance tend à être de moins en moins intégrée au mobile.
Pour commencer, au dernier livre du traité Du ciel, Oresme rejette à plusieurs reprises l'idée selon laquelle le lieu, pris en lui-même, peut causer la lourdeur ou la légèreté d'un mobile. Ce point est particulièrement évident à la question 2, où il précise que les éléments intermédiaires, à savoir l'eau et l'air, « ne sont ni lourds ni légers relativement au lieu et à la distance, mais seulement relativement au corps contenant »Footnote 38. Bien qu'il faille admettre qu'Oresme s'intéresse à ce moment à la situation dans un plénum et non dans le vide, il note un peu plus loin (Questiones super de Celo, IV.2, p. 805) que l'eau a le même poids indépendamment de la hauteur à laquelle elle se trouve dans la sphère sublunaire. Son inclination à descendre ou à monter devrait alors rester la même, toutes choses étant égales par ailleurs.
Ces précisions sont intéressantes dans la mesure où elles réorientent de nouveau notre regard vers l'extérieur du mobile. C'est-à-dire que, dans tous les cas présentés par Oresme comme ayant potentiellement une résistance interne, celle-ci relève toujours de la relation entre le mobile et son contenant. Cela s'applique aussi aux éléments absolument lourds ou légers. En effet, bien qu'Oresme ait affirmé dans sa Physique que ceux-ci se dirigeraient naturellement vers leur extrême respectif dans le vide, il semble avoir changé d'avis dans son commentaire au traité Du ciel où il défend plutôt que les éléments ne se dirigeraient nulle part sans médiumFootnote 39.
On pourrait être porté à croire que la position d'Oresme varie entre les deux textes pour la simple raison qu'il mobilise une définition différente du vide dans chaque commentaire. Un regard plus approfondi conduit toutefois à rejeter cette explication. Le scénario étudié dans les Questiones super Physicam (IV.11, p. 494-495) suppose une situation particulière où l'espace vide imaginé dans l'entièreté de la sphère sublunaire est modifié par Dieu afin d'empêcher que les corps se raréfient pour combler le vide et dans le but de permettre aux causes universelles d'agir sur les mobiles dans le vide (Kirschner, Reference Kirschner, Biard and Rommevaux2012, p. 260-261). Le vide serait ainsi une distance considérée comme une extension dimensionnelle (Sylla, Reference Sylla and Janiak2020, p. 134-135 ; Kirschner, Reference Kirschner2000). Dans une question précédente, Oresme (Questiones super Physicam, IV.8, p. 475) précise que, bien qu'il soit impossible naturellement qu'il y ait du vide dans le monde, un tel vide mis en place par Dieu devrait être considéré comme naturel, pour la simple raison que tout ce qu'Il fait est naturelFootnote 40. L'universitaire parisien joue ici sur l’équivocité de la nature selon le pouvoir ordonné et selon le pouvoir absolu pour éviter de devoir concéder la thèse proscrite selon laquelle l'omnipotence divine ne pourrait pas créer de vide (Sarnowsky, Reference Sarnowsky, Caroti and Souffrin1997, p. 195-198).
Du côté du commentaire latin au traité Du ciel, le penseur est moins explicite quant aux paramètres d'un tel vide hypothétique, mais spécifie, de même que dans la Physique, qu'il s'agit d'un ordre naturel conditionnel et suivant une réorganisationFootnote 41. Bien qu'il n'insiste pas sur le vide, Oresme propose un scénario hypothétique qui l’éloigne des conclusions tirées dans son autre commentaire :
S'il y avait un canal <étendu> du centre <du monde> jusqu’à l'orbe concave de la lune et qu'il y avait là de l'eau et de l'air au-dessus, et que cette eau était diminuée ou enlevée, alors cet air pourrait être au repos naturellement partout, et de même à propos de l'eau relativement à la terre […]Footnote 42.
Oresme suppose implicitement que le canal résisterait à l'horreur du vide et évite la solution simple selon laquelle la raréfaction immédiate de l'air remplirait le vide. L'air serait plutôt au repos là où il se trouve, indépendamment de sa distance avec l'une ou l'autre extrémité du canal. Cela signifie non seulement qu'il n'y aurait pas de mouvement naturel sans contenant immédiat dans un tel vide, mais qu'il n'y aurait pas non plus de résistance interne provenant d'un lieu imaginé. Cette conclusion devient évidente lorsqu'Oresme précise que le monde n'est pas divisé en régions autrement que par la disposition naturellement ordonnée des éléments. C'est donc dire qu'un élément dans le vide n'aura pas d'inclination différente en raison de sa distance avec le centre du monde. Bien qu'il présente une position différente dans sa Physique IV.12, l'idée d'un vide homogène de même nature est plus en phase avec son œuvre en général.
La position défendue par Oresme dans son commentaire au traité Du ciel laisse tout de même quelques questions en suspens à propos de la résistance interne. La première est que, considérant chaque élément comme pouvant être au repos n'importe où dans le vide, il semble que tout mouvement serait contraire à la tendance naturelle du mobile au reposFootnote 43. En ce sens, pourrait-on supposer qu'un tel corps mis artificiellement en mouvement aurait une résistance interne, dans ce cas une inclination au repos, qui l'amènerait à s'arrêter une fois que le moteur est retiré ? Oresme ne répond pas explicitement à cette question, mais il a déjà glissé un indice dans sa Physique IV.9 lorsqu'il affirme que « toute résistance provient de l'inclination au repos ou au mouvement opposé »Footnote 44. Il suit aussi partiellement cette voie dans son commentaire au traité Du ciel en défendant que, bien qu'aucun élément ne soit lourd ni léger en son propre lieu, la lourdeur potentielle d'un corps devient en acte et résiste lorsque quelque chose tente de le tirer à l'extérieur de l'endroit où il repose naturellement :
À la deuxième <objection>, je réponds qu'un élément, dans ce cas, est lourd dans son propre lieu, c'est-à-dire lorsque quelque chose s'efforce à le tirer hors <de ce lieu>, parce qu'alors cette lourdeur passe actuellement à un acte second qui est de résister à cette puissance qui s'efforce à mouvoir. Maintenant, être au repos seulement n'est pas un acte secondFootnote 45.
Il faut cependant souligner que cet exemple est loin d’être concluant dans la mesure où la résistance pourrait s'expliquer de diverses manières ; soit par le fait que le corps retiré ne serait plus dans son propre lieu, soit parce que l'horreur du vide de la nature résiste au déplacementFootnote 46. Cela s'ajoute au fait que le repos n'est pas en lui-même une force motrice. On conçoit alors difficilement comment il peut être contraire au mouvement. Ultimement, les pistes ouvertes par Oresme dans ses deux traités ne permettent pas de supposer que l'inclination au repos offre effectivement une résistance interne dans un espace sans différenciation qualitative, mais pointent plutôt vers la conclusion inverse.
D'autres questions, de moindre importance en ce qui a trait à la résistance interne, apparaissent avec le changement de position d'Oresme dans son commentaire au traité Du ciel. Par exemple, est-ce que les corps imparfaitement mixtes dont l’élément le plus lourd est placé au-dessus des plus légers resteraient également immobilesFootnote 47 ? Cela conduirait en outre à devoir déterminer s'il y a des directions dans un vide sublunaireFootnote 48. Sans surprise, Oresme n'envisage pas ces cas hypothétiques dans son commentaire latin au traité Du ciel. On peut difficilement le lui reprocher, considérant que le concept de résistance interne ne prend jamais l'avant-scène des discussions qui s'y trouvent.
En somme, entre l’élaboration de sa Physique et de son commentaire au traité Du ciel, Oresme réévalue sa position quant à la possibilité du mouvement naturel dans un vide. Dans le second, il est d'avis qu'un espace vide imaginé dans la région sublunaire serait entièrement homogène, c'est-à-dire sans différenciation qualitative. Suivant cette idée, quelques scénarios illustrant la résistance interne dans la Physique perdent de leur intérêt, voire de leur cohérence. Toujours est-il que ce changement d'approche dans l’œuvre d'Oresme pose de nouveaux défis dans la compréhension du problème des mixtes et pointe surtout vers le rejet de l'idée de résistance proprement interne chez l'universitaire parisien.
Conclusion
Lorsque l'existence d'un vide hypothétique est de moins en moins considérée comme une contradiction logique au XIVe siècle, les penseurs parisiens revisitent les arguments d'Aristote à la lumière d'un tel scénario imaginé. Parmi ces arguments, le raisonnement postulant que le mouvement dans le vide serait instantané est sans doute l'un des plus épineux. Suivant la piste ouverte par le Commentateur, les penseurs scolastiques explorent divers scénarios dans l'espoir de trouver une source de résistance autre que provenant du médium, et ainsi de régler le cœur du problème. Après avoir examiné quelques avenues infructueuses pour identifier une résistance externe dans le vide, leur attention se tourne vers ce qui semble être l'ultime solution : la résistance interne. Si, dans le cas des corps simples qui n'ont qu'une qualité motrice, cette idée paraît sans issue, elle a un potentiel manifeste quant aux corps mixtes. C'est d'autant plus vrai pour les mobiles dont les éléments sont imparfaitement intégrés, dont la nature regorge d'exemples.
Dans sa Physique, Oresme expose une série de scénarios présentant des mobiles mixtes. Les corps qui possèdent des dispositions mixtes de lourdeur et de légèreté, qu'ils soient élémentaires ou non, peuvent être mus successivement dans le vide en raison de tendances motrices contraires. À l'inverse, les corps substantiellement mixtes et homogènes sont mus instantanément par le mouvement de l’élément prédominant. Finalement, les corps substantiellement mixtes et hétérogènes suivent un mouvement parfois instantané, d'autres fois successif. Cette dernière catégorie constitue sans doute le meilleur espoir des penseurs pour identifier une quelconque résistance interne dans le mouvement local. Oresme est d'avis que de tels mobiles mixtes possèdent diverses inclinations motrices qui se contrarient parfois entre elles.
En explorant cette avenue dans sa Physique, le maître parisien imagine un vide hypothétique où les régions élémentaires peuvent être distinguées et influencent les mobiles. Lorsqu'il reprend la discussion dans son commentaire latin du traité Du ciel, Oresme défend une position assez différente. Non seulement rejette-t-il toute différenciation qualitative de l'espace dans le vide, mais il va même jusqu’à dire qu'aucun mouvement naturel n'y aurait lieu. Ce changement d'approche soulève son lot de questions au sujet notamment du repos et des directions dans le vide, mais pointe de plus en plus vers une impasse en ce qui concerne la résistance interne.
En rétrospective, bien que le traité Du ciel n'ait pas comme ambition de discuter le vide sublunaire et la résistance interne, la position qu'y défend Oresme paraît déjà plus aboutie que celle esquissée dans la Physique. S'il est évident que les objectifs distincts des deux commentaires expliquent en partie cet écart, le penseur en vient à bâtir l'essentiel de sa théorie autour de la relation entre le mobile et son contenant, ce qui mine toujours plus la pertinence d'envisager le vide. Après tout, dès la rédaction de sa Physique, Oresme avoue toute l'incertitude qui entoure le questionnement :
s'il y avait un vide et qu'un <corps> lourd y était placé, on ignore ce qui se produirait et si, ou de quelle manière il serait mû […]. Toutefois, suivant diverses manières de poser <le problème>, on doit dire ce qui semblerait en résulter plus probablement et vraisemblablementFootnote 49.
Remerciements
Je tiens à remercier les deux évaluateurs anonymes de l'article pour leurs judicieux conseils, ainsi que David Piché pour sa relecture et ses précieux commentaires qui m'ont assurément aidé à améliorer cette étude.
Conflits d'intérêts
L'auteur n'en déclare aucun.