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La contrainte faite vertu. Sens et enjeux du mot coactus chez Spinoza

Published online by Cambridge University Press:  02 April 2024

Jacques-Louis Lantoine*
Affiliation:
IHRIM-UMR 5317, École nationale supérieure de Lyon, Lyon, France.
*
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Résumé

L'opposition entre contrainte et libre nécessité a conduit nombre de commentateurs de Spinoza à concevoir la libération éthique comme une reconquête de soi contre les aliénations causées par l'extériorité, et à confondre plus ou moins explicitement contrainte et contrariété de la puissance d'agir. L'analyse du mot coactus dans le texte spinoziste montre que les modes finis ne peuvent être et ne peuvent se libérer que par et dans la contrainte, qui n'est pas forcément contrariante. Une telle analyse rejoint celles des sociologues Émile Durkheim et Pierre Bourdieu.

Abstract

Abstract

The opposition between constraint and free necessity leads Spinoza's commentators to conceive of ethical liberation as a reconciliation with one's self against alienations due to external causes, and to confuse constraint with contrariety. Analysis of the word coactus in Spinoza's works shows that finite modes can't exist and can't free themselves without constraints, which are not always a source of contrariety. Such an analysis is close to those of Émile Durkheim and Pierre Bourdieu.

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Copyright © The Author(s), 2024. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

La spécificité d'une philosophie se reconnaît aux déplacements qu'elle opère quant à la signification de certains concepts. Prélevés dans l'histoire de la philosophie ou dans la langue commune, ils sont inscrits dans une structure nouvelle. C'est le cas du concept coactus chez Spinoza, qu'il définit indirectement dans l’Éthique : « Sera dite libre la chose qui existe par la seule nécessité de sa propre nature, et qui est déterminée par soi seule à agir. Sera dite au contraire nécessaire, ou plutôt contrainte [vel potius coacta], celle qui est déterminée par une autre à exister et à opérer de manière bien précise et déterminée » (E I déf. 7Footnote 1). À partir de cette définition de la chose en tant qu'elle est contrainte, il est possible de déduire que le mot coactus désigne une détermination par une autre chose à exister et à opérer d'une façon précise et déterminée.

Dans cette définition, Spinoza bouleverse un certain agencement conceptuel. La liberté et la nécessité de nature sont identifiées, ce qui conduit notamment, dans la première partie de l’Éthique, à l'affirmation de la liberté divine comme libre production nécessaire de ses effets, et non pas libre décret d'une volonté indéterminée. La distinction entre nécessité et contrainte est également remarquable, à condition d’être bien comprise. Aristote distingue également deux formes de nécessité (ananke) : la nécessité de nature et la nécessité contrainte ou forcée, qui procède de la violence (biâ ou biaios). Thomas d'Aquin reprend cette distinction, en recourant aux termes latins necessitas et violentia. Le mot coactus lui sert parfois à désigner une violence contraire à l'inclination naturelle, une violentia (Thomas d'Aquin, 1882, Ia 82, art. 1), mais peut également servir à traduire le grec ananke, quand il s'agit par exemple des philosophes qui ont été poussés ou contraints par la raison d'affirmer certaines idées contre leur pente naturelle (Thomas d'Aquin, 1971, livre 1, l. 5, n. 5). Ces deux usages se trouvent chez Spinoza. Celui qui, ayant par hasard saisi un glaive, se voit physiquement forcé par un autre à le diriger contre soi est contraint de se donner la mort (E IV 20 sc.). En un autre sens, Spinoza prétend que l'idée de la perfection divine l'a contraint à affirmer que tout suit de la nécessité divine avec une suprême perfection (E I 32 sc. 2)Footnote 2. L'idée vraie s'affirme en notre esprit, allant parfois à l'encontre des opinions les plus communes.

On trouve encore cette distinction entre la nécessité libre et la nécessité contrainte chez Thomas Hobbes, notamment dans son débat avec John Bramhall. Néanmoins, elle n'a pas le même sens : l'action contrainte, coacta ou compelled (l’équivalence est assurée dans le texteFootnote 3), procède d'une délibération volontaire faite sous l'emprise de la terreur ou de la crainte. La contrainte apparaît à nouveau comme une contrariété, mais ne s'oppose pas cette fois au caractère volontaire de l'action. La référence à la contrainte ne fait que signaler, conformément au langage courant, que le premier choix n'aurait pas été celui-là si les circonstances avaient été autres. Hobbes distingue encore l'action faite par contrainte et l'action forcée par violence, qui n'est pas volontaire. Mais c'est encore le mot coactus qui est employé, ou plutôt son équivalent anglais « compulsion » ou « constraint »Footnote 4. Dans tous les cas, coactus désigne une forme de contrariété, violente ou non, qui vient contredire ou empêcher un désir naturel premier.

En plus de ces usages, on trouve dans l’œuvre de Spinoza des occurrences du terme qui indiquent un déplacement à opérer dans la pensée de l'action et dans la conception métaphysique des modes. À défaut de le faire, on peut être conduit à identifier la contrainte à une forme d'aliénation, de servitude et d'impuissanceFootnote 5. Très souvent chez les commentateurs, la contrainte est plus ou moins explicitement liée à la contrariété ou à la coercition, ce qui a pour conséquence de concevoir la libération comme un processus par lequel on devient « soi-même », contre l'existence « factice » imposée par l'extériorité. La libre nécessité serait la libre expression d'une nature non empêchée par des contraintes extérieures. Le mode, y compris fini, ne serait pas seulement codéterminé par les circonstances extérieures, mais serait également expression pure et authentique de la puissance divine.

Pourtant, l'idée de contrariété ou de coercition apparaît également dans l’Éthique. Le mot latin est coercere, il désigne ce qui vient empêcher la puissance d'agir ou le conatus et sert, avec celui de minuere, à expliquer les affects tristes (E III déf. 3). Or, la contrainte n'est pas toujours malheureuseFootnote 6. C'est d'ailleurs une évidence : il existe des passions joyeuses, donc des contraintes joyeuses, qui aident notre puissance d'agirFootnote 7. Subjectivement, la contrainte n'est pas toujours ressentie comme une tristesse ou une violence contrariante. Objectivement, être contraint par des causes extérieures n'est pas davantage réductible à la servitude, à l'impuissance ou à une quelconque aliénation. La contrainte peut en effet avoir une certaine positivité constitutive. Il est parfaitement possible, non seulement de faire de contrainte vertu, mais de voir dans la contrainte une vertu. Désolidariser la contrainte et la contrariété conduit à contester la lecture de l’éthique spinoziste comme une entreprise d'affranchissement des contraintes et de retour à une nature authentique.

1. Extension du domaine de la contrainte : l'inertie de la contrainte

Dans la célèbre Lettre 58, où il répond à Ehrenfried Walther von Tschirnhaus par l'intermédiaire de Georg Hermann Schuller, Spinoza explique à son correspondant la distinction entre Dieu, qui existe par la seule nécessité de sa nature, et les modes finis, qui n'existent pas par soi et qui sont nécessairement déterminés par des causes extérieures (voir sur ce point E I 28). Conformément à la définition 7 d’Éthique I selon laquelle une chose est dite « nécessaire, ou plutôt contrainte », si elle est déterminée par une autre à exister ou à produire un effet, Spinoza convoque alors dans sa lettre le concept de contrainte :

Mais descendons aux choses créées, qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à opérer de manière précise et déterminée. Pour comprendre cela clairement, concevons une chose très simple. Une pierre, par exemple, reçoit une quantité précise de mouvement d'une cause extérieure, qui lui donne l'impulsion. Par la suite, l'impulsion de la cause extérieure ayant cessé, la pierre poursuivra nécessairement son mouvement. Le fait que la pierre reste en mouvement est donc contraint, non parce qu'il est nécessaire, mais parce qu'il doit se définir par l'impulsion de la cause extérieureFootnote 8 (L58 §4).

Le concept de contrainte n'est pas mobilisé là où on l'attendrait : la pierre n'est pas dite contrainte lorsqu'elle est mise en mouvement par une cause extérieure. Ce n'est qu'une fois que la cause extérieure a cessé de l’ébranler que Spinoza désigne la persistance de la pierre dans son mouvement comme étant contrainte, en tant que le mouvement s'explique par une cause extérieure. Spinoza souligne ici qu'alors même que les choses font effort pour persévérer dans leur état et que l'impulsion extérieure a cessé, leur effort doit être dit contraint. Cela est conforme à la définition 1 d’Éthique III selon laquelle une chose est dite cause inadéquate non pas en ce qu'elle subit actuellement une contrariété, mais en ce que son action doit trouver son explication non seulement dans sa nature, mais aussi dans une chose extérieure. En ce sens, la contrainte ne désigne pas une contrariété en acte d'un état, mais un mode d'explication des états actuels dans lesquels la chose persévère.

La suite de la lettre transpose ce modèle à l'ensemble des modes, et notamment aux hommes. Les exemples révèlent à quel point ce que Spinoza entend par « contrainte » n'est pas habituel :

C'est ainsi que le bébé croit librement appéter le lait, que l'enfant en colère croit vouloir la vengeance, et le peureux, la fuite. Et puis l'homme ivre croit que c'est par un libre décret de l'esprit qu'il dit des choses qu'il voudrait avoir tues, une fois dégrisé. C'est ainsi que le fou, le bavard et beaucoup d'autres de cette farine croient qu'ils agissent par un libre décret de l'esprit, et non qu'ils sont emportés par un élanFootnote 9 (L58 §5) !

Par quoi le nourrisson qui appète le lait est-il contraint ? Certes, l'enfant en colère ou qui a peur est contrarié par la cause de sa colère ou de sa peur. Mais, à l'instar de l'exemple de la pierre, ce n'est pas là que Spinoza situe la contrainte. Dans cette lettre, où il s'agit de montrer que les hommes se croient libres parce qu'ils ignorent les causes qui les déterminent, il ne peut être question d'affirmer que l'enfant se croit libre de se mettre en colère ou d'avoir peur. L'enfant sait très bien que sa colère ou sa peur a été causée par une cause extérieure, qui plus est contrariante. Ce qui est contraint, c'est son désir de se venger ou de prendre la fuite. N'est-ce pas pourtant, sinon un choix, du moins une nécessité de nature ? En quel sens peut-on dire encore que l'homme ivre est contraint de parler par l'alcool ? Et par quoi le fou est-il contraint ? Et le bavard ?

Le nourrisson n'est pas contraint d'appéter, mais est contraint d'appéter cet objet singulier qu'est le lait, ce qui veut dire qu'il n'en désire pas naturellement. À sa naissance, il pleure, ressent un malaise, mais n'appète rien de précis et de déterminé. Le désir n'a pas d'objet naturel qui lui serait téléologiquement assigné. On lui donne du lait, et voilà qu'une liaison d'affection (E II 18) se constitue : le sentiment de la faim éveille désormais en lui l'image du lait. À l'instar de la pierre, alors même que l'action de la cause extérieure a cessé, le nourrisson persiste dans ce à quoi il a été déterminé, et c'est de cette persistance dont on doit dire qu'elle est contrainte. De même, c'est la volonté de se venger ou de fuir qui est contrainte, alors même que l'action de la cause extérieure a cessé, et que l'enfant y met tout son cœur et son élan. C'est le flot ininterrompu des paroles de l'homme ivre qui est contraint, non le fait qu'il ait bu. Le fou et le bavard sont contraints, alors même qu'ils ne font qu'exprimer leur ingenium, leur tempérament ou leur état.

De tous ces exemples, on peut déduire qu'aux yeux de Spinoza, il y a comme une inertie de la contrainte (Gillot, Reference Gillot2004). Appliquer le principe d'inertie aux passions permet d'expliquer en quel sens un mouvement reste contraint, alors même que la contrainte ne s'exerce plus et que l'agent met tout son élan à accomplir ce qu'il est déterminé à accomplir. Tous les exemples impliquent que les individus persévèrent dans leurs actions contraintes. L’impetus (L58, E III 2 sc., et E III déf. 1 des affects), l’élan qu'ils mettent dans leur comportement, est défini par l’impulsum, l'impulsion d'une cause extérieureFootnote 10. Il s'agit, dans tous ces exemples, d'appétits ou de désirs, autrement dit du conatus en tant qu'il est disposé d'une certaine manière par les causes extérieures (E III déf. 1 des affects, explication). On peut donc désirer de gré, voire de plein gré, ce à quoi on est contraint malgré soi. L'action de la chose extérieure a cessé, mais le mouvement du corps et l'affect de l'esprit ne s'expliquent qu'en tant qu'elle a affecté le corps et l'esprit dans le passé. On est cause mais inadéquate, poussé en acte par rien d'autre que sa nature ou puissance, mais en tant qu'elle a été affectée. On fait de contrainte vertu en plaçant tout son élan, sa puissance, à faire ce qu'on est contraint de faire.

Les différents exemples que prend Spinoza dans la Lettre 58 dessinent une complexification et une multiplication progressives des affections que le corps humain peut retenir tout en étant affecté par d'autres chosesFootnote 11. Les contraintes sont incorporées, constituent un ingenium singulier, et deviennent invétérées. On fixe d'abord l'appétit des nourrissons sur un objet unique en forçant leur corps à s'y connecter : première forme de dressage (parler de dressage n'implique pas d'introduire une quelconque violence dans le processus). Naturellement, on l'a dit, le nourrisson appète, mais il n'appète rien de particulier. Le conatus est d'abord un appetitus sans objet, avant de se constituer comme désir. L'enfant qui veut se venger parce qu'il est en colère, ou qui veut prendre la fuite parce qu'il est peureux, ne fait qu'exprimer, semble-t-il, les lois de la nature humaine. Mais ce qui est contraint dans l'exemple, c'est de vouloir fuir ou se venger : cette alternative ne s'explique que par des causes extérieures et n'est pas causée directement par les circonstances. Celles-ci agissent sur un ingenium, une disposition singulière, fruit d'un dressage ou d'un tempérament singulier. L'enfant veut se venger parce qu'il est en colère, ou prendre la fuite parce qu'il est peureux. L’état de colère comme moment passager peut encore passer pour un effet naturel d'une affection, et il est alors évidemment contraint. Le fait d’être peureux est au contraire un ingenium, une singularité individuelle qui s'est constituée selon l'environnement et les rencontres, ou peut-être selon des déterminations innées. Certains enfants sont colériques et impétueux, d'autres sont peureux. Une apparente contingence surgit : apparente, car le tempérament de l'enfant dépend de contraintes inaperçues, mais apparente contingence, car la diversité signale que nul n'exprime purement et simplement les lois de la nature humaine sans une certaine « incurvation », un certain « frayage » singulier (Moreau, Reference Moreau, Cohen-Boulakia, Delbraccio and Moreau2012, p. 282 ; Bove, Reference Bove1996, p. 137 ; Lantoine, Reference Lantoine2019). Mais où se situe précisément la contrainte ? Elle est dans les causes qui ont disposé l'enfant d'une certaine manière déterminée, constitution corporelle (le sang épais dispose à imaginer des rixes et des meurtres, L17 §5) ou environnement familial (sur l’éducation par les parents, E III déf. 27 des affects, explication).

Spontanément, on ne songerait plus à parler de contrainte. Tout au plus parlerait-on de conditionnement ou de détermination. On trouve pourtant un usage similaire de l'idée de contrainte chez Pierre Bourdieu, qui parle de « contrainte par corps » dans les Méditations pascaliennes pour signifier le fait que l'agent peut parfaitement agir de façon contrainte tout en étant la puissance même qui effectue l'action (Bourdieu, Reference Bourdieu2003 ; Lantoine, Reference Lantoine2018). La contrainte est incorporée sous la forme d'un habitus. La « nécessité faite vertu », qu'il évoque à propos du fait qu'on élit et choisit avec élan ce qui précisément est conditionné par l’habitus et les dispositions durables, est en réalité une contrainte faite vertu : « La nécessité ne peut s'accomplir, la plupart du temps, que parce que les agents sont inclinés à l'accomplir, parce qu'ils ont le goût de ce à quoi ils sont de toute façon condamnés. […] Le goût est amor fati, choix du destin, mais un choix forcé » (Bourdieu, Reference Bourdieu1979, p. 199). Bourdieu parle souvent de l'inertie des habitus, qui fait qu'un changement de position sociale s'accompagne toujours d'un certain désajustement de l'agent, qui ne se sent pas « à sa place ». Cela montre à quel point il est pertinent de parler d'inertie des contraintes, qui durent avec le corps et l'esprit qu'elles ont affectés, tant elles font corps avec l'agent.

La contrainte se voit ainsi dotée d'une durée, et ne peut être réduite à l'action d'une chose extérieure. On confère en imagination une conscience à la pierre après qu'elle a reçu l'impulsion, sinon elle ne pourrait s'imaginer libre. Pour rendre raison du mouvement actuel, il faut faire référence au passé. La durée est aussi affective et ontologique, en tant que la contrainte est inscrite à l’état de trace dans le corps et l'esprit de l'agent. L'illusion du libre arbitre suppose l'oubli des impulsions passées, douloureuses ou non, mais l'oubli du passé n'est pas l'effacement de ses traces (Bove, Reference Bove1996, p. 45). L’« amnésie de la genèse » dont parle Bourdieu s'accompagne d'une mémoire-habitude ou « connaissance par corps » (Bourdieu, Reference Bourdieu2003).

Émile Durkheim souligne également l'inertie de la contrainte :

Dès les premiers temps de sa vie, nous […] contraignons [l'enfant] à manger, à boire, à dormir à des heures régulières, nous le contraignons à la propreté, au calme, à l'obéissance ; plus tard, nous le contraignons pour qu'il apprenne à tenir compte d'autrui, à respecter les usages, les convenances, nous le contraignons au travail, etc., etc. Si, avec le temps, cette contrainte cesse d’être sentie, c'est qu'elle donne peu à peu naissance à des habitudes, à des tendances internes qui la rendent inutile, mais qui ne la remplacent que parce qu'elles en dérivent (Durkheim, Reference Durkheim1992, p. 7-8).

Culture faite nature et, plus généralement, extériorité faite corps, la condition nécessairement contrainte de toute existence modale n'apparaît pas à la conscience lors même qu'elle est tout entière structurante, de par l'inertie de l'habitude.

2. Être contraint n'implique nullement d’être contrarié

Si l'exemple de l’éducation ou, pour parler plus exactement, du dressage que subit l'enfant semble faire signe vers un caractère contrariant de la contrainte, celle-ci reçoit cependant une extension bien au-delà des seules contrariétés ou violences exercées sur l'agent. Chez Durkheim, la contrainte, qui est le signe privilégié par lequel on reconnaît un fait social, peut parfois n’être éprouvée comme contrariante que lorsqu'on tente de se soustraire à ce que spontanément — mais de façon contrainte — on aurait fait (Durkheim, Reference Durkheim1992, p. 4-5). Durkheim désolidarise, dans des passages qui ne peuvent pas ne pas faire penser à Spinoza et à la Lettre 58, le caractère non nécessairement contrariant de la contrainte première :

Sans doute, il peut se faire que, m’[…]abandonnant sans réserve [à des courants sociaux tels que de grands mouvements d'enthousiasme, d'indignation, de pitié], je ne sente pas la pression qu'ils exercent sur moi. […] Nous sommes alors dupes d'une illusion qui nous fait croire que nous avons élaboré nous-mêmes ce qui s'est imposé à nous du dehors. Mais, si la complaisance avec laquelle nous nous y laissons aller masque la poussée subie, elle ne la supprime pas. C'est ainsi que l'air ne laisse pas d’être pesant quoique nous n'en sentions plus le poids. Alors même que nous avons spontanément collaboré, pour notre part, à l’émotion commune, l'impression que nous avons ressentie est tout autre que celle que nous eussions éprouvée si nous avions été seul. Aussi, une fois que l'assemblée s'est séparée, que ces influences sociales ont cessé d'agir sur nous et que nous nous retrouvons seuls avec nous-mêmes, les sentiments par lesquels nous avons passé nous font l'effet de quelque chose d’étranger où nous ne nous reconnaissons plus. Nous nous apercevons alors que nous les avions subis beaucoup plus que nous ne les avions faits (Durkheim, Reference Durkheim1992, p. 7).

À l'instar de celui qui s'est laissé emporter la veille dans un lynchage et qui, revenu chez lui, éprouve du remords, l'homme ivre de la Lettre 58 regrette ce qu'il a fait le lendemain. L'accent est mis sur le caractère non contrariant de la contrainte, et paradoxalement sur l'aspect contrariant de s'imaginer avoir agi librement, alors qu'on était contraint (ce qui correspond à la définition du repentir, E III déf. 27 des affects).

Alors que le sens commun parlerait des effets désinhibants de l'alcool, Spinoza les considère comme contraints. L'alcool est bien une cause qui détermine notre appétit d'une certaine manière précise, et pourtant l'homme ivre n'y est « nullement indifférent », à l'instar de la pierre en mouvement. À quoi il faut ajouter que ce n'est pas seulement la parole qui est contrainte : le repentir d'avoir parlé, une fois dégrisé, est lui aussi contraint. Il se trouve que la définition du repentir est immédiatement suivie de l'explication qui porte sur l’éducation, laquelle joint certaines actions à certains affects. L’éducation fait partie des contraintes : lier le flot non contrôlé de paroles en état d'ivresse à la honte dérive encore une fois d'un dressage social. Toute éducation est une contrainte, même si elle n'est pas toujours contrariante.

La contrainte est encore moins évidente, subjectivement mais aussi objectivement, dans les cas du fou et du bavard. Elle est en réalité l'ensemble des conditions qui ont constitué un ingenium ou une pathologie. Le bavardage relève de l’ingenium. Dans L'Hécyre, Térence, dont Spinoza connaissait les œuvres (il les a même jouées), met en scène le bavard Parménon qui, sur les instances de Philotis, finit par dire ce qu'il rêvait de dire mais souhaitait taire. Son interlocuteur s'exclame alors : « voilà que tu reviens à ton ingenium [ad ingenium redis] ». Aux yeux de Spinoza, agir d'après son ingenium n'est pas du tout exclusif d’être contraint. Celui qui agit d'après son propre ingenium agit par impetus (E IV 37 sc. 1), comme le nourrisson ou l'enfant, mais cet impetus est déterminé par un impulsum passé (ou une pluralité d'impulsions).

La contrainte désigne le caractère conditionné du conatus, non l'obstacle à un appétit naturel premier. Dans l'ensemble des exemples qui sont donnés, personne n'est contrarié. La pierre persévère dans son mouvement et n'est en aucun cas « indifférente ». Il en va là comme de l'expérience de Joaquim Brasil-Neto, où le patient ignore que ses actions obéissent à des impulsions magnétiques extérieures, et a le sentiment de faire des choix on ne peut plus libres et personnels (Brasil-Neto et al., Reference Brasil-Neto1992). Le concept de disposition permet de saisir le relais qui s'effectue entre une causalité extérieure et une volonté : disposée d'une certaine façon par les causes extérieures, la chose est disposée à persévérer dans son être d'une certaine manière. Il faut entendre ici la passivité qui est agie, ou l'agentivité qui est subie : on est bien disposé à faire ce qu'on est disposé-conditionné à faire (Lantoine, Reference Lantoine2019). C'est ce que rend aussi le mot coactus, si on le prend à la lettre comme coaction, en insistant sur le préfixe, qui met en évidence la détermination à l'action par autre chose.

On peut supposer que, si l'esprit s'efforce d'imaginer ce qui l'affecte de joie, il se souvient des impulsions joyeuses, s'efforce d'oublier les impulsions douloureuses, et n'a jamais remarqué les affections indifférentes. Reste qu'il interprétera les contraintes joyeuses passées non comme des contraintes, mais comme des causes finales ou comme des occasions, à l'instar de Tschirnhaus dans la Lettre 57, qui fait la différence entre détermination (au sens d'une simple influence) et contrainte, qu'il entend comme nécessité fatale et contrariante. Spinoza répond :

[…] il dit, avec Descartes, qu'est libre celui qui n'est contraint [cogitur] par aucune cause extérieure. Mais s'il entend qu'un homme est contraint [coäctum] lorsqu'il agit malgré lui [invitus], j'accorde qu'en certaines choses, nous ne sommes nullement contraints [cogi], et que, de ce point de vue, nous avons le libre arbitre (L58 §6).

Ce premier sens serait le sens traditionnel, auquel Spinoza oppose un autre sens :

Mais s'il entend par contraint [coäctum] celui qui, même si ce n'est pas contre son gré [invitus], n'agit pas moins nécessairement, je nie […] que nous soyons libres en aucune chose. […] il ajoute que les causes pour lesquelles il s'est décidé à écrire l'ont certainement incité [impulerint] à écrire, mais qu'elles ne l'y ont pas contraint [coëgerint]. Cela […] ne signifie qu'une chose, c'est que son esprit était alors dans un tel état [constitutus] que des causes ont pu facilement [facile] le faire plier, alors qu'elles n'auraient pas pu y parvenir par ailleurs, si un affect fort, n'importe lequel, s'y était opposé. Autrement dit, des causes qui par ailleurs n'auraient pas pu le contraindre [cogere], cette fois-ci l'ont contraint [coëgerunt] non à écrire contre son gré [invitus], mais à avoir nécessairement le désir [cupidus] d’écrire (L58 §6 et 8).

Le concept de constitutio, traduit ici par « état », désigne la disposition dans laquelle sont le corps et l'esprit à un moment donné. Tschirnhaus est disposé à écrire, comme il est disposé à d'autres choses, et cela s'explique par des contraintes passées qui ne laissent pas de faire leur effet sur lui. D'autres causes extérieures présentes viennent tantôt aider certaines dispositions ou certains désirs, tantôt les contrarier. Ce sont les causes extérieures qui viennent aider le désir que Spinoza appelle ici « contraintes ». Celles-ci sont si éloignées d'une contrariété, et à plus forte raison d'une quelconque violence, qu'elles font plier l'agent « facilement ». L'inertie des contraintes passées décide du caractère contrariant ou non des contraintes présentes.

On l'a dit, dans les exemples examinés plus haut, il y a des comportements qui obéissent aux lois de la nature de la chose, comme vouloir se venger, exemple qui apparaît en E IV 37 sc. 2 pour évoquer ce que chacun fait par souverain droit de nature selon son propre ingenium, autrement dit ce qui suit de la nécessité de sa nature :

Chacun existe par le droit souverain de la Nature, et par conséquent chacun fait par le droit souverain de la Nature ce qui suit de la nécessité de sa propre nature ; et ainsi chacun juge par le droit souverain de la Nature de ce qui est bien et ce qui est mal, veille à son utilité selon sa propre complexion [ingenium] (voir les prop. 19 et 20), se venge lui-même (voir le corollaire 2 de la prop. 40 p. III) et s'efforce de conserver ce qu'il aime et de détruire ce qu'il a en haine (voir la prop. 28 p. III).

La limite entre l'action contrainte et l'action nécessaire devient floue. On peut agir par soi-même selon la nécessité de sa nature et selon son propre ingenium, tout en étant parfaitement contraint et passif, voire au comble de l'impuissance. Mais la limite est encore plus incertaine quand il s'agit de contraintes positives et constituantes.

3. La contrainte et le sens de la vie

Il serait absurde de considérer génériquement les contraintes comme des obstacles à l'effectuation de notre puissance. La contrainte est ce qui vient donner sens au conatus, au sens d'une finalité et d'une orientation. Elle lui fixe des objets, ce qui conduit à l'imagination de valeurs objectives et à l'illusion finaliste, et peut mener à la passion exclusive et partielle. C'est ce qui fait apparaître la contrainte comme une forme d'aliénation, ce qu'il s'agit de délier par la connaissance de la nature, de soi et de Dieu. Pourtant, la contrainte est aussi la condition même de la vie. On l'a vu avec le nourrisson, on n'appète rien a priori, ce qui signifie également qu'on fait effort naturellement à vide. L'effort pour persévérer dans l’être est plénitude et actualité de la puissance, mais c'est une puissance qui erre. Le conatus n'a, par lui-même, aucun objet défini. Le désir se constitue dans la rencontre avec l'extériorité. On ne désire pas une chose parce qu'elle est bonne, mais on la juge bonne parce qu'on la désire (E III 9 sc.), et c'est du dehors que le désir reçoit une orientation, qui apparaît à la conscience comme cause finale, alors qu'elle était cause initiale, cause efficiente. C'est ce qu'explique Spinoza à propos du désir d'habitation dans E IV préf. :

Par exemple, quand nous disons que l'habitation a été la cause finale de telle ou telle maison, nous n'entendons assurément rien d'autre que ceci : un homme, parce qu'il a imaginé les avantages de la vie domestique, a eu l'appétit de construire une maison. C'est pourquoi l'habitation, dans la mesure où on la considère comme cause finale, n'est rien d'autre que cet appétit singulier qui, en réalité, est une cause efficiente — que l'on considère comme première parce que les hommes, communément, ignorent les causes de leurs appétits. Ils sont en effet, comme je l'ai déjà dit souvent, certes conscients de leurs actions et de leurs appétits, mais ignorants des causes qui les déterminent à tel ou tel appétitFootnote 12.

L'appétit de la maison, en tant qu'il est singulier, c'est-à-dire déterminé de façon précise, s'explique par des causes extérieures qui ont contraint la chose à imaginer l'habitation, affection qui s'est accompagnée d'un affect de joie qui a déterminé le conatus. Le sens, l'orientation et la finalité de nos appétits répondent à des causes efficientes contraignantes. D'un point de vue spinoziste, les causes sont aussi les raisons d'agir : expliquer et comprendre, c'est une seule et même chose.

Il est essentiel à Spinoza de maintenir non seulement la nécessité de l'enchaînement de l'imagination ou affection au désir, mais aussi son caractère contraint. Sinon, il en irait du spinozisme comme du thomisme. Dans le texte auquel nous avons fait référence plus haut, Thomas d'Aquin distingue nécessité de nature, nécessité venue de la fin et nécessité contrainte par une cause efficiente. Spinoza rabat la nécessité venue de la fin sur la nécessité contrainte, et s'il préserve la nécessité de nature, il nie que cette nécessité soit finalisée. Elle est, naturellement, sans objet. Le passage suivant de la Lettre 56 à Boxel le montre : « […] il me semble que tu ne fais pas la différence entre la contrainte, ou la force, et la nécessité. Le fait qu'un homme veuille vivre, aimer, etc., n'est pas le fruit de la contrainte, et c'est pourtant une nécessité »Footnote 13. Cette citation paraît ruiner l'ensemble des analyses précédentes. La contrainte est ici assimilée à la force, et vouloir vivre et aimer est identifié à la libre nécessité. Mais vouloir vivre et aimer, c'est la définition d'une nature en tant qu'elle existe (ce qui est d'ailleurs contraintFootnote 14) et opère, mais non pas en tant qu'elle existe et opère d'une certaine manière précise et déterminée. Personne ne veut et ne peut vivre et aimer abstraitement. Les manières et ce qui apparaît à la conscience comme les fins sont fixées par des contraintes. Il y va de la vie même : « Nous nous efforçons donc avant tout dans cette vie de faire en sorte que le Corps du nourrisson se change en un autre qui, pour autant que sa nature le supporte et qu'il lui convient, ait de très nombreuses aptitudes et se rapporte à une âme qui soit le plus consciente de soi, de Dieu et des choses » (E V 39 sc.). La contrainte est donc la condition première pour exister et opérer d'une manière précise et déterminée. La condition même pour un mode fini d'exister et d'opérer, c'est d'y être contraint, non seulement par la détermination de la puissance de Dieu, mais aussi par la coaction des autres modes finis qui définissent ses manières de l'exprimer. André Tosel écrit :

Les conditions externes coercitives de l'opér-action modale ne peuvent pas être réduites simplement au rang d'une existence factice dépossédant la chose contrainte de son être […]. C'est dans la contrainte que [l'interopérativité] exerce que sont fournis les éléments relationnels assurant au mode le maintien de son être et de son agir (Tosel, Reference Tosel2008, p. 170).

Il n'y a pas de bonne nature de la nature avec laquelle nous devrions renouer en nous affranchissant des contraintes aliénantes. L'idée d'une authenticité première qui viendrait d'elle-même, par son intentionnalité fondamentale, donner un sens à l'existence, et qui serait comme recouverte ou aliénée par le dehors, est étrangère au spinozisme. Il y a bien une différence entre la vertu qui consiste à agir selon les seules lois de sa nature, et l'impuissance qui consiste à être soumis aux causes extérieures. Il est possible en effet d’être déterminé à agir par la raison ou l'entendement. Mais qu'est-ce que cela signifie précisément ? S'agit-il d'une désaliénation ? C'est au contraire de la multiplication des contraintes joyeuses que Spinoza fait dépendre la libération éthique :

En outre, la joie n'est mauvaise que dans la mesure où elle empêche l'homme d’être apte à agir […]. Enfin, dans la mesure où la joie est bonne, elle s'accorde avec la Raison (car elle consiste en ce que la puissance d'agir de l'homme est augmentée ou aidée) et elle n'est pas une passion, si ce n'est dans la mesure où la puissance d'agir de l'homme n'est pas assez augmentée [(consistit enim in eo quod hominis agendi potentia augetur vel juvatur) nec passio est nisi quatenus hominis agendi potentia non eo usque augetur] pour qu'il se conçoive soi-même et ses propres actions adéquatement (en vertu de la prop. 3 p. III avec son scolie). Donc si un homme affecté de joie était conduit [duceretur] à une perfection assez grande pour qu'il se conçoive soi-même et ses propres actions adéquatement, il serait apte aux mêmes actions auxquelles le déterminent actuellement des affects qui sont des passions ; bien plus, il y serait plus apte (E IV 59 dém.).

La joie n'est une passion qu’à condition qu'elle soit partielle, qu'elle empêche un certain nombre d'actions, contrarie d'autres aptitudes. La causalité adéquate, la vertu, la liberté, la connaissance de soi, de Dieu et des choses résultent d'une augmentation de puissance, d'un équilibre des affects (E IV 45 sc.) qui n'a pu venir que de l'extérieur et s'est incorporé sous la forme d'un complexe d'habitudes. D'où les formes passives des verbes ducere et augere. Être cause adéquate, ce n'est pas agir par soi seul, mais avoir été déterminé de telle sorte que ce que nous faisons, notre manière d’être et de penser peut s'expliquer par notre seule nature. Certes, cela passe par une progressive déliaison du désir de ses objets exclusifs imaginaires qui lui ont été assignés par contrainte, et par la compréhension que l'interaction modale n'est jamais que l'expression de la puissance de Dieu. On peut dire que cela, comprendre, n'est pas contraint par des causes extérieures, mais par la causalité immanente de la puissance de Dieu. Mais encore faut-il que cela ait été rendu possible. Spinoza écrit ainsi, toujours en réponse à Tschirnhaus : « il soutient que “si nous étions contraints par les causes extérieures, personne ne serait en mesure d'acquérir la vertu”. Mais je me demande qui lui a dit que nous ne pouvions avoir l’âme ferme et constante que par un décret de l'esprit ? Et pourquoi pas par une fatale nécessité ? »Footnote 15 (L58 §9).

Bien évidemment, nombre de contraintes (même joyeuses) viennent contrarier notre nature en aidant certaines parties de notre corps aux dépens d'autres. Elles peuvent même secrètement conduire au suicide (E IV 20 sc.). Mais un désir naturel non contraint conduirait tout aussi certainement à la mort, sous l'effet des contrariétés qui ne cessent naturellement de peser sur chacun.

4. Discours de la contrainte nécessaire

Spinoza invite à considérer ce fait massif : la contrainte est partout, et il ne sert à rien de rêver d'une nature première qu'il faudrait recouvrer contre ces contraintes prétendument aliénantes. Le rôle de la politique est de substituer aux contraintes contrariantes des contraintes qui aident la puissance d'agir. Quoi qu'elle en dise, toute politique, au sens le plus large du terme, exerce une contrainte et n'est jamais libérale, comme l'a très bien montré dans les faits le si mal nommé « néolibéralisme ». L’État doit faire en sorte que « tous soient contraints, volontairement ou de force, ou par nécessité, de vivre sous le commandement de la raison [ut omnes sponte, vel vi, vel necessitate coacti sint ex rationis praescripto vivere] » (TP VI-3). À l'opposé de toute la tradition et du sens commun, Spinoza affirme ici qu'il est possible d’être contraint de trois manières : par les besoins (la pauvreté peut contraindre quelqu'un à vendre son bien de façon à assurer sa survie), par la force, ou par sa propre spontanéité. Celui qui est dressé par Moïse de telle sorte qu'il fasse son devoir sans crainte est dit obéir « spontanément » (sponte), lui qui est pourtant intégralement sous le droit d'un autre (TTP V-10). De même,

[…] quelle que soit la raison pour laquelle un homme décide de suivre les ordres du Souverain, que ce soit par crainte de la punition, par l'espoir de quelque profit, par amour de la patrie, ou sous l'impulsion de tout autre affect, il se décide de son propre chef et agit néanmoins selon le commandement du souverain (TTP XVII-2).

Il n'y a donc pas à s’étonner de la formule apparemment curieuse du Traité politique X-8, selon laquelle « on doit conduire les hommes de façon qu'ils s'apparaissent à eux-mêmes [sibi videantur] comme vivant selon leur ingenium et leurs libres décisions et non de se laisser conduire ». Ce n'est rien dire d'autre qu'il ne faut pas user de la force ou de la violence pour les diriger, car cela serait les contrarier, ce qui produit de mauvais sujets (et de mauvais soldats) qui haïssent leur souverain, et tout au plus garantit l'absence de guerre, mais non la concorde et la paix. Il faut évidemment user de la contrainte des institutions, quoiqu'il faille le faire de telle sorte que ces contraintes ne fassent qu'aider les inclinations spontanées mais pleinement passionnelles et contraintes de chacun, par exemple en contrariant l'effet corrupteur du désir de richesse en encourageant à s'enrichir de façon légale, ou en contrariant l'effet délétère de l'orgueil et de l'envie en aidant le désir de gloire à se satisfaire. Être alterius juris n'exclut pas d'avoir le sentiment d'agir, et surtout d'agir effectivement, d'après son propre ingenium. Dans tous les cas, il y a de la contrainte. Où est la liberté, dira-t-on ? Dans l'absence de contraintes contrariantes, et dans la multiplication des occasions de joie, qui dispose à la rationalité libre. Rêver d'une éducation ou d'une politique sans contraintes, c'est non seulement croire aveuglément à une orientation téléologique naturelle du désir ou de la volonté, pour ne pas mentionner l'idée de libre arbitre, mais c'est également s'aveugler quant aux contraintes qui, volens nolens, s'exerceront aveuglément. La vraie question est de déterminer des contraintes rationnelles, favorables à la liberté. En matière politique et, au-delà, éthique, il ne faut pas placer l'enjeu de la liberté dans l'absence de contraintes et dans le libre épanouissement d'une nature. Il faut contraindre à la liberté, forcer d’être libre comme disait Rousseau, mais en un tout autre sens, et surtout sans contrarier.

La différence entre Spinoza et Hobbes est frappante. Jamais Spinoza ne cherche à préserver le caractère volontaire de l'action nécessaire ou contrainte. Il cherche au contraire à mettre l'accent sur le caractère contraint des actions, même volontaires. D'où l'effacement progressif du modèle du contrat fondé sur l'engagement volontaire, au profit d'une réflexion sur les conditions du maintien de l'obéissance. Chez Hobbes, il s'agit de garantir le caractère volontaire du contrat et de l'obéissance, bien qu'ils se nouent sous la contrainte de la crainte. Les hommes ont alors l'obligation de respecter leurs engagements volontaires, même passés sous la contrainteFootnote 16. Chez Spinoza, les citoyens doivent être contraints d'obéir volontiers.

Conclusion

On peut donc parler de contrainte faite vertu, et ce, en deux sens. La contrainte peut être vécue comme vertu, même si elle est partielle et synonyme de servitude. La contrainte peut faire la vertu, se transformer en vertu. La contrainte est un principe d’explication causale des actions, et non pas une réalité psychologique, affective ou morale. Les références à Bourdieu et Durkheim ainsi qu'aux sciences du cerveau indiquent que cet usage original du mot coactus est au cœur de la fondation d'une science naturelle de l'homme et du social, autrement dit d'une anthropologie antihumaniste. Celle-ci prend acte du fait qu'il n'y a pas de désir naturel, d'authenticité première dont nous aurions été aliénés ou détournés, mais une continuelle constitution de l'individualité par la rencontre d'une extériorité et d'une puissanceFootnote 17.

Conflits d'intérêts

L'auteur n'en déclare aucun.

Footnotes

1 Les références aux œuvres de Spinoza sont données entre parenthèses. Abréviations utilisées : CT (Court traité, 2009a), TRE (Traité de la réforme de l'entendement, 2009b), TTP (Traité théologico-politique, 1999), E (Éthique, 2020), TP (Traité politique, 1979), L (pour les lettres, 2010), sc. (scolie). En chiffres romains, la partie et/ou le chapitre ; en chiffres arabes, le paragraphe, la proposition, et le numéro de la lettre pour la correspondance.

2 Autre exemple, dans le Traité politique II-7 : « plus libre nous représentons-nous l'homme, plus contraints [coactus] sommes-nous de penser qu'il doit nécessairement se conserver lui-même et être maître de son âme ».

3 L'expression « la coaction ou contrainte » traduit « coaction or compulsion » (Hobbes, Reference Hobbes and Lessay1993, p. 93, et pour le texte anglais, Hobbes, Reference Hobbes and Bohn1840, p. 264).

4 L’équivalence est assurée par les citations que Hobbes reprend de Jean Calvin et d'autres théologiens (Hobbes, Reference Hobbes, Foisneau and Perronin1999, p. 290-291, et pour le texte anglais, Hobbes, Reference Hobbes and Bohn1841, p. 298-299). Les différents auteurs cités utilisent bien le mot coactus dans les textes originaux que nous avons pu consulter.

5 C'est ce que fait par exemple Pierre Macherey (Macherey, Reference Macherey1992, p. 69-110). Citons quelques passages significatifs : « […] le fait pour une chose d’être contrainte correspond […] pour elle à une diminution, à un affaiblissement, à une déperdition, à une limitation de la véritable détermination qui est de toutes façons en elle, et qui est aussi pour elle le principe d'une action authentiquement libre. D'une chose qui est déterminée par une autre, ou par d'autres, on pourrait donc dire aussi qu'elle est sous-déterminée, en ce sens que sa puissance d'agir en tant que cause est à la fois entravée et parcellisée, amoindrie, et, donc tendanciellement niée ». Selon Macherey, la libération éthique consisterait en un changement de point de vue, qui délaisserait non seulement l'illusion du libre arbitre, mais aussi la compréhension purement mécanique de codétermination des opérations des modes finis pour rejoindre une activité libre et désaliénée, pure expression de la puissance divine : « Être soumis à une contrainte, c'est, dans tous les cas de figure, être exposé aux conditions d'une existence factice, qui dépossède la chose contrainte de son être, c'est-à-dire de ce qui réellement la détermine et est aussi pour elle condition d'une authentique action ».

6 Pascal Sévérac (Sévérac, Reference Sévérac2005, p. 60) a déjà souligné qu’être contraint ne veut pas nécessairement dire être contraint par une chose extérieure, être serf et passif, mais signifie être contraint par autre chose, et il précise que tout mode est toujours contraint par autre chose d'exister et d'opérer, en l'occurrence par Dieu (E I 32 dém. la volonté divine comme mode infini est dite contrainte). Sur le sens de ce mot, voir aussi Sévérac (Reference Sévérac2011, pp. 56 et 64). Pour un exemple d'interprétation de la contrainte en termes de contrariété, voir Frédéric Lordon qui rapporte « contrainte » à « détermination causale triste » et « consentement » à « détermination causale joyeuse » (Lordon, Reference Lordon2010, pp. 89 et 117, et Lordon, Reference Lordon2013, p. 235).

7 En ce sens, traduire coactus par « forcé » (Bernard Pautrat, dans Spinoza, Reference Spinoza and Pautrat2014) n'est pas très heureux. On pourrait certes le traduire par « coagi » ou « coaction » (ce que fait Charles Appuhn dans les derniers chapitres du TTP, Spinoza, Reference Spinoza and Appuhn1997), mais ce serait alors perdre la dimension indéniable de passivité.

8 Sed ad res creatas descendamus, quae omnes à causis externis determinantur ad existendum, & operandum certâ, ac determinatâ ratione. […] Ex. gr. Lapis à causâ externâ, ipsum impellente, certam motûs quantitatem accipit, quâ postea, cessante causae externae impulsu, moveri necessariò perget. Haec igitur lapidis in motu permanentia coäcta est, non quia necessaria ; sed quia impulsu causae externae definiri debet.

9 Sic infans se lac liberè appetere credit ; puer autem iratus vindictam velle, & timidus fugam. Ebrius deinde credit, se ex libero mentis decreto ea loqui, quae postea sobrius tacuisse vellet. Sic delirans, garrulus, & hujus farinae plurimi se ex libero mentis decreto agere, non autem impetu ferri credunt. Traduction modifiée : il faut distinguer l’impulsum, l'impulsion d'une cause extérieure, et l’impetus, l’élan qui est ainsi donné à la chose.

10 Spinoza distingue-t-il impetus et conatus, à l'instar de Hobbes (pour qui l’impetus désigne la quantité ou la vitesse du conatus) ? L’impetus pourrait désigner l’élan avec lequel le conatus s'investit dans une direction donnée.

11 Notons au passage que retenir, au sens de la mémoire comme de la conservation de l'identité individuelle (c'est d'ailleurs le même problème), se fait par contrainte. L'individualité suppose l'exercice d'une contrainte du tout sur les parties, car les parties ne sont pas téléologiquement destinées à leur fonction. Le sang, par exemple, exerce une contrainte (L32 §4, le verbe cogere est employé) en imposant (sans que cela implique nécessairement une contrariété, notons-le) le rapport de mouvement entre les parties que sont le chyle, la lymphe, etc. Sur tout cela, voir Raphaële Andrault (Reference Andrault, Andrault, Laerke and Moreau2014).

12 Exempli gratia cum dicimus habitationem causam fuisse finalem hujus aut illius domus, nihil tum sane intelligimus aliud quam quod homo ex eo quod vitæ domesticæ commoda imaginatus est, appetitum habuit ædificandi domum. Quare habitatio quatenus ut finalis causa consideratur, nihil est præter hunc singularem appetitum qui revera causa est efficiens quæ ut prima consideratur quia homines suorum appetituum causas communiter ignorant. Sunt namque ut jam sæpe dixi suarum quidem actionum et appetituum conscii sed ignari causarum a quibus ad aliquid appetendum determinantur.

13 Quare mihi nullam inter Coactionem, vel vim, & Necessitatem differentiam constituere videris. Quòd homo vult vivere, amare, &c. non est coactum opus, sed tamen necessarium.

14 E I déf. 7. La volonté infinie de Dieu elle-même, qui d'ailleurs n'existe pas, « ne peut être dite cause libre, mais seulement nécessaire ou contrainte [coacta] » (E I 32 dém.).

15 Quòd porrò statuit : quòd si à causis externis cogeremur, virtutis habitum acquirere possit nemo ; Nescio, quis ipsi dixerit, non posse ex fatali necessitate.

16 Dans le Léviathan, chap. 45, Hobbes explique qu'un homme n'est pas coupable d'idolâtrie si un roi le contraint (compellat en latin) à lui vouer un culte divin, car il y est forcé (cogitur) par la force. Ce n'est pas un scandale, car cela a été fait sous la contrainte (coactus fecit), et la version anglaise dit qu'il l'a fait par peur, et que ce n'est donc pas son acte, mais celui de son souverain. Ceci semble contredire le caractère volontaire de l'action contrainte. Il n'en est rien : dans le Léviathan apparaît la théorie de l'autorisation, où l'auteur (le sujet) autorisant volontairement (et par crainte) l'acteur (le souverain) à exercer le pouvoir, celui-ci devient l'auteur, et le sujet, simplement l'acteur. De même, Léviathan, chap. 42 : Naaman est contraint par les lois de son pays (is compelled to do en anglais, facere coactus est en latin) de se prosterner devant une idole : son action n'est pas la sienne, mais celle de son souverain (Hobbes, Reference Hobbes and Tricaud1983 et Reference Hobbes2012).

17 Les jugements de Ludwig Wittgenstein sur l'exemple de la pierre à qui l'on prête une conscience apparaissent donc au mieux comme précipités (Rigal, Reference Rigal2006 ; Wittgenstein, Reference Wittgenstein and Dastur2014).

References

Références bibliographiques

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