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Jacques Bouveresse 1940–2021

Published online by Cambridge University Press:  12 October 2021

Alain Voizard*
Affiliation:
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal, Montréal, Québec, Canada
*
*Auteur-ressource. Courriel : [email protected]
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Abstract

Type
Invited Commentary/Commentaire invité
Copyright
Copyright © The Author(s), 2021. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Philosophical Association/Publié par Cambridge University Press au nom de l’Association canadienne de philosophie

Jacques Bouveresse est né à Épenoy le 20 août 1940. Il est mort à Paris le 9 mai 2021. Il était à la fois un moraliste, un rationaliste et un penseur analytique : un philosophe somme toute assez peu français.

Premier au concours de l'agrégation de 1965, Jacques Bouveresse aura été toute sa vie durant un intellectuel brillant passionné par son travail. Influencé par les philosophes du cercle de Vienne et plus largement par la philosophie analytique, il contribuera de manière essentielle au développement de celle-ci en France et même dans la francophonie, suivant et dépassant même en cela Jules Vuillemin et Gilles-Gaston Granger, notamment. Sa thèse d’état, Le mythe de l'intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, soutenue en 1975 et publiée chez Minuit l'année suivante, a contribué à démontrer à plusieurs philosophes de ma génération qu'il était possible de pratiquer la philosophie analytique en français. Je renonce d'emblée à tenter de présenter ici l'ensemble de l’œuvre de Bouveresse pour parler peut-être davantage de l'homme.

Auteur prolifique, il aura écrit plus de cinquante livres et peut-être deux cents articles. Il a écrit sur un grand nombre de sujets et de thèmes, abordant les questions philosophiques qui l'intéressaient sous plusieurs angles différents, et souvent même à répétition en y apportant des nuances auparavant négligées. On peut dire, sans trop de risques de se tromper, que le plus gros de ses travaux porte sur les questions logico-sémantiques évoquées dans la filiation Frege — Russell — Wittgenstein — cercle de Vienne, et sur leurs suites. Mais il serait faux de laisser entendre qu'il n'y a que ça. Musil, Lichtenberg, Kraus, Renan, Freud et même la musique auront retenu son attention ; il a aussi écrit sur la littérature, la religion et l'histoire de la philosophie. Clairement inscrit dans la tradition analytique, ses travaux se laissent assez facilement décrire comme appartenant à la philosophie du langage et de la connaissance, ce qui est l'intitulé même de la chaire qu'il a occupée au Collège de France de 1995 à 2010. Il avait été auparavant professeur, essentiellement à Genève et à Paris I Panthéon-Sorbonne, mais il aura été aussi au CNRS, à l'Institut d'histoire et de philosophie des sciences et des techniques, et professeur Honoris causa aux HEC Paris, entre autres.

Philosophe, il n'aimait pas beaucoup les honneurs. En 2007, il avait pourtant accepté un Doctorat honoris causa de l'Université du Québec à Montréal, en partie évidemment à cause de la nature académique de la chose, mais aussi pour la mission sociale qui est celle de l'UQAM. Il en alla cependant tout autrement quand, en 2010, sans qu'il soit consulté, on tenta de le promouvoir au grade de Chevalier de la Légion d'honneur. Il signifia alors à la ministre de l'enseignement supérieur de l’époque, Mme Valérie Pécresse, son refus net en ces termes très peu équivoques : « Il ne peut, dans ces conditions, être question en aucun cas pour moi d'accepter la distinction qui m'est proposée et […] certainement encore moins d'un gouvernement comme celui auquel vous appartenez, dont tout me sépare radicalement […]. […] J'ose espérer, par conséquent, que vous voudrez bien considérer cette lettre comme l'expression de mon refus ferme et définitif d'accepter l'honneur supposé qui m'est fait […] » (Bouveresse, 26 juillet 2010). Cependant, en 2019, on lui décerne tout de même le Grand Prix de Philosophie de l'Académie française pour l'ensemble de sa carrière. Homme entier, ses convictions philosophiques ne fluctuaient ni au gré de ses interlocuteurs, ni au gré des honneurs.

Dès ses premières années en philosophie, il s'est intéressé à la philosophie analytique qui était alors assez peu connue en France, où plusieurs des philosophes de l’époque maîtrisaient même mal l'anglais. Assez rapidement amené à enseigner la logique formelle, il a occupé un espace philosophique qui l'a placé en porte-à-faux relativement à une bonne part des philosophes français, qui s'abreuvaient encore volontiers à la source allemande des trois H : Hegel — Husserl — Heidegger. Ses intérêts pour la pensée exacte, la logique et l'analyse l'ont amené à s'opposer à tout un courant intellectuel où l'esbroufe passe pour du génie et où, par un mystérieux retournement, l’énoncé « pq » répété une fois ou deux sert fort curieusement d'argument contre la logique et la philosophie analytique en généralFootnote 1. Il a alors développé une idée plus modeste des contributions possibles de la philosophie et, je crois, dans un esprit très wittgensteinien, considérait que la contribution principale de sa discipline devait être la clarification des concepts et des arguments. Penser à fond, et penser clairement ; voilà les objectifs du philosophe intègre.

Il aura été très influencé par Wittgenstein et Musil qui resteront, tout au long de sa vie, certainement deux de ses auteurs de prédilection. Il consacrera à Wittgenstein certes sa thèse, rédigée sous la direction d'Yvon Belaval, mais aussi plusieurs monographies ou recueils dont La parole malheureuse. De l'alchimie linguistique à la grammaire philosophique (1971), Wittgenstein : la rime et la raison. Sciences, éthique et esthétique (1973), La force de la règle. Wittgenstein et l'invention de la nécessité (1987), Le pays des possibles. Wittgenstein, les mathématiques et le monde réel (1988), Philosophie, mythologie et pseudo-science. Wittgenstein lecteur de Freud (1991a), Herméneutique et linguistique (1991b), les recueils parus sous le titre Essais I. Wittgenstein, la modernité, le progrès et le déclin et Essais III. Wittgenstein ou les sortilèges du langage (2000 et 2003), ou encore Le parler de la musique 2. La musique chez les Wittgenstein (2019). Les références à la pensée de Wittgenstein apparaissent aussi dans pratiquement tous ses autres livres et dans bon nombre de ses articles. Grand mélomaneFootnote 2, il connaissait très bien la musique, la lisait et en jouait aussi. À moins de ça, il n'aurait pas osé écrire sur la musique comme il l'a fait (Percevoir la musique [2016] ; Le parler de la musique 1, 2 et 3 [2017, 2019, et 2020]).

Il ne prenait la plume ou la parole qu'en parfaite connaissance de cause et distinguait plus rigoureusement que bien d'autres « je sais » de « je ne sais pas », et s'attendait à autant de ses interlocuteurs. Il était d'une écoute redoutable. Dans le cours d'une discussion philosophique, il ne laissait passer aucune erreur factuelle, de logique, ou d'argumentation. Ce n’était pas chez lui l'expression d'une quelconque prétention à la supériorité intellectuelle — il était tout au contraire très modeste — mais bien plutôt la manifestation de son constant souci de formation quand il s'adressait à ses étudiant-es, et de rigueur quand il s'adressait à des collègues. Je crois qu'il ressentait comme un devoir de bien outiller ses étudiant-es, et c'est aussi cela qui l'amenait à se méfier des modes, du grand style, ou de la métaphore. Il faut commencer par bien assimiler l’état des connaissances, philosophiques ou autres, la critique ou le doute ne peuvent venir que dans un deuxième temps.

Jacques Bouveresse croyait que la philosophie était un domaine de spécialisation en soi, au même titre que la physique, par exemple, et il ne voyait pas du tout pourquoi elle devrait forcément être immédiatement à la portée de tous. Il croyait à la formation, au savoir acquis à force de travail, et se méfiait d’à peu près toute forme de vulgarisation parce qu'elle risque d'engendrer chez l'interlocuteur-trice une illusion de compréhension de quelque chose de singulièrement plus compliqué. Il aurait sans doute volontiers fait sien le mot de P.F. Strawson : « [t]here is no shallow end to the philosophical pool ». Il n'y a pas de raccourci en philosophie, et celles ou ceux qui en cherchent sont nécessairement voué-es à leur propre perte. Lui-même issu d'un milieu modeste, il connaissait la valeur du travail, reconnaissait qu'il y avait autant de mérite à maîtriser réellement une question philosophique qu’à savoir résoudre une intégrale, et qu'il y a dans le génie toujours plus de transpiration que d'inspiration ou de talent. Il n'y avait pas d’élitisme dans cette position, l’élitisme étant totalement étranger à son caractère.

Sa vision de la philosophie n'avait rien de manichéen. Il était au contraire, et peut-être malgré les apparences, plutôt tolérantFootnote 3. Il s'intéressait d'abord aux textes et les abordait sans préjugé. Il croyait fermement aux vertus de la discussion argumentée, seule susceptible de faire progresser la pensée philosophique sur une question donnée. Il ne tolérait pas qu'on tente de s'y soustraire, peu importe les raisons invoquées. C'est dans cet esprit qu'il lisait à peu près tout et qu'il veillait à se maintenir bien informé des publications récentes ou à venir tant en philosophie analytique qu'en philosophie qu'on appelait, encore assez récemment, continentale. Il m'avait confié un jour avoir le projet de faire une étude critique de l’ensemble du travail de Derrida ! J’étais d'avis que ce travail colossal n'en valait peut-être pas tout le temps qu'il aurait fallu y consacrer. Mais qui sait s'il n'y a pas, dans ses papiers, une rame de A4, soigneusement noircie de son écriture si particulière, qui déballe minutieusement l'inventeur de la « déconstruction » ? Il ne confondait pas l'homme (ou la femme) et les textes, il n'attaquait jamais la personne, l’ad hominem lui était en effet tout aussi étranger que l'immodestie. Ses adversaires philosophiques étaient souvent des personnes pour qui il avait par ailleurs de l'estime. Il soulignait bien volontiers la grande culture de l'une ou de l'autre, et se désolait, le cas échéant, de leurs déboires, ce dont un esprit mesquin se serait plutôt réjoui. Il était d'une très grande bienveillance et se souciait constamment des autres en reconnaissant la fragilité et la valeur de la vie. J'ai le souvenir de l'entendre courir dans un couloir de la Sorbonne pour s'enquérir du bien-être d'un candidat qui avait dû s'excuser momentanément, pour une raison qui s'avéra bien personnelle, de sa propre soutenance.

Jacques Bouveresse n’était par ailleurs pas homme à fuir la controverse, même s'il ne la cherchait pas non plus. Il a certes commis certains ouvrages de circonstance (Le philosophe chez les autophages [1984a] ou Rationalité et cynisme [1984b], ou encore Why I am so very unFrench, and other essays [2013], entre autres), mais sa critique, parfois féroce, de l'imposture philosophique des intellectuels abonnés aux plateaux de télévision ou aux média en général n’était motivée que par son constant souci de la vérité et de la responsabilité morale sinon sociale de la défendre. Régis Debray a tout particulièrement été écorché par la critique bien méritée de Bouveresse (voir Prodiges et vertiges de l'analogie. De l'abus des belles-lettres dans la pensée, 1999). Ne comprenant manifestement rien aux théorèmes d'incomplétude de K Gödel, Debray a servi de « l'incomplétude » à plusieurs sauces à des publics qui n'y comprenaient sans doute guère plus que lui, mais qui étaient ensorcelés par ce recours savant à la logique mathématique pour démontrer un soi-disant théorème social (!?!). Tout cela, Debray le faisait sans se rendre compte qu'il était tout à fait absurde d'exporter les résultats purement formels de Gödel en philosophie politique.

Jacques Bouveresse se méfiait, me semble-t-il, de deux choses en particulier : les emballements de l'imagination et la recherche du style, où concocter une métaphore fait office de découverte, de justification ou encore d'explication philosophique, deux ingrédients qu'on retrouve chez DebrayFootnote 4. Cette façon de faire de la philosophie a très tôt amené Bouveresse à se méfier de la mode, ou plutôt d'une succession de modes dans la pensée philosophique française, et plus spécifiquement parisienne (le structuralisme, le post-modernisme, le déconstructivisme, les « nouveaux » philosophes…). Il se souciait notamment de l'effet délétère que la substitution du style à la réflexion ou encore de la littérature à la philosophie pouvait avoir chez les jeunes intellectuels-les qui risquaient d'y perdre sinon leur latin, pire, leurs repères. Seule la réflexion sérieuse, faisant appel à l'argumentation logique et soucieuse de sa propre compatibilité avec l’état de la science, peut permettre de faire progresser notre compréhension des problèmes philosophiques, qu'ils soient classiques ou relativement nouveaux. Ce n'est aussi qu’à cette condition que la formation philosophique pourra encore être fondamentale. Et c'est elle encore qui aide à penser notre situation sociale et politique de manière à promouvoir une société juste en évitant, entre autres choses, toute forme de privilège indu ou de copinage, politique ou autre. Sauf erreur de ma part, le premier grand quotidien à avoir été informé de son décès est Libération.

Nous nous sommes retrouvés quelques dizaines de fois peut-être à L'Escolier, Place de la Sorbonne. Même si on y connaissait bien ses habitudes, jamais aucune table ne lui était réservée. Là où d'autres auraient sans doute régné en grands seigneurs, accordant audience devant un public médusé, et acceptant tous les privilèges qu'ils considèrent de toutes manières comme dus, Jacques Bouveresse faisait le pied de grue et entamait la discussion en attendant qu'une table se libère. Les échanges avec lui étaient toujours très animés. Toujours des joutes dialectiques où s'instaurait entre lui et ses interlocuteurs une réelle recherche de la vérité, fut-elle bien provisoire. On savait immédiatement, par exemple, que quand, la tête un peu inclinée, il disait : « Ah, oui, je veux bien. Mais alors comment pensez-vous réconcilier cela avec… », la discussion était lancée. Il aimait bien rire aussi. Celles et ceux qui l'ont connu se souviendront de la manière si caractéristique qu'il avait de porter le dos de sa main à sa bouche quand il riait.

Il était ainsi. Il n'aimait pas les honneurs, détestait toute forme de copinage ou de privilège. Il était d'une rigueur et d'une honnêteté intellectuelle irréprochable. Je garde de lui le souvenir d'un homme juste, et d'un philosophe exemplaire.

Footnotes

1 Un « argument » qu'un éminent philosophe parisien dont je tairai le nom m'a encore servi lors d'un colloque en 2003. Il est par ailleurs révélateur qu'il prononçait « ifpizenquiou », alors que notre conversation se déroulait bien entendu en français.

2 Bien que nous ayons eu quelques échanges plus ou moins longs sur Brahms, la musique chez les Wittgenstein ou encore l'enregistrement de 1981 des Variations Goldberg de Bach par Glen Gould, c'est un côté de Jacques Bouveresse que je connais moins.

3 Voir notamment Le philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat (1998) et Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi (2007).

4 Du moins chez le Debray de Critique de la raison politique ou L'inconscient religieux (1981).

References

Références bibliographiques

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