Nous prendrons pour point de départ de cet articleFootnote 1 une remarque d'Alexander Nehamas dans son ouvrage Nietzsche. La vie comme littérature au sujet du perspectivisme nietzschéen, donc au sujet de l'idée, formulée à plusieurs reprises par Nietzsche, selon laquelle il n'y a aucune «connaissance en soi», mais seulement «un voir en perspective, […] un connaître en perspective»Footnote 2 :
Nietzsche semble être arrivé à cette idée en radicalisant une métaphore que Leibniz le premier avait tirée du domaine de la peinture pour l'introduire dans l’épistémologie moderne. Leibniz soutenait que, tout comme une ville est perçue différemment par des observateurs différents ayant des points de vue différents, l'univers dans sa totalité est perçu différemment par chaque monadeFootnote 3.
Le vocabulaire d'allure leibnizienne que Nietzsche adopte volontiers pour décrire son perspectivisme, en parlant de «foyer[s] de forces»Footnote 4, de «points d’énergie»Footnote 5, ou même de «monades»Footnote 6, «construi[sant] le reste du monde» et «lui donn[ant] forme»Footnote 7 selon leur propre point de vue, paraît en effet inviter à un tel rapprochement. Pourtant, ce sentiment d’évidence se dissipe lorsqu'on considère le rôle que Nietzsche attribue au philosophe allemand dans l'histoire de la pensée. En effet, s'il loue à plusieurs reprises Leibniz d'avoir soutenu, à rebours du cartésianisme et de l'ensemble de la tradition philosophique, que l'essentiel de notre vie pensante s'effectue sans conscienceFootnote 8, jamais il ne mentionne son perspectivisme comme constituant un quelconque progrès par rapport à l'approche dogmatique de la vérité. Lorsque Nietzsche évoque Leibniz, c'est bien plutôt pour le décrire comme un penseur «typiquement allemand»Footnote 9, donc comme un «retardateur»Footnote 10. Il va même jusqu’à le considérer comme l'une des «deux grandes entraves de la probité intellectuelle de l'Europe»Footnote 11. Il se pourrait donc que le perspectivisme leibnizien, loin d'annoncer le perspectivisme nietzschéen, ait au contraire été conçu pour en empêcher et en retarder le plus longtemps possible la formulation.
En effet, contrairement à ce qu'affirme Nehamas, ce n'est pas Leibniz qui, le premier, a introduit cette idée de perspective en philosophie, mais Pascal. Celui-ci a d'abord contribué, à la suite de Desargues, à la formalisation mathématique de cette technique picturale en rédigeant un Traité des coniques, aujourd'hui perdu, mais dont Leibniz a eu connaissanceFootnote 12. Ce traité établissait que des figures aussi diverses que l'ellipse, la parabole et l'hyperbole peuvent être considérées comme des déformations perspectives du cercle, en tant qu'elles constituent les coupes d'un cône par un plan dont on fait varier l'inclinaison. Et c'est bien Pascal qui, le premier, va ensuite utiliser ce paradigme pictural et mathématique dans son travail philosophique et apologétiqueFootnote 13. Or, la première version de la préface de Par-delà bien et mal montre que Nietzsche voyait justement en Pascal l'un de ces «bons Européens» qui, avant lui, ont mené «le combat contre Platon» ou «l'oppression millénaire de l’Église chrétienne» — donc contre «la philosophie dogmatique», dont la caractéristique principale, d'après ce texte, est d'aborder gauchement la vérité et, même, de «renverser la vérité et [de] nier la perspective»Footnote 14.
Dans ces conditions, ne serait-il pas plus pertinent de rattacher le perspectivisme radical de Nietzsche à celui qui s'esquisse déjà chez Pascal et que Leibniz aura tâché — manifestement avec un certain succès — d'effacer et de faire oublier? Et ne faut-il pas s’étonner que l'on ait rapporté sans la moindre hésitation le perspectivisme de Nietzsche à la philosophie de Leibniz — dont il n'avait qu'une connaissance partielle et de seconde main — plutôt qu’à celle de Pascal, qu'il fréquentait assidûmentFootnote 15, et pour laquelle il n'a jamais caché son admiration? Cet oubli de Pascal touchant le perspectivisme de Nietzsche pourrait bien être symptomatique d'un désintérêt plus général pour le penseur français dans le commentarisme nietzschéenFootnote 16.
I. Pascal, «bon Européen»
Revenons, pour commencer, sur le rôle éminent que Nietzsche fait jouer à Pascal dans Par-delà bien et mal, si l'on tient compte de la première version de sa préface. L’œuvre s'ouvre sur la question de la vérité en raillant les gauches manières des philosophes dogmatiques à son égard. Le platonisme — puisque c'est la forme qu'a prise la philosophie dogmatique en Europe —, en parlant d'un «esprit pur» et d'un «bien en soi» a, nous dit Nietzsche, «renversé la vérité et nié la perspective, la condition fondamentale de toute vie». Or, lorsqu'il évoque un peu plus loin la «somptueuse tension de l'esprit» «créé[e] en Europe» par «le combat contre Platon» ou «l'oppression millénaire de l’Église chrétienne», et la «détresse» de «l'esprit européen»Footnote 17 soumis à cette tension, c'est très précisément à Pascal qu'il fait allusion. Voici en effet comment s'achevait initialement cette préface :
Pascal, par exemple, le ressentit comme détresse : du fond de sa terrible tension, cet homme, le plus profond des temps modernes, inventa le rire meurtrier par lequel il se rit férocement des jésuites d'alors. Peut-être ne lui manqua-t-il que la santé et de vivre dix ans de plus — ou, pour m'exprimer moralement, un ciel méridional au lieu des nuages de Port-Royal — pour se rire férocement de son christianisme mêmeFootnote 18.
La version finale de la préface garde encore trace de cette remarque lorsqu'elle mentionne le «jésuitisme» comme l'une des «tentatives de grand style […] effectuées pour détendre cet arc». Or, si l'on considère les mots par lesquels s'achève ce texte — «Nous, bons Européens, et libres, très libres esprits — nous la possédons encore, toute cette détresse de l'esprit et cette tension de son arc!»Footnote 19 —, une conclusion s'impose : Pascal, qui figure ici «l'esprit européen», est l'un de ces audacieux penseurs qui, incarnant au plus haut point les valeurs de l'Europe, travaillent paradoxalement à leur dévalorisation. Les valeurs chrétiennes, en effet, sont fondamentalement négatrices de toute réalité : menées au bout de leur logique, elles en viennent donc nécessairement à se nier elles-mêmesFootnote 20. Ainsi, quand le christianisme rigoureux des jansénistes s'en prend, dans les Provinciales, au christianisme relâché et conciliant des jésuites, Nietzsche comprend que «le sens de la véracité, hautement développé par le christianisme, est pris de dégoût devant la fausseté et la duplicité de toute interprétation chrétienne du monde et de l'histoire»Footnote 21. C'est donc la tension entre la foi la plus sincère et la probité qui en est issue, et qui se retourne pour finir contre le christianisme qui l'a fait naître, qu'illustre l'image de l'arc que Nietzsche attache dans ces textes à la figure de PascalFootnote 22.
On comprend, dès lors, que les reproches formulés ensuite par Nietzsche dans la première section de l'ouvrage consacrée aux «préjugés des philosophes» et, notamment, à celui d'un vrai exclusif du faux, ne concernent pas Pascal. Celui-ci n'est d'ailleurs aux yeux de Nietzsche ni un philosophe, ni un métaphysicien — mais un moraliste. Or les moralistes sont justement les premiers à avoir interrogé cette «croyance aux oppositions de valeurs» que dénonce le paragraphe 2 et, notamment, l'opposition d'un bien et d'un mal en soiFootnote 23. Nietzsche précise en effet à la toute fin de cette première section, au paragraphe 23, que la «détresse» dont il était question dans la préface s'empare justement de l'esprit européen lorsqu'il en vient à reconnaître «le conditionnement réciproque des “bonnes” et des “mauvaises” pulsions», voire la possibilité de «faire dériver toutes les bonnes pulsions des mauvaises»Footnote 24 ou, pire, le caractère indissociable de ces pulsions mauvaises et de la vie même. Or, c'est bien ce que des moralistes comme Pascal ou La Rochefoucauld n'ont cessé de mettre au jour, en montrant que les vices entrent toujours dans la composition des vertusFootnote 25, jusqu’à reconnaître, aux dires de Nietzsche lui-même, «l’identité d'essence de toutes les actions humaines et leur foncière identité de valeur (— toutes immorales)»Footnote 26. Ajoutons que Pascal finira par être tellement persuadé du caractère indissoluble des instincts mauvais et de la vie même qu'il en déduira de manière radicale que la maladie constitue l’état du parfait chrétienFootnote 27.
Une doctrine qui défend le conditionnement réciproque des «bonnes» et des «mauvaises» pulsions suffit, en tant qu'immoralité raffinée, à susciter détresse et dégoût dans une conscience morale encore forte et vaillante […]. Mais à supposer que quelqu'un tienne les affects [mauvais] […] pour des affects conditionnant la vie, […] — il souffrira de cette orientation prise par son jugement comme d'un mal de merFootnote 28.
L'esprit pascalien succombera à cette «détresse» et à ce «dégoût», aimant mieux se détruire lui-même que de s'aventurer plus loinFootnote 29. C'est bien pourquoi Nietzsche précise, lorsqu'il invite l'esprit européen à «broy[er]» et «mett[re] en pièces» ce qui lui reste de moralité, que ce sacrifice est tout le contraire du «sacrifizio dell'intelletto» pascalienFootnote 30.
Mais Pascal demeure l'un de ceux qui se sont aventurés le plus loin sur ce dangereux terrain. Dans les Pensées, en effet, l'opposition du vrai et du faux paraît se défaire en même temps que celle du bien et du mal :
Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie. La vérité essentielle n'est point ainsi, elle est toute pure et toute vraie. Ce mélange la détruit et l'anéantit. Rien n'est purement vrai et ainsi rien n'est vrai en l'entendant du pur vrai. […] Que dira-t-on qui soit bon? La chasteté? Je dis que non, car le monde finirait. Le mariage? non, la continence vaut mieux. De ne point tuer? non, car les désordres seraient horribles, et les méchants tueraient tous les bons. De tuer? non, car cela détruit la nature. Nous n'avons ni vrai, ni bien que en partie, et mêlé de mal et de fauxFootnote 31.
C'est à la lumière de ce constat que s’élabore chez Pascal une conception de la vérité bien différente de celle que l'on trouve chez les métaphysiciensFootnote 32. Loin de penser, comme eux, «qu'il existe une opposition d'essence entre “vrai” et “faux”»Footnote 33, il écrit : «Tous errent d'autant plus dangereusement qu'ils suivent chacun une vérité; leur faute n'est pas de suivre une fausseté mais de ne pas suivre une autre vérité»Footnote 34. La vérité se dit au pluriel ici-bas et, à rebours de toutes les règles de logique, l'erreur doit être définie comme l'exclusion de l'une de ces vérités. «À la fin de chaque vérité, écrit-il ainsi, il faut ajouter qu'on se souvient de sa vérité opposée»Footnote 35. Or les multiples aspects que comporte la vérité correspondent aux différents points de vue que l'on peut prendre sur une même chose :
Quand on veut reprendre avec utilité et montrer à un autre qu'il se trompe il faut observer par quel côté il envisage la chose car elle est vraie ordinairement de ce côté-là et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela car il voit qu'il ne se trompait pas et qu'il y manquait seulement à voir tous les côtésFootnote 36.
L'on peut certes toujours essayer de retrouver la «vérité substantielle» au milieu de «tant de choses vraies qui ne sont point la vérité même»Footnote 37. C'est ainsi que Pascal tente de définir à chaque fois le lieu juste d'où toutes les opinions diverses s'organisent — en déterminant, par exemple, quelle est la part de vérité dans les positions respectives d’Épictète et de MontaigneFootnote 38, des calvinistes et des molinistesFootnote 39, des pyrrhoniens et des dogmatiquesFootnote 40, à la manière de celui qui sort sa montre pour départager celui qui dit qu’«il y a deux heures» et celui qui dit qu’«il n'y a que trois quarts d'heure»Footnote 41. Mais cet effort pour retrouver «la vérité entière»Footnote 42 ressemble à une quête désespérée. Si, en géométrie projective, le sommet du cône est le «point indivisible» d'où l'ellipse, la parabole et l'hyperbole apparaissent comme des déformations réglées du cercle, «dans la vérité et dans la morale», précise Pascal, ce lieu demeure inassignable :
Si on est trop jeune on ne juge pas bien, trop vieil de même.
Si on n'y songe pas assez, si on y songe trop, on s'entête et on s'en coiffe.
Si on considère son ouvrage incontinent après l'avoir fait, on en est encore tout prévenu, si trop longtemps après on n'y entre plus.
Ainsi les tableaux vus de trop loin et de trop près. Et il n'y a qu'un point indivisible qui soit le véritable lieu. Les autres sont trop près, trop loin, trop haut ou trop bas. La perspective l'assigne dans l'art de la peinture, mais dans la vérité et dans la morale qui l'assigneraFootnote 43?
Le perspectivisme pascalien ne consiste donc pas en une application pure et simple du paradigme pictural et mathématique de la perspective à la question de la vérité. Ce modèle rassurant, qui permet de retrouver un centre sous la forme du point de vue de référence que constitue le sommet du cône, perd en effet toute validité dès que l'on prend en considération «les espaces infinis» où l'homme est égaréFootnote 44. Du moins faut-il reconnaître que le sommet du cône ne se trouve pas dans ce monde, mais dans la surnature. Comme l'explique Michel Serres, chez Pascal,
l'espace naturel est définitivement, désespérément décentré; il ne contient plus le lieu de l'homme, exil et vallée de larmes. Pour retrouver le centre et la patrie, il faut changer d'espace, aller de la nature à la surnature, quitter le monde. L'espace centré est ailleurs qu'ici, ailleurs qu'ici-bas Footnote 45.
Pour Pascal, en effet, c'est dans l'espace de la Jérusalem céleste, centré autour de Jésus-Christ, que se trouve «le véritable lieu» que nous cherchons vainement ici-basFootnote 46. Mais si Dieu est bien «la vérité essentielle […] toute pure et toute vraie», dans ce monde, elle nous demeure irrémédiablement cachée : «Ce n'est point ici le pays de la vérité; elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l'a couverte d'un voile qui la laisse méconnaître à ceux qui n'entendent pas sa voix»Footnote 47.
Or Nietzsche propose une interprétation tout à fait originale de ce thème pascalien du Dieu caché. D'après le paragraphe 91 d’Aurore, en effet, les longues explications que Pascal développe au sujet de «l’étrange secret dans lequel Dieu s'est retiré»Footnote 48 n'auraient pour fonction que d'apaiser le doute torturant que suscitait en lui cette idée. Aux yeux d'un chrétien tel que Pascal, en effet, l'idée d'un Dieu qui se cache est une pure et simple contradiction. Dieu est «l'image vivante de la morale»Footnote 49, «la réalité des suprêmes qualités morales»Footnote 50. Or, comme le rappelle Nietzsche, «la faculté de [se] faire passer pour un autre est ce que le troupeau connaît de pire. Nous méprisons celui qui ne se laisse pas reconnaître, qui reste secret»Footnote 51. D'après le dogme chrétien, «Dieu est la plus pure vérité»Footnote 52. Mais un Dieu qui se cache est-il tout à fait dépourvu de fausseté? Et peut-il encore être un Dieu de bonté, quand on sait que cette dissimulation expose ses créatures au péché et à la damnation éternelle? Nietzsche suggère que, aux yeux de l'honnête Pascal, un tel Dieu semble «tout près de s'exposer aux tourments de l'enfer»Footnote 53, parce que sa faute apparaît plus grave au fond que celle des hommes qu'il abandonne au péché.
Avec le «Deus absconditus», donc, le «dépassement de soi» du christianisme, dont Nietzsche décrit le processus dans les derniers paragraphes de la Généalogie de la morale, est en marcheFootnote 54 : le «christianisme comme dogme» est victime «de sa propre morale»Footnote 55, ou, comme le précise un posthume de 1887 qui fait explicitement référence à Pascal, «le caractère absolu de sa morale fait voler le christianisme en éclats»Footnote 56. L'exigence de véracité, raffinée en probitéFootnote 57, se retourne contre Dieu même dès lors que la rigueur scientifique oblige à reconnaître qu'il n'apparaît jamais en toute clarté. «La science a éveillé le doute sur la véracité du Dieu chrétien : ce doute, le christianisme en meurt (deus absconditus de Pascal)»Footnote 58. Mais, en remettant en cause la bonté et la véracité divines, le Dieu caché jette aussi le doute sur la morale chrétienne elle-même. En «chrétien logique»Footnote 59, Pascal sait en effet que «le christianisme est un système, une vision des choses totale et où tout se tient» :
Le christianisme présuppose que l'homme ne sait pas, ne peut savoir ce qui est bien, ce qui est mal pour lui : il croit en Dieu, qui seul le sait. La morale chrétienne est un ordre; son origine est transcendante […]; elle n'a de vérité que dans le cas où Dieu est la vérité, — elle tient et s'effondre avec la foi en DieuFootnote 60.
La Prière pour demander à Dieu le bon usage des maladies le dit en toute clarté :
Seigneur, je ne sais qu'une chose; c'est qu'il est bon de vous suivre, et qu'il est mauvais de vous offenser. Après cela je ne sais lequel est le meilleur ou le pire en toutes choses […]. C'est un discernement qui passe la force des hommes et des anges, et qui est caché dans les secrets de votre providenceFootnote 61.
Mais Pascal sait également que «l'amour de la vérité» est moralement fondé, puisqu'il y reconnaît «la plus grande des vertus chrétiennes»Footnote 62. C'est donc enfin la volonté de vérité qui en vient, dans ce processus, à se saper elle-même. En d'autres termes, avec Pascal, tel que le comprend Nietzsche, c'est tout l’édifice chrétien qui vacille et menace de s'effondrer. Dans l'esprit de cet «admirable logicien du christianisme»Footnote 63, la vérité, l'exigence de vérité à tout prix, en vient à s'interroger elle-même — c'est de ce questionnement radical que le perspectivisme est ici l'indice.
II. Leibniz, le «retardateur»
Avec Pascal, donc, l'arc se tend dangereusement entre, d'un côté, la foi chrétienne qui fait de Dieu le bien en soi et la vérité absolue, et, de l'autre, le constat honnête qu'ici-bas une telle pureté ne se rencontre jamais, parce que le bien y est toujours «mêlé de mal» et que l'on n'y trouve que des «vérités relatives» au point de vue de chacun. Comme le fait remarquer Nietzsche dans le fragment posthume déjà cité, «[les chrétiens] n'ont aucunement le droit de reconnaître des vérités relatives»Footnote 64. Que peut bien alors signifier, dans ce contexte, le perspectivisme leibnizien?
Il est certain que la philosophie de Leibniz a été profondément marquée par celle de PascalFootnote 65. Michel Serres fait remarquer que la fameuse métaphore de la ville qui apparaît différemment en fonction des différents points de vue pourrait bien avoir été empruntée à Pascal lui-mêmeFootnote 66. On sait en effet qu'il a eu en sa possession un exemplaire des Pensées dès 1671 et qu'il le lisait avec assiduité. Il parvint également à se procurer plusieurs écrits scientifiques, et notamment le Traité des coniques Footnote 67 que nous évoquions en introduction. Dans un texte inédit, que l'on date aux alentours de 1696, Leibniz reprend et commente le fragment «Disproportion de l'homme»Footnote 68, où Pascal décrit la perte de tout repère ici-bas pour un être égaré «entre les deux infinis»Footnote 69. Aux yeux de Nietzsche, cependant, ce qui rapproche ou sépare deux penseurs ne se joue pas essentiellement au niveau théorique et doctrinal, mais bien au niveau pulsionnel. Or, si Pascal est presque toujours loué pour son exceptionnelle probité et s'il apparaît, de ce fait, comme l'un de ces «bons Européens» qui précipitent la dévalorisation des valeurs chrétiennes, Leibniz est décrit, tout au contraire, comme l'une des plus «grandes entraves à la probité intellectuelle de l'Europe», comme un «retardateur», un «intermédiaire (entre le christianisme et la vue mécaniste du monde)»Footnote 70. Nietzsche paraît en effet établir une distinction entre ceux qu'il appelle en allemand les «Vermittler», c'est-à-dire les «intermédiaires», les «médiateurs»Footnote 71, et les «Mittelländer», mot qui signifie ordinairement les «méditerranéens», mais aussi, plus littéralement, les «hommes de l'entre-deux»Footnote 72, et qu'il emploie au paragraphe 254 de Par-delà bien et mal pour désigner les bons Européens. Comme Pascal, Leibniz se trouve «entre le christianisme et la vue mécaniste du monde» mais, contrairement à luiFootnote 73, il refuse d'y voir la moindre contradiction. Quand Pascal creuse l’écart et accroît le déchirement, Leibniz ne cesse, avec une «tolérance et [une] largeur de cœur qui “pardonne” tout»Footnote 74, de détendre cet arc. Or, «cette innocence au milieu des contradictions»Footnote 75, cette «tolérance envers soi qui permet plusieurs convictions»Footnote 76 et qui caractérise, aux yeux de Nietzsche, les protestantsFootnote 77 aussi bien que les jésuites, est l'indice le plus sûr d'un manque de probité intellectuelle :
Contre les médiateurs […]. Vous tous, les intermédiaires et les combineurs, vous, moitié-moitiés, vous les réconciliateurs des plus grandes tensions — vous n’êtes pas netsFootnote 78!
On imagine alors que tout l'objet du système leibnizien — tel que le comprend Nietzsche — consiste à réduire la tension, de plus en plus menaçante, entre la science et la foi. Son perspectivisme viserait ainsi à atténuer l’écart que creuse dangereusement la pensée pascalienne entre ces «vérités relatives» — qu'il devient de plus en plus difficile de nier — et la vérité divine, une et absolue. Le concept de «monade» semble être l'instrument de cette conciliation. Ainsi, dans le texte où il commente le fragment «Disproportion de l'homme», Leibniz accepte l'idée d'un être humain situé entre deux infinis, pour aussitôt regretter que Pascal ait méconnu l'existence de ce «miroir vivant exprimant tout l'univers infini» que constitue la monade. Partant en effet du fameux exemple du «ciron» contenant une «infinité de mondes», Leibniz écrit :
Que n'aurait-il pas dit, avec cette force d’éloquence qu'il possédait, s'il y était venu plus avant, s'il avait su que toute la matière est organique, et que la moindre portion contient, par l'infinité actuelle de ses parties, d'une infinité de façons, un miroir vivant exprimant tout l'univers infini, de sorte qu'on y pourrait lire (si on avait la vue assez perçante aussi bien que l'esprit) non seulement le présent étendu à l'infini, mais encor le passé, et tout l'avenir […] infiniment infini, puisqu'il est infini par chaque moment, et qu'il y a une infinité de moments dans chaque partie du temps, et plus d'infinité qu'on ne saurait dire dans toute l’éternité futureFootnote 79.
On le voit, il n'y a, selon Leibniz, aucune espèce de contradiction entre le point de vue que constitue la monade et l'absolue vérité divine. En effet, l'omniscience divine est présente dans chaque substance simple, puisque celle-ci exprime toute l'infinité du monde à la fois de manière synchronique et diachronique : chaque portion du monde est liée à toutes les autres et se ressent en quelque manière de ce qui advient à toutes les autres, de même qu'elle rappelle tout le passé et annonce tout ce qui est à venir. Comme l’écrit Leibniz dans les Principes de la nature et de la grâce, «chaque âme connaît l'infini, connaît tout, mais confusément»Footnote 80. Il n'y a, par conséquent, entre les perceptions de chaque monade et celles de Dieu, qu'une différence de degré et non de nature. Leibniz précise d'ailleurs, au paragraphe 14 du Discours de métaphysique, que chaque substance n'est jamais que la réalisation d'un point de vue de Dieu sur le monde. Et il est vrai que, par le biais de «l'entre-expression», chaque point de vue singulier est aussi, en un sens, le point de vue de tous les points de vue : chaque monade exprime plus ou moins confusément toutes les autres, qui expriment à leur tour toutes les autres, et ainsi de suite à l'infini. Il est donc possible de dire, comme Arlequin visitant l'empire de la Lune : «C'est tout comme ici partout et toujours, aux degrés de grandeur et de perfection près»Footnote 81. Ce que Dieu voit clairement et distinctement, les substances simples ne le perçoivent que confusément. L'idée — si novatrice en soi — qu'une pensée peut s'effectuer sans conscience aurait donc surtout pour fonction, dans le système leibnizien, de préserver l'unique vérité divine. Car il y a de ce fait une parfaite continuité de la substance simple à Dieu (qui est lui-même monade). Les esprits, c'est-à-dire les êtres capables de réflexion, peuvent même, d'après Leibniz, être considérés comme de «petite[s] divinité[s]»Footnote 82. La situation intermédiaire de l'homme entre le «néant» et «l'infini», que Pascal décrivait comme un déchirement et un égarement, constitue au contraire pour Leibniz un trait d'union entre le monde et Dieu : l'esprit est un «comme-Dieu diminutif, et un comme-univers éminemment»Footnote 83. Dès lors, les deux espaces qu'opposait tragiquement Pascal, d'une part l'espace naturel, homogène, matériel et aveugle, que découvre la raison, et, d'autre part, l'espace surnaturel de la grâce, polarisé, spiritualisé et omniscient que nous promet la foi sont, chez Leibniz, appliqués l'un sur l'autre et, pour ainsi dire, mélangés l'un à l'autreFootnote 84 : l'espace leibnizien est à la fois homogène et différencié (puisqu'il est plein d'unités monadiques mais que ces unités sont toutes singulières), à la fois matériel et spirituel (puisque la matière est tout entière constituée de «petites âmes»), à la fois aveugle et omniscient (puisque chaque monade perçoit tout mais confusément), à la fois nature et grâce (puisque les miracles, qui vont à l'encontre des «maximes subalternes de la nature», ne dérogent pas à l'ordre général). Comme l’écrit justement Michel Serres, «à l'errance tragique s'opposent les voyages comiques d'Arlequin»Footnote 85.
Mais cette méditation sur le fragment 199 est aussi un commentaire de la célèbre formule pascalienne de la «sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part»Footnote 86. Ainsi, lorsque Leibniz la reprend en 1714 dans les Principes de la nature et de la grâce, c'est évidemment pour en subvertir le sens. Chez Pascal, en effet, cette ancienne formule ne sert pas à désigner Dieu, comme c’était traditionnellement le cas, mais bien la nature elle-même. Elle décrit l'horreur d'un monde sans Dieu, décentré et saturé de centres relatifs incapables de constituer la référence tant recherchée. Elle exprime donc par avance la terreur du «dément» qui «cherche Dieu» au paragraphe 125 du Gai savoir, et dont tout le discours est d'ailleurs fortement empreint de rhétorique pascalienneFootnote 87. Leibniz, en «retardateur», redonne à cette formule son sens traditionnel, puisqu'il y recourt pour décrire, tout au contraire, l'omniprésence divine : «On a fort bien dit, qu[e Dieu] est comme centre partout; mais sa circonférence n'est nulle part, tout lui étant présent immédiatement, sans aucun éloignement de ce centre»Footnote 88. Par l'emploi ambiguFootnote 89 de cette formule, Leibniz réconcilie Pascal avec la tradition. Sous sa plume, en effet, elle signifie désormais que chaque centre particulier est aussi centre universel, puisque chaque monade comprend d'une certaine manière en elle l'absolu divin. Elle soutient donc, à rebours de Pascal, que la multiplication des centres relatifs ne contredit en rien l'existence d'un centre unique constituant la référence ultime.
III. Nietzsche : l'héritage pascalien
En interrogeant, donc, l'idée fondamentale d'une «opposition d'essence entre “vrai” et “faux”», Pascal met en péril le système entier des valeurs européennes. À cet égard, la philosophie de Leibniz peut apparaître comme l'effort grandiose visant à «décharger l'explosif» que constitue le perspectivisme pascalien, à «le mett[re] hors d’état de nuire»Footnote 90. Il entrave l'inquiétante érosion de la valeur de vérité lisible dans les Pensées, en établissant que la multiplication des points de vue, loin de contredire l'absolu divin, en constitue la manifestation à chaque fois renouvelée. Tentons maintenant d'examiner en quoi le perspectivisme qui s'esquisse chez Pascal annonce celui — plus radical — que formulera la philosophie de Nietzsche.
Loin de considérer, comme le fait Leibniz, que tout point de vue est divin, Pascal interprète ce rétrécissement du regard comme une suite du péché et de l'oubli de Dieu. L'angle du regard n'est pas déterminé par une clarté plus ou moins grande des perceptions, mais par la préférence démesurée que chacun s'accorde à soi-même. Il ne tient donc pas essentiellement à l'insuffisance de l'intellect, mais à la domination des affects. Si l'homme «manqu[e] […] à voir tous les côtés»Footnote 91 d'une chose, en effet, c'est parce que sa «raison» est désormais «corrompue», c'est-à-dire soumise aux caprices de sa «volonté» et aux inclinations de son «cœur» :
La volonté est un des principaux organes de la créance, non qu'elle forme la créance, mais parce que les choses sont vraies ou fausses selon la face par où on les regarde. La volonté qui se plaît à l'une plus qu’à l'autre détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'elle n'aime pas à voir, et ainsi l'esprit marchant d'une pièce avec la volonté s'arrête à regarder la face qu'elle aime et ainsi il en juge par ce qu'il y voitFootnote 92.
Avec le péché, la volonté est devenue concupiscente, donc tout entière guidée par l'amour infini que chacun se porte à soi-même. La soumission de l'entendement à la volonté est donc, fondamentalement, soumission à l'agrément. Comme il est écrit dans De l'art de persuader, «nous ne croyons presque que ce qui nous plaît»Footnote 93. Si donc Pascal estime que le modèle géométrique de la perspective n'est pas totalement applicable à la vérité, c'est notamment parce que l'angle du regard est déterminé par les préférences de chacun. Depuis la chute, en effet, l'agrément est devenu si capricieux et changeant qu'il est impossible d'en formuler les règles :
Les principes du plaisir ne sont pas fermes et stables. Ils sont divers en tous les hommes, et variables dans chaque particulier avec une telle diversité, qu'il n'y a point d'homme plus différent d'un autre que de soi-même dans les divers tempsFootnote 94.
Pourtant, ces préférences ne sont pas seulement livrées au caprice et à la fantaisie. Elles sont, le plus souvent, un produit de la coutume. Ainsi, «le choix» de «la condition», «du métier», c'est-à-dire de «la chose la plus importante à toute la vie», que chacun croit faire librement et d'après son seul jugement, se porte en général sur ce qu'on a entendu louer depuis l'enfance :
La chose la plus importante à toute la vie est le choix du métier, le hasard en dispose. La coutume fait les maçons, soldats, couvreurs. C'est un excellent couvreur, dit-on, et en parlant des soldats : ils sont bien fous, dit-on, et les autres au contraire : il n'y a rien de grand que la guerre, le reste des hommes sont des coquins. À force d'ouïr louer en l'enfance ces métiers et mépriser tous les autres on choisitFootnote 95.
Ô que cela est bien tourné! que voilà un habile ouvrier! que ce soldat est hardi! Voilà la source de nos inclinations et du choix des conditions. Que celui-là boit bien, que celui-là boit peu : voilà ce qui fait les gens sobres et ivrognes, soldats, poltrons, etc.Footnote 96
La raison corrompue est donc finalement une raison régie par l'habitude, puisque c'est elle qui forge le «sentiment» et «incline [le] cœur». Comme l’écrit Pascal, «l'habitude […], sans violence, sans art, sans argument, nous fait croire les choses, et incline toutes nos puissances à cette croyance, en sorte que notre âme y tombe naturellement»Footnote 97. La coutume, explique-t-il encore, a le pouvoir de «rend[r]e naturel»Footnote 98, parce que ce que nous appelons «principes naturels» ne sont jamais que des «principes accoutumés»Footnote 99. Chaque peuple se fait ainsi une contrefaçon de l'absolu, en tenant pour le vrai bien ce à quoi il est simplement accoutuméFootnote 100. Le peuple «croit que la vérité […] est dans les lois et coutumes» parce qu'il «prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité sans vérité)»Footnote 101.
Or, pour Nietzsche également, toute interprétation a sa source dans des affects particuliers qu'une longue habitude nous a conduits à considérer comme seuls légitimes : «Ce sont nos besoins qui interprètent le monde : nos instincts, leur pour et leur contre»Footnote 102. Ce que Pascal nomme «corruption de la raison», Nietzsche l'appellera «nature instrumentale de l'intellect»Footnote 103 ou, en termes schopenhaueriens, «primat de la volonté sur l'intellect»Footnote 104. Témoin le vocabulaire pascalien de la «corruption» et de la «dépravation» auquel Nietzsche a très souvent recours pour décrire le manque de probité intellectuelle qu'entraîne cette soumission de l'esprit à la volonté : «la dépravation de l'intellect : la preuve par le plaisir (“cela me rend heureux, donc c'est vrai”)»Footnote 105. «“Vrai” signifie» le plus souvent «qui correspond au désir de notre cœur»Footnote 106. Mais Nietzsche souligne également que le «plaisir […] naît de l'habitude», parce qu’«on accomplit l'habituel plus aisément, mieux, donc plus volontiers»Footnote 107 que l'inhabituel, et reprend à son compte toutes les considérations pascaliennes sur le pouvoir de la coutume :
Le souci de pourvoir à son existence contraint […] presque tous les Européens […] à accepter un rôle déterminé, ce que l'on appelle leur métier; quelques-uns conservent à cet égard la liberté, liberté toute apparente, de choisir eux-mêmes ce rôle, quant à la plupart, on le choisit pour eux. […] Avec l’âge, presque tous les Européens se confondent avec leur rôle, ils sont eux-mêmes victimes du «réalisme de leur jeu», ils ont oublié eux-mêmes combien le hasard, l'humeur, l'arbitraire ont disposé d'eux lorsque se décida leur «métier» — et combien d'autres rôles ils auraient peut-être pu jouer : car il est trop tard désormais! Si l'on considère les choses plus profondément, un caractère s'est réellement constitué à partir du rôle, une nature à partir de l'artFootnote 108.
Sous l'effet de l'habitude, ce «rôle», et toutes les représentations qui y sont attachées, est devenu une «seconde nature», un «instinct». «Je parle de l’instinct, précise Nietzsche, lorsqu'un quelconque jugement (le goût à son premier stade) est incorporé»Footnote 109. Or, dans ses premiers écrits, c'est justement le terme pascalien de «seconde nature» que Nietzsche utilise pour décrire ce qu'il appellera plus tard «incorporation (Einverleibung)» :
Nous nous greffons une nouvelle habitude, un nouvel instinct, une seconde nature, qui feront dépérir notre nature primitive. […] Mais certains […] savent que cette première nature a naguère été une seconde nature, et que toute seconde nature, quand elle triomphe, devient à son tour une première natureFootnote 110.
Cela n'est jamais qu'une reprise fidèle du fragment 126 des Pensées :
La coutume est une seconde nature qui détruit la première. […] J'ai grand peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde natureFootnote 111.
En agissant sur le corps, expliquait déjà Pascal, la coutume a pour effet de «nous abreuver et nous teindre» d'une certaine «créance» : «La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues. Elle incline l'automate qui entraîne l'esprit sans qu'il y pense»Footnote 112. — Comme le dit Nietzsche lui-même : «Il faut commencer par convaincre le corps. […] Le reste s'ensuit…»Footnote 113
Dès lors, que Pascal en vienne à reconnaître, comme le «dément» du Gai savoir, la mort de Dieu, et non plus seulement son «secret», que ce qui l'attache encore à une vérité «toute pure et toute vraie» en vienne à se défaire, et son perspectivisme n'aurait plus grand-chose à envier à celui de Nietzsche. La mort de Dieu ouvrirait en effet sur ce «nouvel “infini”», l'infini interprétatif, que Nietzsche décrit, au paragraphe 374 du Gai savoir, comme le «grand frisson» qui vient raviver et redoubler celui qu'exprimait Pascal devant les «espaces infinis» que Dieu a désertés. Or il est permis de penser que l’écrivain de Port-Royal a eu le «soupçon»Footnote 114 du terrible bouleversement qui s'annonçait. En effet, s'il distingue encore la foi véritable, qui résulte de la grâce, de la «foi» simplement «humaine»Footnote 115, produite par la coutume, il insiste fortement sur l'importance qu'il y a à «préparer la machine»Footnote 116 au christianisme pour obtenir une conversion digne de ce nom. Lorsqu'il écrit : «Qui s'accoutume à la foi la croit, et ne peut plus ne pas craindre l'enfer»Footnote 117, c'est bien la religion chrétienne qu'il a en vue. À ses yeux, donc, ce ne sont pas seulement «les Turcs» qui croient à leurs miracles «par tradition»Footnote 118, pas seulement les «hérétiques» et les «infidèles»Footnote 119. «C'est [la coutume] qui fait [aussi] tant de chrétiens»Footnote 120, et la formule de l'apôtre Paul, «fides ex auditu»Footnote 121, «la foi vient par l'audition», acquiert sous sa plume une profondeur étrange.
Ainsi, suivant l'interprétation de Nietzsche, le doute qui tourmente Pascal, celui d'un Dieu trompeur, n'est rien de moins que le doute au sujet d'une vérité qui serait elle-même mensongère et factice. Pascal pressent que le Dieu de vérité, la vérité, pourrait n’être elle-même qu'une perspective parmi d'autres, fruit de certaines préférences, que le temps aurait rendu absolues et inattaquables. Ce doute, le paragraphe 93 d’Aurore — qui fait écho au paragraphe 91 — le formule ainsi : «Et si Dieu n’était justement pas la vérité […]? Et si Dieu était la vanité, le désir de puissance, l'impatience, l'effroi, le délire fasciné et épouvanté des hommes?» Et si le «ego sum veritas» devait être rectifié en «ego sum consuetudo»Footnote 122? Pour le dire en termes nietzschéens, Pascal a déjà le soupçon que la vérité pourrait n’être qu'une valeur parmi tant d'autres possibles. Or telle est bien la caractéristique essentielle du perspectivisme nietzschéen. Celui-ci ne constitue pas, à proprement parler, une théorie de la connaissance, puisqu'il en vient à considérer que la vérité n'est elle-même qu'une perspective, qu'une manière de construire et de mettre en forme le monde. Ce perspectivisme n'est donc plus articulé à la notion de vérité; il en marque, au contraire, la faillite. Il signifie le délaissement du problème traditionnel de la vérité au profit du problème nouveau des valeursFootnote 123, parce que l'idée d'une vérité une et absolue apparaît désormais comme un mensonge, ou plutôt comme une fiction — celle, précisément, dont l'homme européen a eu jusqu'ici besoin pour vivre.
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À rebours des métaphysiciens, donc, qui tous s'inscrivent dans le «schéma fondamental» des «philosophies» rendues «possibles»Footnote 124 par le platonisme, Pascal remet en cause ces deux «invention[s]» platoniciennes que sont l’«esprit pur» et le «bien en soi». Il soupçonne déjà que «la perspective» pourrait être «la condition fondamentale de toute vie»Footnote 125 et que ce que l'on a tenu jusqu'ici pour la vérité, le Dieu de bonté, doive lui-même être inscrit dans ce perspectivisme radical. Telle est l'intuition terrible qui, selon Nietzsche, poussera l'esprit pascalien au suicide, et que l'imposant système leibnizien se chargera de combattre et de faire oublier.
Faut-il dès lors continuer à rattacher le perspectivisme de Nietzsche à celui de la monadologie? En dépit des apparences, ces perspectivismes pourraient bien signifier, dans l'histoire de la pensée, deux tendances opposées. Si l'on rassemble en revanche les discrètes indications laissées par Nietzsche dans ses écrits, et particulièrement dans Par-delà bien et mal, il devient clair que sa pensée commence au point précis où celle de Pascal a fait naufrage : «Nous la possédons encore toute cette détresse de l'esprit et toute cette tension de son arc! Et peut-être encore la flèche, la tâche, qui sait? le but…»Footnote 126.