1. Introduction
L’évolution contemporaine en épistémologie, en mettant l'accent sur le rôle central de l'enquête, encourage à un examen approfondi de la nature de celle-ci. Il a récemment été soutenu que nous assistons au « tournant zététique » de l’épistémologie normative. Cette transformation implique un changement d'intérêt, passant de la question « que devrions-nous croire ? » à la question « comment enquêter ? ». Une des figures de proue de ce changement, Jane Friedman (Friedman, Reference Friedman2019a ; Friedman, Reference Friedman2020 ; Friedman, Reference Friedman2024 ; Friedman, Reference Friedman, Reed and Flowerreeà paraître), argumente en faveur d'une prise de distance avec la perspective doxastique en épistémologie, au profit d'une approche zététique. Selon Friedman (Reference Friedman, Reed and Flowerreeà paraître), l'objet de la réflexion épistémologique devrait se concentrer sur l’établissement de « normes pour l'ensemble du processus d'enquête, depuis la curiosité initiale ou la formulation d'une question jusqu’à la fixation ou la résolution de cette question », c'est-à-dire des normes qui couvrent le processus du début à la fin (Falbo, Reference Falbo, Dancy, Sosa, Steup and Sylvanà paraître ; Haziza, Reference Haziza2023 ; Thorstad, Reference Thorstad2022). Cependant, le fait que l'enquête soit un processus est souvent simplement admis dans la littérature épistémologique, sans faire l'objet de discussions supplémentaires. L’épistémologie contemporaine privilégie les étapes correspondant au début et à la fin de l'enquête, laissant ainsi une grande partie des étapes intermédiaires inexplorées : « Le paradigme doxastique examine le point final d'un processus qui est en réalité beaucoup plus robuste et s’étend dans le temps » (Falbo, Reference Falbo2023, p. 2978)Footnote 1.
En épistémologie, la réflexion sur l'enquête repose déjà sur une longue tradition. Ceci montre que la tendance récente représentée par le « tournant zététique » n'est pas aussi radicale qu'elle pourrait le semblerFootnote 2. C'est effectivement une bonne nouvelle que les épistémologues redécouvrent l'importance de l'enquête après s’être longtemps concentrés sur l'analyse de la connaissance et la justification des croyances. Dans cet article, j'argumenterai en faveur d'une analyse précise et systématique de ce que nous entendons par « enquête » lorsque nous la caractérisons comme un processus plutôt que comme un état, un événement ou une disposition. L'enquête est généralement caractérisée par son but essentiel, qui est de répondre à des questions, ou encore par le fait d’être menée dans un certain état d'esprit. Toutefois, la conception qui est défendue dans cet article, celle de « l'enquête en tant que processus » (ou plus simplement de l’« enquête-processus », comme je l'appellerai désormais), mettra en évidence qu'aucune de ces deux approches ne suffit seule à rendre compte de la complexité de ce qu'est une enquête. Cette conception propose une intégration cohérente des idées et qualités de ces positions afin de caractériser au mieux les dimensions ontologique, psychologique et téléologique de l'enquête. Il est essentiel de comprendre les composantes de l'enquête afin de saisir pleinement le phénomène dans sa globalité. Catégoriser l'enquête comme un processus, plutôt que comme un événement ou un état, invite à un examen détaillé de sa structure interne.
La conception de l'enquête-processus, en faveur de laquelle je vais argumenter, soutient que l'enquête est un processus structuré constitué par (1) des attitudes de questionnement guidant (2) des actions et (3) visant un but épistémique.
L'objectif de cet article est double. Premièrement, il défend une position qui correspond à une compréhension de sens commun de ce qu'est une enquête. Deuxièmement, en s'appuyant sur des idées déjà avancées dans la littérature philosophique et en les développant, il articule une théorie de l'enquête plus cohérente et plus naturelle. Je soulignerai également certains des soubassements historiques des positions contemporaines. La conception de l'enquête-processus est importante pour au moins trois raisons : (i) elle confirme nos intuitions de sens commun sur la nature dynamique de l'enquête, (ii) elle maintient l'idée largement acquise que l'enquête est une activité épistémique orientée vers un but, et (iii) elle présente un cadre métaphysique cohérent qui intègre des éléments téléologiques et psychologiques.
Cet article sera structuré de la manière suivante. Je commencerai par identifier certains critères communs à toute théorie de l'enquête (section 2). Ensuite, je présenterai des considérations sur la nature de l'enquête en termes de processus (section 3), avant d'exposer les composantes fondamentales de l'enquête (section 4). Puis, je combinerai les résultats de ces précédentes sections et montrerai quels sont les avantages théoriques de cette conception, et comment elle se positionne par rapport à deux principales approches contemporaines de l'enquête (section 5). Enfin, avant de conclure, je répondrai à une objection importante formulée contre la conception de l'enquête-processus (section 6).
2. Critères pour une théorie de l'enquête
Plusieurs critères intuitivement plausibles doivent être remplis pour offrir un examen détaillé de la nature de l'enquête. Premièrement, une théorie de l'enquête doit identifier les composantes qui la structurent et expliquer comment elles sont interconnectées. Développer une théorie d'un phénomène particulier, qu'il s'agisse d'un phénomène naturel comme la digestion ou d'un phénomène non-naturel tel que le cricket, nécessite une description précise de ses composantes principales. De même, « lorsque l'on analyse la structure de l'enquête, ce que l'on veut, c'est avoir une idée des composantes de l'enquête et de la façon dont ces composantes sont liées de manière à constituer un certain type de processus » (Bengson et al., Reference Bengson, Cuneo and Shafer-Landau2022, p. 15). Deuxièmement, une théorie de l'enquête doit reconnaître que les attitudes de questionnement sont essentielles à toute enquête. La définition d'une enquête implique une référence à l'action de demander ou de questionner. Il serait absurde de dire qu'un individu mène une enquête sur un sujet sans manifester aucune attitude de questionnement vis-à-vis de ce dernier. Par exemple, vous ne pouvez pas enquêter sur les dernières paroles prononcées par Jules César sans vous questionner sur ce qu'elles ont pu être. Vous devez avoir une certaine forme d'attitude spécifique à l’égard d'un contenu pour être considéré comme un enquêteur. Troisièmement, une théorie de l'enquête doit respecter l'idée naturelle selon laquelle l'enquête est une activité. Imaginez un détective qui, au lieu d'enquêter sur une affaire en cours, reste allongé toute la journée sur son canapé à regarder des séries télévisées. Supposons maintenant que son co-équipier le contacte pour lui rapporter les derniers développements concernant l'affaire sur laquelle il est censé travailler. Nous ne qualifierions pas ce détective comme étant engagé dans une activité d'enquête. Par conséquent, nous ne devrions pas décrire l'enquête comme une simple collecte mécanique d'informations. Comme le précise Friedman, « enquêter est quelque chose que nous faisons, ce n'est pas quelque chose qui nous arrive, ce n'est pas un réflexe ou un tic ou un simple comportement. Dans la plupart des cas, enquêter est un une action intentionnelle — de manière générale, c'est une activité intentionnelle » (Friedman, Reference Friedman2024). Enquêter est quelque chose que nous faisons à propos de différents types d'objets et de différentes manières, par exemple de manière superficielle, méthodique, avec ou sans succès, etc. C'est une action que nous choisissons de faire, et nous pouvons être critiqués si elle n'est pas exécutée dans certaines situations. Il existe certainement différentes formes d'activités ou d'attitudes d'enquête, mais le principe reste que l'enquête ne consiste pas simplement à acquérir passivement des informations. La définition de l'enquête devrait inclure le déploiement de capacités et non de simples conduites comportementalesFootnote 3. Quatrièmement, une théorie de l'enquête devrait clarifier de quelle façon, comme d'autres activités, elle est orientée vers un but. Une enquête peut aboutir ou non à un résultat, tel que la découverte ou la résolution de la question ou du problème initial. Comme l'indique Christopher Hookway,
La conception la plus naturelle est qu'une enquête est une tentative de résoudre un problème concernant ce qui est le cas ou, peut-être, de trouver la réponse à une question. […] Si j'enquête sur les causes du réchauffement climatique, je cherche une réponse à la question « Pourquoi le réchauffement climatique se produit-il ? » […] L'enquête est toujours une tentative de trouver la réponse correcte à une question. (Hookway, Reference Hookway and Leist2007, p. 355)
La structure téléologique de l'enquête, c'est-à-dire son orientation vers un but, est largement débattue. Toutefois, Friedman souligne que le fait que « l'enquête soit une activité orientée vers un but peut renvoyer à plusieurs aspects ou caractéristiques de l'enquête, tels que sa structure, ses normes, ou la vie mentale de ses participants » (Friedman, Reference Friedman2024). Pour éviter toute confusion, je m'efforcerai de préciser les aspects abordés par la conception que je défends. À partir de maintenant, je vais argumenter en faveur de la conception de l'enquête comme processus.
3. L'enquête en tant que processus
Dans cette section, je vais explorer comment l'ontologie des processus permet de comprendre les caractéristiques de l'enquête. Il est essentiel de noter que, dans la littérature philosophique antérieure au « tournant zététique », l'idée selon laquelle l'enquête est fondamentalement un processus était déjà présente. En voici un petit échantillon :
L'enquête est un processus qui consiste à poser des questions et à chercher des réponses. (Wiśniewski, Reference Wiśniewski1995, p. 3)
L'enquête est un processus dynamique et au final inachevable, de sorte que l'agenda des questions et l'inventaire de nos réponses à ces questions ne sont pas quelque chose de stable, mais manifestent plutôt un flux continu. (Rescher, Reference Rescher2000, p. 10)
Considérer l'enquête comme une séquence de questions-réponses nous permet d’élaborer des théories sur des processus entiers d'enquête, y compris sur des stratégies et des tactiques de questionnement, et non uniquement sur ce qu'il convient de faire dans une situation donnée. (Hintikka, Reference Hintikka2007, p. 7)
L'enquête humaine est un processus dynamique qui se déroule dans l'espace et le temps. (Skorupski, Reference Skorupski2010, p. 45)
Il existe plusieurs caractéristiques générales de l'enquête en tant que processus. Premièrement, l'enquête est un processus localisé, tout comme le fait de se rendre à pied au travail ou l'occurrence de précipitations dans une région donnée. Deuxièmement, l'enquête est un processus générique qui peut se produire et se reproduire dans des lieux et à des moments différents, comme le fait de nager ou de faire du patin à roulettes. Troisièmement, l'enquête implique une relation partie-tout, pour laquelle les parties de l'enquête ne sont pas en elles-mêmes des enquêtes, mais contribuent au processus total. Quatrièmement, et c'est peut-être le point le plus important, contrairement à la plupart des processus naturels, l'enquête est un processus intentionnel. Nous nous engageons de manière active dans des processus d'enquête, alors que nous entretenons une relation de passivité avec des processus tels que la digestion ou la respiration.
Il est essentiel de noter que l'enquête n'est pas une série d’événements individuels, mais plutôt un processus structurellement configuré avec des éléments spécifiques qui possèdent des pouvoirs causaux. Malgré les variations entre le point de départ et le point d'arrivée d'une enquête, la nature fondamentale du processus d'enquête reste la même. Comme l'affirme Helen Steward, les processus sont
des types de déroulements dans le monde qui sont structurés de telle sorte qu'un certain point terminal, un certain produit ou un certain cycle de production en cours est la norme. Tant qu'un tel processus se poursuit, nous supposons qu'exactement le même processus est en cours — chaque nouvelle étape ou ajout d'un élément ne constitue pas un nouveau processus, mais une simple continuation du même processus. (Steward, Reference Steward2013, p. 807)
Fred Dretske caractérise de la même manière un processus comme étant
la réalisation, la cause, la production d'une condition, d'un état ou d'un objet final — […] son produit. Le produit fait partie du processus et, par conséquent, le processus n'est pas complété avant que le produit ne soit réalisé. (Dretske, Reference Dretske1988, p. 35)
Ces deux philosophes fournissent un cadre théorique fructueux pour comprendre les éléments clés du processus d'enquête : ses différentes phases et le fait de parvenir à un produit. En ce sens, l'enquête a une finalité spécifique qui est visée dès son départ. Le processus d'enquête résulte lui-même d'un objectif que l'on s'est déjà fixé, par exemple, celui de vouloir savoir à quelle heure est le dernier train pour Londres, comment est fabriqué le décaféiné, ou si le tueur du Zodiaque est un seul ou plusieurs individus. L'activité de questionnement initie toujours l'enquête, et les phases de l'enquête sont quant à elles constituées de diverses activités cognitives et physiques.
J'assume ici, pour les besoins de l'argumentation, que les activités ne sont aucunement des événements. Ce sont plutôt des processus continus qui se déroulent dans le temps et qui peuvent se modifier pendant que ces activités adviennent. La forme temporelle de l'enquête est donc la suivante : une enquête est une activité qui se déroule sur un certain intervalle de temps, [t 0, t n]. L'enquête débute à t 0, se déroule sur cet intervalle et se termine à un moment ultérieur t n (Friedman, Reference Friedman2019a). Il va de soi qu'une enquête peut ne pas avoir de limite temporelle finale et rester ainsi non solutionnée.
Dans la section suivante, j'examinerai les composantes essentielles de la conception de l'enquête en tant que processus : l'attitude de questionnement par laquelle elle commence et les actions zététiques d'exploration et d'exploitation des données probantes en vue de répondre à la question enquêtée.
4. Questions et actions dans l'enquête
Je vais maintenant détailler plus précisément la conception de l'enquête en tant que processus. Nécessairement, une enquête est un processus structuré qui comprend trois composantes essentielles : (1) des attitudes de questionnement qui guident (2) des actions zététiques, lesquelles sont (3) orientées vers un but épistémique.
4.1. Les questions dans l'enquête
Les attitudes de questionnement jouent des rôles fonctionnels différents. Dans cette section, et dans la suivante, je soutiendrai deux thèses au sujet de leur relation avec l'enquête :
INITIER L'ENQUÊTE : Le principal rôle fonctionnel des attitudes de questionnement est celui d'initier l'enquête.
GUIDER DES ACTIONS : Les attitudes de questionnement guident les actions et les capacités déployées au cours de l'enquête.
Lorsqu'ils sont engagés dans des enquêtes, les enquêteurs ne se contentent pas de prendre des décisions et d'accomplir des actions ; ils adoptent nécessairement ce que l'on nomme indifféremment des « attitudes inquisitrices » ou des « attitudes interrogatives ». Selon Friedman (Reference Friedman2019a, p. 300), il est nécessaire d'avoir une attitude interrogative à un temps t pour être considéré comme un enquêteur à t Footnote 4. La classe des attitudes qui constituent l'activité d'enquête — celles que l'on est disposé à adopter au cours de l'enquête — comprend la curiosité, le questionnement, la considération d'une question, son examen ou son exploration, la délibération, et la présomptionFootnote 5. En suivant Friedman (Reference Friedman2013) et Peter Carruthers (Reference Carruthers2018), je considère les attitudes de questionnement comme des attitudes de premier ordre, orientées vers le monde. Friedman explique que lorsqu'un enquêteur examine une question Q, « il n'est ni simplement en train de réfléchir sur son état d'esprit, ni en train de désirer améliorer sa position épistémique » en ce qui concerne Q (Friedman, Reference Friedman2013, p. 156) ; ses pensées sont tournées vers le monde, et non vers son propre esprit. Dans la même veine, Carruthers soutient que le comportement interrogatif des enquêteurs, qu'il s'agisse d'enfants en bas âge ou d'animaux non-humains, « manifeste des attitudes de questionnement de premier ordre plutôt qu'une prise de conscience métacognitive de leurs propres états mentaux » (Carruthers, Reference Carruthers, Butler, Ronfard and Corriveau2020, p. 9). Carruthers défend l'idée selon laquelle « les attitudes de questionnement ne sont pas seulement basiques et largement répandues, mais aussi fondamentales pour notre compréhension de la cognition en général » (Carruthers, Reference Carruthers2018, p. 141). Toutefois, en ce qui concerne leur nature, et contrairement à Friedman, Carruthers soutient que ces attitudes sont des formes sui generis d’états affectifs. Le contenu de ces attitudes est constitué de questions (Friedman, Reference Friedman2013) plutôt que de propositions, et ce contenu « peut être aussi simple que qu'est-ce que c’est ou bien où est le jouet » (Carruthers, Reference Carruthers, Butler, Ronfard and Corriveau2020, p. 24). Carruthers note également que « le contenu d'une attitude de questionnement est l'ensemble des propositions ou des états de choses possibles […] qui satisferaient l'attitude (normalement en la supprimant) » (Carruthers, Reference Carruthers2018, p. 135). Il n'est pas nécessaire d'approfondir davantage la nature métaphysique de nos différentes attitudes de questionnement pour la suite. Cependant, il est essentiel de souligner que les attitudes de questionnement jouent différents rôles fonctionnels. Il est généralement admis que le rôle principal est celui d'INITIER L'ENQUÊTE (voir Friedman, Reference Friedman2024 ; Friedman, Reference Friedman, Reed and Flowerreeà paraître). Il est intéressant de noter qu'INITIER L'ENQUÊTE a déjà été exploré par John Cook Wilson dans sa théorie sur la relation entre la connaissance et la pensée :
Dans une enquête, il y a d'abord cette activité de questionnement lorsque nous nous posons un problème. Cela implique que nous connaissons quelque chose d'un sujet donné, mais que nous en ignorons certains aspects qui nous intéressent. Nous nous posons des questions : notre attitude n'est évidemment pas celle de savoir, ni même d'avoir une opinion, mais une attitude dans laquelle nous nous demandons quelle est la vérité. Nous pouvons trouver la réponse par l'expérience ou par une autre appréhension directe ; ou bien nous pouvons voir que les faits connus au départ nécessitent certains autres faits et atteindre ainsi le but par le raisonnement, une forme de pensée qui correspond à la connaissance. Si nous parvenons d'une manière ou d'une autre à la connaissance que nous recherchons, notre attitude indécise et interrogative cesse. Si nos données ne sont pas suffisantes, nous pouvons soit rester indécis, soit former une opinion. (Cook Wilson, Reference Cook Wilson1926, p. 36)
Cook Wilson répond ainsi à la question « Que faut-il qu'il se passe pour qu'une enquête commence ? » en s'alignant sur les conceptions contemporaines qui placent le questionnement au cœur d'une véritable enquête. Adolf Reinach partage cette conception. Il considère l'attitude de questionnement comme sui generis (« quelque chose dont la définition est non seulement impossible, mais aussi inutile ») et comme étant « le phénomène fondationnel » de l'enquête. Selon Reinach, la première étape a pour unique fonction de rendre possible la dernière étape de la délibération. Il observe que la dernière étape « visée par la réflexion du sujet est toujours une prise de position » (Reinach, Reference Reinach, Schuhmann and Smith1989, p. 280). Il est intéressant de noter que Reinach affirme également que « si [l'enquête] se termine par l'absence ou l'abstention de toute prise de position, par un “je ne sais pas” absolu, alors elle a échoué quant à son objectif ; alors le processus a échoué » (Reinach, Reference Reinach, Schuhmann and Smith1989, p. 280). On peut ainsi comprendre que, selon Reinach, le fait de terminer l'enquête dans l’état de suspension du jugement — qui est traditionnellement conçu comme une abstention doxastique — est une marque d’échec de l'activité d'enquête.
En acceptant l'importance d'INITIER L'ENQUÊTE, il est également crucial de comprendre les autres rôles fonctionnels des attitudes de questionnement. Un rôle souvent négligé est celui de GUIDER DES ACTIONS. Friedman souligne avec pertinence qu’« en tant qu'enquêteurs, nous sommes motivés par des attitudes orientées vers des questions et nous agissons en fonction de ces attitudes d'une manière qui peut être envisagée comme le fait de poser des questions » (Friedman, Reference Friedman2024). Toutefois, alors que nous soulignons la centralité des attitudes de questionnement dans l'enquête, il devient essentiel de clarifier le terme « poser des questions », car celui-ci peut prêter à confusion. Wolfgang Künne opère la distinction suivante entre différents sens possibles :
Question1 actes mentaux de se poser une question à soi-même
Question2 actes illocutoires de poser une question
Question3 énoncés interrogatifs
Question4 ce qui est questionnable
(Künne, Reference Künne2003, p. 158)
Les questions au sens 1 correspondent à l'attitude interrogative de se demander ou d'avoir une question en tête (c'est-à-dire un contenu possible correspondant au sens 4). Ces questions peuvent être exprimées et adressées à autrui. Elles sont logiquement antérieures aux questions au sens 2, qui représentent l'acte illocutoire de poser une question. Les questions au sens 3 servent de véhicules linguistiques pour les actes illocutoires et les actes mentaux de poser une question (au sens 1, par exemple, « Charlie se demande si Sylvia Ageloff faisait partie du complot visant à tuer Trotsky »). Il est important de noter que les questions au sens 2 sont un sous-type d'un type d'action plus général, que Friedman identifie comme central dans l'enquête : « En posant des questions, nous essayons de remodeler nos environnements informationnels de manière spécifique, en accord avec nos questions » (Friedman, Reference Friedman2024). Ainsi, l'activité de questionnement est une condition nécessaire à la réalisation de toute enquête. La conception de l'enquête-processus reconnaît que nous agissons sur la base des questions que nous posons (au sens 1 ou au sens 2). Cependant, contrairement à Friedman, je soutiens qu'il est également nécessaire que les attitudes de questionnement guident d'autres types d'actions mentales et physiques (voir la section 4.2 ci-dessous). Pour développer cette idée, considérons une analogie : les attitudes de questionnement sont à l'enquête ce que les intentions sont aux actions. Cela signifie que les attitudes de questionnement guident l'enquête comme les intentions guident les actions. L'enquête possède des états qui la guident : ce sont les attitudes de questionnement. Si ces attitudes ne sont pas manifestées (soit par le fait de se demander à soi-même, soit par le fait de poser des questions à autrui) ou si elles cessent d'exister durant l'enquête, le processus est interrompu. Il n'y a plus d'enquête si les attitudes de questionnement disparaissent en cours de route. De même, tant que des attitudes de questionnement guident nos actions, nous sommes en train d'enquêter. Les attitudes de questionnement constituent, pour ainsi dire, les formes ou la structure interne de l'enquête, guidant les actions déployées par l'enquêteur — qui représentent la structure externe de l'enquête — dans le but d'atteindre un point final.
Explorons plus avant l'analogie selon laquelle les attitudes de questionnement sont à l'enquête ce que les intentions sont aux actions. Selon Elisabeth Pacherie, il a été attribué aux
intentions une fonction de guidage dans la production d'une action. La composante cognitive d'une intention de faire A incorpore un plan pour faire A, une représentation ou un ensemble de représentations spécifiant le but de l'action et la manière d'y parvenir. C'est cette composante de l'intention qui est pertinente pour sa fonction de guidage. (Pacherie, Reference Pacherie, Pockett, Banks and Gallagher2006, p. 146)
Quel est l’équivalent des intentions pour l'enquête ? De manière générale, une intention est exécutée ou n'est pas exécutée. Que se passe-t-il donc lors d'une enquête ? Lorsqu'un sujet S enquête, il vise à déterminer la vérité sur une question Q. Dans ce processus, S adopte une attitude de questionnement au sujet de Q. Tout comme les intentions ont une fonction de guidage dans la production de l'action, l'attitude de questionnement de S, enrichie par son contenu représentationnel, joue un rôle de guidage dans le processus d'enquêteFootnote 6. Mais quelles sont précisément les actions qui sont guidées par les attitudes de questionnement ? Cette question sera explorée en détail dans la section suivante.
4.2. Les actions dans l'enquête
Une enquête ne se limite pas à poser des questions à soi-même ou à d'autres personnes. Pour qu'une enquête ait lieu, il est nécessaire de déployer des actions. Ces actions constituent les phases d'exploration et d'exploitation d'une enquête, ce qui, dans la littérature épistémologique contemporaine, correspond à la collecte et à l’évaluation des données probantes. Nommons ces actions « actions zététiques » et « tâches zététiques »Footnote 7.
Qu'est-ce qu'une action zététique ? Les actions zététiques sont celles qui visent à chercher, à améliorer ou à transformer de l'information, sans nécessairement avoir un objectif pratique immédiat (voir Clark, Reference Clarkà paraître ; Proust, Reference Proust2014). Par exemple, chercher en ligne l'adresse de l’épicerie la plus proche est une action zététique. Ces actions peuvent être réalisées de manière externe, en recueillant des données probantes dans l'environnement du sujet, ou de manière interne, par la remémoration d'informations. Les actions zététiques peuvent être classées en deux grandes catégories : les actions physiques et les actions mentales. Ces dernières incluent la restitution d'informations par la mémoire, l'imagination orientée vers des hypothèses, la considération de points de vue alternatifs, ainsi que le recours au raisonnement (par exemple, concernant la validité d'une argumentation). Parmi les autres activités déployées dans le cadre de l'enquête, mentionnons la réalisation d'expériences, la consultation de livres et les observations, qui impliquent toutes une gestion de l'attention et une réflexion sur la manière de comprendre ce à quoi on accorde de l'attention dans un contexte particulier (voir Hookway, Reference Hookway2009). Ces actions reflètent le caractère intentionnel de l'enquête et sont essentielles pour qu'une enquête soit menée avec succès. Les actions particulières qui seront déployées, ou les attitudes qui seront adoptées au cours de l'enquête, dépendent en effet de l'enquête spécifique dans laquelle on est engagéFootnote 8. Nous pouvons, vous et moi, travailler indépendamment sur la même enquête (par exemple, le rôle d'Ageloff dans l'assassinat de Trotsky) tout en effectuant des actions zététiques très différentes. L'important est que ces actions contribuent à un type d'action essentiel à l'enquête, c'est-à-dire qu'elles aient un but épistémique et qu'elles soient guidées par les mêmes attitudes de questionnementFootnote 9. Prenons un autre exemple :
Cache-cache
Votre petit frère s'est caché quelque part dans la maison. Vous vous demandez maintenant où il pourrait être. Vous essayez de visualiser mentalement les différents endroits qu'il aurait pu choisir. Vous passez d'une pièce à l'autre sans le trouver. Vous envisagez des alternatives et éliminez vos hypothèses successives à mesure que vous obtenez des preuves de son absence dans la chambre parentale ou dans la cuisine. Vous progressez dans votre recherche en effectuant des inférences simples et, avec un peu de chance, vous le trouvez finalement caché dans un placard au premier étage.
On joue à cache-cache essentiellement pour s'amuser. Bien que le but ne soit pas purement épistémique, découvrir et donc connaître la localisation précise de votre frère est indéniablement une démarche épistémique. L'exemple du jeu de cache-cache, aussi simple soit-il, illustre tous les éléments constitutifs de l'enquête. C'est un processus qui commence par une attitude de questionnement, une attitude qui est présente tout au long de la recherche, qui se manifeste à travers elle, et qui guide des actions et des capacités zététiques déployées en vue d'atteindre un point d'arrêt. Cet exemple montre comment l'enquête intègre des tâches zététiques qui se manifestent par le déploiement de capacités spécifiques d'exploration et d'exploitation. Bien entendu, certaines de ces capacités peuvent être intentionnellement déployées ou non au cours du processus d'enquête. Elles sont principalement mises en œuvre par l'intermédiaire de sous-tâches telles que les différentes inférences directes ou indirectes produites à partir d'un stock d'informations. Mais la tâche principale de l'enquête reste toutefois intentionnelleFootnote 10.
En revanche, un déficit dans le déploiement des capacités et l'incapacité à évaluer correctement les éléments de preuve à disposition de l'enquêteur peuvent se traduire par un échec dans la découverte la vérité. Prenons l'exemple de célèbres détectives de fiction comme l'inspecteur Clouseau ou Dupont et Dupond. S'ils n’échouent pas totalement lors de la phase d'exploration, ils échouent le plus souvent lors de la phase d'exploitation des données. Leurs résultats sont, la plupart du temps, constitués de conclusions erronées et hâtives, ou sont le fruit d'incompréhensions et d'un raisonnement défectueux. Cela se produit malgré leur forte motivation à enquêter. Mais cette discussion nous mène vers le domaine normatif qui devra être examiné de plus près à une autre occasion.
4.3. Le(s) but(s) de l'enquête
La littérature philosophique récente se concentre principalement sur les états et attitudes épistémiques résultant de l'enquête. Elle explore les positions épistémiques visées de manière constitutive par l'enquête, telles que la croyance raisonnable, la confiance, la connaissance, la certitude, la compréhension, etc., indiquant que « le but de l'acquisition d'un état mental » est « une caractéristique essentielle de l'activité d'enquête » (Friedman, Reference Friedman2024). Le fait que l'enquête soit un processus structuré visant un but épistémique fait partie intégrante de la conception de l'enquête-processus. Bien que j'admette que l'enquête vise généralement à adopter une position épistémique positive sur une question donnée Q, je considère que cette conception peut rester neutre quant au but spécifique de l'enquête. Elle est compatible tant avec une approche centrée sur la connaissance (Friedman, Reference Friedman2017 ; Kelp, Reference Kelp2021 ; Williamson, Reference Williamson2000) qu'avec des approches pluralistes incluant des états épistémiques plus ou moins solides. Comme le souligne H. H. Price, dans l'enquête, ce que nous visons est idéalement la connaissance, mais nous ne pouvons souvent pas l'obtenir et la croyance est donc « un pis-aller ». Elle n'est pas ce que nous voulions, « mais c'est mieux que rien » (Price, Reference Price1969, p. 72). Il est essentiel de reconnaître que tant qu'une enquête sur une question Q n'est pas close, le contenu représentationnel de tout enquêteur reste <non connu> (voir Carruthers, Reference Carruthersà paraître). Cela contraste avec les actes épisodiques tels que poser une question ou se demander si p, ainsi qu'avec d'autres processus mentaux qui sont seulement des phases transitoires de l'enquête. Le contenu représentationnel <non connu> persiste du début à la fin de l'enquête, en supposant un point final définitif. Cependant, des objections récentes (Falbo, Reference Falbo2021 ; Woodard, Reference Woodardà paraître) remettent en question la nécessité, pour enquêter, des attitudes de questionnement (et par conséquent, le contenu représentationnel <non connu>). Ces auteurs soutiennent qu'il est possible de savoir que p et d'enquêter simultanément pour confirmer ce savoir. J'aborderai cette question en détail dans la section 6. Du point de vue descriptif adopté dans cet article, la finalité de l'enquête n'est pas nécessairement conçue en termes de connaissance. D'autres états épistémiques comme la compréhension, la certitude, l'incertitude, ou différents degrés de croyance peuvent également constituer des produits de l'enquête. Généralement, la nature de l'enquête dépend du contexte, et il est évident que différentes enquêtes visent à résoudre différents problèmes et ont donc des buts variés.
La conception de l'enquête-processus, en intégrant les attitudes interrogatives et les actions zététiques de manière inséparable, éclaire efficacement les aspects téléologiques de l'enquête. En faisant écho à l'observation de Reinach, la première étape (correspondant à INITIER L'ENQUÊTE) a pour unique fonction de rendre possible la dernière étape de la délibération, tandis que les actions guidées par les attitudes de questionnement (correspondant à GUIDER DES ACTIONS) sont naturellement orientées vers un but. La conception de l'enquête-processus soutient l'idée de Friedman selon laquelle une « attitude interrogative fait partie de ce qui motive et guide l'enquête, encodant les buts zététiques de l'enquêteur » (Friedman, Reference Friedman2024). Que l'on privilégie une approche centrée sur la connaissance ou une approche pluraliste, ce qui demeure commun à toutes les enquêtes, c'est la recherche d'une réponse correcte, raisonnable ou provisoire aux questions que se pose l'enquêteur. Comme indiqué précédemment, identifier un but spécifique de l'enquête n'est pas essentiel pour ce projet descriptif. En accord avec Friedman, je propose qu'une compréhension plus approfondie des composantes et caractéristiques de l'enquête peut émerger en prenant nos distances vis-à-vis de la question controversée du but constitutif de l'enquête, et en examinant plutôt ses autres aspects.
5. Quelques clarifications et conséquences
Il existe deux conceptions plausibles et générales que je prends en considération, car elles représentent des approches importantes quant à la nature de l'enquête. Il s'agit de ce que j'appelle « la conception de l'enquête-état d'esprit » et « la conception l'enquête dirigée-vers-un but »Footnote 11. Selon ces conceptions,
• l'enquête est simplement le fait d’être dans un état d'esprit spécifique ;
• l'enquête est simplement une activité qui consiste à répondre à des questions.
Ces approches ont de la valeur car elles mettent en lumière ce qui doit être considéré comme faisant nécessairement partie d'une activité d'enquête. Toutefois, elles offrent toutes deux une caractérisation quelque peu réductrice de l'enquête, se concentrant respectivement sur ses dimensions psychologique et téléologique. La conception de sens commun que je défends intègre ces deux aspects de la nature de l'enquête mais rejette leurs tendances réductionnistes.
Pour établir les limites de ces conceptions, examinons les points suivants. La conception de l'enquête-état d'esprit ne fournit guère d'indications sur la manière dont les états mentaux inquisitifs des enquêteurs guident l'activité d'enquête. Par exemple, si je me demande comment le café décaféiné est fabriqué, selon cette conception, le simple fait de me poser la question indique clairement une enquête. Cependant, il est possible que je me contente de réfléchir à la question, me limitant à cette contemplation sans recherche effective d'information. Je peux donc simplement m'interroger sur la façon dont le décaféiné est fabriqué sans avoir l'intention réelle de chercher une réponse. Dans ce cas, mon attitude de questionnement ne guide aucunement mes actions. De plus, je pourrais procrastiner éternellement sans viser à répondre à cette question, ou même l'oublier complètement.
De même, la conception de l'enquête dirigée-vers-un but est insuffisante pour saisir l'essence de l'activité d'enquête. Par exemple, selon cette conception, si je participe à un quiz, alors je suis engagé dans une enquête, car je vise à trouver une réponse à une question. Cependant, supposons une situation où l'on m'interroge au sujet de la capitale du Honduras et où j'ignore quelle est la bonne réponse. Dans ce cas, je pourrais me contenter de tenter de deviner la réponse sans m'engager dans une véritable enquête. Dans le scénario du décaféiné comme dans celui du quiz, bien que je réponde à une question ou que je me trouve dans un état mental particulier, je n'enquête pas véritablementFootnote 12. Ces événements mentaux de questionnement et de réponse peuvent faire partie d'une enquête, mais ne constituent pas à eux seuls l'essence de l'enquête. Une véritable enquête implique une combinaison de questions et d'actions. Par essence, l'enquête nécessite à la fois des questions et des actions — pas d'enquête sans questions, et pas d'enquête sans actions.
La conception de l'enquête-processus présente deux avantages notables par rapport aux conceptions précédentes. D'abord, elle répond à tous les critères d'une théorie générale de l'enquête. Comme indiqué précédemment, ma thèse est essentiellement une élaboration philosophique de la conception de sens commun de l'enquête. Cependant, elle n'est pas simplement ornementale, mais sert un objectif substantiel. Je soutiens en effet que la conception de l'enquête-processus capture tout le spectre de la nature de l'enquête, car elle développe systématiquement l'interdépendance des différents aspects de l'enquête, et ce, de manière cohérente et naturelle. De plus, elle intègre les bénéfices théoriques des deux autres conceptions, soulignant l'importance de la dimension téléologique de l'enquête comme activité de réponse aux questions (Smith, Reference Smith2020) et de la dimension psychologique, mettant l'accent sur le rôle central des attitudes de questionnement (Friedman, Reference Friedman2017 ; Friedman, Reference Friedman2019a ; Friedman, Reference Friedman2024 ; Friedman, Reference Friedman, Reed and Flowerreeà paraître). Il est crucial de noter que bien que chaque conception mette en avant un aspect différent de l'enquête, elles ne s'excluent pas mutuellement. La conception de l'enquête-processus ne privilégie aucun aspect particulier, mais les considère comme interconnectés. En défendant une conception de sens commun, je soutiens qu'il est insuffisant de définir l'enquête uniquement en termes d'activité, d'attitudes ou de buts. Une articulation de ces différents aspects est nécessaire pour parvenir à une compréhension plus complète et plus informative de ce phénomène familier, qui est bien plus qu'une simple série d'actions visant à répondre à des questions. Ainsi, mon projet peut être vu comme une tentative de décrire de manière unifiée au moins trois dimensions clés de l'enquête : ontologique, psychologique, et téléologique.
6. Les attitudes de questionnements sont-elles nécessaires à l'enquête ?
Récemment, certains auteurs ont avancé que le fait d'enquêter au sujet de p tout en sachant déjà que p est vrai n'est pas fondamentalement problématique (voir Falbo, Reference Falbo2021 ; Woodard, Reference Woodardà paraître). Cette position est soutenue en s'appuyant sur des exemples où un « sujet recherche des gains épistémiques supplémentaires au-delà de la simple connaissance » (Woodard, Reference Woodardà paraître). Les illustrations les plus fréquemment citées incluent des situations de double vérification ou sont basées sur l'examen de données linguistiques. Par exemple, Woodard soutient que ces scénarios montrent « que l'enquête ne nécessite pas d'avoir des attitudes interrogatives, telles que se demander si p est vrai » (Woodard, Reference Woodardà paraître). Cela représente un défi pour la conception de l'enquête-processus, qui soutient que les attitudes de questionnement sont essentielles et centrales à toute enquête. Si des cas existent où un sujet mène une enquête sur une question Q sans adopter une attitude interrogative vis-à-vis de Q, telle que délibérer sur Q ou se demander si p est la réponse correcte, cela pourrait remettre en question la validité de la conception de l'enquête-processus. Pour aborder ce problème, j'examinerai deux types de cas de double vérification et proposerai deux réponses à l'objection selon laquelle les attitudes de questionnement ne sont pas indispensables à l'enquête.
Pour commencer, examinons un cas tiré des exemples de Woodard, qui illustre une assertion apparemment non paradoxale :
(3) Je sais que j'ai acheté les billets, mais je revérifie que je l'ai bien fait, juste pour être sûr. (Woodard, Reference Woodardà paraître)
Woodard propose que le sujet est ici « représenté à la fois comme ayant la connaissance que quelque chose est le cas et comme enquêtant plus avant sur ce qui est le cas », en ajoutant que « nous affirmons souvent revérifier que p ou corroborer que p » (Woodard, Reference Woodardà paraître). Bien que je sois d'accord avec son observation concernant la fréquence d'opérations de double vérification ou de corroboration, je conteste l'idée que le sujet, dans ce cas précis, enquête davantage sur la même question. Au contraire, il semble que le sujet enquête sur sa position épistémique concernant son affirmation (par exemple, « Est-ce que je sais réellement que p est le cas ? »). Plus généralement, je soutiendrais que lorsqu'un sujet sait que p, il ne peut pas enquêter sur la valeur de vérité de p, mais peut plutôt enquêter sur la qualité épistémique (ou d'autres propriétés) de son état doxastique relatif à la question de savoir si p, car il n'est pas nécessairement évident que savoir que p implique être conscient de savoir que p. Prenons l'exemple des billets : contrairement à une simple croyance que je sais que p, supposons que je sache effectivement que p (<j'ai acheté des billets>). Lors de la vérification, j'enquête afin de déterminer si je sais que j'ai effectivement acheté les billets ou non. Cette connaissance (de l'achat des billets) n'a pas été détruite ; mon enquête vise plutôt à déterminer si mon état doxastique constitue réellement une connaissance concernant cette question (l'achat des billets), ce qui pourrait nécessiter d'avoir des preuves concluantes que j'ai bien acheté les billets. Ainsi cette double vérification sert plus à me rassurer qu’à mener une enquête sur Q. En revérifiant tout en affirmant savoir que p, je cherche principalement à « soulager mon irritation ». Nous pourrions reformuler cela ainsi : S ne cherche pas véritablement un bien épistémique supérieur (tel que la connaissance) en procédant à une double vérification, mais S cherche plutôt à « soulager son irritation », de sorte que la double vérification est davantage une quête de tranquillité d'esprit plutôt qu'une démarche strictement zététique ou épistémique. Cela signifie que le sujet vise à se trouver dans un certain état psychologique plutôt qu'il ne vise un gain épistémique supérieur. En enquêtant sur Q* (<Est-ce que je sais (vraiment) que p?>), une attitude de questionnement est bien présente : je me demande si je sais que j'ai acheté les billetsFootnote 13. INITIER L'ENQUÊTE et GUIDER DES ACTIONS jouent ici leur rôle (voir la section 4.1 ci-dessus). Je peux commencer une enquête sur cette question Q*, avertissant ainsi mon entourage qu'il ne devrait pas se fier entièrement à mes affirmations quand je dis : « Je sais que j'ai acheté des billets ». Comme le souligne Douglas Arner, « le fait de “savoir” clôt les questions, [et] met fin aux débats. Admettre que quelqu'un sait ou savait quelque chose est incompatible avec la poursuite de l'enquête » (Arner, Reference Arner1959, p. 89). L'idée ici est la suivante : si je sais que j'ai acheté des billets, j'autorise ainsi mon entourage à considérer cette question comme définitivement résolue, assumant de ce fait « une responsabilité spéciale concernant les conséquences en cas d'erreur » (Arner, Reference Arner1959, p. 89). Cela nous mène au second cas où, selon certains, les attitudes de questionnement ne sont pas nécessaires pour enquêter. Je répondrai que, dans ces cas précis, les sujets n'enquêtent tout simplement pas.
Notre second exemple est le suivant : imaginez que vous essayez le saut à l’élastique pour la première fois. L'opérateur de saut, un expert en conditions de sécurité, vous assure que l’équipement est fonctionnel et que votre harnais est sécurisé. Il vérifie tous les détails, et un second opérateur fait indépendamment de même, au cours d'une procédure de routine. Selon Arianna Falbo, dans de tels scénarios, « si l'on sait déjà que p, il semble rationnellement permis […] de ne pas avoir d'attitude de curiosité concernant la réponse à la question » (Falbo, Reference Falbo2021, p. 627). Cela implique que les attitudes de questionnement ne sont pas indispensables à l'enquête. Toutefois, selon ce que j'appellerai la solution du code de conduite, dans des situations à forts enjeux pratiques comme celle-ci, les sujets ne mènent pas réellement une enquête sur ce qu'ils savent déjà ; ils suivent plutôt un protocole prescrit. Ils ne mènent pas vraiment d'enquête lorsqu'ils vérifient à nouveau si p est le cas ou non. Prenons une autre analogie, sans enjeu pratique cette fois : supposons que je sache que p est vrai (<Jack Ruby a tué Lee Harvey Oswald>), et qu'un ami me demande si j'en suis certain. Doit-ont considérer que j'enquête plus avant sur p lorsque, sachant déjà que p, j'explique à mon ami le raisonnement qui m'a amené à la conclusion que p est le cas ? Je soutiendrais que non. Dans ce scénario, je ne m'engage pas dans une enquête plus approfondie sur quelque chose que je sais déjà ; je me contente d'appliquer une procédure de démonstration en exposant à mon ami la méthode par laquelle j'ai acquis cette connaissance. Dans ce cas, ni INITIER L'ENQUÊTE ni GUIDER DES ACTIONS ne sont manifestés.
En conséquence, les cas de double vérification de type 1 impliquent une attitude de questionnement à propos de Q*, c'est-à-dire une remise en question par le sujet de sa propre position épistémique vis-à-vis de p, visant plus un état psychologique de soulagement d'une inquiétude qu'un bien épistémique supérieur à la simple connaissance. Dans cette situation, il n'y a pas d'enquête sur la question initiale Q, car le sujet possède déjà (ou croit posséder) la réponse. À l'inverse, dans les cas de type 2, il n'y a pas d'attitude de questionnement, car ces situations ne correspondent pas à des cas enquêtes portant sur des faits déjà connus par le sujet ; il s'agit plutôt, dans ces cas, de suivre et d'appliquer une procédure standardFootnote 14.
7. Conclusion
La conception de l'enquête-processus attire l'attention sur la nature structurée de l'enquête en mettant en avant l'interconnexion entre ses éléments essentiels. Selon cette conception, l'enquête ne se limite pas à un état d'esprit de curiosité, mais implique des épisodes mentaux intentionnels et délibérés et des attitudes de questionnement qui guident le déploiement de capacités cognitives dirigées vers un but épistémique. Cette approche offre un portrait réaliste, quoique quelque peu idéalisé, de l'enquête. Les conceptions alternatives vont plutôt privilégier la dimension téléologique de l'enquête plutôt que sa nature processuelle, ou bien considérer le processus comme un simple moyen d'atteindre une fin. La conception de l'enquête-processus reconnaît l'importance intrinsèque du processus d'enquête et de ses résultats, les considérant comme étroitement liés. Elle facilite également une coexistence pacifique entre l’épistémologie zététique, qui se concentre sur la question « comment enquêter ? », et l’épistémologie traditionnelle, qui traite de catégories telles que la connaissance et la justification. D'une part, les actions effectuées durant le processus d'enquête, telles que la collecte d'informations et la vérification d'hypothèses, sont guidées par des normes diachroniques et instrumentales. D'autre part, la formation d'attitudes doxastiques, résultant d'actions mentales et de processus comme l’évaluation et le raisonnement à partir des données probantes, est régulée par des normes synchroniques basées sur les éléments de preuve disponibles.
Remerciements
J'adresse mes remerciements à Miloud Belkoniene, Benoit Gaultier, Léna Mudry, aux membres du Zurich Epistemology Group on Rationality, ainsi qu'aux auditeurs de l'Institut de philosophie de l'Université de Neuchâtel (novembre 2022) et du Groupe de recherche en épistémologie du Collège de France (décembre 2022), pour leurs précieuses discussions et leurs commentaires sur de précédentes versions de ce travail. Je suis également reconnaissant à l’égard de deux rapporteurs anonymes de ce journal pour leurs objections et leurs commentaires. Cette recherche a été soutenue par le Fonds national suisse de la recherche scientifique (FNS, numéro de subvention 189259).
Conflits d'intérêts
L'auteur n'en déclare aucun.