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La pensée d'Aristote s'organisait-elle en système? Réflexions sur l'exégèse d'un philosophe

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2010

Richard Bodéüs
Affiliation:
Université de Montréal

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Nous savons bien aujourd'hui que, dès l'Antiquité, le Corpus Aristoteli-cum a été constitué, mis en ordre et commenté de manière à faire ressortir, en tout, la cohérence des doctrines du Stagirite, dont ses écrits, tels qu'il nous les a laissés, ne portaient pas la marque évidente. Le sentiment que ce travail de mise en forme, poursuivi par la tradition, devait avoir oblitéré quelque chose de la nature de la pensée aristotélicienne conduisit à soulever la question qui sert d'intitulé à la présente étude.

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Articles
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Copyright © Canadian Philosophical Association 1986

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References

1 «En gros, l'oeuvre [des commentateurs] réside dans la mise en forme systématique des matières doctrinales qu'ont transmises les écrits d'Aristote. Cependant …, une nouvelle mise en forme systématique apporte en règie générale un nouvel éclairage. La recherche d'un profil systématique conduit les aristotélisants de l'Antiquité tardive à traiter d'un point de vue nouveau les problemes posés par Aristote. Cette recherche engendre aussi plusieurs fa?ons nouvelles de poser des questions qui n'ont pas été connues d'Aristote» ( Lee, T.-S., Die griechische Tradition der aristotelischen Syllo-gistik in der Spätantike: Eine Untersuchung iiber die Kommentare zu den analytica priora von Alexander Aphrodisiensis, Ammonius and Philoponus, Hypomnemata, H. 79 [Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1984], 138). On peut étendre à l'ensemble de l'aristotélisme cette conclusion qui porte sur un aspect seulement de celui-ciCrossRefGoogle Scholar.

2 C'est ce que nous avons essayé de montrer dans une communication (inédite) faite à l'Université de Montréal le 26 février 1985.

3 Le livre classique Ritschl, d'O. (System und systematische Methode in der Geschichte des wissenschaftlichen Sprachgebrauchs und der philosophischen Methodologie [Bonn, 1906]) atteste l'importance du rôle joué par l'idéalisme allemand (depuis E. Kant), dans l'histoire des idées relatives au problème que nous traitons. Pour le concept de «système» lui-même, voir, en particulier:Google ScholarStein, E. von der, «Der Systembegriff in seiner geschichtlichen Entwicklung», dans System und Klassifi-kation in Wissenschaft und Dokumentation, Diemer, hergs. von A. (Meisenheim, 1968), 113 (où le point de vue philosophique est distingué du point de vue scientifique) etGoogle ScholarZahn, M., «System», dans Handbuch philosophischer Grundbegriffe, Krings, hersg. von H., und, H. M. Baumgartner Ch. Wild, t. 3 (Munich: Kosel-Verlag, 1974), 14581475 (particulièrement, 1969–1971: «Neuzeitliche Systembegriff»).Google Scholarvieilli, Quoiqu'un peu, I'art, de P. Weiss, «The Nature of Systems»(The Monist 39 [1929], 281319 et 440–472), reste, pour l'essentiel, fort instructif.Google ScholarPetruzzellis, Le livre de N., Sistema e problema (Bari, 1954), fait, quant à lui, le point des controverses qui opposent partisans et adversaires de la philosophie systématique au vingtiéme siècle. Parmi les travaux de N. Hartmann sur le même sujet, voir spécialement «Systematische Methode» et «Systembildung und Idealismus», dans Kleine Schriften, t. 3 (1958), respectivement, 22–60 et 60–78 (saGoogle ScholarSystematische Philosophie, t. 1 [Berlin, 1931], par. I concerne Aristote). Cf.Google ScholarAbbagnano, N., Dizionario difilosofia (nouv. éd.; Turin, 1968), 786787, et Dizionario delle idée (Florence, 1977), 1088–1089Google Scholar.

4 Tout cela, bien sûr, si Ton à quelque bienveillance à l'endroit d'Aristote lui-même! Car, dans le cas contraire, on jugera que remettre en question sa philosophie comme système, c'est, ou bien en denoncer justement le défaut, ou bien prétendre à tort en démontrer les mérites.

5 Hamelin, O. (Le systemé d'Aristote, publié par Robin, L. [Paris, 1920], 80) ecrivait: «un auteur méthodique et dogmatique comme Aristote n'a pu manquer d'ordonner lui-même sa pensée suivant un plan». II prenait, en cela, position contre E. Zeller, qui, quant à lui, niait que le Corpus Aristotelicum correspondît à la division des sciences qu'évoquait Aristote lui-même dans la Métaphysique. Robin (page iii de la Préface) justifiait ainsi «l'exposé systématique» de la pensée d'Aristote par Hamelin: «II donne, en effet, la clef qui ouvre la doctrine tout entière». II n'y a, dans le livre, par ailleurs, aucun exposé qui justifie l'idée—évidente pour l'auteur—qu'Aristote concevait la philosophie comme un systèmeGoogle Scholar.

6 Cf. Robin, L., Aristote (Paris: Presses Universitaires de France, 1944)Google Scholar.

7 Chevalier, J., La notion du nécessaire chez Aristote et chez ses prédécesseurs, particulièrement chez Platon (Paris, 1915), 138Google Scholar.

8 Chevalier, J., Histoire de la pensée, t. 1 (Paris: Flammarion, 1955), 272Google Scholar.

9 Le très célèbre Aristoteles de Jaeger avait été publie à Berlin en 1923, précédé, en 1912, par ses Studien ztir Entstehungsgeschichte der Metaphysik des Aristoteles.

10 Moreau, J., Aristote et son école (Paris, 1962), 11 et 13Google Scholar.

11 sujet, A ce, notre, voirLe philosophe et la Cité: recherches sur les rapports entre et politique dans la pensée d'Aristote (Paris, 1982), 27 et sqqGoogle Scholar.

12 dans, M. VilleyLe Monde aiijourd'hui (du 9 12 1984), xiiGoogle Scholar.

13 propos, A ce, voir les considérations générates que nous avons émises dans «Une interprétation génétiste de l'ethique aristotélicienne», Revue Philosophique de Louvain 80 (1982), 653662Google Scholar.

14 Moreau semble viser ici, J.Corte, M. De, La doctrine de I'Intelligence chez Aristote (Paris, 1934), 11, n. 6Google Scholar.

15 Moreau, Aristote et son école, 1.

16 Moreau dans la, Rendant compte du travail de J.Revue Philosophique de la France et de I'Etranger 160 (1970Google Scholar) en conclusion d'un long article intitulé «L'unité de la pensée aristotélicienne», H. Duméry écrivait: «A ce degré de pénétration, la restitution des systèmes du passé est plus qu'un art d'érudition» (88; e'est nous qui soulignons).

17 Pucelle, J., «Note sur l'idée de système», Les Etudes Philosophiqttes 3 (1948), 254267Google Scholar. L'auteur jugeait que le besoin de systèmatisation répond à une exigence fondamentale de la pensée philosophique (262) et que, dans les faits, les grands philosophes manifestent cette exigence: «on est généralement d'accord, écrivait-il, pour trouver Aristote plus systématique que Platon … l'allure de sa pensée est bien plus dogmatique» (256). Soucieux de montrer, par ailleurs, aux partisans d'une pensée non systématique que cette apparence dogmatique n'exclut pas, chez Aristote, un certain progres et qu'on trouve, chez lui, une pensée qui chemine, Pucelle notait: «que d'imperfections dans la mise au point technique de certaines notions (ousia) et l'ajustement des parties de la doctrine; que de pièces disparates dans l'ensemble des livres groupes sous le nom de Métaphysique, et que d'indécisions règnent encore sur l'ordre véritable des exposés» (256). Mais, poursuivait-il, «quelques grands thèmes unificateurs» conférent à la pensée du Stagirite la valeur d'un système; et, rappelant les imperfections que Robin lui-même avaient dénoncées chez Aristote, notre auteur de conclure: «Les incohérences relevées par L. Robin dans la théorie des causes laissent subsister l'originalité de ces thèses et des applications que le philosophe en à tentées. S'il n'est pas parvenu à les unifier pleinement, il les à du moins fait converger (convergence de l'ordre mathématique, conceptuel, biologique, moral). Et e'est par eux que l'aristotélisme existe, et continue d'exister» (ibid.).

18 Valensin, A., A travers la métaphysique (2e éd.; Paris, 1925), 142143Google Scholar.

19 E. Kant (CRP, A, 832) jugeait que, seule, l'unité systématique convertit la connaissance vulgaire en connaissance scientifique (cf. le jugement d'A. Valensin rapporté ci-dessus et celui de J. Pucelle [«Note sur l'idée de système», 63] qui, reprenant la distinction d'Amiel entre «penseur» et «philosophe», opposait les intuitions isolées du premier à l'organisation et l'orchestration des thèmes du second autour d'un centre). Kant définissait dès lors le système comme «l'unité de diverses connaissances sous “la dépendance” d'une idée» (CRP, B, 860 éd sqq., éd. acad., t. 3, 538). lui, Après, Fichte, (Überden Begriffder Wissenschaftlehre [1794], par. 2),Google ScholarSchelling, (System des transzendantalen Idealismus [1800], 1924, 40–62, et passim) et surtout Hegel (Encycl. des Sc. philos., 14; Phénomen. de I'Esprit, vorr., 40 et sqq.; Nürnb. Schr., 443; etc.) revendiquerènt pour la philosophic le privilège d'organiser ainsi l'ensemble des connaissances en un tout logique, dont les parties se trouvent subordonnées à un principe unique. Cette conception de la philosophie, qui s'accordait à l'idée de système defini par Wolff (Log., 889: «un ensemble de vérités liées entre elles et avec leurs principes»), s'imposa, malgré Nietzsche, aux esprits avec la force d'un «Diktat», en vertu du prestige de l'idealisme allemand. On en trouve la trace dans plusieurs dictionnaires philosophiques, soil qu'ils definissent la notion de «système» dans les termes kantiens (cf.Google ScholarClanberg, K. W. et Dubislav, W., Systematisches Wörterbuch der Philosophie [Leipzig, 1923], 459Google Scholar; Kirchner, F., Wörterbuch der philosophischen Gntndbe-griffe, ed. Michaelis, K. [ éd.; Leipzig, 1907], 615616;Google ScholarCuvillier, A., Nouveau vocabulaire philosophique [Paris, 1956], 183Google Scholar; Domecq, J. B., Vocabulaire de la philosophie [Tours, 1931], 198Google Scholar; W. Brugger, Philosophisches Wörterbuch [Deed.; Fribourg, Bale et Vienne, 1967], 375; J. Hoffmeister, Wörterbuch der philosophischen Begriffe [2e éd.; Hambourg: F. Meiner, 1955], 598–599; etc.), soit, plus significativement encore, qu'ils proclament l'obligation pour la philosophie d'être systématique (cf. W. F. Krug, Allgemeines HandWörterbuch der philosophischen Wissenschaften, t. 4 [2e éd.; Leipzig, 1834], 118–119; A. Bertrand, Lexique de philosophie [Paris, 1892], 202: «toute philosophie est systématique»; D. Julia, Dictionnaire de la philosophie [Paris: Larousse, 1964], 293: «Le système est le but de toute reflexion philosophique»; etc.).

20 Spinoza, Ethique, II, 7. Dans ses Leçons sur I'histoire de la philosophie. t. 3, trad. Garniron, P. (Paris, 1972), 513, Hegel avouait lui-même qu'Aristote ne procedait pas systématiquement. C'était aussi l'avis de son disciple K. L. Michelet; voir, à ce propos, D. Giovannangeli, «L'interprétation de la “Métaphysique” par Karl Ludwig Michelet», dans Aristotelica, méanges offerts à Marcel De Corte (Bruxelles et Liège, 1985), 199Google Scholar.

21 Dans sa typologie des démarches philosophiques (cf. travaux cites dans notre n. 3), N. Hartmann classe Aristote (aux côtés de Nietzsche, Hume, Occam, etc.) dans la catégorie des philosophes non systématiques.

22 son, DansSchelling, trad. Courtine, J. F. (Paris: Gallimard, 1977), 5758, M. Heidegger oppose aux «véritables systèmes» de Hegel et de Schelling, la philosophie d'Aristote, qui, selon lui, ne mérite pas d'être appelee un systèmeGoogle Scholar.

23 Bréhier, E., Etudes de philosophie antique (Paris: Presses Universitaires de France, 1955), 65, 72 et 70Google Scholar.

24 Lévy-Bruhl, L., La morale et la science des moeurs (3e éd.; Paris: Presses Universitaires de France, 1927), particulierement, 63, 109 et sqqGoogle Scholar.

25 Meyerson, E., Identité et réalité (Paris: F. Alcan, 1932), 367–368Google Scholar.

26 Croce, B., Logica come scienza del concetto puro (4e éd.; Bari, Italy: G. Laterza, 1920), 172Google Scholar.

27 Un usage dépréciatif du mot «système» correspond à la définition suivante: «un tout organique, considéré dans sa cohérence intrinsèque plutôt que dans sa correspondance avec la réalité»(c'est la définition qu'en donne Foulquie, P. et Saint-Jean, R., Dictionnaire de la langue philosophique [Paris: Presses Universitaires de France, 1969]Google Scholar, s.v., avec comme exemple, «le système d'Aristote»). On laisse entendre, dans ce jugement définitionnel, que la logique des idées philosophiques n'a pu s'instaurer et se maintenir qu'en vertu d'un e certaine indifférence à l'endroit des donnees de l'experience (comparez les définitions que l'on Legrand, trouve dans G., Dictionnaire de philosophie [Paris: Bordas, 1972], 251: «Exposition cohérente de l'ensemble de ses doctrines par un philosophe»;Google ScholarJolivet, R., Vocabulaire de la philosophie [3e éd.; Lyon et Paris, 1951], 181: «ensemble d'idées ou de thèses solidaires les unes des autres et formant un tout logique»;Google ScholarBaldwin, J. M., Dictionary of Philosophy and Psychology, vol. 2 [1ie éd.; New York, 1911], 659: «a whole from the standpoint of the methodic connection and arrangement of its constituent members»; avec, par exemple,Google ScholarEisler, R., Wörterbuch der philosophischen Begriffe, t. 3 [3e éd.; Berlin: E. S. Mittler, 1910], 1478Google Scholar; Müller, S., dans Kleines Philosophisches Wörterbuch, hrsg. Müller, von und Holder, A. [3e éd.; Fribourg en Br., 1973], 269Google Scholar, et Schmidt, H., Philosophisches Wörterbuch [93 éd.; Leipzig, 1934], 647)Google Scholar.—L'usage en mauvaise part du mot«système» semble remonter à Cl. Bernard, qui, dans son Introduction à la médecine expérimental, denonçait, sous l e nom de systèmes, les hypothèses soumises à la seule logique, et leur opposait les theories, c'est-à-dire, les hypotheses soumises à la méthode expérimental. La Société Française de Philosophie s'était émue d'un tel usage dès sa séance du 7 mars 1918, et, du coup, L. Robin, afin de réhabiliter une notion et un usage, produisit différents textes de O. Hamelin, montrant que les soi-disant empiricistes eux-mêmes n'échappent pas à l à tendance à construire des systèmes, suivant ainsi la pente naturelle de l'esprit en quête de savoir (ceci, sur tout, Lalande, voir A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie [9e éd.; Paris: Presses Universitaires de France, 1962], 10961097Google Scholar, qui, par ailleurs, fournit du mot «systeme» au sens spécial [B] la définition que voici: «ensemble d'idées scientifiques ou philosophiques logiquement solidaires, mais en tant qu'on les considere dans leur cohérence plutot que dans leur vérité»).

28 «Le mot système à … un double emploi: il s'applique tout à la fois à nos idées ou à nos connaissances, et aux objets de nos connaissances» ( Franck, A., «Systeme», dans Dictionnaire des sciences philosophiques [3e éd.; Paris: Hachette, 1885], 1703Google Scholar; cf. Liebscher, H., «System», dans Philosophie und Naturwissenschaft Wörterbuch zu den philosophischen Fragen der Naturwissenschaften, hrsg. Horz, von H., Lother, R., Wollgast, S. [Berlin: Dierz, 1978], 881: «geordnete Gesamtheit von materiellen oder geistigen Objekten»). C'est ici l'occasion de rappeler qu'Aristote n'utilise le mot auorriua que pour designer des realites empiriques: l'organisme que constitue un être vivant, ou, par exemple, une Cite (Generation des animanx, II, 4, 740 à 20; III, 1, 752 à 7; 9, 758 b 3; Histoire des animanx, VI, 2, 560 à 31; Ethique à Nicomaque, IX, 8, 1168 b 32; Poétique, 18, 1456 à 11; etc.). L'usage du même mot pour désigner analogiquement «un ensemble de connaissances qui se rapportent à une seule fin» (définition de l'«art» chez Aspaslios dans C1AG, XIX, 2, 19) lui est postérieurGoogle Scholar.

29 La formulation exemplaire de ce principe setrouve dans Fouillée, A., La philosophie de Platon t. 2 (Paris, 1869), 464Google Scholar: «Nous croyons tous que ce qui existe est réductible, sinon pour nous, du moins en soi, aux lois essentielles de la pensée. Lorsque nous doutons, notre doute ne porte pas, à vrai dire, sur l'intelligibilité de l'objet, mais sur l'intelligence du sujet, sur la puissance plus ou moins grande de nos moyens de connaitre».

30 Malgré leurs relations intimes dont l'histoire des doctrines témoigne, le positivisme traditionnel et l'empirisme le plus authentique semblent devoir être distingués sur ce point. D'autre part, dans sa volonté d'opposer radicalement le projet aristotélicien à ce qu'eût été une synthèse positive, Bréhier s'écarte de la tradition positiviste en associant de façon aussi étroite élaboration d'un système et penchant idéaliste ou métaphysique. A. Comte, dont nul ne niera qu'i l à tout tenté pour échapper à ce dernier penchant, fut littéralement hanté par le souci d'un système. II confesse, dans une lettre à Blainville, (Correspondance inédite, t. 3 [1904], 20Google Scholar) que son premier SystÈme de philosophie positive ne méritait pas encore véritablement son nom, parce qu'il ne réalisait pas l'harmonie entre le point de vue abstrait (ou théorique) et le point de vue concret (ou pratique). On sait, d'autre part, combien ses Considérations philosophiques sur les sciences et les savants insistent sur le fait que I'exigence de la raison speculative, la nécessité de satisfaire un besoin d'unite de l'intelligence, justifiait, mieux qu'un souci pratique, l'élaboration d'un système de conceptions positives (, voir, à sujet, ce, Ch. , Rutten, Essai sur la morale d'Auguste Comte [Paris, 1972], 68–70Google Scholar). D‘Alembert, il est vrai, à qui l'épistémologie comtienne doit tant, distinguait (Oeuvres, t. 1, 302) entre l'«esprit de système», qui, comme le releva E. Littré (Dictionnaire de la langue française, s.v. «Système»), constitue un défaut (celui de prendre des idées imaginées pour des notions prouvées), et l'esprit systématique, c'est-a-dire, la disposition à concevoir des vues d'ensemble. Mais, Particle «Système» dans I'Encyclopédie, t. 32 [nv. éd.; Geneve, 1779], 297 b et sqq.)Google Scholar, emprunté au Traité sur les SystÈMes de Condillac, ne permet pas le moindre doute touchant la volonté commune qu'avaient ces ancêtres du positivisme de promouvoir l'elaboration de systèmes. Leur critique, en effet, si Ton en juge par ce document-manifeste, ne vise aucunement, au contraire, les prétentions à disposer les parties du savoir de telle sorte qu'elles se soutiennent mutuellement et que les dernières s'expliquent par les premières. C'est la nature de celles-ci, c'est la nature des principes du système qu'ils mettent en cause chez leurs adversaires. Et s'ils récusent, en fait de principes, les maximes générales ou abstraites ou encore, à défaut de maximes, les suppositions imaginaires qu'on invoque pour rendre raison des choses, c'est pour mieux établir que les «vrais systèmes» doivent reposer sur des faits que l'expérience à recueillis, consultés et constatés.

31 Rappelons ici que Hegel (Leçons sur I'hist., I, 3 [sect. 1, B, 4] déplorait l'usage du mot «systeme», spécialement chez les philosophies de langue française au dix-septième siècle, pour désigner une théorie empirique. II visait, ce disant, avant-tout, D'Alembert (Système du monde) et Leibniz (Système nouveau de la nature). La remarque illustre bien l'incompatibilité, aux yeux de l'idéalisme, entre l'empirisme et la prévention au système.

32 Texte reproduit dans Mansion, S., Etudes aristotéliciennes: recueils d'articles, éd. Follon, J. (Louvain-la-Neuve: Editions de I'lnstitut supérieur de philosophie, 1984), 4 et sqqGoogle Scholar.

33 Ce triple aveu figure aux pages 26, 35 et 48 des Etudes citées à la n. précédente.

34 Mansion, Etudes, 4–5 (c'est nous qui soulignons). L'auteur ajoute (5): «il n'est plus possible aujourd'hui de considerer l'oeuvre du philosophe comme un monolithe».

35 Ibid., 51. L'auteur se réfère ici à Analytiques Post., I, 2, 71 b 33–72 à 5; Physique, I, 1, 184 à 16–23; De anima, II, 2, 413 à 11–15; Métaphysique, Z, 4, 1029 b 3–12, et Ethique à Nicomaque, I, 2, 1095 b 2–4. S. Mansion est revenue plus tard surce s textes et d'autres apparentes dans son article «“Plus connu en soi”, “plus connu pour nous”. Une distinction épistémologique importante chez Aristote» (reproduit dans Etudes, 213 et sqq.), mais sans plus examiner leur (éventuelle) incidence sur le principe de l'intelligibilité universelle, dont nous avons ci-dessus (n. 29) donné l'énoncé selon A. Fouillée.

36 Mansion, Etudes, 6 ou 8(«les difficultés du système»), 16 («l'existence d'un Premie r Moteur immobile et sans matière … forme la clef de voûte de tout le système»).

37 S. Mansion n'exagère cependant pas l'importance de ces échecs et n'hésite pas à prononcer, parexemple, la «cohérence» réelle de I'ontologie aristotélicienne (ibid., 25).

38 Auquel cas, notons-le en passant, Interpretation systématisante aurait tort, non pas de vouloir dégager en quelque sorte le système latent d'Aristote et d'achever ainsi ce que le philosophe aurait laissé à l'étatd'ébauche, mais d'ignorer, pour ce faire, jusqu'à un certain point, les difficultés qu e le philosophe n'avait pas réussi encore à surmonter et de prendre pour acquis ce qui devait rester à ses yeux provisoire et problématique. Son tort n'empêcherait pas, même alors, qu'elle puisse se donner pour fidèle à la pensée du Stagirite, tout en la corrigeant. Le Dominicain Fr. Brentano, qui adhérait, pour l'essentiel, au «systeme» d'Aristote, (Aristoteles und seine Weltanschauung [Leipzig, 1911], 152 et sqq.), l'estimait perfectionnable et perfectionné par la tradition. L'oeuvre d'Aristote, de ce point de vue, devait être prise comme un tout (cf.Google ScholarGrayeff, F., Aristotle and His School [Londres: Duckworth, 1974], 910: «It has been assumed for many centuries that the work of Aristotle formed à unitary system to be understood as à whole …»)Google Scholar.

39 Barnes, J., Aristotle (Oxford: University of Oxford, 1982), 39 (cf. plus généralement, 36–39, le par. 9 intitulé «Ideal and Achievement»). J. Barnes s'était montré moins catégorique auparavant dans sa communication «Aristote dans la philosophie anglo-saxonne» présentée à la rencontre Herméneutique hier et aujourd'hui (vingtième anniversaire du CentreGoogle ScholarWulf-Mansion, De, Revue Philosophique de Louvain 75 [1977], 204 et sqq.), bien qu'au fond, sa conclusion fût alors déjà substantiellement la même: «[Aristote] à esquissé un système de la pensée» (208). II disputait alors contre une interprétation d'Aristote qui, disait-il, l'avait d'abord séduit et d'après laquelle la méthode du Stagirite semblait imposer de lui l'image d'un philosophe non systématique, image, qui, dans le monde anglo-saxon, bénéficie d'un rapprochement avec J. L. Austin et qui, de ce fait, à les faveurs du grand nombreGoogle Scholar.

40 Fr. Solmsen, , Aristotle's System of the Physical World: A Comparison with His Predecessors (Ithaca, NY: Johnson, 1960), 443Google Scholar.

41 Soulignons qu'Aristote, qu'on à même rapproche de Hegel pour son sens de l'histoire des idées («At opposite ends of over two millennia Hegel and Aristotle, virtually alone of the great European thinkers, consciously attempted to criticize and develop the thought of their predecessors into systems of their own» [ Weiss, F. G., Hegel's Critique of Aristotle's Philosophy of Mind (La Haye: M. Nijhoff, 1962), xi]) et dont on à tant discuté la qualité d'historien (cf.Google ScholarGuthrie, W. K. C., A History of Greek Philosophy, vol. 6: Aristotle: An Encounter [Cambridge: Cambridge University Press, 1981], 42),Google Scholar ne s'efforce nulle part de nous présenter ainsi la philosophie d'aucun des philosophies, qui l'ont précédé. II se borne à discuter, tantôt l'une, tantôt l'autre, de leurs idées, au gré des questions qu'il aborde et d'après la nature du problème en cause. (Ce ne sont d'ailleurs pas toujours les idées les plus significatives de ses prédécesseurs qu'a nos yeux, il discute, même si elles sont visiblement choisies parce qu'elles leur sont propres). Une tentative pourreconstituer leur «systeme»n'apparaitdansaucuntexte.

42 Une typologie d'un genre inedit, mais qui repose sur des distinctions hégéliennes se trouve dans Léonard, A., Pensée des homines etfoi en Jésus-Christ, pour un discernement intellectuel Chrétien (Paris et Namur, 1980), 4248Google Scholar.

43 Nous songeons, une nouvelle fois, à la présentation de S. Mansion évoquée ci-dessus. Cf., auteur, du même, «Quelques réflexions sur le réalisme d'Aristote», Alg. Ned. Tijdschr. voor Wijzh. en Psych. 39 (1947), 129135Google Scholar.

49 Krämer, H. J., Arete bei Platan und Aristoteles. Zum Wesen und zur Geschichte der platonischen Ontologie (2e éd.; Amsterdam, 1967)Google Scholar.

50 D'autres indices porteraient aussi à le croire, ne serait-ce qu'une certaine attitude d'Aristote à l'endroit des mythes; mythes que, si l'on entend Pépin, J. (Mythe et allégorie: les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes [Paris, 1958], 123124), le Stagirite n'aurait jamais reçus sans preuve de leur rationalitéGoogle Scholar.

51 Aubenque, P., «Sur la notion aristotélicienne d'aporie», dans Aristote et les problèmes de méthode, Communications présentées au Symposium Aristotelicum tenu à Louvain du 29 août au ler septembre 1960(Louvain: Publications universitaires, 1961), 3, n. 1. Le texte de Hegel se trouve dans les Leçons sur I'histoire de la philosophie (Werke, t. 12,408 et sqq.)Google Scholar.

52 Aubenque, «Sur la notion aristotélicienne d'aporie», 3–4.

53 Aubenque, P., Le problème de l'être chez Aristote: essai sur la problematique aristotélicienne (4e éd.; Paris: Presses Universitaires de France, 1977), 7293. (Les pages qui précèdent sont consacrées à l'examen de la distinction aristotélicienne du connaissable en soi et du connaissable pour nous, d'apres les textes auxquels renvoyait S. Mansion: cf. ci-dessus, n. 35)Google Scholar.

54 II n'y à pas, en effet, pour Aristote, de science qui s'étende d'un genre à l'autre (cf. Aubenque, «Le problème de l'être», 217–218; 222). Quant à la «théologie», science possible, elle est inutile, en ce sens qu'ell e n'apprend rien sur le sensible qui ne lui est pas homogène (ibid., 322; 386). L'ontologie, selon Aubenque (ibid., 380) ne se concilie pas dans l'unité supérieure avec la science de l'être divin.

55 Ibid., 482, 489 et 409–410. De ses nombreux travaux sur le sujet, Aubenque donne une synthèse dans I'art. «Aristote» du Dktionnaire desphilosophes, t. 1 (Paris, 1984), 110 et sqqGoogle Scholar.

56 Düring, La remarque se trouve dans I., Aristoteles: Darstellung und Interpretation seines Denkens (Heidelberg: C. Winter, 1966), 23. Cf.Google Scholar Barnes, «Aristote dans la philosophie anglo-saxonne», 206.

57 Aubenque, «Le problème de l'êtres», 12.

58 Nous mettons ici les choses au pire, évidemment, en considérant que la doctrine des catégories n'est qu'une «rhapsodie» maladroite (comme disait Kant); que le monde non sensible lui est totalement étranger; que le premier moteur, de son côté, ne rend pas compte de notre monde tel qu'il est; et que l'ontologie et la théologique ne peuvent se conjuguer d'aucune manière satisfaisante. Mais tous les exégètes d'Aristote ne dressent pas un constat aussi complètement négatif.

59 Berti, E., L'unitá del sapere in Aristotele (Padoué, 1965), 106114 et 149–175Google Scholar.

60 Berti, E., «La dialettica in Aristotele», dans Studi aristotelici (L'Aquila, 1975), 132Google Scholar.

61 Hartmann, N., Systematische Philosophie, t. 1 (Berlin: Junker und Dünnhaupt, 1931), par. 1Google Scholar.

62 Topiques, I, 1, 100 à 18–19; 2, 101 à 34-b 4; cf. Réfut. soph., 34, 183 à 37.

63 de, G. Rodierjugeait «l'importance des introductions»endisantque,«par l'examen et l à discussion [des] opinions, on établit les principes qui serviront de point de départ à toutes les démonstrations» (Etudes de philosophie grecque [2e éd.; Paris, 1957], 183; ce texte reproduit un passage de son IntroductionGoogle Scholarde, de l'edition du livre X I'Ethique à Nicomaque [Paris, 1897]). Mais, la plupart du temps, on ne voit pas que, certaines propositions ayant été établies au terme de discussions aporétiques, Aristote s'era-ploie, dans la suite, à les prendre pour principes de démonstrations (surtout pas de demonstrations syllogistiques, où s'enchaîneraient avec logique, comme autant de conséquences nécessaires, une succession de propositions déduites de ces principes). De plus, «si Ton sait où commence l'aporie chez Aristote, on ne sait pas toujours où elle finit» (Aubenque, «Sur la notion aristotélicienne d'aporie», 18)Google Scholar.

64 Voir, à ce sujet, Düring, Aristoteles, 24; Mackeon, R., «Aristotle's Conception of the Development and the Nature of Scientific Method», Journal of Hellenistic Studies 8 (1947), 4Google Scholar; Mansion, A., «La genèse de l'oeuvre d'Aristote d'après les travaux récents», Revue Néoscolastique de Philosophie 29 (1927), 434 (cf.Google ScholarVerbeke, G., dans Autour d'Aristote [Louvain: Publicationsuniversitairesde Louvain, 1955], 21)etc.r.Google ScholarAllan, de D. J., The Philosophy of Aristotle (Oxford: Oxford University Press, 1952)Google Scholardans Revue Philosophique de Louvain 57 (1959), 46: «I'Ethique à Nicomaque, d'après l'auteur, est construite un peu à la façon d'un dialogue platonicien ou la vérité ne se trouve atteinte qu'a la suite d'approches successives …». C'est en pensant à cet aspect de l'oeuvre de Platon que L. Robin la qualifiait de dialectique: «elle precède par questions et réponses, se constituant par une suite discontinue de retouches et d'approximations, relais dont chacun marque un nouveau départ» («La classification des sciences chez Platon», dans La pensée hellenique des origines à Epicure [pr. éd. 1941; Paris, 1967], 83). La «diaporie» aristotélicienne a, par ailleurs, été rapprochée des méthodes de la phénoménologie contemporaine: cf.Google ScholarMonan, J. D., Moral Knowledge and Its Methodology in Aristotle (Oxford: Clarendon Press, 1968), 104Google Scholar; Corte, M. De, Aristote et Plotin (Paris, 1935), 83Google Scholar; et Mansion, S., «Aristotle's Theory of Knowledge and French Phenomenology», International Philosophical Quarterly 4(1964), 183199CrossRefGoogle Scholar.

65 L'expression est Moraux, de P. (dans «Aristotle on Dialectic: The Topics», Proceed, of the Third Sympos. Aristotel. [Oxford, 1968], 277)Google Scholar.

66 Cf. P. Aubenque, «La dialectique chez Aristote», dans L'attualità della problematical aristotelica, Atti del convegno franco-italiano su Aristotele, Padova, 6–8 apr. 1967, «Studia aristotelica», 3 (Padoué, 1970), 30: «Si la science est bien ce qu'Aristote dit qu'elle est, on ne peut parler scientif iquement de la totalité ni des premiers principes. Si l à philosophic veut en parler, comme elle le doit, ce n'est pas à lui faire injure que de conclure, en suivant pas à pas Aristote, qu'elle ne peut en parler que dialectiquement».

67 Brunschwig, J., Aristote, dans, Topiques, t. 1. livres I-IV (Paris: L.B.L., 1967), xvi–xviiGoogle Scholar.

68 Leroy, J., dans Encyclopaedia Universalis, t. 15 (Paris, 1968), 685 c et sqqGoogle Scholar.

69 Cette dévalorisation de la dialectique aristotélicienne est prononcée chez Hamelin, Le système d'Aristote, 229 (malgré la suite, 231–234); Robin, Aristote, 41–44 (malgré les pages 52–59); et même Zeller, chez E., Die Philosophie der Griechen, vol. II/2 (Leipzig, 19231924), 242245; cf.Google ScholarMaier, H., Die Syllogistik des Aristoteles, vol. II/I (Tübingen, 1900), 29.Google ScholarBurnet, Quand J., en 1900, signala [I'importance de la dialectique dans I'Ethique à Nicomaque (The Ethics of Aristotle [Londres, 1900], xvii et sqq.), c'était pour conclure au caractére simplement probable des doctrines exposées dans ce texte (Google Scholarsévère, voir le c.r.dans, de Fr. SusemihlBerliner philol. Wochenschrift 20 [1900], spéc. 509). Plus tard, L.-M. Régis assimilait encore connaissance opinative et connaissance dialectique et, à propos de l'argumentation aristotelicienne sous forme d'ésquisse, il ecrivait:Google Scholar«Par son caractere essentiellement incomplet, par son opposition constante aux élaborations scientifiques, la preuve d'ebauche ou d'ésquisse est done indubitablement chez Aristote un precédé dialectique; chaque fois que nous le verrons qualifier une argumentation de τπῳ, nous pourrons conclure que la connaissance qui en resulte est opinative ou probable»(L'opinion selon Aristote [Paris et Ottawa, 1935], 156; cf. 255 et surtout 259). Aristote dit pourtant qu'un exposé schématique dit le vrai (ππῳ τάληές δεικνσθατ: Ethique à Nicomaque, I, 1, 1094 b 20–21)!Google Scholar

70 Leblond, J. M., Logique et méthode chez Aristote (Paris: J. Vrin, 1939), spéc. 42 et sqq., 251266;Google ScholarMoreau, J., «Rhétorique, dialectique et exigence première», dans La théorie de l'argumentation (Louvain et Paris, 1963), 206218;Google ScholarLugarini, L., «Dialettica e filosofia in Aristotele», II pensiero 4 (1959), 4869;Google ScholarPater, W. A. de, Les Topiques d'Aristote et la dialectique platonicienne (Fribourg, 1965), 7488;Google ScholarOwen, G. E. L., «Τίθεναι τ Φαινμενα», dans Aristote et les problemes de methode (Louvain: Publications universitaires de Louvain, 1961), 81103;Google ScholarAubenque, P., «Science, culture et dialectique chez Aristote», dans Actes du Congrès de Lyon de I'Association G. Budé (Paris, 1960), 210283;Google Scholar L. Couloubaritsis, «Dialectique et philosophie chez Aristote», Φιλοσοφίιχ 8–9 (1978–1979), 229 et sqq. et 243 et sqq.; Barnes, J., «Aris-totle's Theory of Demonstration», Phronesis 14–15 (19691970), 123152Google Scholar.

71 Weil, E., «La place de la logique dans la pensée aristotelicienne», Revue de Metaphysique et de Morale 56 (1951), 283315Google Scholar (repris dans, Essais et Conférences [Paris: Plon, 1970] et dansGoogle ScholarArticles on Aristotle, éd. Barnes, J., Schofield, M. et Sorabji, R., t. 1 [Londres, 1975])Google Scholar. Weil montre d'abord qu'Aristote fut confronté au problème de trouver une méthode permettant d'étudier scientifiquement le concret, le domaine du contingent et de l'expérience, que Platon avait abandonné à la δξα. La solution du Stagirite, nous dit ensuite Weil, réside dans la méthode que developpent les Topiques: «La topique n'est pas une logique du vraisemblable …; elle constitue une technique pour extraire du discours le vrai discursif; plus précisément pour éliminer le faux, à partir de ces connaissances préalables sans lesquelles aucune science ne se conçoit pour Aristote» (299). Ces connaissances préalables, en un sens, sont evidemment d'ordre opinatif. Mais Aristote ne les concoit pas exactement comme des SdSjcu platoniciennes (opposees pour jamais aux doctrines de la science). II s'agit de propositions autorisées, communément admises, de «thèses répandues» (ἒνδοξα), opposées aux «thèses insoutenables» (ἂδοξα) et aux «thèses paradoxales» (παρδοξα). Bref, les opinions dont s'occupent les Topiques, dit Weil, sont «la somme des connaissances acquises par l'humanite et forment ainsi le point de départ nécessaire pour toute enquête scientifique» (312). Et, s'il en est de la sorte, si la discussion dialectique est le principe oblige de toute démarche scientifique, e'est, au fond, «parce qu'il n'y à pas selon [Aristote] d'autre debut de la recherche; tout enseignement, toute science discursive naissent de connaissances pré-existantes» (293, où Weil renvoie à An. Post., 1, 1, 71 à 1 et sqq.). Conformêment à ce que laisse entendre Aristote lui-même, la dialectique parait done bien une logica inventionis, en ce sens que e'est elle et elle seule qui semble en mesure de fournir aux sciences leurs principes.—L'article Wilpert, de P., «Aristoteles und die Dialektik» (Kant-Studien 48 [19561957], 247257Google Scholar) corrobore, pour l'essentiel, les vues de Weil que son auteur ne connaissait pas. Wilpert soutient que la dialectique, qui, pourtant, utilise les precédés de la sophistique, participe de la philosophie, selon Aristote. Fournissant à la science ses principes, elle constitue la première démarche (inductive) de la philosophie, dont la seconde (déductive) est l'opération syllogistique. Peut-on défendre une telle assimilation quand on sait que l'induction proprement dite à son point de départ dans le particulier, tandis que la dialectique procède à partir de propositions générales? Wilpert répond oui. Car, explique-t-il, l'induction est en réalité dialectique par sa démarche: «Wer induziert ist Dialektiker» (254). Comme la discussion des opinions apparentées ou divergentes, l'induction rassemble, en effet, les éléments dont l'intelligence tire un principe. C'est pourquoi Wilpert, au bout du compte, définit la dialectique comme «le procédé de la recherche (Weg der Forschung), l'épreuve du pour et du contre, qui utilise une méthode inductive, partant du vraisemblable, de ce qui n'est pas encore assuré» (255).

72 La distinction est nette quand on envisage les sciences particulieres. Elle parait devoir s'estomper chez certains exegetes, lorsqu'ils envisagent la science que se propose d'être la philosophic première. Cf. Lugarini, L., Aristotele e I'idea delta filosofia (Florence, 1961), 157160Google Scholar.

73 Wilpert, «Aristoteles und die Dialektik», 255.

74 Cf. Wieland, W., «Das Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische Physik», Kant-Studien 52 (19601961), 206219Google Scholar.

75 Cf. Aubenque, «Sur la notion aristotelicienne d'aporie», 12: «L'euporie (entendez la solution des difficultés que constitue l'aporie), met-elle fin seulement à l'élimination prélimimiire des difficultés ou bien est-elle l'heureux achièvement de la recherche elle-même?»

76 Pucelle, «Note sur l'idée de système», 254, selon qui la critique des systèmes est essentiellement le fait de ceux qui entendent «cheminer par approximations successives» et se refusent à interdire le progres de la connaissance philosophique par des demonstrations pretendument definitives.

77 Aubenque, «Sur la notion aristotelicienne d'aporie», 18.

78 Régis, L'opinion selon Aristote, 256.

79 Cf. Métaphysique, a, 3; Ethique à Nic., I, 1, 1094 b 19 et sqq.

80 Fritz, K. von, «Der Sinn der aristotelischen Methode des Τὑπω Περιλαβεῖν», dans Beiträge zu Aristoteles (Berlin et New-York, 1984), 96CrossRefGoogle Scholar.

81 Cf. notre Le philosophe et la Cité, 147 et sqq. Le fr. 53 Rose et les textes de Métaphysique, A qui vont en ce sens, témoignent, selon P. Aubenque («Le problème de l'être»,72et sqq.)d'un projet qui vise al'achèvement de la philosophie, non d'une foi en la possibilité de clore la philosophie. Sans doute, mais Aristote parait bel et bien afficher la le sentiment de pouvoir apporter une contribution décisive vers l'achevement; sentiment qu'il ne dément jamais de façon expresse. Ce dont Aristote semble s'enorgueillir c'est d'avoir conduit à maturité les essais de ses devanciers.

82 Bergson, H., L'evolution créatrice (27e éd.; Paris, 1923), 362Google Scholar.

83 C'est la raison pour laquelle, dans notre etude ci-dessus, nous parlions d'«exigence idealiste», d'«exigence positiviste», etc., denoncant ainsi, à demi-mot, des formes d'interprétations trop unilatérales. C'est ici le lieu de préciser que les interprètes dont nous avons évoqué les noms sous ces différentes rubriques ne sont pas tous justiciables d'une même critique, celle d'avoir fait preuve de partialité. La reference à leurs travaux, sur tel ou tel point, n'etait, la plupart du temps, pour nous, que pretexte à mettre en lumière certaines orientations de l'exégèse.

84 L'histoire des science s à volontiers tenu grief au Stagirite d'avoir trop néglige l'importance de l'observation, comme naturaliste, par exemple. Randall, J. H. à noté qu'il faudrait plutôt lui reprocher d'y avoir été souven t trop attentif, se gardant parfois de chercher à comprendre ce qu'il observait (Aristotle [New York, 1960], 5556). Cf.Google ScholarMansion, A., Introduction à la physique aristotélicienne (2e éd.; Louvain: Institut superieur de philosophie, 1946), 247 et sqq.Google Scholar; Blond, J. M. Le, Logique et méthode chez Aristote (Paris: J. Vrin, 1939), 222266;Google ScholarRegenbogen, O., Eine Forschungsmethode antiker Naturwissenschaft, Abt. B: Studien, 1 (1931), 143182;Google ScholarKullman, W., «Zur wissenschaftlichen Methode des Aristoteles», dans Synusia., Festg. Schade-waldt, f. W. (Pfullingen, 1965), 247274;Google ScholarBourgey, L., Observation et expérience chez Aristote (Paris: J. Vrin, 1955), 44Google Scholar; I. Düring, Aristotle's Method in Biology: A Note on PA I, 639 b 30–640 à 2; et P. Moraux, «La methode d'Aristote dans Vetude du cieh, dan s Aristote et les problemes de methode, respectivement, 213–221 et 173–194.

85 «Aristoteles frag immer dia ti, Warum?, und diese Forschungsmethode wurde spater mit dem Wort aristotelizein bezeichnet» (Düring, Aristoteles, 201).

86 Le Blond, Logique et méthode chez Aristote, 251 et 14.

87 Cf. Owen, «Τθεναι τ Φαινμενα», 87. Cette fonction de la dialectique au service de l à science ne nous parait pas douteuse, on à discuté de sa portee dans le domaine de la philosophie pratique (cf. Kuhn, H., «Aristoteles und die Methode der politischen Wissenschaft», Zeitschrift für Politik, N. F., 12 (1965), 101120, etGoogle ScholarHöffe, O., Praktische Philosophie: Das Modell des Aristoteles [Munich et Salzburg: Pustet, 1971], 2429: «Das topische Modell»). Mais il n'y à pas à douter de la fonction scientifique de la dialectique pour notre philosophe. La Rhétorique (I, 2, 1358 à 23–26) note expressement qu'une argumentation dialectique à partir des premisses probables, «lorsqu'elle atteint des principes (ν … ντχῃ ρχαῑς), cesse d'être dialectique» (οὑκετιδιαλεκτικ)Google Scholar.

88 Cf. Wieland, W., «Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische Physik», Kant-Studien (19601961), 206219. L'exposé du savoir (à partir des principes) se concevrait mieux peut-être sous une forme apodictique. Mais du fait qu'Aristote ne se livre nulle part systématiquement à ce genre d'exposé, ou ne peut conclure que sa recherche des principes n'avait pas abouti ou qu'elle restait inachevée ou qu'elle n'atteignait qu'a des propositions provisoires. D'autre part, le modele axiomatico-deductif de la science propose par les Seconds Analytiques représente, à coup sûr, le modèle de processus par lequel le savant étend nécessairement ses connaissances à partir de principes. II aurait done pu être suivi même comme modèle heuristique dans une recherche assuree de certains principes. Mais rienn'obligeait Aristote ale suivre. Nidans sa recherche ni dans l'exposé des résultats de celle-ci (là où l'expose se distingue de la recherche elle-même) le Stagirite ne s'est astreint à suivre une seule methode. II y aurait quelque exageration à dire, comme le fait J. Barnes, qu'«Aristote n'avait aucune methodologie» («Aristote dans la philosophie anglo-saxonne», 208), mais il est constant que le philosophe sacrifie à plusieurs methodes, au gre des sujets qu'il traite. De pareil fait, il n'y à rien à tirer de certain quant à la volonte qu'aurait eue le Stagirite de constituer un système philosophiqueGoogle Scholar.

89 Cf. Métaph., Γ, 1, 1003 à 31–32.

90 Insistons sur le caractere ponctuel des affirmations du philosophe à cet egard (Met., E, let K,7, parexemple). «line faut… pas se representer [cette] classification … comme un programme d'etude qu'Aristote aurait defini une fois pour toutes pour organiser son enseignement et constituer le plan de son oeuvre»( Hadot, P., «La division des parties de la philosophie dans l'Antiquité», Museum Helveticum 36 [1979], 204)Google Scholar.

91 Particulierement, chap. 26, s.v. ὃλον (spécialement 1024 à 1–10 sur la distinction du ὃλον et du πν), chap. 16, s.v. τλειον (1021 b 12–13), chap. 25, s.v. uspoi; (specialement 1023 b 19–20) et chap. 6, s.v. μρος (spécialement 1016 b 11–16); cf. De Coelo, I, 1, 268 à 21 et sqq.

92 Mé'taphysique, A, 26, 1023 b 34–36 (avec le renvoi à 6, 1016 à 1–5).

93 Aux textes cités ci-dessus, n. 28, ajoutez ceux qui concernent l'élaboration par la nature de différents organismes (la formule est ἢ φστις συνίστησιν: Générations des animaux, 744 b 21; 777 à 5; Parties des animaux, 462 b 5; 477 b 18, 21; etc.) ou par exemple l'élaboration par le poète du mythe (la formule est συνίστασθαι τοὐς μθους: Poé'tique, 1447 à 8; 50 à 5; 51 b 12; 60 à 27; etc.).

94 Genres, espèces ou individus; cf. Mé'taphysique, Δ, 6, 1016 b 31 et sqq.

95 Politique, II, 2, 1261 à 17–21; cf. 5, 1263 b 32–37. Comme ilappert de I, 1, 1252 à 7et sqq. déjà, ce qu'Aristote, au fond, reproche à Platon, c'est d'avoir ignoré la différence spécifique.