Le 11 mars 2020, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) déclarait la situation liée à la COVID-19 une pandémie mondiale due à sa propagation et à sa gravité (Organisation Mondiale de la Santé, 2020a). La transmission du coronavirus a mené les gouvernements à adopter diverses mesures sanitaires pour en limiter la propagation, tels la distanciation physique et le confinement. Les personnes aînées sont particulièrement à risque de contracter le virus et d’en subir les conséquences (Organisation Mondiale de la Santé, 2020b). Au Québec, les personnes de 60 ans et plus font partie de la population cumulant la plus grande proportion de mortalité, soit 96,9 % de tous les décès liés à la COVID-19 (Gouvernement du Québec, 2021). Ces décès sont surtout survenus à la suite d’éclosions du virus dans les milieux de vie collectifs pour aînés, dont 55,7 % dans les centres d’hébergement de soins longue durée (CHSLD) et 20,3 % dans les résidences privées pour aînés (RPA), faisant de ces milieux les plus infectés et affectés au Québec (INSPQ, 2021). Les CHSLD sont des établissements qui accueillent les personnes en pertes d’autonomie nécessitant des soins particuliers plus de trois heures par jour et qui, de ce fait, ne peuvent plus demeurer à leur domicile. Pour leur part, les RPA proposent un milieu de vie adapté aux personnes aînées autonomes ou semi-autonomes, en substitution d’un domicile traditionnel, et offrent certains services facultatifs, comme le service de repas, d’aide domestique ou de loisirs (Gouvernement du Québec, 2016). Les RPA proposent surtout des appartements individuels pour les personnes autonomes, mais certaines ont également une section de chambres individuelles ou doubles qui accueille des personnes nécessitant une assistance modérée, soit entre trente minutes et deux heures par jour, pour réaliser des tâches quotidiennes (Girard, Reference Girard2019). La situation des RPA est particulière en termes d’attractivité au Québec étant donné que 18,4 % des personnes aînées âgées de 75 ans et plus vivent dans ce milieu comparativement à une moyenne de 6,1 % pour les autres provinces canadiennes (Société Canadienne d’Hypothèque et de Logement, 2019).
Dans le but d’éviter la propagation du virus au sein de leur établissement, les milieux de vie collectifs pour aînés doivent appliquer les mesures recommandées par les autorités de santé publique, entre autres restreindre les allées et les venues des résidents ainsi que de leurs visiteurs. Ces mesures ont des effets sur les relations sociales des personnes aînées qui vivent dans ces établissements. Les personnes aînées peuvent vivre de l’isolement social ainsi que de la solitude, et en contexte de pandémie ces éléments se trouvent exacerbés (Comité de Prévention et Promotion, 2020; Meisner et al., Reference Meisner, Boscart, Gaudreau, Stolee, Ebert and Heyer2020; Wister & Speechley, Reference Wister and Speechley2020). En plus d’être limités dans leurs contacts avec les membres de leur famille et avec leurs proches, les résidents de ces milieux de vie collectifs le sont également dans leurs contacts entre eux. Les effets de ces restrictions sur les résidents, incluant sur la maltraitance entre eux, sont toutefois peu connus. Il importe d’étudier ce phénomène pour contribuer à augmenter le bien-être et la qualité de vie des résidents vivant dans les établissements pour aînés.
L’objectif de cet article est de comprendre les effets qu’a le contexte de pandémie dû à la COVID-19 sur les relations entre les personnes aînées et spécifiquement sur la maltraitance entre résidents dans des RPA du Québec. Dans cette recherche, la définition de la maltraitance entre résidents retenue s’appuie sur celle spécifique au milieu de soins de longue durée de McDonald, Hitzig, et al. (Reference McDonald, Hitzig, Pillemer, Lachs, Beaulieu and Brownell2015, trad. libre, 157), cette définition expliquant que les situations de maltraitance entre résidents sont des « interactions négatives, agressives et intrusives de nature verbale, physique, sexuelle ou matérielle entre résidents d’une habitation collective offrant des soins continus qui, dans la communauté, seraient indésirables et pourraient potentiellement causer de la détresse physique ou psychologique ou blesser la personne agressée ».Footnote 1 Cette définition a été retenue considérant qu’aucune définition visant les RPA n’a fait l’objet d’un consensus de la part d’un groupe d’experts internationaux composé de chercheurs et de praticiens, comme celle de McDonald, Hitzig, et al. (Reference McDonald, Hitzig, Pillemer, Lachs, Beaulieu and Brownell2015) pour le milieu des soins de longue durée.
Pour atteindre cet objectif, des entrevues individuelles ont été réalisées auprès de résidents vivant en RPA ayant vécu une situation de maltraitance entre résidents, d’employés travaillant en RPA étant intervenus dans une situation de maltraitance entre résidents et d’intervenants externes œuvrant dans des organismes qui luttent contre la maltraitance envers les personnes aînées ayant accompagné des résidents dans leurs démarches pour résoudre une telle situation. Avant de détailler la collecte et l’analyse des données ainsi que les résultats qui en découlent, un état des connaissances sur la maltraitance entre résidents est présenté.
1. Maltraitance entre résidents : état des connaissances
Les relations entre les résidents d’un milieu de vie collectif pour aînés peuvent être positives et constituer un lien d’amitié ou de soutien (Casey, Low, & Yun-Hee, Reference Casey, Low and Yun-Hee2016; Gray & Worlledge, Reference Gray and Worlledge2018), mais elles peuvent aussi être négatives et créer des situations de maltraitance entre eux (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; Trompetter, Scholte, & Westerhof, Reference Trompetter, Scholte and Westerhof2011).
La maltraitance entre résidents est un sujet émergent de préoccupation et dont l’ampleur dénote de l’urgence d’agir. Dans 100 établissements de soins longue durée en Norvège, Botngård, Eide, Mosqueda, and Malmedal (Reference Botngård, Eide, Mosqueda and Malmedal2020) révèlent que 88,8 % des infirmières ont observé au moins un incident de maltraitance entre résidents dans la dernière année. Aux États-Unis, Lachs et al. (Reference Lachs, Teresi, Ramirez, van Haitsma, Silver and Eimicke2016) rapportent que 20,2 % des résidents disent avoir été impliqués dans une situation de maltraitance entre résidents. La recherche de Castle (Reference Castle2012), quant à elle, montre que 97 % et 94 % des infirmières ont respectivement observé des agressions verbales et physiques entre les résidents au cours des trois mois précédant la collecte de données. Dans les établissements pour personnes autonomes ou semi-autonomes aux Pays-Bas, soit l’équivalent des RPA au Québec, 19 % des résidents mentionnent subir de la maltraitance par d’autres résidents, alors que les infirmières ont affirmé observer ces situations chez 41 % des résidents (Trompetter, Scholte, & Westerhof, Reference Trompetter, Scholte and Westerhof2011).
La maltraitance entre résidents a des conséquences dévastatrices pour les acteurs impliqués, à la fois pour les personnes aînées ciblées ou celles qui commettent la maltraitance, pour les témoins, et pour l’environnement collectif dans lequel elle survient (Bonifas, Reference Bonifas and Bonifas2016; Murphy, Bugeja, Pilgrim, & Ibrahim, Reference Murphy, Bugeja, Pilgrim and Ibrahim2017). Ces conséquences peuvent être d’ordre psychologique (colère, peur, insécurité, anxiété, tristesse, etc.), physique (troubles du sommeil, pertes de capacités fonctionnelles, etc.) (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; Goodridge et al., Reference Goodridge, Heal-Salahub, PausJenssen, James and Lidington2017) ou social (isolement, diminution de la participation aux activités sociales, déménagement, etc.) (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; Bonifas, Reference Bonifas and Bonifas2016).
Les recherches menées sur la maltraitance entre résidents âgés en milieux de soins longue durée montrent que les femmes, les personnes ayant des incapacités physiques ou psychologiques, les communautés LGBTQ+ (lesbiennes, gais, bisexuels, transgenres, queers ou en questionnement, et toute autre identité, orientation ou réalité non hétéronormative ou cisnormative) et les nouveaux arrivants sont les plus susceptibles d’être la cible de maltraitance d’autres résidents (McDonald, Sheppard, et al., Reference McDonald, Sheppard, Hitzig, Spalter, Mathur and Mukhi2015; Murphy et al., Reference Murphy, Bugeja, Pilgrim and Ibrahim2017). En RPA, un portrait similaire est observé. Les personnes aînées les plus susceptibles d’être la cible de maltraitance d’autres résidents sont celles ayant des incapacités psychologiques, une apparence physique hors norme de même que celles étant moins fortunées ou moins scolarisées (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019). À l’inverse, et ce, tant dans les milieux de soins longue durée qu’en RPA, les hommes, les personnes qui ont des incapacités physiques ou cognitives, ou encore qui détiennent des traits de personnalité particuliers, tels avoir peu de patience ou d’empathie, des opinions stéréotypées ou des tendances racistes, sont plus susceptibles de commettre des gestes de maltraitance (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; McDonald, Hitzig, et al., Reference McDonald, Hitzig, Pillemer, Lachs, Beaulieu and Brownell2015).
Dans l’un ou l’autre des milieux de vie collectifs, ces situations surviennent principalement dans les espaces de vie collectifs, tels la salle à manger, les aires de loisirs et même les lieux d’attente et de déplacement comme les ascenseurs (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; Lachs et al., Reference Lachs, Teresi, Ramirez, van Haitsma, Silver and Eimicke2016). Une des particularités des établissements de soins longue durée est que la chambre d’un résident, qui est partagée dans ces milieux, est également un lieu fréquent de maltraitance entre résidents (Lachs et al., Reference Lachs, Teresi, Ramirez, van Haitsma, Silver and Eimicke2016).
Des facteurs ont été identifiés comme étant plus propices au déclenchement de situations de maltraitance entre résidents. Dans les milieux de soins longue durée, l’arrivée de nouvelles personnes, les difficultés d’adaptation au milieu ou une réaction à des comportements dérangeants peuvent participer à la création de ces situations (Jain et al., Reference Jain, Willoughby, Winbolt, Lo Giudice and Ibrahim2018; Lachs, Bachman, Williams, & O’Leary, Reference Lachs, Bachman, Williams and O’Leary2007; Pillemer et al., Reference Pillemer, Chen, Van Haitsma, Teresi, Ramirez and Silver2012). En RPA, le mouvement d’employés, l’accès et le nombre limité d’ascenseurs ou encore la grandeur des salles communes et la largeur des corridors sont d’autres facteurs qui peuvent déclencher de la maltraitance entre résidents (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019).
À notre connaissance, la maltraitance entre résidents en contexte de pandémie au Québec n’a pas fait l’objet de recherches. Certaines ont été réalisées sur la maltraitance envers les personnes aînées en contexte de pandémie (Beaulieu, Cadieux Genesse, & St-Martin, Reference Beaulieu, Cadieux Genesse and St-Martin2020; Elman et al., Reference Elman, Breckman, Clark, Gottesman, Rachmuth and Reiff2020; Makaroun, Bachrach, & Rosland, Reference Makaroun, Bachrach and Rosland2020), sur ses effets en regard de l’âgisme (Barett, Michael, & Padavic, Reference Barett, Michael and Padavic2021; Fraser et al., Reference Fraser, Lagacé, Bongué, Ndeye, Guyot and Bechard2020; Previtali, Allen, & Varlamova, Reference Previtali, Allen and Varlamova2020), sur les défis des personnes aînées en contexte de confinement (Heid, Cartwright, Wilson-Genderson, & Pruchno, Reference Heid, Cartwright, Wilson-Genderson and Pruchno2021) ou encore sur la chronologie des événements ayant mené au haut taux de mortalité dans les CHSLD du Québec lors de la première vague de COVID-19 (Beaulieu, Cadieux Genesse, & St-Martin, Reference Beaulieu, Cadieux Genesse and St-Martin2021).
Trois constats ressortent de cet état des connaissances et des effets du contexte de pandémie sur les relations entre les personnes aînées : 1) la maltraitance entre résidents est de plus en plus documentée, surtout dans les milieux de soins longue durée ou en CHSLD, mais moins en RPA; 2) peu de recherches portent sur la maltraitance entre résidents au Québec malgré l’ampleur du phénomène et ses conséquences néfastes sur les personnes impliquées; 3) la maltraitance entre résidents en contexte de pandémie de COVID-19 n’a pas fait l’objet de recherches. Pourtant, les conséquences néfastes de ces situations pour les personnes aînées, jointes aux facteurs d’isolement exacerbés en contexte de pandémie et à la proportion importante de personnes aînées vivant dans ce milieu de vie collectif justifient de s’y attarder. C’est pourquoi cet article vise à explorer les effets du contexte de pandémie dû à la COVID-19 sur la maltraitance entre résidents dans des RPA du Québec.
2. Méthode
Une recherche partenariale avec une corporation de RPA au Québec a été privilégiée et est toujours en cours. Cette démarche favorise une collaboration entre des acteurs du milieu de la recherche et de la pratique dans le but de coconstruire les connaissances (Tremblay & Demers, Reference Tremblay and Demers2018). Les partenaires sont présents à toutes les étapes de la recherche et participent activement à sa réalisation, entre autres, lors de la définition du projet et de ses objectifs, du recrutement de participants, ou encore, au moment de la diffusion des résultats.
Cette recherche qualitative a été menée selon une approche narrative, soit avec une attention en profondeur aux expériences individuelles (Creswell & Poth, Reference Creswell and Poth2018). Un total de 21 entrevues individuelles semi-dirigées d’en moyenne une heure ont été réalisées. Ce choix a été orienté par le fait que ce type d’entrevue permet d’aborder des thèmes clés, tout en offrant aux participants la liberté de discuter de sujets parallèles qui peuvent s’avérer riches en termes d’informations pertinentes pour la recherche. Il est à noter que la recherche présentée dans cet article s’inscrit dans un projet plus large dont l’objectif est d’élaborer et d’implanter un programme de lutte contre la maltraitance entre résidents et de promotion de la bientraitance en RPA. Cette recherche a reçu une approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université de Sherbrooke (Québec, Canada).
2.1. Collecte de données en résidences privées pour aînés
Cette recherche a été réalisée en collaboration avec quatre RPA de l’Estrie et de la Montérégie, deux régions sociosanitaires au Québec. La collecte de données s’est déroulée entre le 5 mars 2020 et le 20 novembre 2020, toujours en contexte de pandémie. Au total, 21 entrevues ont été réalisées auprès de personnes différentes: dix entrevues ont été menées avec des personnes aînées qui ont vécu une situation de maltraitance entre résidents au sein de leur résidence, cinq avec des employés qui ont été témoins ou ont eu à intervenir dans une situation de maltraitance entre résidents dans le cadre de leurs fonctions et six avec des intervenants externes à la RPA qui ont eu à intervenir dans une situation de maltraitance entre résidents ou auprès de résidents en ayant vécu.
Pour participer à la recherche, les résidents devaient être âgés de 65 ans et plus, vivre dans l’une des quatre résidences depuis au moins deux mois pour avoir une expérience minimale de la vie collective dans leur résidence et avoir vécu une situation de maltraitance entre résidents. Ils devaient aussi avoir les capacités cognitives pour prendre part à des échanges lors de l’entrevue individuelle, selon le jugement de l’équipe de recherche. Les employés devaient travailler au sein d’une des RPA participantes depuis au moins deux mois et être intervenus dans une situation de maltraitance entre résidents. Les intervenants externes devaient être impliqués auprès de l’une des quatre résidences participantes et œuvrer au sein d’organismes qui prennent activement part à la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées en Estrie ou en Montérégie ou agir à titre d’intervenants externes pour ces résidences, depuis au moins deux mois.
Le recrutement des participants s’est fait par plusieurs moyens : une liste de participants potentiels (résidents, employés, intervenants externes) ayant accepté d’être contactés par l’équipe de recherche a été remise aux chercheures par le gestionnaire de chacune des RPA; des affiches expliquant le projet ont été apposées à l’attention des résidents et des employés dans les RPA; les chercheures ont contacté des résidents et des employés qui avaient participé à une première phase du projet (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019) et avaient donné leur consentement écrit à être recontactés lors de cette recherche; une lettre d’invitation à participer au projet a été remise aux employés en même temps qu’une paie; et des courriels d’invitation des gestionnaires des RPA ont été acheminés aux employés.
2.2. Effets de la pandémie sur la recherche : adaptation du canevas d’entrevue, du recrutement et du déroulement des entrevues
À titre de rappel, cette recherche s’inscrit dans un projet plus large dont l’objectif est d’élaborer et d’implanter un programme de lutte contre la maltraitance entre résidents et de promotion de la bientraitance en RPA. Si le canevas d’entrevue a été bâti pour atteindre cet objectif général, il a été adapté au contexte vécu par les participants lorsque ce nouveau thème, soit les effets de la pandémie de COVID-19, a émergé de leurs propos. Les participants ont été invités à développer sur les effets de la pandémie sur eux (pour les résidents) ou leur travail (pour les employés et les intervenants externes), de même que sur les situations de maltraitance entre résidents et leur résolution.
Le contexte de pandémie a aussi eu des effets sur le recrutement des participants pour cette recherche. Entre autres, le confinement et les mesures mises en place par la santé publique pour limiter la propagation du virus dans les RPA ont restreint la présence des chercheures sur le terrain. Ce faisant, les méthodes de recrutement ont été adaptées pour s’arrimer aux nouvelles mesures. Par exemple, à défaut d’établir un contact en personne avec les résidents, des communications par téléphone et par affiches ont été priorisées.
Des alternatives ont également été adoptées pour le déroulement des entrevues. Si des entrevues individuelles en personne étaient priorisées avec tous les participants au début de la recherche, des entrevues à distance par vidéoconférence ou par téléphone ont été réalisées avec les intervenants externes et les employés pendant la période de confinement du printemps 2020. Toutefois, étant donné la nature délicate du sujet pour discussion et des accès limités aux technologies aux personnes aînées, entre autres, il a été priorisé de rencontrer les résidents en personne, ce qui a prolongé la collecte de données de quatre mois. Au total, huit résidents et trois employés ont été rencontrés en personne. Puisque l’équipe de recherche n’était pas admise dans les résidences à l’automne 2020 étant donné les mesures en place pour limiter la propagation du virus, deux entrevues avec des résidents ont été réalisées à distance par vidéoconférence. Un accompagnement technologique de la résidence et une approbation des résidents à utiliser la vidéoconférence ont permis que ces entrevues aient lieu.
2.3. Analyse des données qualitatives
Les entrevues et l’analyse thématique ont été réalisées dans un processus hélicoïdal, c’est-à-dire que l’analyse d’un verbatim nourrissait l’entrevue menée ultérieurement, qui à son tour enrichissait la prochaine analyse. Afin de relever systématiquement les thèmes pertinents (Paillé & Mucchielli, Reference Paillé and Mucchielli2016), les transcriptions des entrevues ont été importées et analysées à l’aide du logiciel QSR NVivo 10. Cette analyse thématique a permis de brosser un portrait détaillé du phénomène étudié selon les objectifs prédéterminés. Certains thèmes des entrevues liés à l’objectif général de la recherche plus large étaient prédéterminés, mais la pandémie et ses effets est un thème qui a émergé pendant les entrevues. Sensible aux propos des participants, l’équipe de recherche a intégré cette dimension au canevas d’entrevue et à ses analyses. Un travail interjuge a été réalisé par deux membres de l’équipe de recherche (MCF et MB) lors de la codification, soit pour la validation de l’arbre de codes.
3. Résultats
Cette section des résultats débute par une brève présentation des données descriptives des participants. Puis, les effets généraux du contexte de la pandémie sur les résidents et leur vie en RPA sont exposés. Pour terminer, les effets spécifiques de ce contexte sur les situations de maltraitance entre résidents sont expliqués.
3.1. Données descriptives des participants
Les dix résidents rencontrés sont surtout des femmes (n = 8; 80,0%) qui vivent dans leur résidence respective depuis en moyenne 3,2 ans (min = 1; max = 7). Sauf pour une entrevue menée en anglais, langue principale du participant, les entrevues ont été menées en français (n = 9; 90,0%). Les cinq employées rencontrées sont des femmes (100%) et travaillent à l’une ou l’autre des RPA participantes depuis en moyenne 1,7 an (min = 0,25; max = 3). Elles occupent diverses fonctions : responsable des programmes d’animation et de loisirs, préposée à l’entretien ménager, secrétaire, préposée à l’accueil. Les femmes représentent 66,7% (n = 4) des six intervenants rencontrés, qui travaillent dans des organismes publics, communautaires ou privés ou sont bénévoles dans l’une ou l’autre des RPA. Si les intervenants travaillent depuis en moyenne 11,5 ans (min = 4; max = 33) au sein de leur organisme respectif, ils œuvrent depuis en moyenne 14 ans (min = 7; max = 27) auprès des personnes aînées. Plus de détails sur les caractéristiques des participants se trouvent dans le Tableau 1.
ET: Écart type
Les résidences participantes à cette recherche sont situées en Estrie et en Montérégie, au Québec, et font partie d’une corporation de RPA. Les quatre résidences sont sises en milieu urbain (ville de grande et de moyenne taille). Elles comptent plus ou moins de 200 à 300 unités chacune et proposent divers services à la carte liés aux repas (p. ex. salle à manger, choix de repas, etc.), aux loisirs (p. ex. salle multifonctionnelle, salle de cinéma, piscine, etc.) et aux soins de santé (p. ex. infirmière sur place, distribution de médicaments, etc.). Les RPA partenaires offrent en majorité des logements de types studios ou appartements individuels pour les personnes autonomes, mais certaines proposent également des chambres individuelles et une section fournissant des soins.
3.2. Effets généraux de la COVID-19 sur les résidents vivant dans les résidences privées pour aînés
La pandémie de COVID-19 a eu des effets sur les résidents et leur milieu de vie. Si les résidents expliquent s’adapter aux nouvelles mesures en vigueur dans leur RPA, il ressort des entrevues que le confinement et le contexte de la pandémie se sont avérés psychologiquement difficiles pour eux et leur mode vie.
Selon nos résultats, les effets de l’isolement social et de la peur de contracter le virus sont similaires à ceux associés au fait d’être la cible de maltraitance entre résidents. À titre d’exemple, des effets personnels et sociaux se font sentir quant à la perte de capacités fonctionnelles. D’une part, cela s’observe sur le plan de l’autonomie, ce que les résidents attribuent au confinement du printemps 2020. À ce moment, ils ne pouvaient sortir de leur établissement; ils dépendaient d’autrui pour des tâches qu’ils réalisaient autrefois par eux-mêmes. Une résidente, qui préparait ses repas, explique son désarroi face à sa dépendance envers un membre de sa famille pour son épicerie et ses commissions :
C’est vrai, ce n’était pas facile [le confinement]. Je n’ai pas trouvé ça facile pour l’épicerie, moi. Je faisais faire l’épicerie. Moi je fais à manger, ils m’achetaient des oignons biologiques à 7$ le sac! Tu sais, quand tu fais à manger […]. Ce n’est pas d’être haïssable, ce n’est pas d’être difficile, c’est d’être habituée […]. Ça, j’ai trouvé ça difficile. (Résidente 8)
D’autre part, cette perte des capacités fonctionnelles des résidents qui s’observe sur le plan physique est due, selon eux, à l’arrêt des activités dans leur établissement et à l’interdiction des sorties. Les résidents affirment remarquer une augmentation d’appareils d’aide à la marche et à la mobilité (déambulateurs et cannes) utilisés par leurs corésidents dans leurs déplacements.
L’arrêt des activités et la fermeture des lieux publics dans les RPA ont également eu comme effet social de réduire le réseau des personnes aînées et de suspendre les activités d’intégration pour les nouveaux résidents. Ce faisant, les résidents soulignent se sentir isolés puisqu’ils ne peuvent plus côtoyer leurs amis. De plus, l’adaptation au milieu de vie se fait plus difficilement puisque les nouveaux arrivants n’ont plus de rencontres avec d’autres résidents et les membres du personnel, incluant l’accès à un pair aidant, soit un autre résident ayant accepté d’aider un nouvel arrivant à se repérer dans la résidence et l’invitant à prendre part aux activités.
En outre, les résidents ont rapporté que leur liberté s’en est trouvée brimée étant donné la multitude de règles qui régissent leurs allées et venues et celles des visiteurs en RPA. Le changement constant de règles sème une confusion sur ce qui est permis ou non et amplifie leur sentiment d’isolement. Le fait que les règles varient d’une résidence à l’autre contribue aussi à leur sentiment d’être lésé. Par exemple, des activités comme les jeux de cartes se sont vues poursuivies dans certaines résidences et cessées dans d’autres. Ainsi, ces règles accentuent l’isolement social vécu par les résidents et leurs ressentis de sentiments négatifs. Certains d’entre eux verbalisent une volonté de déménager dans une autre résidence, mais aussi une crainte à perdre leur « chez-soi » que constitue leur appartement à la RPA. Ils se sentent dépassés par la situation, se disent malheureux et décrivent leur crainte que le pire soit à venir :
Non, ça a été très très difficile. Très difficile. Ah oui, à Pâques, j’ai pété une crise et ça a l’air que je n’ai pas été le seul qui a fait des crises. […] Ça a débordé. Je me rappelle, mon petit-neveu m’appelle le jour de Pâques pour me souhaiter joyeuses Pâques et ça n’a pas été long que… (soupir). Juste le fait d’entendre sa voix, ne pas être capable de le voir… (Résident 4)
Par ailleurs, même si des résidents constatent que les membres du personnel sont parfois plus impatients avec eux, ils considèrent que le contexte de pandémie les rend eux aussi plus impatients envers les employés et les autres résidents. Les effets de la pandémie vécus par les résidents ont donc pu entraîner et exacerber des comportements qui mènent à de la maltraitance entre résidents et causer des conséquences similaires.
3.3 Effets de la COVID-19 sur la maltraitance entre résidents
Les effets de la pandémie sur les situations de maltraitance entre résidents mentionnés par les participants (résidents, employées et intervenants externes) sont surtout liés à la mise en application des nouvelles mesures recommandées par la santé publique, à l’isolement social vécu par les résidents et à la peur de contracter le virus. Les participants rendent compte d’effets sociaux sur la maltraitance entre résidents associés à la pandémie, de changements entourant la gestion et la résolution de ces situations, et de nouvelles manifestations de celle-ci dans ce contexte.
3.3.1. Effets sociaux de la pandémie sur la maltraitance entre résidents
La pandémie de COVID-19 et spécialement les périodes de confinement auront amené l’isolement social des personnes aînées à un niveau inégalé. Bien que les activités aient repris au compte-goutte depuis la fin du confinement associé à la première vague de COVID-19, les participants remarquent une diminution de l’offre et du nombre de résidents permis aux activités. Conséquemment, les résidents ont eu moins d’occasions d’être en contact et de socialiser. Si l’isolement social a des effets importants chez les résidents, cela change également l’atmosphère à la résidence et limite les occasions de maltraitance entre résidents, comme une participante l’explique :
C’est sûr qu’il n’y a plus de chicane pour les places aux tables (rires)! Mais par contre, c’est devenu très très froid, très très seul, les gens sont vraiment seuls. (Résidente 6)
En outre, des participants ont observé que des résidents qui sont la cible de maltraitance d’autres résidents ne conçoivent plus la résolution du conflit comme primordiale. D’une part, puisqu’ils ne côtoient plus les résidents maltraitants, et d’autre part, parce que c’est plutôt leur survie et leur sécurité qui captent toute leur attention, de même que les moyens de se désennuyer considérant l’isolement social qu’ils vivent. Dans ce contexte extraordinaire, cette hiérarchisation semble ainsi mener à une minimisation de la maltraitance entre résidents et à une survalorisation des mesures de santé et de sécurité causée par l’obligation à ces dernières et la crainte du virus.
3.3.2. Gestion et résolution de la maltraitance entre résidents pendant la pandémie
Dans ce contexte de pandémie, l’importance capitale de la santé et de la sécurité de tous est largement mentionnée. Bien que ce contexte se vive différemment chez les participants, suivre les mesures de la santé publique pour ne pas propager la COVID-19 à la RPA amène des défis liés à la gestion et à la résolution des situations de maltraitance entre résidents. Cela s’observe par le remaniement complet des méthodes de travail et la gestion des situations de maltraitance à distance.
Pour une employée interviewée, c’est notamment parce qu’elle est confrontée à une adaptation complète de ses méthodes de travail que les conflits entre les résidents sont moins une priorité :
Ce n’est tellement pas le moment […] de parler de la maltraitance, on est en plein dans la COVID-19. Donc, je suis désolée pour la maltraitance, mais […] je n’ai pas le temps… On a vraiment plus de choses importantes que de s’occuper de la maltraitance […]. Je suis désolée… c’est un peu moins important pour l’instant. (Employée 3)
Cet exemple illustre que la maltraitance entre résidents pourrait perdurer entre des personnes aînées puisqu’elle fait moins l’objet de prévention, de repérage ou d’intervention de la part de cette employée dans ce contexte de pandémie.
En outre, des intervenants tentent de faire avancer des dossiers liés à la résolution de situations de maltraitance entre résidents, mais se voient contraints de repousser leurs démarches, notamment puisqu’ils ne peuvent rencontrer les parties impliquées :
Donc, le 23 mars [2020] les bureaux […] ont fermé. On fait du télétravail, aucune rencontre n’est possible. Là, moi, suite à ça, j’ai communiqué avec la […] plaignante pour voir comment ça allait. Puis, elle, elle n’avait pas eu de suivi […]. Elle ne voyait plus non plus les dames en question, car au niveau des activités, tout est fini. (Intervenante externe 4)
Les situations de maltraitance entre résidents autrefois observées dans les contextes de socialisation et de contact, et leur gestion, sont suspendues par les nouvelles règles en vigueur, ce qui complexifie leur gestion et leur résolution.
Le suivi de ces situations avec l’aide d’intervenants externes se fait donc plus difficilement. Pendant le confinement, aucun visiteur n’était permis dans les RPA. Ainsi, les intervenants externes ne pouvaient plus rencontrer les résidents les ayant contactés pour entreprendre ou continuer des démarches afin de résoudre une situation de maltraitance entre résidents. Pour pallier ce défi, entre autres, les intervenants externes ont commencé à faire davantage de télétravail, ce qui a entraîné une gestion à distance de la maltraitance entre résidents. Même le référencement entre les intervenants, habituellement rapide, s’est vu compliqué par l’adaptation aux nouveaux modes de travail. En conséquence, les suivis se sont vus suspendus, ralentis et modifiés par le contexte de pandémie et les mesures instaurées par la santé publique.
3.3.3. Manifestations de la maltraitance entre résidents en contexte de pandémie
Enfin, les participants mentionnent observer que de nouvelles situations de maltraitance entre résidents surgissent dans ce contexte de pandémie, même s’ils constatent qu’il y en a moins dans les lieux habituellement propices à la maltraitance entre résidents, soit la salle à manger ou les ascenseurs. Les situations rapportées réfèrent à la maltraitance psychologique (surtout verbale) et physique, qui apparaît non intentionnelle. À titre d’exemple, une employée explique que le port du masque crée des conflits entre des résidents :
Tu sais, il y en a […] qui oublie qu’il faut qu’ils le portent [le masque]. […] Entre autres, ceux qui ont des troubles cognitifs, ils vont l’avoir, mais dans le cou et ils vont oublier de se le monter sur le nez ou bien ça va les achaler parce qu’ils ont des foyers, donc ils descendent leur masque pour voir […]. Donc là [les résidents s’écrient] : « Hey toi, tu n’as pas ton masque! Tu ne nous protèges pas! » (Employée 4)
La crainte de contracter le virus semble au cœur de ce conflit, ce qui engendre des propos inappropriés entre des résidents qui portent adéquatement le masque envers ceux qui ne le portent pas adéquatement ou qui ne le portent pas du tout. Certains résidents ont aussi pris la décision de ne plus sortir de leur appartement considérant que les autres résidents ne respectent pas cette mesure.
La modification de l’accès aux activités offertes dans les RPA a également conduit à un conflit entre résidents en regard du nouveau processus d’inscription. Afin d’assurer leur participation, certains résidents se bousculent ou se chicanent pour faire leur inscription en premier aux activités. La pandémie semble avoir généré un besoin de socialisation auprès des résidents, et ce, même auprès de ceux qui ne participaient pas aux activités avant le confinement :
Pendant le confinement, c’était [difficile]… Donc, quand ça a ouvert les activités, hey, ça a été comme une espèce de tsunami! Des résidents que je ne voyais jamais, ils étaient au comptoir pour s’inscrire! (Employée 4)
Ainsi, la maltraitance entre résidents ne disparaît pas malgré les mesures de distanciation physique mises en place dans les RPA. Il est plutôt possible d’observer un changement dans ses manifestations en contexte de pandémie, ce qui génère de nouveaux enjeux entre les résidents.
4. Discussion
Cette recherche visait à comprendre les effets du contexte de pandémie sur les personnes aînées vivant en RPA et la maltraitance entre résidents. Les résultats suggèrent que des effets psychologiques négatifs sont ressentis par les résidents et que la maltraitance entre eux s’en trouve aussi affectée.
Les résidents rapportent, entre autres, vivre une perte d’autonomie, de l’isolement social, une impatience accrue et un dépassement face à la pandémie, ce qui pointe vers un changement pour le moins négatif en regard de leur situation précédente. Ces résultats sont en continuité de ceux de Chee (Reference Chee2020) et Makaroun et al. (Reference Makaroun, Bachrach and Rosland2020) qui rapportent que la COVID-19 fait surgir un sentiment de peur et d’incertitude chez les personnes aînées. Ce sentiment serait attribuable au nombre de décès dans les milieux de vie collectifs pour personnes aînées dans lesquels certains vivent, au fait de contracter la COVID-19 et à la détérioration de leur état de santé. Ce sentiment serait causé par l’absence de participation sociale, mais aussi par l’inquiétude continue des résidents pour leurs proches et les employés qui travaillent dans leur résidence (Chee, Reference Chee2020; Wister & Speechley, Reference Wister and Speechley2020). À l’instar des observations de Heid et al. (Reference Heid, Cartwright, Wilson-Genderson and Pruchno2021), les participants à notre recherche rapportent que les contraintes liées aux interactions sociales et aux activités sociales ont causé des défis importants pendant la pandémie.
Les effets de la pandémie vécus par les résidents apparaissent similaires aux conséquences ressenties par les personnes cibles de maltraitance entre résidents : confusion, liberté brimée, isolement social, tristesse, volonté de déménager (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; Bonifas, Reference Bonifas and Bonifas2016; Goodridge et al., Reference Goodridge, Heal-Salahub, PausJenssen, James and Lidington2017). Plusieurs des effets observés (p. ex. perte d’autonomie physique, dépendance à autrui, intégration difficile des nouveaux arrivants) s’inscrivent également en continuité des caractéristiques des personnes instigatrices ou cibles de maltraitance (Beaulieu & Leboeuf, Reference Beaulieu and Leboeuf2019; McDonald, Sheppard, et al., Reference McDonald, Sheppard, Hitzig, Spalter, Mathur and Mukhi2015; Murphy et al., Reference Murphy, Bugeja, Pilgrim and Ibrahim2017). Une attention particulière devra être portée à ces éléments dans ces milieux de vie collectifs pour aînés afin de prévenir une exacerbation de la maltraitance entre résidents post-pandémie.
Nos résultats suggèrent que, malgré les mesures mises en place par les autorités de la santé publique, la maltraitance entre résidents ne disparaît pas. Sa gestion et sa résolution sont suspendues, surtout en période de confinement, et le phénomène est également transposé au contexte de pandémie créant de nouvelles situations de maltraitance entre résidents (liées au port du masque et à l’inscription aux activités). Puisque, à notre connaissance, cette recherche est la première à porter sur la maltraitance entre résidents en RPA en contexte de COVID-19, il est difficile d’expliquer ce phénomène. Cependant, la recherche de Beaulieu et al. (Reference Beaulieu, Cadieux Genesse and St-Martin2020) sur la maltraitance envers les personnes aînées en contexte de pandémie rend compte de divers types de maltraitance pouvant exister dans les milieux de soins longue durée : psychologique, financière, physique, et violation des droits, souvent sous la forme de négligence. Nos résultats s’inscrivent en continuité de cette recherche puisqu’ils soulèvent des exemples de maltraitance psychologique et physique entre résidents pendant la pandémie. Les nouvelles manifestations de maltraitance entre résidents en contexte de pandémie sont aussi considérées comme telles selon la définition de la maltraitance entre résidents de McDonald, Hitzig, et al. (Reference McDonald, Hitzig, Pillemer, Lachs, Beaulieu and Brownell2015) retenue pour notre recherche puisque ce sont des situations de nature verbale et physique qui peuvent potentiellement causer de la détresse à la personne cible.
Dans cet ordre d’idées, l’isolement social forcé et l’impossibilité de recevoir des visiteurs sont des manifestations considérées comme de la violation des droits selon les participants à la recherche de Beaulieu et al. (Reference Beaulieu, Cadieux Genesse and St-Martin2020). Ces manifestations ne cadrent pas entièrement avec la définition de la maltraitance entre résidents de McDonald, Hitzig, et al. (Reference McDonald, Hitzig, Pillemer, Lachs, Beaulieu and Brownell2015), qui soutiennent que la maltraitance entre résidents doit être de nature verbale, physique, sexuelle ou matérielle. Ces manifestations apparaissent plutôt pouvoir être considérées comme un type de maltraitance envers les personnes aînées reconnu au Québec (Gouvernement du Québec, 2017), soit la violation des droits sous forme de négligence, parfois intentionnelle et parfois non intentionnelle. À notre avis, d’autres recherches devraient être menées pour déterminer si ces manifestations peuvent être bel et bien considérées comme des exemples de maltraitance dans ce contexte extraordinaire de pandémie mondiale ou si elles deviennent des exceptions qui font en sorte que la maltraitance est contextuelle. Néanmoins, cette recherche met en évidence que le confinement a renforcé certaines conditions propices à la maltraitance, comme l’isolement et une réduction des interventions pour résoudre les conflits.
En outre, les restrictions imposées aux personnes aînées exacerbent l’isolement social et la solitude qu’ils vivent, des problèmes existants bien avant la pandémie de coronavirus (Armitage & Nellums, Reference Armitage and Nellums2020). Les mesures de distanciation physique mises en place pour limiter la propagation du coronavirus entraînent des niveaux d’isolement social inédits, même pour les personnes aînées ayant préalablement un réseau social développé (Makaroun et al., Reference Makaroun, Bachrach and Rosland2020). Considérant cette situation, il est possible que l’isolement vécu par les résidents et la peur de contracter le virus (Chee, Reference Chee2020) entraînent et exacerbent des comportements qui mènent à de la maltraitance entre résidents. Puisque la maltraitance envers les personnes aînées et l’âgisme sont des enjeux qui se sont transposés en contexte de pandémie (Beaulieu et al., Reference Beaulieu, Cadieux Genesse and St-Martin2020; Elman et al., Reference Elman, Breckman, Clark, Gottesman, Rachmuth and Reiff2020; Makaroun et al., Reference Makaroun, Bachrach and Rosland2020), la maltraitance entre résidents dans les RPA peut être le fruit d’un processus similaire. L’adaptation au nouveau contexte, incluant ses nouvelles règles, peut amener une certaine normalité chez les résidents. En conséquence, ces derniers reproduisent des comportements qu’ils avaient par le passé dans ce nouveau contexte. Si nos résultats pointent vers cette hypothèse compréhensive, une recherche future devrait s’y attarder.
Une recherche réalisée dans la ville de New York rapporte que la COVID-19 a eu des effets sur les organismes œuvrant dans la lutte contre la maltraitance envers les personnes aînées (Elman et al., Reference Elman, Breckman, Clark, Gottesman, Rachmuth and Reiff2020). Pour répondre adéquatement aux nouvelles mesures recommandées par la santé publique, les employés de ces organismes ont dû modifier leurs processus internes et externes. Cela a complexifié le contact et le suivi avec les personnes demandant leur aide, de même que le travail de référencement entre les organismes, avant de se stabiliser dans cette nouvelle normalité. Les intervenants externes rencontrés dans notre recherche ont mentionné une expérience similaire. Or, les entrevues avec ces intervenants ont été menées au printemps 2020, soit lors de la première vague de COVID-19. Il serait intéressant de poursuivre la présente recherche dans cette nouvelle avenue afin de mieux comprendre comment ils ont adapté leurs pratiques pour répondre aux demandes d’aide.
Bref, la maltraitance entre résidents est un enjeu de taille dans les établissements pour aînés. Le fait qu’elle ne disparaisse pas en contexte de pandémie où l’isolement social est accru, mais que de nouvelles situations apparaissent et qu’elles s’adaptent à ce contexte appuie l’importance d’étudier davantage le phénomène pour soutenir les résidents vivant dans ces milieux, de même que les employés y travaillant et les intervenants externes luttant contre ces situations.
4.1. Forces et limites de la recherche
La principale force de cette recherche réside dans le caractère inédit de l’exploration des effets du contexte de pandémie sur les résidents et la maltraitance entre résidents dans les RPA par une méthode qualitative. Les entrevues réalisées ont permis de récolter l’expérience de vie des participants et d’accéder directement à leur propos. En somme, cette recherche permet de comprendre comment se manifeste le phénomène auprès des différents groupes d’acteurs et met la table pour les projets futurs.
Elle soulève la nécessité d’étudier davantage le phénomène de la maltraitance entre résidents en RPA, considérant notamment que celui-ci l’est surtout en milieu de soins longue durée. Les auteures tiennent à mentionner que 2 des 21 entrevues ont été menées quelques jours avant le déploiement des mesures de la santé publique à l’égard de la COVID-19 au printemps 2020. Les effets de la pandémie sur les résidents et la maltraitance entre eux n’a donc pas fait partie des propos de ces deux participants.
De plus, cette recherche montre l’importance du sujet auprès des participants. Rappelons que les effets de la pandémie de COVID-19 sur les résidents et la maltraitance entre eux n’étaient pas un thème inscrit au canevas d’entrevue. C’est parce que ce thème a émergé des propos des participants, et donc qu’il s’est avéré primordial pour eux qu’une attention particulière y a été portée. Peut-être aurions-nous obtenu des propos encore plus élaborés sur le contexte de pandémie si nous avions intégré des questions spécifiques au canevas d’entrevue. Il fut choisi de ne pas intégrer ces questions supplémentaires afin d’éviter de trop s’éloigner de l’objectif de la recherche visant à récolter des informations pour élaborer et implanter un programme de lutte contre la maltraitance entre résidents et de promotion de la bientraitance en RPA.
5. Conclusion
La COVID-19 représente un phénomène exceptionnel qui a pris par surprise la majorité de la population. À défaut d’être préparée à faire face à un tel phénomène, la population a dû ajuster ses habitudes de vie et ses manières de travailler pour limiter la propagation du virus, et ce, à la fois collectivement et individuellement. Pour l’instant, le Québec, comme les autres nations, est encore en apprentissage vis-à-vis la COVID-19. Si cette pandémie a soulevé des enjeux en matière de soutien aux personnes aînées vivant en milieux de vie collectifs, les mesures mises en place par la santé publique ont également permis de limiter les éclosions du virus dans ces lieux.
À notre connaissance, cette recherche est la première à porter un regard aux effets de la pandémie de COVID-19 sur la maltraitance entre résidents dans les RPA. Le partage de l’expérience des résidents vivant en RPA, tout comme celui des employés y travaillant et des intervenants externes qui accompagnent les personnes aînées lors d’une demande d’aide, s’est avéré primordial pour comprendre le phénomène. Considérant la durée indéfinie de la pandémie et ses effets sur les personnes aînées et la maltraitance entre résidents, il importe que les instances décisionnelles accordent une voix aux personnes aînées et à leur vécu, au même titre que celles d’autres acteurs, pour définir des mesures adaptées à leur contexte.
À la lumière de nos résultats, des recommandations pour la pratique et la recherche sont suggérées pour lutter contre la maltraitance entre résidents en contexte de pandémie :
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1. Mettre en place un guide de prévention de la maltraitance entre résidents en contexte de pandémie et des propositions de solutions adaptées pour mieux réaliser les suivis afin de limiter les effets de la pandémie sur les résidents et la maltraitance entre eux.
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2. Former les intervenants (employés et travailleurs externes aux résidences) aux effets de ce phénomène et à son exacerbation en contexte de pandémie pour en permettre une meilleure gestion.
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3. Mener d’autres recherches pour comprendre les effets de la pandémie sur la maltraitance entre résidents, et ce, dans tous les types de milieux de vie collectifs. Par exemple, il pourrait être intéressant d’étudier le phénomène auprès d’une population ou d’un échantillon représentatif pour pouvoir généraliser les résultats dans le futur. Cela permettrait également de vérifier l’hypothèse compréhensive soulevée par cette recherche, soit que l’isolement vécu par les résidents et la peur de contracter le virus puissent entraîner et exacerber des comportements qui mènent à de la maltraitance entre résidents.
Acknowledgment
Les auteures souhaitent remercier les quatre résidences pour aînés partenaires qui leur ont ouvert leurs portes, les personnes qui ont accepté de participer à ce projet et les partenaires du milieu pour leurs précieux conseils. Ce projet est financé par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada (projet 890-2018-0057), Mitacs et la Fondation Jasmin Roy Sophie Desmarais. Il est mené au sein de la Chaire de recherche sur la maltraitance envers les personnes aînées financée par le gouvernement du Québec.