« Les évêques mangeant dans ma main! » La formule est bien connue. Cette phrase, lancée par un Maurice Duplessis que l'on devine goguenard, à l'attention d'un public conquis d'avance, a tout pour plaire. Elle place le chef de l'Union nationale au centre de la scène; à ses pieds se trouvent les évêques, inclinés s'ils ne sont à genoux, bien loin d'imposer le respect que leur état ecclésiastique commande d'habitude. En fait, cette phrase renvoie au mythe de la Grande Noirceur duplessiste, lequel demeure, de nos jours encore, bien présent dans l'imaginaire collectif des Québécois.
Dans cet ouvrage, tiré d'une thèse de doctorat défendue à l'Université McGill en 2016, l'historien Alexandre Dumas s'emploie à déconstruire ce mythe. Du moins, apporte-t-il sa contribution à cet ouvrage en cours depuis quelques décennies déjà. Sur dix chapitres quelque peu inégaux, lesquels suivent une trame chronologique, il étudie de plus près les relations entre l’Église et la politique québécoise, de Louis-Alexandre Taschereau à Maurice Duplessis, soit de 1930 à 1960 grosso modo, après un bref chapitre où il présente l’état de ces relations jusqu'en 1930. Sans surprise, les campagnes électorales retiennent l'attention de l'auteur, tout particulièrement celles de 1935, 1936 et 1956, ainsi que la participation des prêtres à celles-ci. À cet effet, c'est en 1935 que les prêtres sont les plus nombreux à prendre parti, pour reprendre le titre du troisième chapitre.
Au fil de ce récit où il s'arrête plus longuement sur les années 1930 – il y consacre d'ailleurs six chapitres –, Dumas montre que l'Union nationale n’était pas du tout le parti ultramontain, marchant main dans la main avec les évêques qu'une certaine mémoire du Québec d'avant la Révolution tranquille en fait, et que ceux-ci tiraient même plus souvent leur épingle du jeu avec le Parti libéral. Comme quoi, il faut se méfier de cette vision dichotomique du passé québécois d'avant 1960, aussi séduisante puisse-t-elle être.
Ainsi, pour ne donner que quelques exemples, alors que les libéraux sous Louis-Alexandre Taschereau n'hésitent pas à consulter les autorités religieuses sur la question des finances des fabriques, les unionistes sous Maurice Duplessis ne s'embarrassent guère de ces convenances et placent plutôt celles-ci devant le fait accompli lorsque vient le temps de régler le cas du financement de l'Université de Montréal. Enfin, si l'Union nationale peut compter sur un certain nombre de partisans irréductibles au sein de l’Église, notamment l'indomptable curé Édouard-Valmore Lavergne, lui qui se démarque à maintes occasions tout au long de l'ouvrage par son engagement politique tout autant que par son indiscipline, Dumas montre bien qu'elle est loin de former un bloc uni derrière le parti de Maurice Duplessis. En fait, c'est dans l'Action libérale nationale qu'elle semble fonder le plus d'espoirs le temps d'une élection, en 1935.
Source par excellence des historiens, la correspondance a occupé une place de choix dans le travail en archives de Dumas, soit la correspondance des responsables politiques d'une part, bien connue des historiens, ainsi que celle des évêchés d'autre part, bien moins connue celle-là. Dans certains cas, cette correspondance n'avait pas encore retenu l'attention des chercheurs, quand elle n’était pas carrément inaccessible jusqu'ici pour d'autres, tel qu'indiqué en quatrième de couverture. De la part d'un historien, on aurait pu s'attendre à ce que l'auteur ne se limite pas à simplement rappeler que l'on « a trop souvent oublié (ou volontairement ignoré) qu'une lettre ne reflète pas nécessairement la pensée de son auteur et que les renseignements qu'elle contient ne sont pas toujours fondés » (8), mais que toute correspondance s'inscrit dans un rapport formel, encadré et régi par des règles et des conventions connus par toutes les parties dont il faut tenir compter et qu'il convient dès lors d'expliciter. Qui plus est, autant la correspondance est-elle un matériau potentiellement des plus riches pour analyser les relations entre l’Église et la politique québécoise sur une trentaine d'années, autant ne peut-elle livrer qu'un portrait partiel, incomplet, laissant dans son sillage un certain nombre d'angles morts, lesquels ne sont pas abordés en retour dans cet ouvrage. Pensons seulement au travail quotidien (et monumental) effectué dans le domaine de la santé ou de l'instruction publique durant ces années.
De fait, l'absence du dominicain Georges-Henri Lévesque, bête noire notoire de Maurice Duplessis, mentionné çà et là, a de quoi surprendre. D'autant plus que Jules Racine St-Jacques y a consacré une thèse dont l'auteur aurait clairement pu tirer profit pour étayer si ce n'est nourrir ses propres thèses. Au contraire, Dumas se contente de s'y référer, pour mieux la congédier par la suite : « Nous ne nous étendrons pas sur son cas, celui-ci ayant été récemment bien documenté par l'historien Jules Racine Saint-Jacques dans sa thèse de doctorat » (221).
Outre ces quelques remarques, les lecteurs de la Revue canadienne de science politique sauront certainement apprécier cette incursion dans le Québec de la Grande Noirceur duplessiste qui va bien au-delà des clichés usuels.