Introduction
Les universitaires discutent depuis plusieurs décennies des dérives de la bureaucratie (Merton, Reference Merton, Shafritz, Steven Ott and Jang2005 [1957]) et en particulier de la paperasse, des tracasseries injustifiées, et des lourdeurs excessives de l'administration publique – en anglais, le red tape (voir, p. ex., Kaufman, Reference Kaufman1977; Bozeman, Reference Bozeman1993). Les travaux sur le fardeau administratif (administrative burden), auxquels cette synthèse critique est consacrée, s'inscrivent dans cette thématique générale tout en s'en distinguant. L'article fondateur de Burden et collègues (Reference Burden, Canon, Mayer and Moynihan2012) aborde en effet le phénomène dans une perspective originale centrée sur l'expérience des règles et des procédures plutôt que sur les règles et les procédures elles-mêmes (Madsen, Mikkelsen et Moynihan, Reference Madsen, Lindgren and Melin2022).Footnote 1 Le concept de fardeau administratif est ainsi défini comme « une mise en œuvre des politiques perçue ou vécue par des individus comme lourde et exigeante » (Burden et al., Reference Burden, Canon, Mayer and Moynihan2012 : 741, notre traduction). L'article de Burden et collègues (Reference Burden, Canon, Mayer and Moynihan2012) et les développements théoriques qui ont suivi (en premier lieu, Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018) ont lancé un programme de recherche cohérent et novateur qui a conduit à une croissance rapide au cours des dernières années des recherches sur cet objet centré sur les bénéficiaires des politiques publiquesFootnote 2 (Halling et Bækgaard, Reference Halling and Bækgaard2023). Notre article présente un état des lieux des travaux sur le fardeau administratif articulé autour des grands débats de cette littérature. L'objectif est non seulement de présenter les principales lignes de force de cette jeune littérature abondante, mais aussi de dégager des pistes de recherche future. Nous espérons également que ce concept pourra irriguer la recherche francophone, de laquelle il est largement absent (voir cependant p. ex., Mesnel, Reference Mesnel2017, Reference Mesnel2021).Footnote 3
Le concept de fardeau administratif, initialement inscrit dans les études de l'administration publique, vient en effet nourrir des développements plus larges en science politique auxquels il peut contribuer par sa perspective originale centrée sur les expériences des individus. Nous identifions deux de ces évolutions en particulier. La première concerne l'analyse comparée des politiques publiques et la sociologie de l'action publique. Depuis quelques années, une attention croissante est portée aux publics de l'action publique (Borraz et Guiraudon, Reference Borraz, Guiraudon, Borraz and Guiraudon2010 ; Gourgues et Mazeaud, Reference Gourgues and Mazeaud2018; Blanchet et Landry, Reference Blanchet and Landry2023), à la fois sous l'angle de la constitution et de la disciplinarisation de ces publics par les politiques publiques. Ces travaux font écho à des questionnements plus anciens sur la construction sociale des groupes par le design même des politiques publiques (Ingram et Schneider, Reference Schneider and Ingram1993). En ligne avec les travaux récents sur la réception de l'action publique (Revillard, Reference Revillard2018), les recherches sur les fardeaux administratifs déplacent la focale du design et des instruments d'action publique vers l'expérience que les individus bénéficiaires en font. En déployant des outils spécifiques permettant d'analyser précisément la nature de cette expérience, l'approche par les fardeaux administratifs propose donc une perspective novatrice sur la mise en œuvre des politiques publiques vue par les bénéficiaires. Le concept de fardeau administratif contribue également à une autre proposition récente en science politique, qui porte sur l'articulation des travaux consacrés aux politiques publiques avec ceux dédiés aux attitudes et comportements politiques. Les jugements portés par les électrices et les électeurs sur les politiques des gouvernements, leur capacité à agir en contexte de globalisation et d'intégration économique ou encore leur évaluation de la réactivité démocratique des élu⋅e⋅s à leur égard sont désormais intégrés à l'analyse des choix électoraux et des attitudes politiques (Hellwig, Reference Hellwig, Rohrschneider and Thomassen2020 ; Holmberg, Reference Holmberg, Rohrschneider and Thomassen2020; Kostelka et Blais, Reference Kostelka and Blais2021). En lien avec l'approche par les effets-retour des politiques publiques (Dupuy et Van Ingelgom, Reference Dupuy and Van Ingelgom2023),Footnote 4 et en déployant une analyse consacrée aux caractéristiques des expériences que les individus font des politiques publiques lors de leur mise en œuvre, les recherches sur le fardeau administratif présentent l'intérêt d’étudier finement la manière dont les expériences de l'action publique peuvent nourrir les comportements et attitudes politiques. Ces deux illustrations suggèrent donc que le concept de fardeau administratif offre des perspectives prometteuses pour faire avancer nos connaissances dans plusieurs domaines de la science politique.
Cette synthèse critique, qui repose sur une revue non-systématique de la littérature, se fonde sur notre expérience avérée de recherche sur les fardeaux administratifs (Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020; Dupuy et Defacqz, Reference Dupuy and Defacqz2022; Daigneault, Reference Daigneault, Varone, Jacob and Bundi2023; Daigneault, Reference Daigneault2024). Bien que notre corpus compte près de 60 articles – presque tous en anglais –, il ne saurait prétendre à l'exhaustivité. Ce corpus concerne toutefois plusieurs pays, secteurs d'action publique et disciplines et fait écho aux récentes revues de littérature réalisées par Bækgaard et Tankink (Reference Bækgaard and Tankink2022) et Halling et Bækgaard (Reference Halling and Bækgaard2023). Ces travaux ont permis d'identifier certains problèmes de conceptualisation et de mesure du fardeau administratif ainsi que certaines caractéristiques de cette littérature, comme le fait qu'elle porte majoritairement sur des pays développés, les programmes sociaux, ou les bénéficiaires, par opposition aux titulaires de charge publique. Nous y revenons par la suite.
Cet article est structuré en trois parties. Dans la première partie, nous présentons le concept de fardeau administratif et les enjeux qu'il soulève. Nous le comparons aussi à des concepts proches et nous discutons de la pertinence des outils analytiques utilisés à ce jour pour étudier les fardeaux administratifs. Dans la deuxième et la troisième partie, nous examinons respectivement les sources du fardeau administratif et ses conséquences distributives et politiques. Dans chacune des parties, nous dégageons également des pistes de recherche future relatives à chacune de ces dimensions.
1. Le concept de fardeau administratif
1.1 Des fardeaux multiples et cumulatifs : l'exemple du DNI argentin
Commençons par illustrer ce que sont les fardeaux administratifs à partir d'une recherche récente, consacrée au document national d'identité (DNI) argentin (Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2022). Principal document d'identité officiel en Argentine, il est notamment nécessaire à l'accès aux allocations familiales universelles. Chudnovky et Peeters (Reference Chudnovsky and Peeters2022) décrivent ainsi les démarches complexes requises pour obtenir le DNI :
Tout d'abord, les parents doivent disposer de l'acte de naissance original pour obtenir le DNI, ainsi que pour ses renouvellements. S'ils perdent l'acte de naissance ou ne le possèdent tout simplement pas, ils doivent se rendre à l’état civil provincial où la naissance a été enregistrée ou aurait dû l’être – même si cela implique de se rendre à l'autre bout du pays. Ensuite, les coûts financiers […] les parents doivent payer 300 pesos pour l'inscription de leur enfant après la première année, ainsi que pour les deux renouvellements obligatoires. Le seul moyen de payer en espèces en cas d'inscription tardive est de se rendre au siège de RENAPER, dans le centre de la ville de Buenos Aires, ce qui constitue un problème évident pour la population vivant en dehors de la capitale et dans les communautés marginalisées. Enfin, plusieurs personnes interrogées ont dit qu'elles se sont senties « flouées » lorsqu'elles ont essayé d'obtenir leur DNI dans les registres d’état civil provinciaux. On les envoie parfois d'un bureau à l'autre ou on leur demande de présenter des informations supplémentaires (Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2022: 858-59)
En conséquence, de nombreux enfants, en particulier ceux de familles défavorisées, se retrouvent en situation de « sous-enregistrement » ; une situation difficile à corriger en raison de la lourdeur des fardeaux administratifs.
La littérature consacrée au fardeau administratif, qui est souvent états-unienne, regorge de cas empiriques qui portent sur des économies capitalistes avancées et des démocraties établies (Halling et Bækgaard, Reference Halling and Bækgaard2023). Les fardeaux administratifs ne sont donc pas l'apanage des pays en développement et concernent tous les types de systèmes institutionnels, y compris ceux du Québec et du Canada. Plusieurs cas médiatisés l'illustrent, comme la « crise des passeports » qui a amené des citoyen⋅ne⋅s à subir un lourd fardeau administratif, sous la forme de temps d'attente exorbitants et de beaucoup de stress (Massoud, 24 janvier Reference Massoud2023). Par ailleurs, plusieurs études sur le Canada, qu'elles utilisent ou non le cadre d'analyse du fardeau administratif, ont démontré qu'un lourd fardeau nuit à l'expérience des bénéficiaires de programmes sociaux et favorise le non-recours (Herd et al., Reference Herd, Mitchell and Lightman2005 ; Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020; Dej, Ecker, et Martino, Reference Dej, Ecker and Martino2023; Benoit et Marier, Reference Benoit and Marier2024). Suite à un examen minutieux des sites internet de 67 communautés recevant du financement fédéral en matière de logement social, Dej et collègues (Reference Dej, Ecker and Martino2023) ont constaté que l'information peu accessible et les lourdes exigences administratives pouvaient décourager les bénéficiaires potentiels. Enfin, il convient de souligner que la réduction du fardeau administratif constitue une préoccupation importante pour les autorités publiques du pays, notamment dans le contexte de la transition numérique du secteur public. Les initiatives de simplification administrative intégrées aux différents plans stratégiques Ambition numérique du Canada,Footnote 5 lesquelles visent à « faciliter les interactions entre les Canadiens et le gouvernement », en représentent un exemple significatif. Les fardeaux administratifs constituent donc un pan substantiel des relations entre les autorités publiques et les citoyennes et citoyens qu'il est pertinent d’étudier, au Canada comme ailleurs. La grille d'analyse qu'offre la littérature sur le sujet, détaillée dans la suite de l'article, fournit des leviers pertinents pour évaluer ou faire évoluer l'action des autorités sur le sujet.
1.2 Les trois catégories de coût au cœur du concept
Pour caractériser les fardeaux administratifs vécus par les bénéficiaires, la littérature s'est intéressée aux coûts et aux désagréments supportés par les individus qui interagissent avec l’État. À l'origine, ils sont de trois types (Herd et al., Reference Herd, DeLeire, Harvey and Moynihan2013; Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018; Moynihan et al., Reference Moynihan, Herd and Harvey2015). Les individus sont d'abord confrontés à des coûts d'apprentissage lorsqu'ils doivent acquérir et traiter de l'information à propos des programmes et services publics. Les bénéficiaires doivent ainsi apprendre l'existence et la nature de l'offre publique, les critères d'admissibilité, la manière dans laquelle iels entrent dans les catégories pré-établies (Moynihan et al., Reference Moynihan, Giannella, Herd and Sutherland2022) et la procédure pour en bénéficier. Dans le cas du DNI en Argentine, les parents font ainsi face à des coûts d'apprentissage importants : plusieurs sont mal informés, parfois par les fonctionnaires, sur le DNI, la procédure séquentielle de demande ou encore les frais associés à la demande.
Les bénéficiaires peuvent par ailleurs supporter des coûts de (mise en) conformité lorsqu'iels s'efforcent de satisfaire aux règles des programmes et services publics. Les coûts de conformité peuvent découler de formulaires à remplir, des rencontres avec des agents publics, de la documentation à soumettre afin de démontrer son statut et des coûts directs (frais d'inscription, etc.) et indirects (frais de voyage, honoraires professionnels, etc.).
Les interactions des bénéficiaires avec l’État et ses représentant⋅e⋅s peuvent également engendrer des coûts psychologiques, qui incluent le stress, le sentiment de perte d'autonomie et la stigmatisation qui découlent des programmes publics eux-mêmes ou des procédures associées à ces programmes. Dans le cas du DNI, les parents doivent ainsi supporter des coûts psychologiques significatifs qui prennent la forme de stigmatisation et de stress associés à cette procédure. L'anticipation même de ces procédures peut générer des coûts psychologiques significatifs (Baekgaard et Madsen, Reference Bækgaard and Madsen2024).
1.3 Un triple enjeu
Pourquoi se soucier des coûts que les bénéficiaires supportent dans leurs interactions avec l’État? Pamela Herd et Donald Moynihan (Reference Herd and Moynihan2018) avancent trois raisons. Premièrement, les fardeaux administratifs sont non seulement omniprésents, mais ils ont aussi des implications réelles pour les bénéficiaires. Par exemple, les coûts de conformité relatifs aux déclarations de revenus ont été estimés à 1,2% du PIB aux États-Unis (Thaler et Sunstein, Reference Thaler and Sunstein2008, cités par Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018 : 3). Un lourd fardeau administratif a par ailleurs un impact négatif sur le recours aux programmes sociaux, lorsque les bénéficiaires ne les connaissent pas, ou mal, jugent trop exigeant le processus pour soumettre une demande ou, encore, craignent d’être stigmatisé⋅e⋅s s'iels en bénéficient (Herd et al., Reference Herd, DeLeire, Harvey and Moynihan2013; Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020; Heinrich et al., Reference Heinrich, Camacho, Henderson, Hernández and Joshi2022; Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2022; Bell et al., Reference Bell, Christensen, Herd and Moynihan2023; Lasky-Fink et Linos, Reference Lasky-Fink and Linos2023). Les fardeaux administratifs peuvent également contribuer à exclure les personnes immigrantes désirant obtenir la citoyenneté d'un État ou encore les citoyen⋅ne⋅s souhaitant exercer leur droit de vote (Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018).
Deuxièmement, les fardeaux administratifs sont construits : s'ils ne sont pas nécessairement intentionnels (Peeters, Reference Peeters2020; Madsen, Lindgren, et Melin, Reference Madsen, Lindgren and Melin2022; Wang, Qi, et Liu, Reference Wang, Qi and Liu2023), ils résultent toujours des décisions et des non-décisions des acteurs politiques et administratifs. En ce sens, ils sont contingents,Footnote 6 ce qui invite à étudier de manière systématique leurs sources. Nous y reviendrons plus avant dans la deuxième partie. Peeters (Reference Peeters2020), suggère ainsi que les fardeaux administratifs :
sont fermement ancrés dans la manière dont le système politico-administratif fonctionne. Même les causes involontaires des fardeaux administratifs, telles que les erreurs administratives, existent en raison de défauts fondamentaux dans l'organisation et la pratique quotidienne de la bureaucratie. (Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018; Peeters, Reference Peeters2020 : 583; notre traduction)
Troisièmement, les fardeaux administratifs entraînent des conséquences distributives, en affectant de manière inégale les individus. Les personnes défavorisées supportent en effet des fardeaux beaucoup plus lourds que le reste de la population, ce qui renforce par le fait même l'inégalité d'accès aux droit politiques et sociaux (Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018; Daigneault, Reference Daigneault, Varone, Jacob and Bundi2023). Ainsi, les ressources financières et non-financières telles que le capital social et l’état de santé sont des déterminants importants du fardeau administratif (Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018; Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2021; Bell et al., Reference Bell, Christensen, Herd and Moynihan2023). Dans son étude des fardeaux imposés aux agriculteurs et agricultrices français.es par la Politique agricole commune, Mesnel (Reference Mesnel2017) met ainsi en exergue les effets différenciés selon le niveau d’éducation formelle et les compétences informatiques individuelles. Ces observations amènent donc à examiner les effets distributifs des fardeaux administratifs, ce que nous ferons dans la troisième partie.
1.4 Le fardeau administratif par rapport aux concepts apparentés
Le concept de fardeau administratif n'est pas le seul à traiter des coûts que les individus doivent supporter lorsqu'ils interagissent avec l’État. Les concepts de paperasse et de tracasseries administratives (red tape), de sludge et d’ordeal mechanisms traitent de cette question mais dans une perspective différente mettant l'accent sur les conditions objectives auxquelles les individus sont confrontés (Madsen, Mikkelsen, et Moynihan, Reference Madsen, Mikkelsen and Moynihan2022; Campbell et al., Reference Campbell, Pandey and Arnesen2023). La paperasse et les tracasseries administratives, un thème dont on discute depuis longtemps mais pour lequel les premières définitions du concept remontent à Bozeman (Reference Bozeman1993), correspond aux règles et procédures qui génèrent des coûts de conformité sans servir d'objectif légitime (Madsen et al., Reference Madsen, Lindgren and Melin2022). Le concept de paperasse comporte donc une dimension normative bien affirmée (Mesnel, Reference Mesnel2021). Le concept de fardeau administratif, pour sa part, inclut dans son périmètre certains coûts légitimes et raisonnables permettant d'assurer l’équité et l'efficacité des services et programmes publics (Doughty et Baehler, Reference Doughty and Baehler2020). Par exemple, dans le cas des programmes « universels », l'admissibilité doit aussi être évaluée, quoique, nuance importante, cela ne signifie pas pour autant que tous les fardeaux administratifs y afférents soient nécessaires. Enfin, avec les concepts de paperasse et de tracasseries administratives, la focale est principalement dirigée vers l'interne de l'organisation, c'est-à-dire sur les managers et les employé⋅e⋅s, plutôt que vers les bénéficiaires, comme le fait le concept de fardeau administratif.
À l'instar de la paperasse et les tracasseries, les concepts de sludges et de « mécanismes de mise à l’épreuve » (ordeal mechanisms) renvoient aux conditions objectives auxquelles les bénéficiaires sont confronté⋅e⋅s plutôt qu’à leur vécu, une différence fondamentale avec le concept de fardeau administratif. Les sludges sont des frictions, intentionnelles ou non, qui frustrent les individus dans l'atteinte de leurs objectifs, par exemple le temps d'attente passé au téléphone pour avoir accès aux employé⋅e⋅s de l’État (Madsen et Mikkelsen, Reference Madsen and Mikkelsen2022). Les sludges sont présentés comme l'inverse des nudges, soit ces mesures « coup de pouce » qui visent à orienter les comportements des individus sans recourir à la coercition ou aux incitations économiques, c'est-à-dire en restructurant l'architecture de choix des individus et en misant sur leurs biais cognitifs (Thaler et Sunstein, Reference Thaler and Sunstein2008; Hopkins et Lawlor, Reference Hopkins and Lawlor2023). Quant aux mécanismes de mise à l’épreuve, ils réfèrent à l'imposition délibérée de coûts aux individus désirant avoir accès à une prestation ou à un service (Nichols et Zeckhauser, 1982; Zeckhauser, 2019, dans Madsen et al., Reference Madsen, Lindgren and Melin2022). Ces coûts représentent une perte sèche pour les individus et ne servent d'autre rôle que d'améliorer le ciblage des programmes et services publics.
Le concept de fardeau administratif possède ainsi une portée théorique et empirique plus large que les concepts qui lui sont apparentés. Il appréhende en effet de manière globale l'expérience des individus qui interagissent avec l’État, ou encore les titulaires de charge publique qui agissent en son nom. En effet, le concept ne se limite pas aux coûts de conformité mais inclut les coûts d'apprentissage et les coûts psychologiques. Le fardeau administratif met en outre en relation l'expérience des individus avec les conditions objectives auxquelles ils sont confrontés tout en demeurant agnostique quant à l'origine et à la légitimité des coûts imposés. Le concept permet ainsi de mettre au jour les processus politiques et administratifs qui génèrent les fardeaux, de même que leur distribution inégale et leurs conséquences pour les bénéficiaires.
1.5 La mesure des expériences et les catégories de coûts
Si le concept de fardeau administratif est désormais largement utilisé dans la littérature pour souligner les coûts supportés par les bénéficiaires de l'action publique, il n'y a pas de consensus sur la manière de mesurer, catégoriser et caractériser ces coûts. Premièrement, Bækgaard et Tankink (Reference Bækgaard and Tankink2022; voir aussi Daigneault, Reference Daigneault2024) ont souligné le décalage entre la définition du fardeau administratif centrée sur les expériences individuelles, d'une part, et sa mesure dans les études empiriques centrée sur les actions de l’État, d'autre part. Plusieurs recherches mesurent en effet les coûts d'apprentissage et de conformité de manière indirecte et dérivative, soit à travers des indicateurs « matériels » des actions de l’État tels que l'obligation de compléter un formulaire détaillé ou de fournir de la documentation complémentaire (p. ex., Nicholson-Crotty, Miller, et Keiser, Reference Nicholson-Crotty, Miller and Keiser2021; Fox, Feng, et Reynolds, Reference Fox, Feng and Reynolds2023). Cette approche se focalise sur les sources des fardeaux plutôt que sur les fardeaux eux-mêmes – l'expérience négative des bénéficiaires – et elle présente donc une incohérence concept-mesure. Elle contribue également à invisibiliser certains effets distributifs des fardeaux administratifs. Par exemple, des indicateurs portant sur la complexité objective des critères d'admissibilité à un programme ne permettent pas de capturer le coût contrasté des interactions État-bénéficiaires pour différentes catégories de bénéficiaires, cette tâche étant plus exigeante pour des personnes défavorisées et peu éduquées que pour des personnes bénéficiant d'un niveau de formation plus élevé (voir Negoita, 2024). De même, l'hypothèse selon laquelle les personnes jouissant d'un niveau élevé de littératie administrative font face à des coûts d'apprentissage et de conformité plus faibles (Döring, Reference Döring2021) ne peut être testée que si l'on mesure le fardeau administratif indépendamment des actions de l’État. Par conséquent, plusieurs travaux ont proposé de recentrer la mesure du concept de fardeau administratif sur l'expérience subjective des individus (Bækgaard et Tankink, Reference Bækgaard and Tankink2022; Nisar et Masood, Reference Nisar and Masood2022; Daigneault, Reference Daigneault2024).
Deuxièmement, plusieurs chercheuses et chercheurs ont appelé à revoir la manière dont on conceptualise et opérationnalise le concept de fardeau administratif (Bækgaard et Tankink, Reference Bækgaard and Tankink2022 ; Nisar et Masood, Reference Nisar and Masood2022 ; Daigneault, Reference Daigneault2024). Bækgaard et Tankink (Reference Bækgaard and Tankink2022) ont ainsi suggéré d’étendre la classification du fardeau administratif pour prendre en compte de nouvelles catégories de coûts, notamment les coûts d'utilisation et les coûts de correction. Par exemple, selon Barnes (Reference Barnes2020), les coûts d'utilisation (redemption costs) sont un sous-ensemble des coûts d'apprentissage. Ces coûts correspondent aux efforts que les bénéficiaires de prestations doivent déployer pour comprendre comment obtenir effectivement ces prestations. Pour utiliser les bons alimentaires d'un programme destiné aux mères et à leurs enfants (WIC) aux États-Unis, les bénéficiaires doivent ainsi apprendre quels produits (type, marque, format, etc.) sont admissibles dans un contexte d’étiquetage déficient, quelles sont les épiceries locales qui tiennent ces produits, et quel est le montant maximal qu'iels peuvent dépenser au cours d'une seule transaction; cela dans un contexte où l'utilisation effective des prestations est entre les mains d'acteurs privés, en l'occurrence des commerces et leurs employé⋅e⋅s (Barnes, Reference Barnes2020). Quant aux coûts de correction, ils concernent le fardeau vécu par les bénéficiaires face aux erreurs administratives (Holler, Tarshish, et Kaplan, Reference Holler, Tarshish and Kaplan2024).
Certains recommandent même de revenir sur la caractérisation des coûts et proposent une nouvelle approche. S'inspirant des travaux de Nisar et Masood (Reference Nisar and Masood2022), Daigneault (Reference Daigneault2024) développe une analyse centrée sur quatre types de coûts auxquels font face les bénéficiaires dans leurs interactions avec l’État : l'argent, le temps, l'effort, et les coûts psychologiques. L’argent couvre tous les coûts financiers associés aux interactions avec l’État : frais d'inscription à un programme, frais de déplacement aux bureaux gouvernementaux et frais de garde, le cas échéant, engagement de professionnel⋅le⋅s (fiscaliste, consultant en immigration, etc.) pour accompagner les bénéficiaires dans leurs démarches, et les frais pour obtenir la documentation requise pour le programme. Le temps réfère au temps d'attente au téléphone, en ligne ou dans les bureaux gouvernementaux, de même que le temps nécessaire pour découvrir le fonctionnement d'un programme ou d'un service public, soumettre une demande, en bénéficier, mettre à jour son dossier ou encore pour faire corriger une erreur administrative. Il peut également inclure le coût de renonciation du temps de travail, soit le salaire perdu. Quant à la catégorie de l’effort, elle réfère à l’énergie physique (déplacement, etc.) et mentale nécessaires notamment à la compréhension d'un programme, à la soumission d'une demande et à son utilisation. La conceptualisation proposée déborde largement les programmes et services publics et s'applique à l'ensemble des interactions des individus avec l’État, par exemple la déclaration des impôts, l'interpellation par des policiers et le paiement d'amendes (Daigneault, Reference Daigneault2024; Martin, Delaney, et Doyle, Reference Martin, Delaney and Doyle2024). Ces coûts peuvent être mesurés à l'aide d'indicateurs objectifs (p. ex., le nombre de minutes passées à compléter un questionnaire) ou subjectifs (p. ex., « indiquer votre niveau d'accord avec l’énoncé suivant : ce questionnaire a pris trop de temps à compléter »). Quant aux coûts psychologiques, leur définition demeure inchangée par rapport à la conceptualisation originale (Herd et al., Reference Herd, DeLeire, Harvey and Moynihan2013; Moynihan et al. Reference Moynihan, Herd and Harvey2015; Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018).
1.6 Pistes de recherche future sur la conceptualisation et la mesure du fardeau administratif
Concernant la conceptualisation du fardeau administratif et les outils analytiques permettant de l’étudier, la première piste de recherche future que nous identifions concerne la mesure des expériences subjectives des fardeaux administratifs. Les discussions sur les coûts, et la refonte éventuelle des catégories de coûts (Nisar et Masood, Reference Nisar and Masood2022; Daigneault, Reference Daigneault2022), sont stimulantes et semblent porteuses sur le plan théorique, mais il reste néanmoins à valider leur pertinence opérationnelle en les confrontant à des analyses qualitatives portant sur la perception des bénéficiaires eux et elles-mêmes. Les chercheuses et chercheurs intéréssé⋅e⋅s pourraient tenter de développer des indicateurs permettant de capturer les variations dans le niveau de fardeau administratif associé, d'une part, à des situations objectivement différentes en termes de lourdeur et de complexité bureaucratique et, d'autre part, à des caractéristiques individuelles associées à une expérience contrastée de ces fardeaux (littératie administrative, etc.).
Plus généralement, il serait aussi pertinent d’élargir la perspective pour aller au-delà des interactions qui concernent les programmes sociaux pour couvrir une palette plus large de rencontres bureaucratiques allant du paiement d'amendes de stationnement, en passant par la réception de soins de santé et les audits fiscaux par exemple (Daigneault, Reference Daigneault2022; Martin, Delaney, et Doyle, Reference Martin, Delaney and Doyle2024). De même, bien que les universitaires aient privilégié les fardeaux négatifs dans leurs travaux, on note plusieurs appels à considérer aussi les expériences positives qui découlent des interactions avec l’État et des fardeaux qui y sont associés (Bækgaard et Tankink, Reference Bækgaard and Tankink2022; Nisar et Masood, Reference Nisar and Masood2022). Par exemple, un fardeau administratif élevé pourrait contribuer au développement de connaissances et de compétences utiles dans le cadre d'autres interactions avec l’État (p. ex., littératie administrative) et le secteur privé, de même qu’à des sentiments positifs tels que la fierté et l'auto-efficacité. Toutefois, ce champ de recherche reste encore largement inexploré.
2. Les sources des fardeaux administratifs
Dans cette section, nous discutons des « sources » du fardeau administratif, un terme que nous préférons à celui de « causes » car il met de l'avant à la fois les origines organisationnelles du fardeau administratif, ses ressorts objectifs, et les variables et facteurs individuels qui peuvent influencer le vécu des bénéficiaires. Nous les examinons successivement.
2.1 Les sources politiques et organisationnelles
Selon Peeters (2020), l'origine organisationnelle des fardeaux administratifs peut être comprise à partir de deux dimensions : ils peuvent être intentionnels ou involontaires – c'est leur niveau d'intentionnalité ; et ils peuvent s'inscrire dans des politiques, programmes et processus officiels ou résulter des pratiques administratives informelles – c'est leur niveau de formalité. Le graphique 1 présente les quatre possibilités idéales typiques qui découlent du croisement de ces deux dimensions.
Tout d'abord, les fardeaux administratifs peuvent être délibérément imposés aux individus par les décideurs politiques afin, par exemple, de décourager l'immigration de personnes issues de certains groupes ethniques (Heinrich, Reference Heinrich2018 ; Moynihan, et al., Reference Moynihan, Gerzina and Herd2021) ou le recours aux programmes sociaux telle l'assistance sociale (Fox et al., 2023). Herd et Moynihan (Reference Herd and Moynihan2018) soutiennent en effet que les fardeaux découlent souvent d'une décision politique qui est oblique et plus ou moins dissimulée par laquelle les acteurs et actrices politiques tentent de réaliser leurs objectifs de politique publique par d'autres moyens. Les décideurs amplifient ou amenuisent ainsi délibérément les contraintes administratives liées à des politiques publiques spécifiques et les utilisent comme solutions de rechange ou en compléments aux outils traditionnels d’élaboration des politiques. C'est le cas lorsque des changements de politique sont impopulaires, indéfendables publiquement, ou lorsque le cadre législatif ne les permet pas. Le caractère « furtif » de l'ajout ou du retrait de contraintes administratives est notamment lié à l'opacité générale des procédures administratives pour le grand public. Ces décisions peuvent d'ailleurs être est prises sous le couvert d'une neutralité apparente et être présentées comme des changements d'ordre technique alors qu'elles véhiculent, de fait, des bouleversements politiques importants. Au Québec, Benoit et Marier (Reference Benoit and Marier2024) démontrent ainsi comment les autorités publiques rationnent l'accès aux soins à domicile par l'imposition de lourds fardeaux administratifs aux clientèles âgées et vulnérables, notamment la multiplication des programmes et des formulaires fastidieux à compléter.
Ainsi, dans un article fondateur, Moynihan et collaborateurs (2014) montrent comment, dans le Wisconsin, un gouverneur, Républicain, et son successeur, Démocrate, ont tous deux travaillé à réduire les contraintes administratives liées au programme Medicaid, grâce à des mécanismes d'inscription automatique au programme, des formulaires simplifiés et en invitant les agent⋅e⋅s de première ligne à être particulièrement attentif⋅ve⋅s à ce que les démarches administratives n'entravent pas l'accès aux programmes pour les personnes admissibles. Ces changements, qui ont considérablement augmenté le nombre de bénéficiaires de Medicaid dans le Wisconsin, n'ont pas fait l'objet de débats politiques majeurs et leur mise en œuvre s'est faite discrètement. De manière intéressante, les décisions de chacun de ces gouverneurs s'appuyaient sur des raisonnements politiques différents : le premier visait à rendre le travail plus rémunérateur, en facilitant l'accès au programme pour les travails précaires, tandis que le second souhaitait assurer une couverture santé pour tous les enfants. La dimension politique de ces décisions a été rendue encore plus visible par les changements introduits par un troisième gouverneur, Républicain, qui est revenu sur ces réformes administratives pour, au contraire, renforcer le fardeau administratif au motif d'une lutte contre la fraude aux aides sociales.
D'autres travaux se sont d'ailleurs intéressés aux attitudes des acteurs et actrices politiques à l’égard du fardeau administratif, et notamment à l'influence de l'idéologie politique sur cette question (Moynihan et al., Reference Moynihan, Herd and Rigby2016). Bækgaard et collaborateurs (Reference Baekgaard, Moynihan and Thomsen2020) ont par exemple mis en évidence que les acteurs et actrices politiques danois⋅es de droite ont une plus grande tolérance au fardeau que leurs collègues d'autres tendances politiques, sans toutefois indiquer si ces différences d'attitude se traduisent concrètement dans les décisions des mandataires concernant les fardeaux administratifs.
Ensuite, les fardeaux administratifs peuvent être intentionnels mais sans qu'ils ne traduisent aucun projet politique particulier. Ils sont plutôt la conséquence de la marge de manœuvre laissée aux agent⋅e⋅s de première ligne qui peuvent intentionnellement alourdir ou alléger les contraintes administratives pour les bénéficiaires (Lipsky, Reference Lipsky2010), notamment pour tenter de gérer les attentes élevées qu'ont leurs supérieur⋅e⋅s à leur endroit dans un contexte de ressources limitées (Benoit et Marier, Reference Benoit and Marier2024; Brodkin et Majmundar, Reference Brodkin and Majmundar2010 ; Hupe et Buffat, Reference Hupe and Buffat2014 ; Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020). Les travaux de Lipsky (Reference Lipsky1984) sur le retrait des droits aux prestataires d'assistance sociale par des routines bureaucratiques peu visibles s'inscrivent dans cette logique intentionnelle mais informelle. Il en va de même de l’étude de Mikkelsen, Madsen, et Baekgaard (Reference Mikkelsen, Madsen and Bækgaard2023) selon laquelle le niveau de stress des agent⋅e⋅s de première ligne au Danemark se traduit par une augmentation du fardeau administratif des prestataires d'assurance-chômage. Les fardeaux peuvent également résulter du comportement de fonctionnaires désirant tirer un avantage indu matériel ou non-matériel de leurs interactions avec les bénéficiaires (Peeters, Reference Peeters2020). Par exemple, certain⋅e⋅s agent⋅e⋅s de première ligne peuvent exiger des « cadeaux » (pots-de-vin) afin de diminuer la paperasse et accélérer le traitement de demandes comme cela est le cas au Pakistan pour les demandes de congé de maternité (Masood et Nisar, Reference Masood and Nisar2021). Comme pour les acteurs et actrices politiques, l'idéologie peut jouer un rôle dans l'attitude des agent⋅e⋅s public⋅que⋅s face au fardeau administratif. En Californie, les agent⋅e⋅s du bord conservateur soutiennent les mesures qui alourdissent le fardeau contrairement à leurs collègues libéraux (Bell et al., Reference Bell, Ter-Mkrtchyan, Wehde and Smith2021).
Les fardeaux administratifs peuvent également être involontaires, les contraintes administratives génératrices de fardeaux pouvant naître par inadvertance ou par manque de prévoyance des autorités (Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018), ces règles imposant alors des coûts importants aux bénéficiaires (Peeters, Reference Peeters2020; Petersen, Hansen, et Houlberg, Reference Petersen, Hansen and Houlberg2024; Wang Qi, et Liu, Reference Wang, Qi and Liu2023). C'est le cas par exemple des individus qui, pour accéder à leurs droits, doivent naviguer entre différents services administratifs qui ont été formellement désignés pour mettre en œuvre différents aspects d'une même politique publique, sans que les conséquences de cet éclatement n'aient fait l'objet d'une analyse d'impacts préalable.Footnote 7 Daigneault et Macé (Reference Daigneault and Macé2020, 534) documentent ainsi comment, au Québec, les personnes admissibles au Supplément à la Prime au travail doivent parfois jongler entre deux organisations, Emploi-Québec et Revenu Québec, pour accéder à leurs droits sans que cela n'ait été souhaité. Dans cette même perspective, le choix de déployer des services publics par le truchement de canaux en partie ou totalement numériques peut influencer le fardeau administratif et, plus précisément, l'accroître (Mesnel, Reference Mesnel2017 : 52; Peeters, Reference Peeters2023). Dans certains cas, la numérisation contribue à déplacer le travail administratif réalisé précédemment par des institutions publiques vers les organismes sans but lucratif et les bénéficiaires (Madsen, Lindgren, et Melin, Reference Madsen, Lindgren and Melin2022 ; Rode, Reference Rode2024) et peut même générer des erreurs administratives conséquentes pour ces bénéficiaires qu'il leur revient ensuite d'essayer de faire corriger (Peeters et Widlak, Reference Peeters and Widlak2018, Reference Peeters and Widlak2023; Widlak et Peeters, Reference Peeters2020; Holler et Tarshish, Reference Holler and Tarshish2022; Holler, Tarshish, et Kaplan, Reference Holler, Tarshish and Kaplan2024). Plus généralement, les modes de prestation des services publics, tels que le caractère universel ou conditionné à un certain niveau de ressources des politiques sociales ou encore le choix d'avoir recours à des organisations privées ou publiques pour la prestation de services publics, influencent le fardeau administratif. Ainsi, Jilke et collaborateurs (Reference Jilke, Van Dooren and Rys2018) analysent le fardeau administratif associé à la prestation d'un même service public (l'hébergement de longue durée pour les aînés) par des organismes publics et privés en Flandre, une région du système fédéral belge. Leur objectif est d’évaluer si les personnes aux noms flamands rencontrent moins de contraintes pour accéder à l'information sur l'inscription dans ces institutions par rapport à celles aux noms maghrébins. Bien que les chercheurs ne constatent pas de différences significatives entre ces deux groupes, l'analyse révèle des disparités de traitement entre les institutions publiques et privées. Plus précisément, les personnes avec des noms maghrébins ont environ 20% de chances en moins de recevoir des informations sur l'inscription de la part des établissements privés que celles avec des noms flamands (différence quasiment nulle dans les organismes publics). Cet exemple illustre comment le fardeau administratif peut naitre des modalités structurelles de prestations de services publics, sans que ces conséquences n'aient été spécifiquement anticipées par les autorités publiques.
Enfin, les sources des fardeaux administratifs peuvent être informelles et non-intentionnelles. Peeters (Reference Peeters2020) classe dans cette catégorie, mais sans en proposer d'illustration, les fardeaux administratifs qui résultent de « pathologies bureaucratiques », par exemple lorsque les organisations deviennent un système clos opérant en mode auto-référentiel. Les règles et les procédures deviennent alors une fin en soi plutôt qu'un moyen de servir le public (Merton, Reference Merton, Shafritz, Steven Ott and Jang2005 [1957]). Les fardeaux résultant de « simples » erreurs de la part d'agent⋅e⋅s de première ligne, par opposition aux erreurs résultants de systèmes d'information formalisés et standardisés, entrent également dans cette catégorie. À titre d'exemple, Barnes (Reference Barnes2020) étudie les coûts d'utilisation causés par un étiquetage déficient des aliments approuvés par le programme WIC (Special Supplemental Nutrition Program for Women, Infants, and Children) dans certaines épiceries associées à ce programme aux États-Unis.
2.2 Les sources individuelles
Le concept de fardeau administratif étant centré sur les expériences des bénéficiaires, qui sont par définition subjectives, les sources individuelles doivent aussi être considérées. D'elles, dépendent à la fois les contraintes attachées aux interactions avec les institutions publiques et la perception de ces contraintes. Ces sources peuvent être liées aux groupes auxquels les individus appartiennent (religions, groupes ethniques minoritaires, etc.). Ainsi, à l’échelle collective, les groupes marginalisés sont particulièrement exposés au fardeau administratif. C'est le cas par exemple des immigrant⋅e⋅s (Heinrich, Reference Heinrich2018 ; Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2021) ou des personnes ayant une identité de genre non conventionnelle (Nisar, Reference Nisar2018). Elles peuvent aussi être attachées aux individus eux-mêmes et être liées à des facteurs tels que leurs conditions physiques et mentales (Bell et al., Reference Bell, Christensen, Herd and Moynihan2023), leurs états émotionnels (Bell et al. Reference Bell, Christensen and Hansen2022), leurs revenus, leurs capacités cognitives ou encore leur littératie administrative (Christensen et al., Reference Christensen, Aarøe, Baekgaard, Herd and Moynihan2020; Masood et Nisar, Reference Masood and Nisar2021; Döring et Madsen, Reference Döring and Madsen2022; Negoita et al., Reference Negoita, Levin, Paprocki and Goger2024). Peeters et Campos (Reference Peeters and Campos2021) mettent également en avant que, loin d’être seulement des « victimes passives » des fardeaux administratifs, les bénéficiaires peuvent développer des capacités pour faire face à ces épreuves, notamment à la suite d'interactions prolongées avec les institutions publiques (voir aussi Nielsen et Nielsen, Reference Nielsen and Nielsen2024). Ainsi, la situation de chaque groupe et de chaque individu influence sa capacité à faire face au fardeau administratif, même quand les politiques publiques prévoient les mêmes règles et procédures pour l'ensemble des bénéficiaires (Döring, Reference Döring2021 ; Masood et Nisar, Reference Masood and Nisar2021).
Enfin, si nous avons présenté séparément les sources organisationnelles et individuelles des fardeaux administratifs, elles sont souvent liées empiriquement. Herd et Moynihan (Reference Herd and Moynihan2018) observent ainsi qu'aux États-Unis les politiques publiques qui visent les publics les plus précaires sont souvent les politiques qui sont vectrices des contraintes administratives les plus lourdes. Plus généralement, cette situation est d'autant plus marquée dans les systèmes politiques où les politiques sociales ne s'appuient pas sur des dispositifs universels et où, par conséquent, les personnes les moins favorisées économiquement, socialement ou physiquement se trouvent à subir alors une double peine (Heinrich et al., Reference Heinrich, Camacho, Henderson, Hernández and Joshi2022 ; Daigneault, Reference Daigneault, Varone, Jacob and Bundi2023).
2.3. Pistes de recherche sur les sources du fardeau administratif
À partir des avancées de littérature à propos des origines du fardeau administratif, nous proposons de nouvelles pistes de recherche à propos de cet enjeu. D'une part, il serait utile de développer des stratégies et des outils permettant d'identifier et de mettre à jour de manière crédible l'intentionnalité des acteurs politiques. L'imposition délibérée de fardeaux administratifs comporte des implications normatives importantes en matière de reddition de comptes des décideurs et décideuses politiques, ainsi que d’équité et de performance des programmes et services publics (Daigneault, Reference Daigneault, Varone, Jacob and Bundi2023). Un des défis attachés à l'identification de l'intentionnalité est notamment l'absence de situation contrefactuelle. Cela nécessite dès lors de déployer des dispositifs méthodologiques adéquats, comme le traçage des processus, pour mettre à jour les liens, ou leur absence, entre les intentions des acteurs et actrices politiques et les conséquences en matière de fardeau administratif. Dans la lignée des analyses néo-institutionnalistes des changements politiques (Mahoney et Thelen, Reference Mahoney and Thelen2010), ces avancées d'ordre méthodologique pourraient, entre autres, permettre d'identifier comment des ajustements administratifs graduels sont entrepris par les autorités publiques lorsque le contexte ne permet pas de mettre en œuvre des changements politiques majeurs. Dans cette optique, l'approche par le fardeau administratif pourrait notamment contribuer à poursuivre les analyses sur la manière dont les choix politiques (et idéologiques) de réduction de l’État-providence se traduisent en dispositifs administratifs délibérément couteux pour les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s des programmes publics (Lipsky, Reference Lipsky1984 ; Brodkin et Majmundar, Reference Brodkin and Majmundar2010).
D'autre part, l'analyse du fardeau administratif comme un phénomène cumulatif impliquant de multiples acteurs et dépassant l’étude isolée d'interactions circonscrites à un contexte administratif donné serait fructueuse (Martin, Delaney et Doyle, Reference Martin, Delaney and Doyle2024 ; Daigneault, Reference Daigneault2024). Il s'agirait de reconnaître que les individus doivent souvent interagir avec plusieurs actrices et acteurs pour obtenir une prestation ou un service public donné, que ce soit des organisations publiques d'un même État (voir Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020), les autorités publiques fédérales, provinciales et locales (Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2021, Reference Chudnovsky and Peeters2022), ou encore d'un mélange d'actrices et acteurs publics et privés tels que les institutions financières, les employeur⋅e⋅s, les commerces et les propriétaires de logements (Heinrich, Reference Heinrich2018 ; Barnes, Reference Barnes2020 ; Tiggelaar et George, Reference Tiggelaar and George2023). Cette perspective apparaît particulièrement porteuse pour examiner les impacts sur les bénéficiaires des réformes influencées par la nouvelle gestion publique, ainsi que des évolutions nées en réaction à ce courant, et en particulier la transformation numérique du secteur public (Dunleavy et al, Reference Dunleavy, Margetts, Bastow and Tinkler2005). Il s'agirait également de prendre en compte la nature séquentielle et complexe qui sous-tend plusieurs interactions individus-État, notamment le fait que ces processus peuvent être imbriqués, alourdissant de ce fait les fardeaux supportés par les individus (Daigneault, Reference Daigneault2024). Cette piste permettrait ainsi d'analyser le caractère cumulatif et englobant du fardeau administratif « public » et « privé ».
3. Les effets des fardeaux administratifs
Telle qu'elle a été développée à ce jour, la littérature sur les fardeaux administratifs adopte une approche causaliste en en explorant non seulement les « causes », ou les sources, mais également les « effets ». Quoique cela résonne avec la conceptualisation des fardeaux comme étant importants et porteurs de conséquences, ces effets restent encore peu étudiés, ce que soulignent deux revues de la littérature récentes (Bækgaard et Tankink, Reference Bækgaard and Tankink2022; Halling et Bækgaard, Reference Halling and Bækgaard2023). De manière générale, les travaux existants discernent deux principaux types d'effets qui sont définis à l’échelle individuelle. Les effets distributifs, d'une part, recouvrent à la fois la question de l'accès de différents groupes sociaux aux programmes sociaux et aux prestations sociales et celle du renforcement de la stratification sociale. Les effets politiques, d'autre part, moins étudiés empiriquement, concernent la manière dont l'expérience individuelle des fardeaux administratifs façonne des comportements et des attitudes politiques. Nous les présentons successivement et terminons en présentant des pistes de recherche future.
3.1 Les effets distributifs
Parmi les recherches qui s'intéressent aux conséquences des fardeaux administratifs, les effets distributifs ont été documentés dans des démocraties établies, comme le Québec et le Canada (Daigneault et Macé Reference Daigneault and Macé2020; Benoit et Marier, Reference Benoit and Marier2024), les États-Unis (Bell et Smith, Reference Bell and Smith2022 ; Negoita et al., 2024 ; Heinrich et al., Reference Heinrich, Camacho, Henderson, Hernández and Joshi2022) et l'Italie (De Angelis et Van Wolleghem, Reference De Angelis and Van Wolleghem2022), mais aussi dans des démocraties en voie de consolidation, comme le Mexique (Peeters et Campos, Reference Peeters and Campos2021), l'Argentine (Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2021, Reference Chudnovsky and Peeters2022), le Pakistan (Masood et Nisar, Reference Masood and Nisar2021) et l'Afrique du Sud (Heinrich, Reference Heinrich2016), ainsi que dans des pays autoritaires tels que la Chine (Wang, Qi, Liu, Reference Wang, Qi and Liu2023). Bien que les États-providences, les administrations publiques et les programmes étudiés dans ces différents pays présentent de fortes variations, ces travaux présentent des résultats largement convergents sur le non-recours, ce phénomène par lequel des bénéficiaires ne reçoivent pas des prestations sociales auxquelles iels sont pourtant admissibles. Les recherches nous apprennent que les coûts d'apprentissage, les coûts de conformité et les coûts psychologiques, de manière isolée ou combinée, contribuent à l'expliquer (Heinrich, Reference Heinrich2016; Nisar, Reference Nisar2018; Daigneault et Macé, Reference Daigneault and Macé2020; Barnes et Riel, Reference Barnes and Riel2022 ; Lasky-Fink et Linos, Reference Lasky-Fink and Linos2023 ; Negoita et al., Reference Negoita, Levin and Paprocki2022 ; Fox et al., 2023). Ainsi, dans une étude sur le Supplément à la Prime au travail au Québec, un crédit d'impôt visant à soutenir le retour à l'emploi des personnes bénéficiant de l'assistance sociale, Daigneault et Macé (Reference Daigneault and Macé2020) montrent que le non-recours important à ce programme fiscal peut notamment s'expliquer par l'ampleur des coûts d'apprentissage auxquels les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s sont confronté⋅e⋅s, soit leur non-connaissance du programme et leur difficulté à comprendre l'objet du programme, son fonctionnement, qui repose sur des notions fiscales comme celle de versements anticipés, et les critères d’ admissibilité, mais aussi les coûts de conformité auxquels iels font face. Benoit et Marier (Reference Benoit and Marier2024) arrivent à des conclusions convergentes quant aux coûts d'apprentissage associés aux soins à domicile. S'intéressant de leur côté aux stigmates associés aux dispositifs d'assistance sociale aux États-Unis, Lasky-Fink et Linos documentent comment ces derniers sont associés au non-recours précisément à cause des coûts psychologiques qu'ils engendrent chez les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s (2022), des résultats qui font écho à ceux de Baumberg (Reference Baumberg2016) au Royaume-Uni.
En parallèle, d'autres études, qui adoptent une approche différente, renforcent ce résultat selon lequel l'expérience individuelle de fardeaux administratifs alimente le non-recours. Plutôt que de porter directement sur les coûts encourus par les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s lors de leurs interactions bureaucratiques, elles examinent les cas de programmes où les actrices et acteurs publics ont intentionnellement tenté d'altérer les coûts vécus par les bénéficiaires et explorent l’évolution du (non-)recours des publics-cible (Herd et al., Reference Herd, DeLeire, Harvey and Moynihan2013 ; Moynihan et al., Reference Moynihan, Herd and Rigby2016 ; Herd et Moynihan, Reference Herd and Moynihan2018 ; Lasky-Fink et Linos, Reference Lasky-Fink and Linos2023 ; Barnes et Riel, Reference Barnes and Riel2022). Lorsque les programmes sont structurés de telle sorte à diminuer ces coûts (Heinrich, Reference Heinrich2016), le non-recours diminue. L’étude d'Herd et ses collègues (2013), discutée ci-dessus, a ainsi comparé différents choix relatifs à l'organisation de Medicaid dans l’État du Wisconsin, comme l'inscription automatique des bénéficiaires potentiel⋅le⋅s qui les exempte de démarche d'inscription, les vérifications d'admissibilité à la charge de l’État plutôt que des individus, ou encore la simplification des formulaires. Iels examinent comment chacun de ces choix affecte les différents coûts vécus par les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s et constatent que le non-recours à Medicaid, à la suite de ces initiatives, s'est réduit. Dans certains cas, si les actrices et acteurs politiques sont capables de diminuer certains des coûts encourus par les bénéficiaires potentiel⋅le⋅s, iels peuvent toutefois échouer à réduire les barrières à l'accès à certains programmes car certains autres coûts restent élevés. C'est ce que documentent Barnes et Riel (Reference Barnes and Riel2022) dans le cas de deux programmes d'assistance sociale aux États-Unis pendant la pandémie de COVID-19. Si des changements apportés aux programmes SNAP et WIC visaient à en faciliter l'accès en réduisant les conditions d'admissibilité et d'utilisation des prestations, les bénéficiaires ont rencontré des coûts d'apprentissage élevés. Iels ignoraient que des changements avaient été apportés ou, lorsqu'iels étaient au courant des changements apportés, iels se sont retrouvé⋅e⋅s dans une situation d'incertitude et de confusion quant aux procédures à suivre pour bénéficier effectivement des prestations concernées. Les coûts d'apprentissage élevés ont ainsi occulté la diminution des coûts de conformité, ce qui n'a pas permis d'atteindre l'objectif poursuivi par les autorités publiques : les fardeaux administratifs vécus par les bénéficiaires n'ont pas, au final, été réduits.
Si les recherches existantes montrent ainsi que les fardeaux administratifs limitent l'accès à des programmes sociaux, elles documentent également un deuxième effet distributif : ces fardeaux peuvent en effet nourrir des dynamiques plus larges d'exclusion sociale en renforçant la stratification sociale existante. Revenons à l'exemple du DNI en Argentine : Chudnovsky et Peeters (Reference Chudnovsky and Peeters2022) rapportent comment les fardeaux dont les demanderesses et demandeurs font l'expérience ont des conséquences non seulement pour l'accès à ce document, mais également pour l'accès à toute une série d'autres programmes sociaux, ces derniers étant en effet conditionnés à la présentation du DNI. Iels montrent ainsi comment les fardeaux administratifs vécus pour le recours à des dispositifs clés peuvent exercer un effet multiplicateur et engendrer une « cascade d'exclusion » (Chudnovsky et Peeters, Reference Chudnovsky and Peeters2022). Les fardeaux administratifs dont certains groupes ou individus font l'expérience dans leurs interactions bureaucratiques peuvent également, du point de vue de la stratification sociale, exercer un effet de verrouillage de leur position sociale très défavorisée. La recherche de Barnes et Riel (Reference Barnes and Riel2022) sur les programmes d'assistance sociale pendant la pandémie de COVID-19 l'illustre puisque leurs bénéficiaires, appartenant aux groupes sociaux les plus faibles sur le plan socio-économique, se sont trouvés devoir faire face à des difficultés supplémentaires dans l'accès aux programmes sociaux durant cette période, aggravant ainsi leur situation. Les travaux de Nisar (Reference Nisar2018) le documentent également, de manière directe, en étudiant les fardeaux administratifs auxquels font face les personnes trans au Pakistan, un groupe fortement défavorisé dans la société patriarcale pakistanaise.
3.2 Les effets politiques
La littérature sur les fardeaux administratifs s'est aussi intéressée aux effets politiques de ces expériences coûteuses et difficiles que les individus peuvent avoir lors de leurs interactions avec l’État. Dès les premières années du développement de ce courant de recherche, un programme est lancé qui vise à articuler l'analyse des fardeaux administratifs à celle des effets-retour des politiques publiques (Moynihan et Herd, Reference Moynihan and Herd2010; Moynihan et Soss, Reference Moynihan and Soss2014). Né dans les travaux institutionnalistes (Schattschneider, Reference Schattschneider1935; Béland et al., Reference Béland, Campbell and Weaver2022), le concept d'effet-retour (policy feedback) considère les politiques publiques et les institutions non seulement comme des produits de l'activité politique, mais également comme contribuant à expliquer les attitudes et comportements politiques des individus – en plus de la structuration des groupes d'intérêt et des administrations (Béland, Reference Béland2010). En ce sens, comme le rappellent Moynihan et Soss (Reference Moynihan and Soss2014), la mise en œuvre des politiques publiques, et les interactions bureaucratiques sur lesquelles elle repose, est fondamentalement politique et ne peut être réduite à des questions fonctionnelles ou d'efficacité. Dupuy et Defacqz (Reference Dupuy and Defacqz2022) analysent comment l'expérience des fardeaux administratifs peut avoir des effets politiques définis à l’échelle individuelle. L'article s'intéresse en particulier à la légitimité que les citoyen⋅ne⋅s reconnaissent à l’État et à la bureaucratie, mais le modèle peut être appliqué à d'autres attitudes et comportements politiques. Dans un premier temps, l'expérience que les citoyen⋅ne⋅s font dans le cadre d'une interaction bureaucratique définit le fardeau administratif auquel iels font face, par l'intermédiaire des différents coûts qu'iels doivent endosser. De cette expérience particulière, les citoyen⋅ne⋅s tirent des signaux politiques plus généraux, qui les amènent notamment à évaluer la considération que leur accordent les actrices et acteurs politiques et l’écoute donnée à leur voix et leurs préférences, et qui fondent, dans un deuxième temps, certains de leurs comportements et attitudes politiques.
Les quelques travaux empiriques consacrés à l’étude des effets politiques des fardeaux administratifs rapportent ainsi comment ces derniers façonnent la citoyenneté et l'exercice des droits politiques, comme l'accès à la citoyenneté sociale (Moynihan et Herd, Reference Moynihan and Herd2010; Moynihan et al., Reference Moynihan, Herd and Rigby2016; Mesnel, Reference Mesnel2017; Ali et Altaf, Reference Ali and Altaf2021) ou encore le soutien au gouvernement (Keiser et Miller, Reference Keiser and Miller2020; Nicholson-Crotty et al., Reference Nicholson-Crotty, Miller and Keiser2021). Plus précisément, dans différents secteurs d'action publique et dans plusieurs types d’État-providence, l'expérience des fardeaux administratifs se traduit par un déclin de la confiance envers les autorités publiques (Ali et Altaf, Reference Ali and Altaf2021), un sentiment de distance à l’égard des actrices et acteurs politiques et le sentiment d'une capacité d'action faible (Mesnel, Reference Mesnel2017), et par une diminution de la participation politique (Moynihan et al., Reference Moynihan, Herd and Rigby2016).
À partir de recherches essentiellement centrées sur des dispositifs d'assistance sociale dans différents États-providences et systèmes bureaucratiques, la littérature existante démontre donc que les expériences des fardeaux administratifs des citoyen⋅ne⋅s génèrent des effets distributifs définis en termes d'accès aux programmes sociaux et de stratification sociale, et suggère des effets politiques qui produisent de l'aliénation politique, c'est-à-dire une distance à l’égard du système politique et de ses actrices et acteurs.
3.3 Pistes de recherche sur les effets individuels des fardeaux administratifs
Sur la base des travaux existants, une première piste de recherche future consiste à examiner de manière systématique et comparée de quelle manière la structure et les modes de mise en œuvre des programmes sociaux peuvent influer sur les fardeaux administratifs. Les analyses existantes suggèrent que les dispositifs assuranciels et/ou universels génèrent moins de fardeaux administratifs et, dès lors, pourraient limiter le non-recours (Daigneault, Reference Daigneault, Varone, Jacob and Bundi2023). Par ailleurs, en affectant les coûts vécus par leurs bénéficiaires, les dispositifs assurantiels et/ou universels, et donc la nature même de leur expérience des interactions bureaucratiques considérées, la question de la nature de leurs effets distributifs et politiques est ainsi soulevée (Herd et al., Reference Herd, Hoynes, Michener and Moynihan2023).
De plus, une autre piste naît de l'observation que les études empiriques sur les fardeaux administratifs vécus sont non seulement souvent consacrées aux bénéficiaires de dispositifs d'assistance sociale, mais portent aussi fréquemment sur des cas états-uniens, c'est-à-dire sur un État-providence libéral. Les expériences des fardeaux administratifs varient-elles dans d'autres contextes institutionnels, marqués par des logiques de redistribution et de stratification sociale distinctes ? Enfin, l’élargissement des recherches existantes à d'autres types de dispositifs et d’États-providences, auquel nous appelons, amène à poser la question des limites inhérentes au concept de fardeau administratif. Ce concept considère exclusivement les interactions coûteuses et difficiles des bénéficiaires avec l’État (Burden et al., Reference Burden, Canon, Mayer and Moynihan2012). Cependant, lorsque l'enjeu est d'expliquer le non-recours ou les attitudes et comportements individuels, il serait sans doute pertinent de considérer non seulement ces expériences qui pèsent et sont difficiles, donc les fardeaux administratifs, mais également les expériences d'interaction avec des institutions publiques qui ne le sont pas. Le concept de « rencontre bureaucratique » (Kahn et al., Reference Kahn, Katz and Gutek1976), à cet égard, présente un intérêt puisqu'il couvre l'ensemble des expériences que les bénéficiaires font de l’État et des institutions publiques.
Conclusion
Au terme de cette synthèse critique consacrée au concept de fardeau administratif, nous avons présenté et discuté l'approche par les coûts permettant de l’étudier, ses sources organisationnelles et individuelles et nous en avons dégagé les effets sociaux et politiques. Si l'analyse des expériences que les individus font de la mise en œuvre des politiques publiques, au cœur du concept de fardeau administratif, a déjà fait ses preuves dans nombreux cas empiriques, nous pensons que c'est par la mobilisation du concept dans de nouveaux cas, définis à la fois par le type de politique publique et de régime d’État-providence, que la discussion de son potentiel pourra être poursuivie. Cet article dégage ainsi plusieurs pistes de recherche future, dont nous espérons qu'elles guideront, avec d'autres, la suite des études sur les fardeaux administratifs.
Remerciements
Une version préliminaire de cet article a été présentée le 19 mai 2023 à l'atelier « Les transformations de l'action publique et de l'administration publique » qui s'est tenu dans le cadre de Congrès annuel de la Société québécoise de science politique. Nous tenons à remercier les participant⋅e⋅s et en particulier la commentatrice de notre texte, France Aubin, pour ses commentaires détaillés et pertinents sur une version antérieure.
Financement
Cet article découle d'un projet de recherche financé par une subvention Savoir du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) (no 435-2021-0597).