Introduction
Le référendum sur la souveraineté du Québec de 1995 fut l'un des événements politiques les plus marquants ayant eu lieu au sein de la province au cours des dernières décennies. Au fil des ans, de nombreux acteurs politiques ont souligné l'importance de ré-analyser en profondeur le déroulement et les résultats de ce scrutin (Radio-Canada, 2013). L'adoption d'une motion à l'Assemblée Nationale du Québec en mai 2023 visant à rendre publics des documents classifiés de la commission Grenier est le plus récent développement à ce sujet. Ces événements récents suggèrent que les enjeux de légitimité entourant le référendum sur l'indépendance du Québec de 1995 pourraient avoir un impact significatif sur les débats constitutionnels dans les années à venir.Footnote 1
Deux éléments particulièrement saillants au sujet de ce scrutin sont revenus régulièrement dans l'actualité depuis 1995. Premièrement, le nombre de bulletins rejetés lors du référendum a soulevé des questionnements au sujet de la fiabilité du processus de comptage, puisqu'il dépasse la différence entre les voix comptabilisées pour le OUI et pour le NON.Footnote 2 Bien que la Cour du Québec et le Directeur Général des Élections du Québec (DGEQ) aient écarté l'existence de fraudes systématiques à travers la province (DGEQ, 7 juin 1996), l'organisation Alliance Québec a fréquemment dénoncé un rejet “abusif” de bulletins en faveur du OUI (Le Devoir, 2003). Cet article vise donc, dans un premier temps, à effectuer un exercice de démonstration et de vulgarisation visant à confirmer les conclusions du DGEQ (dont les analyses ne sont pas publiques) selon lesquelles l'annulation des bulletins de vote n'est effectivement pas survenue dans des circonscriptions avec un profil politique particulier. Dans un second temps, l'analyse présentée dans cette note de recherche va au-delà de ce qui a été communiqué par le DGEQ, puisqu'elle teste d'autres déterminants que le simple pourcentage d'appui pour le NON, notamment le momentum pour le OUI, la proportion de nouveaux électeurs (plus susceptibles de remplir leur bulletin de vote de manière erronée) et la proportion de francophones dans la circonscription.
Deuxièmement, le rallye pour l'unité canadienne ayant rassemblé plus de 100,000 personnesFootnote 3 de l'extérieur de la province le 27 octobre 1995 à Montréal refait ponctuellement surface à l'Assemblée nationale du Québec et dans les médias en raison de son financement présumément irrégulier. Néanmoins, la recherche en science politique n'a toujours pas isolé l'effet de ce rassemblement d'autres sources potentielles du déclin du OUI dans les intentions de vote en fin de campagne.Footnote 4 En effet, la plupart des travaux ayant étudié cette question mobilisent des données qualitatives (Warren et Ronis, Reference Warren and Ronis2011) ou des données de sondages agrégées (Fox, Andersen et Dubonnet Reference Fox, Andersen and Dubonnet1999), rendant impossible le calcul exact de l'effet du love-in, notamment l’écartement d'un simple effet de prime à l'urne du NON le jour du vote en raison d'une aversion au risque chez les électeurs (Nadeau, Martin, et Blais, Reference Nadeau, Martin and Blais1999). La présente note de recherche vise à contribuer aux débats publics les plus récents sur ces questions, tout en s'inscrivant dans la littérature sur la légitimité et les déterminants du vote lors des référendums d'indépendance (Taillon et Binette, Reference Taillon and Binette2018).
Données et méthodologie
Cette étude repose sur deux jeux de données distincts. L'analyse des bulletins de vote rejetés mobilise des données électorales d’Élections Québec pour le référendum de 1995, ainsi que pour tous les autres référendums et élections tenus au Québec entre 1980 et 2003. L'analyse de la fluctuation de l'opinion publiqueFootnote 5 suite au rassemblement pour l'unité canadienne utilise des données du sondage Quebec Sovereignty Referendum Study (1995) collectées auprès de la population québécoise par Canadian Facts Limited entre le 16 octobre et le 28 octobre 1995 (n = 930) et distribuées par Clarke et Kornberg (Reference Clarke and Kornberg2005). Le nombre de répondants par jour est présenté dans la Figure 5 (en Annexe). Il s'agit d'un échantillon approximativement représentatif de la population adulte du Québec sondé via téléphone par voie de composition téléphonique aléatoire. Les résultats présentés dans cet article sont obtenus par des régressions linéaires multiples.
Résultats
Bulletins de vote rejetés
La Figure 1 présente les tendances relatives au rejet de bulletins de voteFootnote 6 entre 1980 et 2003 lors des élections et référendums tenus dans la province de Québec. Les données historiques illustrées à l'encadré (a) révèlent un pourcentage moyen de rejet de bulletins de vote de 1.69% (soit 1.59% pour les élections générales, et 1.91% pour les référendums). Avec un taux de rejet de bulletins de vote se situant à 1.82%, le scrutin référendaire de 1995 est caractérisé par un taux de rejet moins élevé dans la plupart des districts que lors de l’élection provinciale tenue en 1994 (voir encadré (b)). Trois circonscriptions avec des valeurs extrêmes atypiques sont observables en 1995: Chomedey (11.61%), Marguerite-Bourgeoys (5.5%) et Laurier-Dorion (3.6%). Des enquêtes menées par le DGEQ ont conclu à l'absence d'intentions frauduleuses dans ces circonscriptions (DGEQ, le 7 juin 1996).
Des projections du pourcentage total de votes pour le OUI fonction de la distribution du nombre de bulletins rejetés sont présentées à la Figure 2 selon deux postulats limites (selon lesquels tous les bulletins de vote rejetés seraient issus d'un seul camp). L'analyse de ces données révèle qu'au moins 82% des votes rejetés auraient dû être en faveur de l'indépendance pour que l'inclusion des bulletins annulés résulte en un vote gagnant pour le OUI le 30 octobre 1995.
Différents prédicteurs potentiels du pourcentage de rejets par circonscription en 1995 sont présentés à la Figure 6 (en Annexe). Aucune corrélation significative n'est observable en ce qui a trait à l'effet direct (a) du pourcentage d'appui à l'indépendance dans la circonscription, (b) de la proportion d’électeurs n'ayant pas l'habitude de voter (qui sont plus susceptibles de remplir leur bulletin de vote de manière erronée), mesurée par la différence de pourcentage de participation entre le référendum de 1995 et l’élection provinciale de 1994, ni (c) du momentum du OUI tel que calculé par la différence entre le pourcentages de votes pour l'indépendance en 1995 et le pourcentage de votes obtenus pour le PQ en 1994. Le pourcentage de francophones par circonscription est, quant à lui, légèrement négativement corrélé à la proportion de bulletins rejetés (d). Ces résultats sont confirmés par un modèle de régression linéaire (voir Tableau 2 en Annexe) démontrant une absence de coefficient statistiquement significatif pour les variables attitudinales agrégées. Nos résultats ne permettent donc d'identifier aucun prédicteur politique significatif d’écartement des bulletins de vote au sein des différentes circonscriptions québécoises. Le nombre de francophones par circonscription est cependant statistiquement significativement associé à une légère baisse du taux de votes annulés dans le modèle complet (Modèle 2)—et cet effet persiste à moindre échelle lorsque les circonscriptions atypiques de Chomedey, Marguerite-Bourgeoys et Laurier-Dorion sont exclues (Modèle 4).
Rallye pour l'unité canadienne
Un second élément controversé du référendum de 1995 fut la tenue d'un rallye pour l'unité canadienne à la Place du Canada à Montréal le 27 octobre 1995. Cet événement a rassemblé plus de 100,000 CanadiensFootnote 7—venus en grande partie de l'extérieur du Québec—ainsi que de nombreux acteurs politiques du camp du NON, notamment le Premier Ministre Jean Chrétien, le chef du Parti Conservateur du Canada Jean Charest ainsi que le chef du Parti Libéral du Québec Daniel Johnston. Le financement de ce rallye fait l'objet de controverses; en effet, une enquête menée par le DGEQ a conclu à de multiples infractions à la loi électorale en raison de dépenses considérées en violation avec les règles applicables au Québec (DGEQ, 2001).
Le référendum québécois de 1995 fut caractérisé par une augmentation stable des intentions de vote pour le OUI pendant les dernières semaines de campagne, avec une avance systématique de l'option souverainiste dans les sondages à partir du 18 octobre 1995 (Fox, Andersen et Dubonnet Reference Fox, Andersen and Dubonnet1999). Néanmoins, l'impact potentiel du rallye pour l'unité canadienne est considérable puisqu'une majorité de Québécois (53.4%) rapportent avoir pris leur décision finale lors des deux semaines finales de la campagne (voir Figure 3). La Figure 4 présente des données d'intention de vote quotidiennes obtenues auprès de 553 répondants résidant au Québec entre le 23 et le 28 octobre 1995. Un test t révèle une différence statistiquement significative pour l'appui envers chacune des options entre le 26 et le 27 octobreFootnote 8 (différence = 8.9% et p-valeur = 0.076 pour le NON, différence = −8.2% et p-valeur = 0.101 pour le OUI). Il s'agit de la fluctuation la plus significative d'intentions de vote pendant la dernière semaine de campagne.
Des résultats obtenus par régression linéaire (voir Tableau 1Footnote 9) suggèrent que l'effet du rallye pour l'unité canadienne fut statistiquement significatif, même en contrôlant pour les caractéristiques sociodémographiques individuelles des répondantsFootnote 10 et pour le jour de la campagne, capturant ainsi le momentum. Bien qu'il semble dans l'ensemble avoir nuit à la cause souverainiste, le rassemblement pourrait avoir légèrement bénéficié au OUI sur l’île de MontréalFootnote 11 (+5% de probabilité de soutenir le OUI, avec les effets cumulés d'interaction), où les électeurs québécois ont directement été témoins du rallye—mais ces résultats doivent être nuancés en raison du faible nombre de répondants hors-Montréal sondés le 27 et le 28 octobre (n = 33).Footnote 12 De manière agrégée, cette analyse linéaire suggère que le rassemblement pour l'unité canadienne du 27 octobre 1995 aurait potentiellement pu avoir un impact sur le résultat du scrutin en augmentant le soutien pour le NON, d'autant plus qu'une majorité d’électeurs rapportent avoir pris leur décision finale lors des deux dernières semaines de la campagne.
***p < 0.01; **p < 0.05; *p < 0.1
Conclusion
La présente note de recherche cherche à offrir un éclairage additionnel sur des éléments controversés du référendum de 1995, à la lumière d'un intérêt renouvelé en politique québécoise pour la légitimité de son déroulement. Compte tenu de l'importance historique de ce scrutin, l’évaluation de tels déterminants est essentielle pour maintenir la confiance des citoyens envers leurs institutions démocratiques. L’étude présentée dans cet article mobilise des données historiques d’Élections Québec et de Canadian Facts Limited pour analyser deux éléments-clés continuant d'alimenter les discussions au sujet du référendum de 1995: les bulletins de vote rejetés et le rallye du love-in. Les résultats obtenus confirment que l'exclusion de bulletins rejetés ne fut pas systématique dans les circonscriptions ayant davantage soutenu le NON à travers la province, ni dans celles avec un moins grand momentum pour le OUI ou davantage de nouveaux électeurs. De plus, des analyses statistiques suggèrent que le rallye pour l'unité canadienne aurait potentiellement pu favoriser l'option fédéraliste en fin de campagne. À notre connaissance, Canadian Facts Limited détient la seule base de données publique permettant d'analyser la fluctuation quotidienne des choix de vote en octobre 1995. Malgré l’échantillon restreint de répondants, qui est une limite de cette étude, ces résultats suggèrent l'importance potentielle du rallye du love-in dans la perte de vitesse du OUI dans les derniers jours de la campagne référendaire.
Annexe