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L'aptitude au travail comme heuristique de mérite dans la formation des opinions à l’égard des personnes assistées sociales

Published online by Cambridge University Press:  04 July 2023

Alexandre Blanchet*
Affiliation:
The Co-operators, 360 Rue Saint-Jacques #1100, Montréal, QC H2Y 1P5, Canada
Normand Landry
Affiliation:
Département Sciences humaines, Lettres et Communication, Université Téluq, 5800 rue Saint-Denis, bureau 1105, Montréal, QC H2S 3L5, Canada
*
Auteur correspondant : Alexandre Blanchet. Courriel : [email protected]
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Résumé

Cet article étudie les attitudes des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. Il s'intéresse à la variation du niveau d'aide mensuel que les Québécois sont prêts à leur accorder en fonction du profil de prestataires. L'article vise plus spécifiquement à étudier l'influence de l'aptitude au travail en tant qu'heuristique de mérite structurant l'opinion des Québécois. Nos résultats indiquent que les Québécois sont d'avis que les prestataires de l'assistance sociale devraient recevoir des soutiens mensuels inférieurs à ce qu'ils considèrent être le revenu minimum nécessaire pour couvrir les besoins de base. L'opinion des Québécois quant au niveau adéquat d'aide devant être offerte aux personnes assistées sociales est aussi fortement structurée par la question de l'aptitude au travail et par la perception que les individus sont en contrôle de leur situation. Finalement, la notion d'aptitude au travail se distingue clairement d'une variété d'autres caractéristiques individuelles pouvant influencer les opinions des Québécois.

Abstract

Abstract

This article examines Quebecers' attitudes towards welfare recipients and looks at the variation in the level of monthly assistance that Quebecers are willing to give them as a function of the recipient profile. Specifically, the article aims to study the influence of the ability to work as a merit-based heuristic structuring Quebecers' opinions. Our results indicate that Quebecers believe that social assistance recipients should receive monthly supports below what they consider to be the minimum income necessary to cover basic needs. Quebecers' views on the appropriate level of assistance to be provided to people benefiting from social assistance are also strongly structured by the issue of employability and the perception that individuals are in control of their situation. Finally, the ability to work is clearly distinguished from a variety of other individual characteristics that may influence Quebecers' opinions.

Type
Étude originale/Research Article
Copyright
Copyright © The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Political Science Association (l’Association canadienne de science politique) and/et la Société québécoise de science politique

Les personnes assistées sociales souffrent de perceptions négatives persistantes au Québec. Ces perceptions sont susceptibles de structurer l'opinion publique et ultimement les politiques visant à soutenir les personnes en situation de vulnérabilité et ayant besoin du soutien de l’État. À cet effet, les travaux de Noreau et al. (Reference Noreau, Bernheim, Cotnoir, Dufour, Guay and Van Praagh2016) rapportent que les Québécois ont une opinion généralement défavorable des personnes assistées sociales, mais concluent de manière surprenante que la condition sociale constitue le motif de discrimination le plus fréquent dans l'opinion publique québécoise. Corroborant les résultats de Noreau et ses collègues, Landry et al. (Reference Landry, Blanchet, Rocheleau and Gagné2021) montrent que, parmi une variété de groupes sociaux dont plusieurs sont susceptibles de faire l'objet de stéréotypes négatifs dans la population québécoise, les personnes assistées sociales sont celles qui reçoivent les scores d'appréciation les plus bas.

Les attitudes des Québécois à l’égard de ces programmes concordent avec ceux qui prévalent dans le reste du Canada, où ceux-ci sont l'objet d'une hostilité documentée ainsi que d'un faible niveau d'attention et de considération (Daigneault, Reference Daigneault2015; Harrel, Soroka, et Mahon, Reference Harell, Soroka and Mahon2008). Les programmes d'assistance sociale ont de faibles niveaux de soutien public au Québec (Langlois, Reference Langlois2015; Reference Langlois and Gaudreault2019). Tant au Québec que dans le reste du Canada, les personnes seules considérées aptes à l'emploi bénéficient des traitements les moins généreux de la part des programmes publics. De même, la sévérité des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales considérées aptes à l'emploi s'inscrit dans une tendance pancanadienne établie sur le long terme de déconsidération de cette catégorie de prestataires (Noël, Reference Noel2020).

Cela étant, les connaissances à l’égard des seuils des prestations mensuelles que les Québécois consentent à verser aux personnes assistées sociales sont demeurées jusqu’à présent peu développées. Dans la mesure où ces personnes ont des besoins de base requérant un minimum de ressources financières, une question se pose d'emblée : quel est le niveau de soutien public aux personnes assistées sociales que les Québécois jugent approprié, et quels sont les facteurs qui affectent le degré de soutien financier consenti ?

Les programmes d'assistance sociale québécois sont divisés en deux grands volets : le Programme de solidarité sociale, qui cible les personnes jugées inaptes au travail (il est alors question de « contraintes sévères à l'emploi »Footnote 1) ; et le Programme d'aide sociale, qui vise quant à lui les personnes considérées sans contraintes sévères à l'emploi ou confrontées à des contraintes jugées « temporaires ».Footnote 2 Elles sont donc considérées globalement aptes à travailler.

Les prestations du Programme d'aide sociale sont substantiellement inférieures à celles versées par le Programme de solidarité sociale. L'argument typique justifiant cette différence se fonde sur l'idée que l'assistance sociale ne doit pas être un désincitatif au travail (Ducharme, Reference Ducharme2018). Cependant, au-delà de la question des incitatifs au travail, la littérature en psychologie politique pointe les heuristiques de mérite (« deservingness heuristics ») comme un mécanisme crucial à la source de jugements normatifs affectant directement la manière dont sont perçues les personnes requérant les soutiens publics. Bien qu'elles partagent des besoins économiques de bases similaires, les personnes prestataires du Programme d'aide sociale jugées aptes au travail sont susceptibles d’être perçues différemment des personnes prestataires du Programme de solidarité sociale, ces dernières étant considérées inaptes à travailler. Ces dernières sont présumées être confrontées à une situation de dépendance économique pour des raisons qui ne relèvent pas de leur volonté, se distinguant alors favorablement des individus considérés aptes au travail et capables de s'extraire de leur condition sociale.

En lien direct avec ces idées, les travaux de Schneider et Ingram (Reference Schneider and Ingram1993) sur la construction sociale des cibles des politiques publiques offrent une avenue pour expliquer l'absence de considération accordée par les pouvoirs publics aux prestataires des programmes d'assistance sociale. Selon ces auteurs,

Les décideurs trouvent avantageux d'offrir une politique publique bénéfique aux groupes favorisés qui sont à la fois puissants et construits positivement comme « méritants », car non seulement le groupe lui-même répondra favorablement, mais d'autres approuveront que cette politique soit conférée à des personnes méritantes. De même, les fonctionnaires infligent couramment des punitions aux groupes construits négativement qui ont peu ou pas de pouvoir, car ils n'ont pas à craindre de représailles électorales de la part du groupe lui-même et le grand public approuve les punitions infligées aux groupes qu'il a construits négativement. (Notre traduction, 336)

Cette distinction touche directement la question des heuristiques de mérite. Bien que les Programmes d'assistance sociale québécois soient structurés autour de la question du rapport au travail, cette question et son impact sur l'opinion publique n'ont, à notre connaissance, toujours pas été étudiées au Québec.

Cet article vise trois objectifs. Nous voulons d'abord identifier les seuils des prestations mensuelles que les Québécois estiment devant être versées aux personnes assistées sociales. Le degré de « générosité » des Québécois s'appréciera au regard de ce qu'ils considèrent être les ressources minimales nécessaires pour qu'une personne ou une famille puisse assurer ses besoins de base. Nous souhaitons ensuite évaluer l'importance de la question de l'aptitude au travail dans ce niveau de générosité. Finalement, nous voulons évaluer à quel point la question de l'aptitude au travail est utilisée comme heuristique de mérite dans la structuration de la générosité des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales.

Utilisant des données issues d'un sondage représentatif de 2051 répondants, nos résultats montrent que les Québécois accordent aux personnes assistées sociales des niveaux de soutiens financiers inférieurs à ce qu'ils considèrent être le minimum nécessaire pour assumer les besoins de base. Nous montrons également que le niveau de générosité des Québécois est nettement plus bas à l’égard des personnes jugées aptes à travailler et que, en comparaison à d'autres facteurs susceptibles d'affecter la générosité, la question de l'aptitude au travail est l’élément le plus important.

Les heuristiques de mérite et les personnes assistées sociales

En psychologie politique, les « heuristiques » sont conçues comme des raccourcis mentaux permettant aux individus de poser rapidement et efficacement des jugements sur une variété d'enjeux ou d’événements à propos desquels ils détiennent autrement peu d'information (voir Sniderman, Brody, and Tetlock Reference Sniderman, Brody and Tetlock1991; Popkin Reference Popkin1991; Lupia Reference Lupia1994). Dans un contexte où il est largement admis que la vaste majorité des citoyens est peu informée à propos de la politique (Converse Reference Converse and Apter1964; Delli Carpini and Keeter Reference Delli Carpini and Keeter1996; Fournier Reference Fournier, Everitt and O'Neil2002), les raccourcis heuristiques apparaissent comme l'un des mécanismes par lequel les citoyens parviennent à forger des opinions politiques, et ce, même s'il a aussi été largement démontré que ceux-ci ne peuvent remplacer une information plus complète (voir Bartels Reference Bartels1996, Reference Bartels2008 ; Althaus Reference Althaus2003 ; Blais et al. Reference Blais, Gidengil, Fournier and Nevitte2009). À la différence des valeurs ou des structures d'opinions déjà cristallisées, les raccourcis heuristiques sont liés à la manière dont les individus traitent l'information partielle à laquelle ils sont exposés et à la manière avec laquelle ils parviennent à former un jugement lors d'une situation nouvelle. Comprendre les procédés heuristiques utilisés par les individus dans la formation des opinions permet donc de mieux saisir le mécanisme concret par lequel ces opinions voient le jour.

En matière d'opinion à l’égard de personnes bénéficiant des soutiens de l’État, la littérature pointe vers l'importance d'une heuristique fondée sur la perception du caractère « malchanceux » ou « paresseux » de la personne ou du groupe ciblé par le soutien. Déjà au début des années 1980, Coughlin (Reference Coughlin1980) rapportait que dans la plupart des pays occidentaux, les citoyens sont largement favorables aux politiques de soutien financier envers les personnes âgées, aux gens malades et infirmes ainsi qu'aux familles avec des enfants dans le besoin. Les politiques d'assistance sociale sont toutefois associées aux niveaux de soutien populaire les plus bas. Ces résultats ont été répliqués plus récemment en Europe (van Oorschot Reference van Oorschot2006). Dans tous les pays étudiés, les groupes envers lesquels les citoyens sont les plus généreux sont ceux qui sont dans une situation de dépendance pour des raisons jugées hors de leur contrôle.

Dans la même lignée, en synthétisant les travaux empiriques sur l'appui du public aux politiques d'assistance sociale produits durant les décennies 1980 et 1990 (Cook Reference Cook1979; Coughlin Reference Coughlin1980; Golding and Middleton Reference Golding and Middleton1982; Swaan Reference Swaan1988; Katz Reference Katz1990; Will Reference Will1993; Pettersen Reference Pettersen1995), van Oorschot (Reference van Oorschot2000) dégage cinq grands critères de mérite qui semblent guider les opinions des citoyens lorsqu'ils posent des jugements à l’égard de ceux qui méritent ou non de recevoir de l'aide gouvernementale : 1) le niveau de contrôle des personnes assistées sociales sur leur propre situation, 2) l'ampleur de leurs besoins, 3) la proximité identitaire des personnes assistées sociales avec ceux qui posent un jugement de mérite à leur égard, 4) l'attitude des personnes assistées sociales à l’égard de l'aide reçue, et finalement 5) le niveau de réciprocité dont elles font montre ou dont elles ont fait état durant leur vie. Analysant l'influence de ces critères sur l'opinion publique aux Pays-Bas, van Oorschot conclut que le critère du contrôle est celui qui exerce de loin la plus forte influence, suivi de la proximité identitaire puis de la réciprocité.

Dans un ouvrage majeur sur la question de l'appui aux politiques d'assistance sociale aux États-Unis, Gilens (Reference Gilens2000) montre que les Américains appuient généralement ces politiques lorsque les bénéficiaires sont jugés « méritants », par opposition à ceux qui seraient « non-méritants ». Cependant, il souligne aussi que le public américain est mal informé à propos des bénéficiaires des aides publiques, que les représentations médiatiques qui en sont faites ont nettement tendance à surreprésenter les personnes afro-américaines, et que le public américain tend à considérer que les politiques d'assistance sociale sont d'abord et avant tout un programme de soutien aux personnes noires. Par ailleurs, parmi trois stéréotypes importants affectant souvent la perception des personnes noires aux États-Unis (qu'ils seraient paresseux, non-intelligents et violents), Gilens découvre que seul le stéréotype de la paresse est associé à une opposition aux politiques d'aide sociale. Notons que ce dernier résultat corrobore globalement les résultats de van Oorschot (Reference van Oorschot2000) à propos de l'influence du critère de contrôle personnel exercé sur l'accès au travail et l'employabilité.

Cependant, les résultats de Gilens (Reference Gilens1996) montrent aussi que les attitudes raciales des Américains blancs sont le facteur structurant le plus important pour expliquer l'opinion des personnes blanches à propos de l'aide sociale (voir aussi Dyck and Hussey Reference Dyck and Hussey2008). Dans le contexte américain de « racialisation » des attitudes à l’égard des programmes d'assistance sociale, ces résultats laissent entrevoir que la proximité identitaire joue certainement un rôle important. Par ailleurs, si l’éducation est généralement associée à une plus grande tolérance envers la diversité, Federico (Reference Federico2004) montre que le fait qu'elle rende les différentes opinions d'un individu plus cohérentes entre elles génère des effets complexes et parfois contradictoires sur les attitudes à l’égard de l'assistance sociale. Notamment, les personnes plus éduquées pourront être moins influencées par leurs perceptions raciales si elles ont une opinion globalement positive des personnes noires, mais les personnes éduquées qui ont une opinion négative des Afro-Américains seront aussi plus en mesure d'ajuster leurs opinions à l’égard des programmes d'assistance sociale en conséquence et donc d'avoir des attitudes encore plus défavorables à l’égard des programmes d'aide sociale.

En dehors des États-Unis, Eger (Reference Eger2010) montre qu'après l’établissement d'un État providence construit à une époque marquée par une situation où la population suédoise était largement homogène sur le plan culturel, la diversité ethnoculturelle croissante a été associée à une diminution générale du soutien envers les politiques de redistribution. Par ailleurs, Eger conclut que les régions suédoises qui sont les plus diversifiées sont aussi celles où l'appui à l’État providence est le plus faible. Les politiques d'assistance sociale ne sont qu'un des nombreux éléments de ce qui constitue traditionnellement l’État providence, mais il n'en demeure pas moins que ces résultats sont intéressants du point de vue de l'influence de la diversité ethnoculturelle sur l'appui aux politiques redistributrices. Il convient cependant de remarquer que des études similaires menées en Occident et ailleurs en viennent à des résultats mitigés quant aux impacts de la diversité sur l'appui aux politiques redistributrices, où certaines études suggèrent des effets négatifs et d'autres non (voir l'intéressante revue de littérature de Stichnoth and Van der Straeten Reference Stichnoth and Van der Straeten2013).

Au Canada, Harell, Soroka, et Ladner (Reference Harell, Soroka and Ladner2014) rapportent des résultats d'une expérience de sondage et concluent que l'identité autochtone aléatoirement attribuée à des prestataires fictifs affecte négativement le soutien des Canadiens envers les politiques redistributrices lorsque l'on tient compte des prédispositions préalables envers les Autochtones. Par ailleurs, Harell et ses collègues montrent que l'effet spécifique de l'identité autochtone du prestataire est plus important chez les Canadiens qui ont des prédispositions négatives à l’égard des Autochtones. Ces résultats indiquent que l'identité des prestataires est susceptible d'affecter les perceptions en dehors du contexte américain.

Finalement, d'importants travaux mobilisant un cadre théorique inspiré de la biologie évolutionniste apportent un éclairage nouveau et différent sur les mécanismes psychologiques sous-jacents aux heuristiques de mérite. Petersen (Reference Petersen2012) note que les heuristiques de mérite sont établies depuis longtemps comme un facteur structurant l'opinion publique à l’égard des politiques de protection sociale. Néanmoins, il soutient que la littérature sur le sujet repose généralement sur l'hypothèse que ces raccourcis de jugement sont appris, alors qu'il considère quant à lui qu'ils sont innés et universels entre les cultures. Suivant Petersen, les heuristiques de mérite sont le fruit d'un processus d'adaptation évolutif dans lequel les personnes qui offrent de l'aide font un acte risqué dans la mesure où ils fournissent un effort et des ressources qui pourraient ne pas produire un acte réciproque si le besoin se présentait.

En conséquence, les actes individuels à la base des soutiens collectifs génèrent un important besoin de distinguer rapidement entre les « tricheurs » et ceux qui font preuve de réciprocité. Ceux qui sont perçus comme étant seulement des profiteurs du soutien collectif sans intention de contribuer à son établissement seront considérés comme ne méritant pas des aides collectives, alors que ceux qui seront également vus comme contributeurs seront jugés méritants. Les heuristiques les plus simples à utiliser pour formuler rapidement ces jugements sont fondées sur le niveau d'effort démontré par les individus. Les personnes dans le besoin qui sont jugées paresseuses seront considérées être des tricheurs, alors que celles qui sont plutôt considérées être malchanceuses seront vues comme potentiellement aptes à la réciprocité, et donc méritantes d'un soutien de la part de la collectivité.

Petersen (Reference Petersen2012) montre que les individus utilisent bel et bien les heuristiques liées à la perception de l'effort et que ces processus psychologiques sont effectifs autant à petite qu’à grande échelle. Petersen et al. (Reference Petersen, Slothuus, Stubager and Togeby2011) arguent aussi que les heuristiques de mérite sont à ce point centrales dans l'action collective qu'ils sont activés automatiquement sans que les individus en soient conscients. Par exemple, des facteurs comme le niveau d'appétit affectent les opinions à l’égard des politiques liées au partage des ressources : les personnes ayant davantage faim étant plus susceptibles de considérer qu'elles méritent l'aide collective (Petersen et al. Reference Petersen, Aarøe, Jensen and Curry2014). Dérivant de cette perspective générale des hypothèses plus spécifiques à propos de l'appui aux politiques d'assistance sociale, Petersen et al. (Reference Petersen, Sznycer, Cosmides and Tooby2012) montrent que la perception du niveau d'effort que démontrent les personnes assistées sociales à trouver un emploi affecte les émotions de compassion et de colère ressentie par les individus à leur égard. Ces émotions affectent à leur tour leurs opinions à l’égard des politiques d'assistance sociale.

Poursuivant sur ce filon de recherche, Hansen (Reference Hansen2019) soutient quant à lui que les heuristiques de mérite sont toujours fonction de l'importance accordée à la valeur d'aider les individus dans le besoin. Il suggère qu'une adhérence plus forte à cette valeur est associée à un besoin plus grand de s'assurer que les individus qui affirment être dans le besoin le soient réellement, augmentant par le fait même l'importance des heuristiques de mérite pour ces individus. Si ces conclusions s'inscrivent dans une mouvance plus large de travaux en psychologie politique (voir Hibbing, Smith et Alford, Reference Hibbing, Smith and Alford2013), les travaux de Petersen et ses collègues sont ici particulièrement pertinents parce qu'ils portent sur la question des mécanismes sous-jacents aux opinions quant à la distribution des aides collectives.

Tournons maintenant vers le cas plus spécifique de l'opinion des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. On peut s'attendre à ce que ces personnes soient vues très différemment selon qu'elles soient aptes ou inaptes au travail. Les personnes jugées inaptes au travail devraient être perçues comme des bénéficiaires légitimes des systèmes d'assistance sociale alors que les personnes jugées aptes devraient, au contraire, avoir tendance à être davantage perçues comme profitant d'un système ne leur étant pas destiné, dans un contexte où leur aptitude à travailler devrait plutôt faire d'elles des personnes contributrices. La question de l'aptitude au travail devrait donc être une heuristique utilisée par les Québécois pour juger du niveau d'aide mérité par les personnes assistées sociales.

Données et Résultats

Les données utilisées dans cet article proviennent d'un échantillon représentatif de 2051 Québécois adultes collectés via un panel web à la fin de l’été 2019.Footnote 3 Le questionnaire web comprenait une soixantaine de questions et visait à mesurer une variété d'attitudes à propos des personnes assistées sociales et d'autres éléments susceptibles de leur être liées.

Notre analyse se divisera en trois temps. D'abord, nous nous intéresserons aux montants mensuels des prestations que les Québécois consentent à verser aux différentes catégories de personnes assistées sociales afin qu'elles puissent couvrir leurs besoins de base. Nous comparerons ces réponses à celles que les Québécois ont données à deux questions visant à évaluer le niveau de revenu jugé nécessaire pour couvrir les besoins de base d'une famille de deux adultes et deux enfants, puis d'un individu seul, et ce sans référence à la question de l'assistance sociale. Nous nous tournerons ensuite plus spécifiquement vers le rôle de l'aptitude au travail dans ces évaluations, ainsi que vers les liens entretenus entre l'aptitude au travail et la perception du contrôle qu'exercent les personnes assistées sociales sur leur vie, dans la détermination des prestations que les Québécois leur accordent. Finalement, nous analyserons les résultats issus d'une série de vignettes montrant des scénarios de personnes assistées sociales et faisant varier aléatoirement certaines de leurs caractéristiques. Cela permettra de vérifier si l'aptitude au travail a réellement une importance particulière par rapport à d'autres facteurs.

La générosité des Québécois en fonction de leur perception des besoins minimaux

L’élément central de toute politique d'assistance sociale consiste en des soutiens financiers, normalement versés sous forme de paiements mensuels visant à permettre aux personnes assistées de couvrir leurs besoins de base. Si l’évaluation objective de ces besoins est sujette à débat,Footnote 4 la perception subjective des montants nécessaires pour couvrir les besoins de base est cruciale pour comprendre comment les Québécois établissent le revenu qu'ils estiment constituer le minimum mensuel nécessaire. Par ailleurs, il tient de l’évidence que la plupart des gens ne souhaitent pas simplement avoir un revenu leur permettant de couvrir leurs besoins de base, mais espèrent aussi atteindre un certain niveau de confort.

Pour mesurer ces éléments subjectifs, nous avons posé quatre questions aux répondants. Les deux premières leur demandaient d'indiquer le montant mensuel nécessaire pour avoir « un niveau de vie que vous jugez confortable au Québec » pour une personne seule, puis pour une famille de deux adultes et deux enfants.Footnote 5 Suivant ces questions, deux questions similaires ont été posées, cette fois demandant aux répondants d'indiquer les montants nécessaires pour qu'une personne seule et une famille de deux adultes et deux enfants puissent assurer leurs « besoins de base comme se loger, se nourrir et se vêtir ».Footnote 6 Remarquons que ces questions ont été volontairement placées très tôt dans le sondage, bien avant que des questions portant plus spécifiquement sur l'assistance sociale ne soient posées. Les répondants ont donc répondu à ces questions sans que la saillance de l'enjeu de l'assistance sociale ne soit influencée par le questionnaire lui-même. Pour les personnes seules, la moyenne des montants mensuels se chiffre à 2596,48 $ par mois (σ = 1508.36, Intervalle de confiance (IC) [2529.91, 2663.04]) lorsqu'il s'agit de vivre confortablement et de 1842,71 $ par mois (σ = 856.17, IC [1804.92, 1880.49]) lorsqu'il s'agit de couvrir seulement les besoins de base.Footnote 7

Ces estimations nous permettent de nous faire une idée du revenu mensuel que les Québécois considèrent être le minimum nécessaire. Elles constituent les balises à partir desquelles ils établissent un niveau de revenu permettant d'accéder à un mode de vie confortable et établissent un point de référence nous permettant de juger du niveau de générosité des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. Pour ce faire, nous avons demandé aux répondants d’établir les montants des prestations mensuelles que des personnes assistées sociales vivant seules devraient recevoir, ainsi que pour une famille constituée de deux personnes assistées sociales vivant avec leurs deux enfants. Nous avons posé ces questions à la fois pour les personnes jugées inaptes au travail et dans un contexte où elles sont considérées aptes à travailler.Footnote 8

Cependant, nous avons aussi voulu vérifier l'impact potentiel d'exposer les répondants à une information externe susceptible d'ancrer leurs perceptions des montants considérés adéquats. Les questions ont donc été précédées d'un court préambule où les répondants ont été aléatoirement assignés à recevoir ou non l'information selon laquelle « le revenu nécessaire pour couvrir les besoins de base au Québec est estimé à 1500 $ par mois, pour une personne seule ». 1043 répondants ont reçu cette information et 1011 n'y ont pas été exposés. Le préambule était formulé comme suit :

Nous aimerions maintenant vous poser quelques questions à propos des personnes assistées sociales. Gardez à l'esprit que le programme d'assistance sociale du Québec distingue les individus qui sont considérés « aptes » au travail par rapport à celles qui sont considérées « inaptes » à travailler.

Nous vous présenterons quelques scénarios de personnes bénéficiaires de l'assistance sociale et nous vous demanderons de dire combien d'argent mensuellement vous considérez que ces personnes devraient recevoir. C'est-à-dire, combien d'argent vous considérez que le gouvernement du Québec devrait donner à ces personnes. [Traitement aléatoire : Gardez en tête que le revenu nécessaire pour couvrir les besoins de base au Québec est estimé 1500 $ par mois, pour une personne seule]

Les résultats sont illustrés à la Figure 1. Le panel de gauche rapporte les réponses moyennes pour les revenus minimums nécessaires dans le contexte d'une famille de quatre alors que le panel de droite rapporte ces réponses pour une personne seule. Les réponses concernant les personnes assistées sociales aptes et inaptes au travail sont rapportées pour les répondants ayant été exposés à l'information selon laquelle le revenu minimal nécessaire pour une personne seule est estimé à 1500 $ (« Condition à 1500 $ »), ainsi que pour ceux qui n'ont pas reçu cette information (« Contrôle »). Les réponses précédentes des répondants concernant les revenus minimums pour couvrir les besoins de base sont aussi incluses (« Baromètre »).

Figure 1. Niveau de moyens financiers mensuels nécessaires

Note : La figure rend compte des réponses quant aux évaluations des répondants à propos des revenus mensuels jugés nécessaires pour « assurer uniquement ses BESOINS DE BASES comme se loger, se nourrir et se vêtir » (Besoins de bases), de même que les revenus d'aide jugés adéquats pour les personnes assistées sociales jugées aptes et inaptes au travail, le tout dans des contextes de personnes vivant seules ou en contexte d'une famille de deux adultes et deux enfants. Les points représentent la moyenne des réponses alors que les barres verticales représentent les distributions à ±2 écart-types de la moyenne. Les réponses concernant les revenus nécessaires pour vivre « confortablement » ne sont pas illustrées afin de faciliter la lisibilité de la figure.

Trois résultats d'importance émergent des données. D'abord, l'information selon laquelle les revenus minimaux pour couvrir les besoins de base d'une personne seule au Québec sont estimés à 1500 $ par mois affecte positivement les évaluations des Québécois. Les répondants qui ont été exposés à cette information accordent des montants mensuels significativement supérieurs aux personnes assistées sociales, qu'elles soient ou non considérées aptes au travail. Par exemple, en nous concentrant sur les personnes considérées aptes à travailler, le montant mensuel moyen accordé est de 781 $ par mois (IC [735, 827]) lorsque les répondants ont été exposés à cette information et de 644 $ (IC [603, 685]) lorsqu'ils n'y ont pas été exposés. Pour les familles de quatre, les montants moyens sont de 1499 $ (IC [1411, 1586]) lorsque l'information est présentée et de 1265 $ (IC [1188, 1342]) lorsqu'elle n'est pas présentée.

L'impact de l'information concernant le revenu minimum à 1500 $ a un effet similaire lorsqu'il s'agit de personnes jugées inaptes au travail, mais les résultats concernant ces personnes nous permettent parallèlement de souligner le second élément d'importance : les Québécois accordent des montants mensuels substantiellement plus élevés aux personnes assistées sociales lorsqu'elles sont jugées inaptes au travail. Concernant les personnes seules, ces montants sont de 1451 $ (IC [1400, 1503]) dans le groupe contrôle et de 1532 $ (IC [1486, 1578]) chez ceux ayant reçu le traitement. Ces montants sont respectivement de 2475 $ (IC [2394, 2559]) et de 2695 $ (IC [2602, 2787]) pour les familles de quatre.

Finalement, les Québécois allouent des montants mensuels substantiellement inférieurs aux personnes assistées sociales par rapport aux montants mensuels qu'ils jugent autrement nécessaires pour assurer leurs besoins de base ; et cela est aussi vrai pour les personnes considérées inaptes au travail. Pour une personne seule, les Québécois évaluent les revenus minimums mensuels nécessaires à 1843 $ par mois (IC [1801, 1885]) et de 3400 $ par mois (IC [3358, 3442]) pour une famille de quatre. Dans tous les cas, ces montants sont substantiellement supérieurs aux montants mensuels accordés aux personnes assistées sociales, que celles-ci soient ou non considérées aptes à travailler; et que les répondants aient ou non été exposés à l'information selon laquelle le revenu minimum nécessaire est évalué à 1500 $ par mois pour une personne seule. Cela implique que, sans égard à l'aptitude au travail, les Québécois semblent d'avis que les personnes assistées sociales doivent recevoir une aide inférieure à ce qu'ils jugent nécessaire pour couvrir leurs propres besoins de base.

Cependant, en nous concentrant sur les montants accordés aux personnes assistées sociales, on remarque que la question de l'aptitude au travail joue un rôle central. Ces résultats concordent avec ceux de van Oorschot (Reference van Oorschot2000) concernant l'importance du critère de contrôle évoqué plus haut. Cette perception du contrôle est importante parce que c'est, ultimement, sur cet aspect que les individus posent des jugements quant au caractère méritoire ou non des personnes aidées. Une personne jugée inapte au travail n'a que peu ou pas de contrôle sur sa situation.

Les travaux de Baker Collins et al. (Reference Baker Collins, Smith-Carrier, Gazso and Smith2020) démontrent que les prestataires des programmes d'assistance sociale contredisent les discours prédominants intégrés aux politiques publiques sur la « culture de la pauvreté » ou les « cycles de la pauvreté ». Si les prestataires de ces programmes font état d'un puissant stigmate associé à leur statut et à une forte internalisation des heuristiques de mérite – certains prestataires étant perçus comme des bénéficiaires « légitimes » des aides publiques, d'autres en profitant ou en abusant –, l'idée d'une « culture de l'assistance sociale » se passant d'une génération à l'autre est contredite. Les prestataires des programmes d'assistance sociale expliquent les difficultés à l'insertion à l'emploi notamment par des seuils de prestations les confinant dans la précarité et la dépendance, et par les contraintes associées aux programmes. Une étude récente réalisée en contexte québécois corrobore ces conclusions (Landry et al., Reference Landry, Blanchet, Rocheleau and Gagné2021[Q4]). Les travaux de Macé, Daigneault et Goyette (Reference Macé, Daigneault and Goyette2019) mettent également en lumière trois catégories d'obstacles à une transition vers l'emploi : les obstacles personnels, concernant principalement des enjeux de santé physique ou mentale, les obstacles institutionnels, notamment en lien avec les difficultés vécues par les prestataires dans leur rapport aux programmes d'assistance sociale, et les obstacles associés au processus migratoire de nouveaux arrivants. Les auteurs soulignent également les craintes exprimées quant aux risques perçus à une sortie des programmes d'assistance sociale (perte de bénéfices, difficultés à réintégrer les programmes d'assistance sociale en cas de besoin) ainsi que l'importance que les prestataires des programmes d'assistance sociale accordent à la qualité d'un éventuel emploi lorsqu'ils prennent la décision de quitter ou non ces programmes.

Boucher et al. (Reference Boucher, Desbiens, Dupuis, Gagné and Noiseux2020) identifient quant à eux dix raisons évoquées par des personnes assistées sociales considérées aptes à l'emploi pour ne pas travailler : des conceptions autres de leur contribution à la société; des difficultés associées à l'embauche; le refus ou les difficultés associées au temps partiel; la piètre qualité des emplois disponibles; les problèmes de santé; l'incapacité des programmes d'aides à l'emploi à offrir les qualifications recherchées par les employeurs; les obstacles à l'employabilité engendrés par la pauvreté; la stigmatisation dont elles sont l'objet; la précarité dans laquelle elles sont plongées.

L'inaptitude au travail est donc une bribe d'information, une information incomplète, utilisée par les individus comme raccourcis pour inférer un niveau de contrôle plus ou moins important des bénéficiaires potentiels et, subséquemment, pour leur attribuer un niveau plus ou moins élevé de mérite quant à l’éligibilité à cette aide. Nous nous tournerons maintenant sur cet aspect afin d’évaluer comment la perception du caractère plus ou moins méritoire des personnes assistées sociales affecte la générosité des Québécois.

L'aptitude au travail comme heuristique de mérite

L’évaluation du caractère plus ou moins méritoire des individus bénéficiaires des soutiens publics est globalement centrée sur le niveau de contrôle présumé qu'ils peuvent avoir sur leur propre situation. Afin de mesurer la tendance des répondants à associer la situation des personnes assistées sociales à ce contrôle, nous avons demandé aux répondants d'indiquer leur degré d'accord ou de désaccord avec les quatre énoncés suivants : « La plupart des gens sur l'aide sociale sont des profiteurs », « La plupart des gens sur l'aide sociale y sont en raison de circonstances de vie hors de leur contrôle », « Une personne qui veut vraiment travailler peut se trouver un emploi » et « Les programmes sociaux incitent les gens à moins se débrouiller par eux-mêmes ».Footnote 9 Les répondants pouvaient indiquer s'ils étaient fortement d'accord, d'accord, en désaccord, fortement en désaccord avec ces affirmations, ou indiquer ne pas savoir. Suivant le sens directionnel des questions, les réponses ont été codées de -2 à 2 en attribuant la valeur de 0 aux « ne sait pas », les scores plus élevés étant attribués aux réponses témoignant d'une plus grande croyance dans le contrôle individuel. Les items font montre d'une cohérence interne acceptable (alpha de Cronbach = 0,71) et la somme des scores attribués aux quatre items a ensuite été standardisée afin d'obtenir une moyenne de 0 et un écart-type de 1, nous offrant une mesure de la perception des répondants quant au contrôle des personnes assistées sociales sur leur condition sociale.

Nous avons estimé un modèle de régression linéaire incluant cette variable de perception de contrôle comme prédicteur des montants mensuels accordés aux personnes assistées sociales dans des contextes de personnes vivant seules ainsi que d'une famille de deux adultes et deux enfants, et dans les deux cas dans des situations où ces personnes sont jugées aptes et inaptes au travail. Plutôt que d'estimer quatre modèles distincts – un modèle pour chaque variable reprenant une combinaison de contexte individuel-familial et d'aptitude-inaptitude au travail – nous avons regroupé les données et estimé ces quatre scénarios en un seul modèle. Celui-ci inclut des indicateurs dichotomiques visant à capturer les effets spécifiques associés aux questions concernant des individus seuls ou en contexte de famille de quatre, ainsi qu'un indicateur capturant la situation d'aptitude au travail spécifiée dans la question concernée. Nous avons aussi inclus un indicateur visant à capturer l'effet d'une exposition ou d'une non-exposition à l'information selon laquelle le revenu minimum nécessaire pour une personne seule était évalué à 1500 $ par mois afin d'ajuster les estimations au fait que certains répondants ont vu cette information et pas d'autres. Des variables contrôles concernant le plus haut niveau d’éducation atteint, la langue maternelle, le sexe et le revenu minimal jugé nécessaire par le répondant (pour une personne seule ou une famille de quatre selon la question concernée) ont aussi été ajoutées. Finalement, nous rapportons les erreurs standards robustes afin de tenir compte du fait que cette spécification implique que nous modélisons des données répétées nichées « à l'intérieur » des répondants (4 réponses par individus).

Le modèle de base estimé peut s’écrire comme suit :

$$\eqalign{ Y_{ij} & = {\rm \alpha } + {\rm \beta }_1\,Contr\hat{o} le_i + {\rm \beta }_2\,Aptitude_j + {\rm \beta }_3\,RevenuBarom\grave{e}tre_{ij} \cr & \quad + {\rm \beta }_4Sexe_i + {\rm \beta }_5LangueMaternelle_i + {\rm \beta }_6Traitement_i + {\rm \beta }_7ContexteFamilial_j} $$

i indice les individus et j l'une des quatre questions lors desquelles les répondants devaient assigner des montants d'allocation mensuels. Remarquons que les variables indicées de i varient uniquement entre les individus, alors que celles indicées de j varient en fonction de la question à laquelle les individus répondaient. Notons finalement que β3RevenuBaromètreij est indicée par ij parce que cette variable varie à la fois entre les individus (le montant minimal qu'ils jugent nécessaire), mais aussi en fonction de la question à laquelle la réponse des individus réfère : le revenu minimum baromètre utilisé est celui pour un individu seul lorsque la question concernait une personne vivant seule et pour une famille de quatre lorsque l'estimation du montant mensuel alloué concernait une famille de quatre.Footnote 10

Les variables qui nous intéressent particulièrement sont la perception du contrôle individuel ainsi que l'indicateur concernant la situation d'aptitude au travail associée à l'estimation du montant mensuel donné par le répondant. Par ailleurs, puisque la perception du contrôle peut modérer l'effet associé à la situation d'aptitude au travail, nous nous intéresserons aussi à l'interaction entre ces deux variables. La figure 2 rend compte des résultats de deux modèles, le premier sans variable d'interaction et le second incluant une interaction entre la perception du contrôle et la situation d'aptitude au travail.

En nous concentrant sur le premier modèle (coefficients en forme de cercle), on constate que la perception du contrôle plus grande est associée à l'attribution de montants mensuels significativement plus faibles. Une augmentation d'un écart-type sur l’échelle de perception de contrôle est associée à l'attribution de 265 $ de moins par mois aux personnes assistées sociales. Il demeure cependant que la situation d'aptitude au travail est de loin le facteur qui influence le plus les montants mensuels reçus. Dans le modèle 1, les questions posées dans un contexte où les personnes cibles sont jugées aptes au travail reçoivent en moyenne 970 $ de moins que dans un contexte où elles sont jugées inaptes. Bien entendu, les familles de 4 se voient attribuer des montants supérieurs aux individus vivants seuls (908 $ par mois dans le modèle 1), mais les personnes seules ou les familles dans lesquelles les personnes assistées sociales sont jugées aptes à travailler reçoivent substantiellement moins.

Parmi les autres coefficients inclus dans le modèle, on note que le revenu minimal jugé nécessaire pour couvrir les besoins de base (« Revenu baromètre (std) ») pour un individu seul ou une famille de quatre, selon le contexte de la question, est aussi associé de manière importante avec les montants mensuels accordés aux personnes assistées sociales. Dans le modèle 1, les répondants qui ont un revenu baromètre situé à un écart-type plus élevé que la moyenne confèrent en moyenne 255 $ de plus par mois aux personnes assistées sociales, toutes les autres variables étant tenues constantes. Cette variable est très certainement influencée par le revenu réel des individus, que nous avons ici choisi de ne pas inclure dans les modèles parce que la perception du revenu minimal nécessaire est la variable qui nous intéresse réellement et que le revenu lui-même est en fait souvent utilisé comme une mesure visant justement à mesurer les éléments plus subjectifs lui étant associés. Notons cependant que l'inclusion du revenu des participants dans les modèles ne change pas substantiellement les résultats.

Puisque la perception du contrôle sur leur situation est susceptible d'affecter de manière différente les répondants en fonction du statut d'aptitude au travail des personnes assistées sociales, nous avons ajouté au modèle 2 un terme d'interaction entre la perception du contrôle des répondants et le statut d'aptitude au travail évoqué par la question concernée. Les résultats sont rapportés à la Figure 2 par les coefficients en triangle. On note d'abord qu'en comparaison au modèle 1 dans lequel le terme d'interaction n'est pas inclus, les autres coefficients demeurent inchangés. Tout au plus, nous observons que l'effet principal de la perception du contrôle diminue légèrement. En nous concentrant sur le terme d'interaction, nous voyons qu'il est significatif et substantiel.

Figure 2. Montants d'allocation aux bénéficiaires de l'aide sociale – Régression linéaire OLS

Note : La figure rend compte de résultats de régression linéaire estimée sur les données regroupées (voir équation et tableau 1 en Annexe). Des erreurs standards robustes sont utilisées afin de tenir en compte du fait que les réponses sont nichées à l'intérieur des individus. Le modèle contient aussi un indicateur dichotomique visant à capturer le contexte de vie seul ou en famille des scénarios concernés (« Contexte [famille de quatre] ») et la variable standardisée de revenu baromètre est adaptée au scénario correspondant. Les points représentent les coefficients estimés alors que les barres horizontales représentent la marge d'erreur à ±2 écarts-types de l'estimation. Les modèles contiennent aussi des indicateurs dichotomiques visant à prendre en compte du fait que certains répondants ont vu un préambule aux questions indiquant que le revenu minimal nécessaire pour assurer ses besoins de base est évalué à 1500$ par mois, alors que d'autres n'ont pas vu cette information (« Traitement à 1500$ »).

Pour mieux comprendre la signification réelle de l'effet d'interaction rapporté, nous avons calculé les montants attribués prédits basés sur le modèle 2 où nous faisons varier le statut d'aptitude au travail évoqué par la question et la perception de contrôle et gardons les autres variables constantes. Ces montants sont rapportés à la Figure 3. La ligne pleine représente l’évolution des montants mensuels alloués en fonction de la perception du contrôle lorsque les personnes assistées sociales sont considérées inaptes et la ligne pointillée montre cette même progression lorsqu'ils sont considérés aptes au travail.

Figure 3. Interaction entre la perception du contrôle et la situation d'aptitude

Note : La figure illustre l'effet d'interaction rapporté au modèle 2 de la Figure 2 à partir de prédictions calculées sur les bases du modèle. Les lignes représentent les prédictions alors que les zones ombragées sont la marge d'erreur des prédictions à ±2 écarts-types.

Trois éléments doivent être considérés. D'abord, les montants alloués aux personnes assistées sociales aptes au travail sont substantiellement inférieurs aux montants accordés aux personnes inaptes, ce à tous les niveaux de perception de contrôle (la ligne pointillée est toujours substantiellement inférieure à la ligne pleine). Deuxièmement, autant pour les prestataires aptes que pour les inaptes au travail, la perception du contrôle est associée à une diminution importante des montants mensuels alloués. Dans les deux cas, plus les répondants pensent que les personnes assistées sociales ont du contrôle sur leur situation, moins ils leur accordent d'argent (les deux lignes sont descendantes). Troisièmement, et c'est ce qui est plus spécifiquement associé à l'effet d'interaction, la perception du contrôle est associée à une diminution plus importante des montants mensuels lorsque la personne assistée sociale est considérée apte au travail que lorsqu'elle est considérée inapte (la pente descendante de la ligne pointillée est substantiellement plus « abrupte » que celle de la ligne pleine). Cela signifie que l'impact de la perception du contrôle sur les montants accordés est plus important lorsque la personne assistée sociale est considérée apte au travail. Autrement dit, plus les Québécois sont d'avis que les personnes assistées sociales contrôlent leur situation, moins ils sont généreux envers eux; mais cette générosité diminue encore plus drastiquement lorsque les personnes assistées sociales sont jugées aptes au travail.

Les résultats obtenus jusqu’à présent suggèrent que la question de l'aptitude au travail agit comme une heuristique de mérite qui affecte directement la manière dont les Québécois évaluent le niveau d'aide que les personnes assistées sociales devraient recevoir de l’État. La force de cette heuristique sur ce jugement interagit également avec la perception préalable des Québécois quant au niveau de contrôle qu'ont les personnes assistées sociales sur leur propre vie. Cependant, nous avons aussi vu plus haut que d'autres heuristiques, et notamment la proximité identitaire, sont susceptibles d'affecter les perceptions. Nous avons donc voulu comparer l'influence de l'aptitude au travail face à d'autres facteurs potentiels.

Pour ce faire, nous avons présenté cinq vignettes aux participants, contenant chacune une variation aléatoire. Ces vignettes visaient à présenter le scénario d'une personne concrète aux répondants et, en faisant varier un seul élément aléatoirement pour chaque vignette, à vérifier si l’élément variant aléatoirement produisait une différence notable dans les réponses obtenues. Encore une fois, les répondants devaient indiquer combien d'argent mensuellement les individus décrits dans les vignettes devraient recevoir. Les résultats sont présentés à la Figure 4.

Figure 4. Montants mensuels alloués, scénarios par vignette incluant des traitements aléatoires

Note : La figure rend compte des réponses quant aux évaluations des répondants à propos des revenus mensuels jugés adéquats pour chacune des 5 vignettes présentées et en fonction des traitements aléatoires attribués. Les points représentent la moyenne des réponses alors que les barres verticales représentent les distributions à ± 2 écarts-types de la moyenne.

La première vignette visait d'abord à tester une variation relativement subtile. Elle était présentée comme suit :

[Aléatoire : Catherine/Roma] est une mère monoparentale de 32 ans qui vit seule avec ses trois enfants dans son appartement. Elle ne travaille pas parce qu'elle doit s'occuper de ses enfants et vit sur l'aide sociale depuis 8 ans.

Selon vous, combien d'argent devrait-elle recevoir MENSUELLEMENT en aide sociale ? Si vous considérez qu'elle ne devrait pas être éligible à l'aide sociale, indiquez simplement 0.

Catherine, un prénom clairement francophone est ici contrasté à Roma, dont l'origine est moins évidente et aurait pu induire certains répondants à croire que la personne décrite était immigrante. Les résultats obtenus montrent que les montants accordés à Catherine et à Roma ne diffèrent pas significativement.

La deuxième vignette visait à tester de la possibilité que certains motifs d'inaptitude au travail soient perçus différemment, et notamment que les problèmes de santé physique, souvent plus « concrets », soient pris plus sérieusement par les Québécois. La vignette était présentée comme suit :

Martin est un homme de 47 ans qui vit seul. Il a un grave problème de [aléatoire : santé mentale/dos] qui le rend inapte au travail. Martin reçoit des prestations d'assistance sociale depuis qu'il a 27 ans.

Selon vous, combien d'argent Martin devrait-il recevoir MENSUELLEMENT en assistance sociale ? Si vous considérez qu'il ne devrait pas être éligible à l'assistance sociale, indiquez simplement 0.

Nous ne notons pas de différence significative entre les montants alloués à Martin, que la raison de son inaptitude au travail soit des problèmes de dos ou de santé mentale.

La troisième vignette visait encore plus clairement à tester l'impact de l'identité de la personne assistée sociale sur la prestation mensuelle jugée adéquate. Ici, les répondants ont été aléatoirement informés que la personne décrite dans la vignette était d'origine autochtone alors que d'autres répondants n'ont reçu aucune information à cet égard. La vignette était formulée ainsi :

Eric est un homme [aléatoire : autochtone/(vide)] de 44 ans qui souffre de problème de toxicomanie. Il reçoit des prestations d'assistance sociale depuis 3 ans et suit actuellement une cure de désintoxication.

Selon vous, combien d'argent Eric devrait-il recevoir MENSUELLEMENT en assistance sociale ? Si vous considérez qu'il ne devrait pas être éligible à l'assistance sociale, indiquez simplement 0.

Nous ne notons toujours aucune différence significative entre les montants mensuels attribués, qu'Eric soit décrit ou non comme Autochtone.

La quatrième vignette visait encore une fois, et cette fois encore plus directement, à tester l'impact potentiel du statut d'immigration de la personne assistée sociale. Ici, nous avons décrit la personne comme étant soit « Montréalaise » ou comme « Immigrante ». La vignette était présentée ainsi :

Murielle est une [aléatoire : immigrante/montréalaise] de 28 ans qui vit seule. Elle reçoit des prestations d'assistance sociale depuis 2 ans parce qu'elle ne parvient pas à se trouver du travail. Elle est activement en recherche d'emploi.

Selon vous, combien d'argent Murielle devrait-elle recevoir MENSUELLEMENT en assistance sociale ? Si vous considérez qu'elle ne devrait pas être éligible à l'assistance sociale, indiquez simplement 0.

Encore une fois, nous ne notons aucune différence significative entre les montants accordés à la personne décrite dans la vignette, que celle-ci soit identifiée comme Montréalaise ou comme immigrante. Notons aussi que des tests supplémentaires ne montrent pas de différences importantes chez les répondants issus des régions à l'extérieur de Montréal, suggérant que l'absence d'une différence n'est pas attribuable au fait qu'une personne montréalaise peut être considérée comme faisant partie d'un groupe social externe (« out-group ») pour un répondant vivant ailleurs au Québec.

Finalement, la dernière vignette cherchait plus directement à tester l'impact d'une heuristique de mérite fondé sur la perception de l'effort (avoir ou non obtenu le diplôme d’études secondaires) et de l'inaptitude au travail. La vignette était présentée comme suit :

[50 % de l’échantillon aléatoirement] Étienne a 21 ans et il vit avec ses deux parents qui sont tous les deux prestataires de l'assistance sociale. Étienne a commencé à recevoir lui aussi des prestations d'assistance sociale à ses 18 ans. N'ayant pas complété son secondaire, Étienne ne parvient pas à trouver un emploi.

[50 % de l’échantillon aléatoirement] Étienne a 21 ans et il vit avec ses deux parents qui sont tous les deux prestataires de l'assistance sociale. Étienne a commencé à recevoir lui aussi des prestations d'assistance sociale à ses 18 ans. Ayant été déclaré inapte au travail, Étienne ne peut pas travailler.

Selon vous, combien d'argent devrait-il recevoir MENSUELLEMENT en assistance sociale ? Si vous considérez qu'il ne devrait pas être éligible à l'assistance sociale, indiquez simplement 0.

Ici, nous notons une différence importante dans les montants mensuels accordés à Étienne selon qu'il soit décrit comme n'ayant pas terminé son secondaire ou comme ayant été déclaré inapte au travail. Étienne est présenté comme méritant recevoir en moyenne 1008 $ (IC [954, 1062]) lorsqu'il est décrit comme inapte au travail et seulement 516 $ (IC [474, 559]) lorsqu'il est décrit comme n'ayant pas terminé ses études secondaires. La différence de montants attribués est substantielle et nous remarquons qu'il s'agit non seulement de la plus grande différence observée parmi les cinq vignettes, mais c'est aussi la seule qui puisse être considérée comme étant statistiquement significative.

Les scénarios présentés dans chacune des vignettes sont trop différents pour que les montants attribués aux personnes décrites soient directement et facilement comparables, mais une interprétation générale demeure possible. À ce titre, il est intéressant de constater que les montants relatifs attribués aux différentes personnes semblent globalement cohérents avec la description qui en est faite. Dans la première vignette, Catherine et Roma sont décrites comme mères monoparentales vivant avec trois enfants. Il semble qu'en leur attribuant les montants les plus élevés parmi les vignettes, les répondants ont tenu compte du fait qu'elles ont des personnes à charge. Dans la deuxième vignette, Martin est décrit comme ayant été déclaré inapte au travail (soit pour des problèmes de dos, soit pour des problèmes de santé mentale). Face à Éric (troisième vignette) et Murielle (quatrième vignette), il semble que le statut d'inaptitude « officialisé » de Martin soit pris en compte par les participants qui lui accordent substantiellement plus d'argent mensuellement. On remarque aussi que face à Étienne (cinquième vignette), Martin se voit aussi attribuer plus d'argent et cela même lorsqu’Étienne est décrit comme inapte au travail. Cela peut être attribuable au fait qu’Étienne est décrit comme un jeune adulte vivant chez ses parents, eux aussi prestataires de l'aide sociale, alors que Martin est décrit comme vivant seul. Finalement, il est intéressant de remarquer que les montants mensuels attribués à Éric, décrit comme souffrant d'un problème de toxicomanie, et à Murielle, présentée comme étant incapable de trouver du travail, ne diffèrent pas. Ainsi, il appert que le problème de toxicomanie n'influence pas réellement les réponses des Québécois.

Conclusion

Cet article s'est intéressé aux perceptions qu'entretiennent les Québécois à l’égard des personnes assistées sociales et à ce qui structure leur niveau de générosité envers les personnes qui nécessitent des soutiens financiers de l’État. Nous avons ici tiré avantage du fait que les montants de prestations mensuelles jugées adéquats constituent des variables dépendantes idéales pour capturer le niveau de mérite perçu par des répondants envers différents types d'individus. Utilisant les données issues d'un sondage représentatif composé de 2051 répondants québécois, nous avons d'abord mesuré les perceptions des répondants quant aux montants mensuels jugés nécessaires pour assurer les besoins de base d'individus vivant seuls et de famille de quatre au Québec. Nous avons ensuite demandé aux répondants d'indiquer les montants de prestations mensuelles qu'ils jugeaient appropriées pour plusieurs types de personnes assistées sociales.

Deux résultats d'importance sont ressortis de ces analyses. Premièrement, les Québécois ont attribué à tous les types de personnes assistées sociales des montants inférieurs à ce qu'ils ont auparavant jugé être les montants minimums nécessaires pour couvrir les besoins de base. Deuxièmement, même si les montants attribués demeurent inférieurs à ce qu'ils jugent autrement nécessaire pour couvrir les besoins de base, les Québécois ont été significativement plus généreux envers les personnes assistées sociales lorsqu'elles étaient décrites comme étant inaptes au travail.

Sur les bases de ces résultats initiaux, nous avons ensuite investigué davantage le rôle joué par la question de l'aptitude au travail dans le jugement porté par les Québécois à l’égard des prestations méritées par les personnes assistées sociales. Suivant la littérature sur les heuristiques de mérite, nous avons posé l'hypothèse que les personnes jugées aptes au travail seraient perçues comme profiteuses et donc jugées moins méritantes que les personnes inaptes à travailler. Nous avons également suggéré que la perception quant au niveau de contrôle que les personnes assistées sociales avaient sur leur situation influençait aussi cette relation. Les personnes perçues comme plus en contrôle sur leur vie étant encore une fois vues comme profiteuses d'un système qui vise d'abord à protéger celles qui ont n'ont pas ce contrôle et requérant de surcroît la participation et l'effort de ceux qui en ont.

Nos résultats d'analyses de régression multivariées ont montré trois éléments importants. D'abord, l'aptitude au travail structure clairement le niveau de générosité des Québécois envers les personnes assistées sociales. Même en tenant compte d'autres variables susceptibles d'exercer une influence importante, dont notamment la perception quant au revenu minimal jugé nécessaire pour couvrir les besoins de base, les Québécois ont offert des montants mensuels de prestations significativement et substantiellement inférieurs lorsque les prestataires étaient décrits comme étant aptes à travailler. Deuxièmement, les répondants percevant que les personnes assistées sociales ont un plus grand contrôle sur leur vie ont aussi été substantiellement moins généreux à leur égard. Plus les Québécois sont d'avis que les prestataires de l'assistance sociale sont en contrôle de leur situation, moins ils leur ont attribué des prestations mensuelles élevées. Troisièmement, nos résultats montrent un effet d'interaction entre la perception de contrôle des prestataires et leur statut d'aptitude au travail. Bien que tous les répondants aient attribué des montants mensuels inférieurs aux personnes jugées aptes au travail, les répondants considérant que les personnes prestataires ont plus de contrôle sur la situation ont été encore moins généreux envers elles que celles qui étaient d'avis que ces personnes avaient moins de contrôle sur leur situation.

Finalement, nous avons voulu vérifier si, parmi d'autres facteurs possiblement structurants, la question de l'aptitude au travail avait un caractère particulier dans la manière dont prend forme l'opinion des Québécois à l’égard des personnes assistées sociales. Afin d’évaluer le rôle potentiel d'autres facteurs, nous avons utilisé une série de vignettes présentant différents scénarios de personnes assistées sociales et faisant aléatoirement varier certaines de leurs caractéristiques. Nous avons notamment présenté des vignettes suggérant une identité culturelle majoritaire ou minoritaire (Catherine ou Roma), faisant varier la nature de la justification concernant l'inaptitude au travail (santé mentale ou problème de dos), faisant varier le statut autochtone (présenté comme Autochtone ou sans mention) et faisant varier le statut d'immigration (personne présentée comme immigrante ou Montréalaise) du prestataire. Aucun de ces éléments n'a mené les répondants à attribuer des montants significativement différents entre les traitements. Seule une vignette présentant un jeune adulte vivant chez ses parents et ayant soit été déclaré inapte ou comme n'ayant pas terminé son secondaire a mené à l'attribution de montants mensuels substantiellement différents. Nous interprétons ces résultats comme une indication claire que la question de l'aptitude au travail et les perceptions quant à l'effort lui étant associées jouent un rôle particulier et central dans la formation de l'opinion publique des Québécois sur la question de l'aide sociale.

Globalement, il ressort donc que les Québécois sont d'avis que, peu importe leur statut d'aptitude au travail, les prestataires de l'assistance sociale devraient recevoir moins mensuellement que ce qu'ils considèrent être le revenu minimum nécessaire pour couvrir les besoins de base. L'opinion des Québécois quant au niveau adéquat d'aide devant être offerte aux personnes assistées sociales est aussi fortement orientée par la question de l'aptitude au travail. Nos résultats indiquent aussi que la perception que les individus sont en contrôle de leur situation est également un élément structurant les évaluations à l’égard de l'ampleur de l'aide méritée par les personnes assistées sociales. Finalement, la notion d'aptitude au travail et distingue clairement d'une variété d'autres caractéristiques individuelles susceptibles d'influencer les opinions des Québécois.

Il est intéressant de constater que le rapport entre l'assistance sociale et le travail est également l'objet des principales thématiques abordées par les médias québécois lorsqu'ils couvrent cette question (Landry et al., Reference Landry, Blanchet, Rocheleau and Gagné2021). La couverture médiatique de l'assistance sociale et l'opinion publique québécoise cadrent la question des aides de derniers recours principalement dans le rapport qu'elles entretiennent avec le travail, s’éloignant d'une conception de l'assistance sociale en tant que droit fondamental pouvant être légitimement réclamé par chacun, indépendamment d'une éventuelle aptitude au travail.Footnote 11 Il est intéressant de noter que ces cadrages, largement repris par les politiciens et les médias, peuvent avoir des conséquences néfastes sur la santé mentale des personnes concernées (Baekgaard, Herd et Moynihan, Reference Baekgaard, Herd and Moynihan2022).

Depuis l'adoption de la Loi sur l'aide sociale, en 1969, le calcul des seuils de prestations des personnes considérées aptes à l'emploi est utilisé comme incitatif à l'insertion sur le marché du travail (Ducharme, Reference Ducharme2018). Ces seuils doivent également éviter d'entrer dans une hypothétique compétition avec le travail faiblement rémunéré ou peu attrayant.Footnote 12 Les travaux présentés dans le cadre de cet article montrent une congruence de cette orientation avec l'opinion publique québécoise. Dans un contexte où nous savons que les leaders politiques jouent un rôle central dans la formation des opinions politiques des citoyens et conséquemment dans l’évolution des préférences en matière de politiques publiques (Lenz, Reference Lenz2013), nos travaux suggèrent aussi des pistes de réflexion pour les praticiens cherchant à briser des stéréotypes tenaces, ou des chercheurs souhaitant mieux saisir l’évolution de l'opinion publique québécoise sur la question.

Matériel supplémentaire

Pour visualiser un contenu supplémentaire pour cet article, s'il vous plaît visitez https://doi.org/10.1017/S0008423923000276.

Footnotes

1 Pour y être admissible, une personne doit prouver, à l'aide d'un rapport médical, « que son état physique ou mental est, de façon significative, déficient ou altéré pour une durée vraisemblablement permanente ou indéfinie ». Article 70 de la Loi sur l'aide aux personnes et aux familles.

2 Par exemple, des problèmes de santé physique ou mentale de court terme, une grossesse, des responsabilités familiales inédites, un âge se rapprochant de celui prévu pour la retraite.

3 Après une procédure d'appel d'offre, la collecte de données a été attribuée à la firme Léger Marketing, qui a contacté un échantillon aléatoire de 12 314 de ses panélistes Québécois. Les répondants à ce sondage ont donc été sélectionnés parmi le panel web de Léger comme l'entreprise le fait habituellement dans le cadre de ses sondages en ligne. Un total de 2051 participants implique un taux de réponse de 16,7%. Les répondants comprennent les 51 personnes qui ont complété le questionnaire dans le cadre d'un prétest tenu le 19 août 2019. Ces répondants ont été conservés puisque le pré-test visant à s'assurer que le questionnaire n'avait pas de problème important n'a pas mené à des modifications notables. Les 2000 autres répondants ont complété le sondage entre le 19 août et le 1er septembre 2019. À titre indicatif, Léger indique que la marge d'erreur maximale pour un échantillon représentatif de même taille (n=2051) est de ± 2,16%, 19 fois sur 20. Le prétest a donné lieu à la modification d'une seule question au sondage et, puisque cette question n'est pas utilisée, nous avons donc décidé d'inclure les 51 répondants concernés.

4 À cet égard, la Mesure du panier de consommation (MPC) est couramment utilisée, au Québec et au Canada, afin de mesurer la pauvreté. Cette mesure, pondérée par région et par taille des municipalités, établit le seuil nécessaire pour qu'une famille ayant « un niveau de vie modeste et élémentaire » puisse assumer les coûts relatifs au logement, à l'alimentation, à l'habillement, au transport, et aux autres nécessités (fournitures scolaires, hygiènes, ameublement, télécommunications, etc.). Notons toutefois que cet indicateur est l'objet de critiques, notamment liées à une sous-évaluation des coûts réels des différents postes qui le composent, et à l'absence d'une prise en considération d'une marge de manœuvre financière jugée nécessaire afin de faire face à des imprévus (voir Hurteau, Labrie et Nguyen, Reference Hurteau, Labrie and Nguyen2021).

5 Les questions étaient formulées ainsi : «Selon vous, quel est le revenu MENSUEL après impôts nécessaire pour qu'une [PERSONNE SEULE / FAMILLE de deux adultes et deux enfants] puisse avoir un niveau de vie que vous jugez confortable au Québec?».

6 Les questions étaient formulées ainsi : «Et maintenant, en pensant seulement aux besoins de base, quel est selon vous le revenu MENSUEL après impôts nécessaire pour qu'une [PERSONNE SEULE / FAMILLE de deux adultes et deux enfants] vivant au Québec puisse assurer uniquement ses BESOINS DE BASE comme se loger, se nourrir et se vêtir?».

7 Ces estimations sont pondérées pour le revenu, la langue maternelle, la répartition géographique et le niveau d’éducation.

8 Les questions étaient formulées ainsi : 1) « D'après vous, combien devrait recevoir chaque mois une personne assistée sociale qui vit seule et qui est considérée [INAPTE / APTE] au travail? Si vous considérez qu'elle ne devrait pas être éligible à l'assistance sociale, indiquez simplement « 0 » pour les personnes seules » et 2) « Et toujours d'après vous, combien devrait recevoir chaque mois un couple de personnes prestataires de l'assistance sociale qui vivent avec leurs deux enfants et qui sont considérées [INAPTE / APTE] au travail? Si vous considérez qu'elles ne devraient pas être éligibles à l'assistance sociale, indiquez simplement « 0 » pour les familles ».

9 Il n'existe pas, à notre connaissance, de mesure de la perception du contrôle que les individus bénéficiaires de soutiens publics exercent sur leur vie. Les deux derniers énoncés ont été repris directement de questions standards posées dans les Études électorales canadiennes et les deux premiers ont été rédigés par nous. Cette approche nous a permis de créer un indice qui contienne des questions faisant directement références aux personnes assistées sociales, de même que des questions standards qui abordent directement les enjeux de l'attribution responsabilité individuelle ou collective.

10 L'inspiration pour ce modèle nous vient des modèles multiniveaux dits « multivariés », pour désigner non pas la présence de plusieurs variables indépendantes, mais pour indiquer celle de plusieurs variables dépendantes. Dans la lignée de ce type de modèle, nous aurions également pu opter pour une modélisation multiniveau plus complexe, mais le nombre relativement restreint de regroupements (4) ne justifie pas l'emploi d'un tel modèle (voir à cet effet Gelman and Hill, Reference Gelman and Hill2006 : 247). Nous avons donc opté pour un modèle linéaire simple.

11 Voir à cet égard les articles 22 et 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme; les articles 9, 10.1, 10.2., et 10.3. du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels; l'article 45 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec.

12 Un comité d'experts mandaté par le gouvernement du Québec pour étudier un éventuel revenu minimum garanti a convenu de plafonner les prestations d'aide sociale à 55% de la MPC afin d’éviter que les prestataires soient « moins poussés à intégrer le marché du travail ». Voir Radio-Canada. 2017. 10 novembre 2017. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1066429/comite-experts-rejet-revenu-minimum-garanti-gouvernement-quebec. Dans son rapport final, le comité d'expert ne précise pas sur quelles bases il s'appuie pour limiter les prestations à ce seuil. Les documents sont disponibles à cette adresse : https://www.mtess.gouv.qc.ca/grands-dossiers/revenu_min_garanti.asp#mandat

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Figure 0

Figure 1. Niveau de moyens financiers mensuels nécessairesNote : La figure rend compte des réponses quant aux évaluations des répondants à propos des revenus mensuels jugés nécessaires pour « assurer uniquement ses BESOINS DE BASES comme se loger, se nourrir et se vêtir » (Besoins de bases), de même que les revenus d'aide jugés adéquats pour les personnes assistées sociales jugées aptes et inaptes au travail, le tout dans des contextes de personnes vivant seules ou en contexte d'une famille de deux adultes et deux enfants. Les points représentent la moyenne des réponses alors que les barres verticales représentent les distributions à ±2 écart-types de la moyenne. Les réponses concernant les revenus nécessaires pour vivre « confortablement » ne sont pas illustrées afin de faciliter la lisibilité de la figure.

Figure 1

Figure 2. Montants d'allocation aux bénéficiaires de l'aide sociale – Régression linéaire OLSNote : La figure rend compte de résultats de régression linéaire estimée sur les données regroupées (voir équation et tableau 1 en Annexe). Des erreurs standards robustes sont utilisées afin de tenir en compte du fait que les réponses sont nichées à l'intérieur des individus. Le modèle contient aussi un indicateur dichotomique visant à capturer le contexte de vie seul ou en famille des scénarios concernés (« Contexte [famille de quatre] ») et la variable standardisée de revenu baromètre est adaptée au scénario correspondant. Les points représentent les coefficients estimés alors que les barres horizontales représentent la marge d'erreur à ±2 écarts-types de l'estimation. Les modèles contiennent aussi des indicateurs dichotomiques visant à prendre en compte du fait que certains répondants ont vu un préambule aux questions indiquant que le revenu minimal nécessaire pour assurer ses besoins de base est évalué à 1500$ par mois, alors que d'autres n'ont pas vu cette information (« Traitement à 1500$ »).

Figure 2

Figure 3. Interaction entre la perception du contrôle et la situation d'aptitudeNote : La figure illustre l'effet d'interaction rapporté au modèle 2 de la Figure 2 à partir de prédictions calculées sur les bases du modèle. Les lignes représentent les prédictions alors que les zones ombragées sont la marge d'erreur des prédictions à ±2 écarts-types.

Figure 3

Figure 4. Montants mensuels alloués, scénarios par vignette incluant des traitements aléatoiresNote : La figure rend compte des réponses quant aux évaluations des répondants à propos des revenus mensuels jugés adéquats pour chacune des 5 vignettes présentées et en fonction des traitements aléatoires attribués. Les points représentent la moyenne des réponses alors que les barres verticales représentent les distributions à ± 2 écarts-types de la moyenne.

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