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S’entendre pour ne pas s’entendre (The Normative Turn)

Published online by Cambridge University Press:  01 January 2020

Extract

En dépit d'une croyance fermement établie en philosophie et ailleurs, selon laquelle les philosophes non seulement ne s’ entendent pas mais traitent de questions indécidables, les auteurs qui ont contribué au présent ouvrage semblent s'entendre sur deux points au moins. Le premier est qu'il est possible de dire ce qu'est la philosophie et le deuxième est qu'il est possible de la montrer du doigt.

Type
Part Three: Transforming Philosophy
Copyright
Copyright © The Authors 1993

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References

1 Nous ne voulons pas nier ici que cette métaphilosophie puisse n'être, dans certain cas, qu'une conception implicite de la philosophie, uniquement représentée dans une manière de faire. Mais nous croyons que des manières de faire en philosophie ne sont pas adoptées d'une façon inconsidérée (ou inconsciente) par les philosophes. Dans cette mesure, il nous semble difficile de souscrire inconditionnellement à la distinction que fait Gilbert Ryle entre ‘to operate with and to operate upon a concept of philosophy.’

2 Par ‘néo-positivisme’ nous voulons désigner ici ce qui, dans la tradition angloaméricaine, reçoit souvent l'appellation de positivisme logique, ou d'empirisme logique et, plus rarement d'empirisme scientifique. Les principaux représentants en sont Rudolf Carnap, Bertrand Russell, Hans Reichenbach, A.J. Ayer, Joergen Joergensen, Moritz Schlick, Otto Neurath, Herbert Feigl, etCarl Hempel. Bien qu'ils s'en rapprochent sur plusieurs points, les néo-positivistes doivent être distingués des positivistes comme Auguste Comte et des empiristes, comme Locke, Hume, James Mill, et John Stuart Mill. Le trait distinctif des néo-positivistes réside dans l'importance cruciale qu'ils accordent à l'analyse logique et dans les limitations qu'ils imposent, dans ce sens, à la philosophie. La plupart d'entre eux ont défendu une conception non-cognitiviste du discours normatif et évaluatif et dont on peut retracer les effets dans le scientisme de Quine et de ses disciples. Pour un aperçu des principale thèses des néo-positivistes, incluant leurs thèses métaphilosophiques, voir: A.J. A yer, Logical Positivism (Glencoe, IL: Free Press 1959); Joergen Jorgensen, The Development of Logical Positivism (Chicago: University of Chicago Press 1951); Herbert Feigl, ‘Logical Empiricism,’ in D.D. Runes, ed., Living Schools of Philosophy (Ames, IA: Littlefield Adams 1956); et Hans Reichenbach, The Rise of Scientific Philosophy (Berkeley, CA: University of California Press 1951). Pour un exposé plus détaillé de la métaphilosophie néo-positiviste, voir: A.J. Ayer, The Meaning of Life (New York: Scribner's 1990), 1-132. Pour la critique du néo-positivisme, voir: L. Susan Stebbing, ‘Logical Positivism and Analysis,’ Annual Philosophical Lecture, Herriette Hertz Trust (22 March 1933), 1-35; et John Passmore, ‘Logical Positivism I,’ The Australasian Journal of Philosophy 21 (1943); ‘Logical Positivism II,’ The Australasian Journal of Philosophy 22 (1944); et ‘Logical Positivism III,’ The Australasian Journal of Philosophy 26 (1948). Pour des études plus récentes voir Pierre Jacob, L'empirisme logique, ses antécédents, ses critiques (Paris: Editions de Minuit 1980) et Peter Achinstein et Stephen Barker, eds., The Legacy of Logical Positivism (Baltimore: Johns Hopkins University Press 1969), et en particulier dans cet ouvrage, les essais de Stephen Toulrnin et Hilary Putnam.

3 J. Rawls, A Theory of Justice (Cambridge, MA: Harvard University Press 1971); Political Liberalism (New York: Columbia University Press 1993); David Gauthier, Morals by Agreement (Oxford: Clarendon Press 1986). Pour une étude de ces deux auteurs, voir Jocelyne Couture, ed., Ethique et rationalité (Mardaga: Liège 1992), ‘Introduction.'

4 La thèse non-cognitiviste comme nous l'entendons ici se contente de nier le caractère cognitif d'un discours. Par opposition, le non-cognitivisme comme position méta-éthique s'appuie sur une thèse positive. Une forme de non-cognitivisme en méta-éthique consiste, par exemple, à affirmer le contenu émotif distinctif des énoncés normatifs et à expliquer, par cette particularité, le fonctionnement spécifique du discours éthique. Tout en étant compatible avec l'idée qu'il n'y a pas de savoir normatif ou de vérité morale, cette position, mais ce n'est pas la seule, illustre ce que nous entendons par ‘être sensible au normatif.’ Le principal représentant de l'émotivisme est Charles Stevenson. Voir Charles Stevenson, Ethics and Language (New Haven, CT: Yale University Press 1944); Facts and Values (New Haven, CT: Yale University Press 1963). Voir aussi, pour une forme mitigée d'émotivisme: Richard Robinson, ‘The Emotive Theory of Ethics,’ Aristotelian Society Proceedings, Supplementary Volume (1948); et Axel Hägerström, Inquiries into the Nature of Law and Morals, C.D. Broad, trans. (Stockholm: Almqvist & Wiksell1953).

5 Il faut remarquer que la méta-éthique a cru pouvoir s'auto-immuniser contre ce type d'objection en niant son propre caractère normatif et en proclamant ‘neutres’ les considérations de deuxième ordre portant sur le statut logique et cognitif de l’ éthique. Dans le contexte de Ia présente discussion, il n’ est pas inintéressant de souligner que l'argument, d'abord dirigé contre le naturalisme en éthique, a été développé par G.E. Moore d'un point de vue cognitiviste. Voir sur ce point G.E. Moore, Principia Ethica (Cambridge: Cambridge University Press 1903). Pour une critique de cet argument voir Jocelyne Couture, ‘Méta-éthique,’ in L ‘Encyclopédie Philosophique Universelle, Tome I: L'univers philosophique (Paris: Presses Universitaires de France 1989), 165-71.

6 C'est la thèse centrale de la position connue sous le nom de théorie de l'erreur (error theory) et dont le principal instigateur est J.L. Mackie. ‘The great mass of what is called moral thought is not nonsense but error, the imagining of objective facts and qualities of external things where there exists nothing but our feelings of desire and approval’ (J.L. Mackie, ‘A Refutation of Morals,’ The Australasian Journal of Philosophy 24 [1946], 81-2). Pour pourvoir affirmer que les croyances morales sont fausses, il faudrait à toutle moins savoir ce que c'est, pour une croyance morale, que d’être vraie. Mackie ne distingue apparemment pas ici, les énoncés moraux de premier ordre qui selon lui sont massivement faux et les enonces de second ordre dans lesquels sont formulées les analyses (rationalistes, émotivistes ou intuitionnistes) des énoncés moraux. J.L. Mackie (Hume's Moral Theory [London: Routledge and Kegan Paul 1980]) attribue à Hume la paternité de la théorie de l'erreur et reconnaît dans Edward Westermark un autre de ses défenseurs (voir J.L. Mackie, ‘Westermark,’ in Paul Edwards, ed., The Encyclopedia of Philosophy, Vol. 8 [New York: Free Press 1967]). Pour un énoncé général de la théorie de l’erreur, voir J .L. Mackie, ‘A Refutation of Morals'; Ethics: Inventing Right and Wrong (Harmondsworth: Penguin 1977); Theodor Geiger, ‘Evaluative Nihilism,’ Acta Sociologica 1 (1946); Sören Hallden, Emotive Propositions: A Study of Value (Stockholm: Almqvist & Wiksell 1954); D.H. Monro, Empiricism and Ethics (Cambridge: Cambridge University Press 1967); Gilbert Harman, The Nature of Morality (New York: Oxford University Press 1977); et Alf Ross, ‘On the Logical Nature of Propositions of Value,’ Theoria 11 (1945) 172-210. Pour une critique émotiviste de la théorie de l’ erreur, voir Paul Edwards, The Logic of Moral Discourse (Glencoe, IL: Free Press 1955), 67-103. Voir aussi Mackie, Nielsen, et Stroup, dans Timothy Stroup, ed., Edward Westermark: Essays on His Life and Works (Helsinki: Societas Philosophica Fennica 1982).

7 L'équivalent méta-éthique de cette position a été suggéré par Allan Gibbard, Wise Choices, Apt Feelings (Cambridge, MA: Harvard University Press 1990) et reprise brillamment par Paul Horwich, ‘Gibbard's Theory of Norms; Philosophy and Public Affairs 22 (1993). Il s'agit d'une version améliorée de l'émotivisme doublée d'une position cognitiviste. Horwich, soutenant une conception minimaliste de la vérité redondance, montre qu'il n'y a aucune raison pour un émotiviste denier l’existence de faits moraux et par conséquent, Ia possibilité, pour les énoncés moraux, d'être vrais ou faux. Il dispose ainsi de Ia critique ‘frégéenne’ de l'émotivisme offerte par Peter Geach, ‘Assertion,’ Philosophical Review 74 (1964) 449-65. Ni Horwich ni Gibbard ne transposent cet argument de manière à relier la norme néo-positiviste à une préférence pour la vérité; sur ce point, l'inspiration nous est plutôt venue, mais d'une façon bien indirecte, de Bertrand Russell, Human Society in Ethics and Politics (New York: Simon and Schuster 1955) et aussi de Hagerström.

8 C'est en effet une chose que de connaître les valeurs auxquelles les individus adhèrent, mais c'en est une toute autre que de (prétendre) connaître la vérité de ces valeurs. Nous pensons que certaines croyances au sujet des attitudes peuvent être vraies; mais nous croyons aussi qu'à moins d'adopter une conception minimaliste de la vérité redondance du type de celle que développe Horwich, il est absurde de dire que les attitudes elles-mêmes, ou leur expression, peuvent être vraies ou fausses. Nous admettons sans difficulté qu'un énoncé soit normatif dans la mesure même où il exprime une attitude, mais l'idée d'un savoir attitudinal nous reste délibérément étrangère. Mais en ceci, nous sommes d'accord avec Stevenson, avec Ayer, et avec Ia tradition positiviste.

9 Ou, ce qui revient au même, qu'ils ne sont pas à proprement parler des discours.

10 A cette étape de notre argumentation, il n’ est peut-être pas superflu de rappeler que notre intention ici n'est pas de dire ce que la philosophie doit être. Nous ne voulons pas stipuler des règles pour la philosophie, mais plutôt montrer que ce qu'elle est peut être décrit en termes de règles. Le défi que nous aurons à relever plus tard sera de montrer que de telles régles ne sont ni trop exclusives ni, surtout, trop inclusives.

11 C’ est la conception de la nomativité qui guide le courant contractualiste dominant en philosophie morale contemporaine. Voir, sur ce point, Jocelyne Couture, Ethique et rationalité.

12 Il doit être clair, par l'exemple que nous venons d'en donner, que la base consensuelle requise ici peut être extrêmement réduite. Nous soutenons que la communication philosophique exige que l'on s'entende au moins sur quelque chose au sujet de Ia philosophie; mais nous ne prétendons pas qu'elle exige ou doive exiger une entente préalable sur une définition de Ia philosophie. Sur ce point nous serions plutôt d'accord avec ceux qui nient la possibilité d'un consensus général en philosophie mais nous refusons d'en conclure, comme plusieurs le font, à l'inexistence de la philosophie comme discipline. Sur l'absence de consensus en philosophie, voir par exemple, Henry Sidgwick, Philosophy, Its Scope and Relations (London: Macmillan 1902); C.D. Broad, Scientific Thought (London: Routledge and Kegan Paul 1923); ‘Critical and Speculative Philosophy,’ in J.H. Muirhead, Contemporary Philosophy (London: Allen and Unwin 1924); ‘Philosophy I & II,’ Inquiry 1 (1958); et Kai Nielsen, After the Demise of the Tradition (Boulder, CO: Westview Press 1991).

13 A en croire Rorty nous devrions ici nous contenter de parler de modes, puisque nous n'avons selon lui aucun moyen de montrer sans circularité qu'une norme est plus adéquate, mieux adaptée, plus utile, bref préférable à une autre. Nous ne voulons pas nier qu'il y ait des modes en philosophie, ni même qu'elles changent fréquemment, mais encore une fois nous refusons d'en conclure que tout changement en philosophie soit arbitraire. Pour peu que la philosophie et les philosophes soient sensibles à leur environnement culturel et intellectuel, ils seront aussi sensibles aux moyens qu'offre cet environnement d'améliorer leur pratique. Il nous semble, par exemple, que des ‘emprunts’ méthodologiques, conceptuels et théoriques sont à Ia source d'une grande partie des changements que l'on peut observer en philosophie, qu'ils contribuent au renouvellement des thématiques aussi bien qu'à Ia clarification d'anciennes problématiques et que c'est dans ce but que sont introduites de nouvelles façons de faire en philosophie. Pour montrer l'opportunité d'adopter ces nouvelles normes, il n'est pas nécessaire de montrer que ces sont les plus adéquates; il suffit de montrer qu'elles sont plus adéquates que les anciennes, étant donné l'état de nos connaissances. Et puisque l'état de nos connaissance est changeant, il est naturel que changent aussi les façons de faire. L'absolutisme conduit Rorty au scepticisme; le contextualisme nous en garde. Au sujet des modes en philosophie, voir Richard Rorty, Consequences of Pragmatism (Minneapolis, MN: University of Minnesota Press 1982) mais aussi H.J. Paton, In Defense of Reason (London: Hutchison's 1951).

14 Une argumentation détaillée en faveur de cette position est contenue dans Gilles-Gratton Granger, Pour Ia connaissance philosophique (Paris: Odile Jacob 1988).

15 Autrement dit, le consensus dont il est question ici ne peut introduire que les restrictions formelles associées au statut auto-normatif des thèses philosophiques mais il n'impose aucune contrainte sur leur contenu. C’ est la conclusion à laquelle nous voulions arriver; établir le spécificité discursive de la philosophie sans en délimiter a priuri les contenus.

16 Nous n’ oublions pas le cas de celui qui, parce qu'il croit disposer d’évidences de ce type, croit aussi qu'il n’est pas nécessaire d'arguer en philosophie. Mais celui-là n'aurait pas compris que la philosophie est un discours auto-normatif distinct, dans son fonctionnement, du discours scientifique. Et même ceux qui, comme Quine, ne croient pas utile ou possible de démarquer la philosophie des sciences, savent très bien, en pratique, distinguer une preuve d'un argument philosophique.