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Surveiller sans punir : la place du droit dans la prévention des risques professionnels

Published online by Cambridge University Press:  13 April 2023

Romain Juston Morival
Affiliation:
Maître de conférences de sociologie à l’Université de Rouen, Chercheur au Dysolab, Associé au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET) [email protected]
Jérôme Pélisse
Affiliation:
Professeur de sociologie à Sciences Po Paris, Chercheur au Centre de sociologie des organisations (CSO) [email protected]
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Abstract

This article analyzes the role of law in the surveillance and prevention of occupational risks within a large public bureaucracy in France, based on a comparison of three services: a listening unit, an occupational health service, and an inspection mission. Each of these services offers legal intermediation activities that frame forms of legality, ranging from the most spontaneous to the most formal normative references. These references to the law make it possible to differentiate situations in order to create an occupational risk prevention policy that favors actions within the organization rather than external recourse. Deprived of any judicial horizon to use effectively to transform working conditions, the legal intermediaries in charge of occupational health and safety are nevertheless relying, even if in a differentiated way, on the law to work towards better risk prevention.

Résumé

Résumé

Cet article analyse la place du droit dans la surveillance et la prévention des risques professionnels au sein d’une grande bureaucratie publique française à partir d’une comparaison entre trois services : une cellule d’écoute, un service de médecine du travail et une mission d’inspection. Chacun de ces services offre des activités d’intermédiation juridique qui cadrent les formes de légalité, allant des plus spontanées aux références normatives les plus formelles. Ces références au droit permettent de désingulariser les situations pour fonder une politique de prévention des risques professionnels privilégiant des actions en interne à l’organisation plutôt que des recours externes. Privés de tout horizon judiciaire sur lequel jouer efficacement pour transformer les conditions de travail, les intermédiaires du droit en charge de la santé‑sécurité au travail misent malgré tout, même si de façon différenciée, sur le droit pour œuvrer à une meilleure prévention des risques.

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Articles
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© The Author(s), 2023. Published by Cambridge University Press on behalf of the Canadian Law and Society Association

I. Introduction

Alors qu’une réforme d’ampleur de la santé au travail a été adoptée en France en août 2021, et qu’une épidémie inédite en cours depuis le printemps 2020 a imposé pendant plus de deux ans distanciation sociale, gestes barrières et pass sanitaires puis vaccinaux pour prévenir le risque de contamination à la COVID-19, la santé au travail connaît en France un moment préventif sans précédent au sein des organisations. De nombreux acteurs en charge des risques professionnels vont ainsi voir leur rôle plus ou moins évoluer, notamment les médecins du travail, étudiés jusqu’ici sous des angles variés soulignant les tensions au cœur de leurs pratiques (Dodier Reference Dodier1993), l’ambiguïté de leur statut (Marichalar Reference Marichalar2014) ou la dépolitisation et gestionnarisation de leurs activités de prévention (Barlet, Reference Barlet2019). D’autres acteurs (Mias et Wolmark Reference Mias and Wolmark2018) – comme les inspecteurs du travail chargés de faire appliquer les règles du Code du travail, notamment en matière de santé‑sécurité (Mias Reference Mias2015; Bonanno, Reference Bonanno2022); les syndicalistes élus dans les Comités (d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSCT), devenus depuis 2020 commissions en santé-sécurité et conditions de travail), chargés de faire remonter les revendications du personnel en la matière; les préventeurs et ingénieurs‑sécurité, par exemple dans l’industrie chimique (Dupré et Le Coze Reference Dupré and Le Coze2021) – seront aussi appelés à renforcer leurs activités de prévention. Enfin sont aussi potentiellement concernés les intervenants en prévention des risques professionnels (toxicologues, psychologues, etc.) dans les services de santé au travail, les experts en santé‑sécurité nommés par les CHSCT (Bouffartigue et Giraud Reference Bouffartigue and Giraud2018), ou des écoutants dans des cellules psychologiques, joignables parfois via des numéros verts mis en place par les directions dans le cadre de politiques de prévention des risques psychosociaux.

1. Le droit, la surveillance et la prévention des risques professionnels

Étudiant une grande bureaucratie publique française, cet article analyse les dispositifs et les acteurs de la prévention en santé au travail et plus exactement l’activité, encadrée par le droit, de surveillance des risques professionnels, que le tournant préventif porté par la loi de 2021 souhaite renforcer. Il porte sur les manières dont certains de ces acteurs se saisissent du droit pour cadrer les formes de légalité au travail qui définissent ce qui est légitime ou non à prendre en compte au titre des situations à risques et des actions à mener pour les réduireFootnote 1. Il se situe à ce titre dans une double perspective, de sociologie du droit qui appelle à prendre le travail au sérieux (Pélisse Reference Pélisse2018), et d’un ouvrage collectif récent de sociologie du travail (Chappe et Tonneau Reference Chappe and Tonneau2022) qui propose de prendre le droit au sérieux. Il vise aussi à prolonger deux dossiers récemment publiés en matière de droit et de risques professionnels en proposant une comparaison entre des intermédiaires du droit contribuant, dans une même organisation, à cadrer les formes de légalité ordinaire des règles de santé-sécurité au travail. Le premier dossier a été publié par une nouvelle revue interdisciplinaire (Communitas), croisant travaux canadiens et français, et portant sur la pluralité des normativités en matière de sécurité et de santé au travail (Dautel et Lippel Reference Dautel and Lippel2021). Le second, publié par Droit et Société en 2017, portait sur la place du droit dans la gestion des risques du travail. Dans son sillage, cet article envisage les acteurs chargés d’assurer la surveillance de ces risques professionnels comme des intermédiaires du droit qui, « sans en être des professionnels, s’y confrontent et l’utilisent au quotidien dans leurs activités » (Drais et Pélisse Reference Drais and Pélisse2017, 237). Il s’agit de comprendre comment les activités principales de chacun de ces professionnels nourrissent les processus d’intermédiation juridique (Billows, Butcher et Pélisse Reference Billows, Buchter and Pélisse2019), d’endogénéisation organisationnelle du droit (Edelman Reference Edelman2016) et de cadrage des légalités ordinaires (Talesh et Pélisse Reference Talesh and Pélisse2019) qui permettent aux règles et aux pratiques de prévention des risques d’être plus ou moins efficacesFootnote 2.

Le droit – et sa normativité puissante proposant un modèle pour les actions – est en effet un registre et un véhicule du général, de l’abstraction et de l’universalité (Jeammaud Reference Jeammaud1990), qui constitue un outil transversal permettant de désingulariser des situations trop diverses pour être approchées de manière spécifique. Appréhender le droit comme une pratique de désingularisation permet de comprendre comment s’articulent les cas et la règle, le singulier et le général et, plus généralement, comment il s’inscrit au cœur d’une activité de « surveillance », qui renvoie à la dimension collective à travers laquelle des cas sont traités, mais aussi au rôle de production de connaissances de ces dispositifs de mesure, d’enregistrement et de prise en charge des maux liés au travail. Surveiller, c’est en effet monter en généralité, et la référence au droit en constitue ici une condition. Étudier le rôle des intermédiaires du droit internes dans une même organisation, plutôt que les professionnels du droit, permet alors de saisir des assemblages spécifiques dans la façon d’articuler des références juridiques avec les cas qui se présentent aux professionnels de la prévention.

2. Enquêter sur la prévention des maux du travail dans une grande collectivité publique

Employés par une grande collectivité locale française qui regroupe plus de 50 000 agents titulaires et concentre une grande diversité de dispositifs internes de prévention en matière de santé au travail, les professionnels de trois services sont étudiés dans cette perspective à partir d’enquêtes ethnographiques et par entretiens menées entre 2017 et 2019. Ces trois services sont une cellule d’écoute de la souffrance au travail, un service de médecine préventive et une mission interne d’inspection en santé-sécurité au travail. Comprenant chacun entre six et vingt‑cinq agents, regroupés dans une sous-direction « Qualité de vie au travail », ils ont été enquêtés dans le cadre d’un projet collectifFootnote 3. Bien qu’internes à l’organisation, en étant centralisés et transversaux, contrairement aux bureaux de prévention des risques professionnels logés au sein de chacune des directions et étudiés par Arnal et Pélisse (Reference Arnal and Pélisse2022) dans cette même organisation, ces services courent un risque d’éloignement, voire de déconnexion, vis-à-vis des activités de travail. Celles-ci sont en effet extrêmement diverses à l’intérieur de chacune des 22 directions opérationnelles qui s’occupent des crèches, des espaces verts, des égouts et des piscines, de l’état civil autant que des musées dans cette grande collectivité. L’univers concerné – la fonction publique territoriale (Biland Reference Biland2019) – est ainsi original et rarement enquêté. La santé au travail y fait l’objet, en France comme au Canada, de politiques tardives et d’instances spécifiques (David et Bigaouette Reference David and Bigaouette1986) : même si elles sont chargées de mettre en œuvre les mêmes règles de santé-sécurité et ressemblent de plus en plus à celles du privé, elles sont en effet d’une part internes à la collectivité étudiée, et d’autre part sans pouvoir de judiciarisation (pour les inspecteurs), ou de décisions administratives, notamment en matière d’inaptitude (pour les médecins), contrairement à leurs cousins du privé.

3. Les enjeux d’une comparaison entre trois types de professionnels et d’activités de prévention

La comparaison entre écoutantesFootnote 4, médecins, inspecteurs et inspectrices insérés dans cette bureaucratie publique permet de rendre compte d’un dégradé des formes de légalités en vigueur, de la plus ordinaire à la plus directement construite en référence au droit des textes. Les trois types de professionnels étudiés utilisent en effet plus ou moins ouvertement des catégories du droit. Ces dernières constituent un arrière-fond faiblement explicité pour les écoutantes; une ressource parmi d’autres pour les médecins; un appui systématique pour les inspecteurs. Ce dégradé se retrouve aussi dans ce que ces intermédiaires produisent : des qualifications fragiles et révisables pour les écoutantes versus les qualifications solides et réputées irréfutables pour les inspecteurs, avec, là aussi, une position intermédiaire pour les médecins de prévention concernant les décisions prises à l’issue de leurs expertises. En définitive, comment ces acteurs de la prévention des risques professionnels trouvent-ils dans le droit et la légalité, des manières de cadrer ce qui est légitime (ou non) en matière d’exposition et de risques professionnels? Observer le droit là où il semble être (plus ou moins) absent et où la justice n’apparaît habituellement pas comme un horizon – en suivant au fond la démarche des legal consciousness studies ouverte par Ewick et Silbey (Reference Ewick and Silbey1998), Engel et Munger (Reference Engle and Munger2003) ou Fleury-Steiner et Nielsen (Reference Fleury-Steiner and Nielsen2006) –, permet de montrer le rôle essentiel que joue le droit dans la façon dont les cas singuliers se gèrent par téléphone, dans un cabinet médical ou lors d’une inspection sur les lieux de travail. Surveiller sans punir en somme, telle est l’activité au cœur de cet article, à condition de préciser qu’il s’agit par-là de mieux prévenir les situations à risques par des pratiques routinisées d’intermédiation du droit. Cet article discute ainsi de cette promesse d’une prévention renouvelée qui dépasse le cadre de la France ou de la fonction publique, passant par ces trois types d’intermédiation juridique qui traversent l’écoute des mots, l’expertise des corps et des milieux de travail et l’inspection des conditions de travail. Après les avoir abordés successivement, il propose, en guise de discussion, une vision transversale, comparée et dynamique des usages du droit en matière de prévention des risques professionnels pour dessiner le gouvernement de ces derniers à l’œuvre dans cette grande bureaucratie publique.

II. Méthodologie

Les trois études de cas présentées dans cet article s’appuient chacune sur le suivi et l’analyse de l’activité de prévention, attentifs aux acteurs qui participent à ces dispositifs, aux tensions dans lesquelles ils sont pris, et aux effets attendus de leur intervention. Chacune des enquêtes a consisté à étudier la prévention en actes, via des assemblages différents selon les cas entre entretiens, observations et analyse documentaire. Le rapprochement de ces enquêtes qualitatives permet d’identifier la pluralité des façons dont le droit concourt à la surveillance de la santé au travail dans cette grande bureaucratieFootnote 5.

Pour saisir les légalités ordinaires qui structurent le travail de qualification par l’écoute des maux du travail, l’enquête menée par Romain Juston Morival sur la cellule d’écoute s’est déroulée en trois volets en 2017 et 2018. Le premier, par entretien auprès des quatre écoutantes employées dans la cellule et leurs deux encadrants, a permis de retracer la genèse de ce dispositif. Le deuxième, par observation, a permis d’accéder au travail d’écoute, de (pré-)qualification des faits et d’orientations des cas. Le troisième porte sur une base de données interne à l’administration reprenant des informations variées sur chaque situation d’appel (n = 4000), et sur les usages auxquels cette base donne lieu pour poser des diagnostics sur l’état de santé des agents de la collectivité.

L’enquête en 2017 au sein du Service de médecine préventive (une douzaine de journées d’enquête au total) repose sur douze entretiens formels avec les médecins et les infirmières, et sur l’observation directe de leurs activités de consultation et d’action en milieu de travail (quatre visites avec quatre médecins différents dont trois ont été rencontrés en entretienFootnote 6). Diverses activités collectives ont aussi été observées par Romain Juston Morival et Marion Gaboriau, alors en thèse sur les questions d’inaptitude : réunions des membres de la cellule, de concertation pluridisciplinaire, de formation sur un outil logiciel.

L’enquête au sein de la Mission d’Inspection en Santé-Sécurité au Travail, enfin, s’est déroulée principalement par entretiens, à partir d’échanges répétés avec sa cheffe de service entre 2016 et 2019. Une campagne d’entretiens approfondis a été menée par Jérôme Pélisse en 2017 et 2018 avec 5 des 6 inspecteurs et inspectrices travaillant dans le service, ainsi qu’avec son ancien directeur et fondateur. De multiples documents (rapports d’activité, lettres de mission, notes de service, lettres et rapports d’observation, fiches préparatoires aux inspections) ont complété ces données, même si aucune observation de visite d’inspection n’a été possible.

Ces enquêtes ethnographiques, articulant entretiens sur les pratiques, observations directes de ces dernières et analyse des produits de l’activité, visent à décrire précisément ces activités de prévention méconnues, quoiqu’en cours de généralisation, les tensions qui les structurent et les finalités qu’elles visent, pour comprendre le rôle du droit en matière de prévention des risques professionnels.

III. Écouter les maux du travail : la valorisation des légalités ordinaires dans la qualification des situations de souffrance au travail

1. Écouter pour (pré)qualifier des situations de souffrance au travail

La mise en place, en janvier 2017, de la cellule d’écoute visait à permettre l’expression d’une extrême diversité de problèmes rencontrés dans le travail quotidien effectué au sein de cette grande bureaucratie publique. Étudiés dans d’autres univers que le travail chez Fassin (Reference Fassin2004) ou Chappe (Reference Chappe2010), ces dispositifs permettent de manière analogue à ce qui a été étudié dans les permanences d’inspecteurs du travail, de syndicalistes ou d’avocats spécialisés en droit du travail, que les sentiments d’injustice puissent être écoutés « et éventuellement réparés » (Willemez Reference Willemez2017, 104). Dans ces lieux, il s’agit « de produire, par la traduction des doléances, le droit du travail par le bas » (ibid). Certains de ces lieux ou de ces services internalisés dans les organisations visent néanmoins une prise en charge formalisée, mais recourant aussi et avant tout à la médiation, plutôt qu’à une possible judiciarisation, comme dans le cas du harcèlement moral et sexuel et son traitement dans l’administration étudiée par Bastard, Cardi-Vonnèche et Gonnik (Reference Bastard, Cardi-Vonnèche and Gonnik2003). Au moment de sa création, l’objectif attaché à cette cellule était d’adresser les agents à un professionnel adéquat. Lors de ses deux premières années de fonctionnement, 2 750 appels par an ont été enregistrés. Pour atteindre l’objectif de prise de rendez-vous avec différents spécialistes, l’écoutante identifie une thématique au terme d’un travail de qualification des situations de mal-être au travail qui lui sont présentées.

Puisqu’il vise à orienter les agents en souffrance, le travail d’écoute prend sens dans un dispositif de prise en charge dont il ne constitue que le premier maillon. Dès cette séquence inaugurale de l’écoute, le droit est présent à travers la reprise des catégories juridiques des termes de risques psychosociaux et de discrimination. Il est également matérialisé par des affichettes qui viennent rappeler le sens juridique de certaines qualifications, comme celles de discrimination ou de harcèlement moral au travail. Il s’agit d’avoir dès le début de la surveillance un cadre de référence, celui de la loi, non pas pour l’appliquer, mais pour, selon une logique de désingularisation des cas adossée à une logique de pré-qualification, favoriser sa mise en œuvre dans les étapes ultérieures du dispositif et la circulation de ces dossiers. La référence au cadre juridique sert ici un objectif moins de réparation que de prise en charge des situations de souffrance au travail avant que celles-ci ne se dégradent.

Pour viser à une bonne prise en charge des agents qui se joignent à la cellule, c’est sur une disposition à l’écoute que les écoutantes sont en effet recrutées, à la suite, par exemple, d’une reconversion professionnelle pour raison de santé au nom de laquelle elles seraient particulièrement réceptives à l’écoute des maux du travail. On attend d’elles, plutôt qu’une expertise de sachant, une compétence à reconnaître ce qui est audible et légitime comme doléance exprimée sur et dans le monde du travail. Autrement dit, parmi les trois dispositifs de surveillance de la santé au travail examinés dans cet article, l’écoute s’appuie plus directement sur des représentations quotidiennes du droit et, dans une moindre mesure, sur des connaissances médicales ou réglementaires, pour désingulariser chaque cas et orienter au mieux les affaires ainsi constituées.

Enfin, cette cellule est un instrument de connaissance collective auquel l’écoute individuelle est adossée. Face à des situations d’appel extrêmement diverses, le recours à une trame est utile pour conduire des échanges homogènes, collectiviser les cas et produire des savoirs utiles pour l’action. C’est notamment le sens d’une série de questions qui visent à réunir un ensemble de renseignements administratifs permettant d’identifier et de suivre l’agent, tout en le rattachant d’emblée à une direction opérationnelle et un établissement, sinon un métier. L’objectif est de le situer au sein de l’organisation pour œuvrer, par le biais de l’agrégation des cas, à une surveillance des différents collectifs de travail qui la composent (le métier, l’établissement, la direction). La cellule d’écoute constitue ainsi un observatoire depuis lequel poser un diagnostic plus global, où l’écoute d’agents singuliers s’efface derrière l’observation d’entités collectives. C’est ainsi, dans cette double traduction des maux en mots, puis en chiffres, que se joue un passage des cas singuliers à des cas généraux, via la circulation de repères plus facilement manipulables pour engager des actions de prévention. Cette traduction suppose à la fois une quantification (dans une logique de connaissance) et une qualification (dans une logique juridique), qui empruntent aux rapports que les écoutantes ont à la légalité. Ces rapports ordinaires au droit renvoient aussi bien aux catégories juridiques – discrimination, harcèlement, risques psychosociaux, obligation de sécurité, obligation de signalement – qu’aux frontières que ces écoutantes construisent en situation sur ce qui est légitime et légal ou non.

2. La légalité dans l’écoute : la nécessaire désingularisation des cas

Ce qui est attendu du travail d’écoute est, en dépit des trames évoquées précédemment, de traiter chaque appel le plus singulièrement possible, en retranscrivant de manière fidèle les propos de l’agent dans les fiches de suivi. Dans cette posture passive, la professionnelle s’attache à retranscrire ce qu’on lui dit en restant le plus neutre possible, comme le note Sabrina dans le cahier qu’elle a tenu pour se familiariser avec les pratiques de la cellule. À propos de ce qu’il faut écrire dans les fiches d’appels, Sabrina note ainsi : « Toujours rapporter les mots de l’agent. Rapporter les propos des phrases échangées avec des collègues ou des supérieurs »; « Lorsqu’un agent expose son problème, le rapporter avec “l’agent dit” ». Exemple : « “L’agent dit se faire harceler” ». L’enjeu est la robustesse des éléments recueillis à ce stade de l’écoute, mais aussi la recherche d’une neutralité, comme l’indique, plusieurs pages plus loin, le cahier à spirales : « Faire comprendre à l’agent que nous ne sommes pas dans le jugement!! ». L’enjeu, ici encore, n’est alors pas celui d’une réparation juridique, mais d’une amélioration de la prise en charge des agents.

Pourtant, cette exigence est impossible à tenir entièrement dès lors qu’il est également attendu des écoutantes qu’elles orientent les cas vers la « bonne » prise en charge, ce qui suppose nécessairement un travail de qualification des maux du travail qui outrepasse la description des mots des agents. Ce travail de reformulation procède alors d’une activité de désingularisation permettant de faire rentrer les plaintes des agents dans la logique de surveillance qui opère à travers les cases et les qualifications contenues dans la fiche dédiée à chaque appel. Par exemple, les écoutantes sont parfois confrontées à la difficulté de saisir le problème relaté à partir des catégories habituelles, comme dans cet appel relatif à une agression sexuelle dans le métro, qui sera finalement qualifiée de harcèlement sexuel, quand bien même l’affaire ne concerne pas deux agents entre eux, après que la responsable a déclaré : « Je pense qu’elle peut avoir droit à la protection fonctionnelle; […] comme c’est sur le trajet domicile travail, la collectivité locale peut prendre en charge des frais d’avocat ». Ici, la prise en compte des effets emporte le choix d’une qualification, et ceci d’autant plus que le cas est difficile à thématiser. Les professionnels en viennent même à retenir une catégorie impertinente (un harcèlement suppose des actions répétées), ou en tout cas moins évidente, au bénéfice de l’agent, afin de lui permettre d’ouvrir des droits. Le travail de désingularisation s’opère également lorsque des termes sont suggérés par les écoutantes, par exemple quand la catégorie « discrimination » est formulée dans un échange avec des agents qui n’évoquent pas les choses ainsi. Ce sont dans ces séquences de reformulation active, plutôt que d’écoute passive, que s’identifie le mieux la place ordinaire du droit dans l’écoute, dans la mesure où l’écoutante participe à la formulation des plaintes, et favorise ainsi un traitement potentiellement judiciaire (ou au contraire, qui peut tendre à l’exclure). C’est le cas dans un appel où, après deux minutes de récit par l’agent, l’écoutante commente : « vous avez l’impression qu’il fait de la discrimination? ». Elle proposera alors une prise en charge par la référente « harcèlement ». Il arrive alors que la cellule se mue en dispositif d’enquête administrative ouvrant potentiellement sur une issue judiciaire à la faveur d’une procédure de signalement qui n’est envisagée que dans les cas les plus graves. Si ces pratiques viennent rompre avec le principe fondamental d’anonymat, c’est, selon les différents protagonistes de la cellule, un moindre mal consenti pour ne pas se faire opposer une non‑assistance à une personne en danger… potentiellement dangereuse judiciairement pour les écoutantes.

Au cœur de l’écoute se loge alors ce qui s’élabore comme une forme de légalité, examinée ici à travers différentes dimensions (anticipation d’un horizon de réparation, participation à la formulation d’une plainte, signalement d’un fait). Les membres de la cellule contribuent à façonner, par leurs écoutes, leurs reformulations, leurs décisions d’orientation et leurs discussions en réunions pluridisciplinaires, ce qui apparaît comme légitime ou illégitime et, in fine légal ou illégal, de considérer comme un problème de souffrance au travail justifiant l’appel d’un tiers, sinon l’appui sur des qualifications juridiquesFootnote 7. Mieux, les appels à la cellule d’écoute fournissent un cas presque paradigmatique de ce qu’interrogent fondamentalement les legal consciousness studies, c’est-à-dire « toutes les choses qui n’étaient pas comme vous auriez voulu qu’elles soient ou dont vous pensiez qu’elles auraient dû être autrement » (Ewick et Silbey, Reference Ewick and Silbey1998, 26, notre traduction). Mais les séquences qui suivent ces écoutes et leurs orientations – et les décisions auxquelles elles peuvent donner lieu – ne sont que très rarement judiciaires. Elles résident bien plus dans des formes d’arrangements institutionnels, de médiation interne (Bastard, Cardi-Vonnèche et Gonnik Reference Bastard, Cardi-Vonnèche and Gonnik2003) ou de psychologisation ou médicalisation qui peuvent s’éloigner parfois fortement des attentes de justice qu’exprimaient ces souffrances et ces plaintes. En définitive, la cellule d’écoute, bien qu’a priori loin du droit en matière de santé-sécurité au travail, contribue à cadrer des formes de légalité ordinaire. Elle participe à délimiter ce qui est de l’ordre du dicible et de l’indicible, du légitime et de l’illégitime, du légal et de l’illégal en matière de conditions et de relations au travail, ce qu’opèrent également, par l’expertise des corps, les médecins de prévention.

IV. Expertiser les milieux de travail : la pédagogie du droit comme ressource de l’expertise médicale

1. Un service interne tourné vers la prévention des risques professionnels

L’examen du travail d’écoute a fait apparaître combien le droit le traversait et combien il cadrait la légalité des situations de travail. Les travaux sur les médecins du travail (Dodier Reference Dodier1993; Marichalar Reference Marichalar2014) permettent aussi d’identifier, sans que ces auteurs ne l’aient thématisé en tant que tel, un lestage des pratiques par le droit à tous les niveaux. Ces médecins, en effet, jugent de l’(in)aptitude des salariés; ils s’en font parfois les avocats, endossant le rôle de défenseur de la cause de la santé des salariés, tout en enregistrant, documentant et produisant des pièces à verser dans des procédures; ils inspectent et contrôlent aussi via les actions en milieu de travail (AMT). Si certaines de ces opérations se retrouvent chez les médecins de prévention de la collectivité étudiée, ces derniers sont cependant dépossédés des décisions d’(in)aptitude. Confiés institutionnellement à un autre service (la médecine statutaire), les avis d’aptitude et d’inaptitude qui relèvent d’une activité de « dispensateur de droit » (Dodier Reference Dodier1993) échappent donc aux médecins de prévention, les poussant vers une modalité de travail avec le droit qui les positionne davantage comme des intermédiaires qui prennent moins des décisions administratives et juridiques qu’ils n’interviennent sur le cadre des conditions et des activités de travail des agents dont ils sont chargés de protéger la santé.

Le service intègre des professionnels divers, en termes de statuts, mais aussi de spécialités médicales d’origines et de carrières professionnelles préalables – médecins et infirmières nous ayant presque tous confié, comme les écoutantes, avoir eu « une vie avant le service ». Ces parcours professionnels colorent différemment la pratique en fonction de leur rapport au droit. Les généralistes devenus médecins de prévention sont ainsi plus que d’autres sensibilisés aux enjeux de responsabilité médicale. En effet, les rares fois où l’horizon judiciaire est convoqué en cours de consultations, il est importé d’une pratique ancienne de médecine de ville. Ainsi, Philippe ayant longtemps exercé la médecine générale avant de rejoindre ce service de médecine préventive, évoque fréquemment un horizon médico-légal hérité de sa pratique de généraliste, c’est-à-dire une volonté de se protéger comme médecin, par exemple à travers l’incitation à faire les vaccins en crèche et à contrôler qu’ils soient bien administrés.

L’exercice de l’expertise médicale se décline ainsi différemment dans des assemblages entre savoirs experts et connaissances du droit qui se manifestent sur diverses scènes, en consultation comme en AMT. Et, sur ces deux scènes, les médecins se font volontiers pédagogues du droit, comme peuvent l’être les syndicalistes ou inspecteurs du travail observés par Willemez, qui souligne combien « le rôle des agents de consultation peut alors être de conforter [les salariés qu’ils rencontrent] dans leur croyance ou au contraire de les rappeler à l’ordre juridique. Travail de filtrage, de traduction, la consultation apparaît ainsi comme une activité de pédagogie du droit et de socialisation au juridique » (Reference Willemez2017, 105). Certes, les médecins n’assurent pas des consultations juridiques, mais bien médicales, expertisant les corps et les conditions de travail sans objectif d’incitation des salariés à faire valoir leurs droits. Mais il s’agit bien, en même temps, de replacer les pratiques de travail dans le cadre du droit, autant pour proposer ou appuyer des aménagements de poste indispensables pour que les agents puissent continuer à travailler (les consultations débouchant souvent sur des préconisations d’aménagement de poste ou de restrictions des tâches que les directions peuvent ordonner aux agents), que pour rappeler aux uns et aux autres l’importance du droit en matière de prévention des risques professionnels.

2. La pédagogie du droit : prévenir les risques sur site

Suivons ainsi Philippe dans une crèche d’un quartier populaire. Tout au long des trois heures que dure la visite, il prodigue des conseils pour aligner l’organisation du travail sur le droit. Cela commence, à 14 h 10, avec une suggestion vis-à-vis des absences : « Face à un arrêt maladie, vous pouvez demander à ce que l’agent soit examiné par un médecin examinateur même si la direction est assez frileuse »; ce à quoi répond la directrice : « Oh, mais ça se ne se fait pas ici. Je ne peux pas contrôler ainsi au risque de me mettre toute l’équipe à dos » Footnote 8. La tension qui apparaît ici entre le cadrage propre au monde du travail que la directrice mobilise pour refuser la proposition du médecin et celui, médico-administratif et qui s’appuie sur le droit que ce dernier avance, persiste pendant la visite. Entendant faire preuve de pédagogie moins en matière médicale que dans des termes juridiques, Philippe demande à la directrice si elle tient un registre de vaccination du personnel. « Va falloir vous y mettre », conseille-t-il, ce qu’elle s’empresse cette fois d’accepter, indiquant : « oui, je vais leur demander leur carnet de santé ». « Surtout pas, sinon vous irez au tribunal puis en prison! » réagit alors Philippe, faisant apparaître un autre horizon juridique, celui de la responsabilité qui attache des pratiques au droit (ici du secret médical). Philippe précise ainsi que c’est seulement un carnet de vaccination qu’elle peut demander. Philippe conclut alors cet entretien préalable à la visite par le conseil selon lequel « il faut partir du cadre, le reste on s’en fout », puis de conclure « les règles avant tout! ».

Il est 14 h 40 quand débute la visite à proprement parler. Philippe commence par enjoindre à la directrice de trier son bureau, rappelant l’enjeu d’un passage possible de la commission hygiène sécurité : « vous allez vous faire aligner » souligne-t-il. L’atrium, la buanderie, la réserve puis la cuisine sont visités. Les conseils liés au respect des règles juridiques continuent de pleuvoir : « Couvrez-vous, car là vous êtes en tort : il y a un risque de chute ici »; « il y a des risques chimiques avec tous ces produits sans étiquettes ». Or, « c’est opposable au tribunal », dit-il, indiquant ensuite, à la vue de la minuscule salle de repos, que « c’est du foutage de gueule ». On y trouve le registre d’hygiène et de sécurité… mais Philippe remarque qu’il n’y a rien d’inscrit depuis deux ans. La directrice indique que, lorsque quelque chose ne va pas, elle envoie un mail, ce à quoi Philippe répond qu’il faut écrire ces mails ou les copier dans le registre d’hygiène et de sécurité, dont il se saisit à la fin de la visite. Il y inscrit, après avoir remarqué des fils électriques à sécuriser dans un des espaces dédiés à l’accueil des enfants, un compte-rendu d’incident à ce propos, qu’il fait tamponner par la directrice et à qui il enjoint de l’envoyer par mail « à qui de droit ». Précisant l’intérêt d’avoir inscrit ce problème dans le registre, puisqu’il sera lu au CHSCT, il laisse entendre qu’en changeant d’arène, la remarque consignée dans le registre pourrait avoir quelque effet.

Expliquer la teneur juridique des obligations, rappeler le cadre légal pouvant se muer en horizon judiciaire en cas de défaut, pointer la nécessité d’écrire et de garder des traces dans des registres pour « se couvrir » : toutes ces références au droit par ce médecin de prévention, effectuées pendant une action en milieu de travail, sont le signe d’une posture de pédagogue du droit, qui existe aussi, même si de manière plus atténuée, lors des consultations individuelles des agents. Pédagogie active, puisque, dans le cas restitué, c’est même le médecin qui écrit dans le registre d’hygiène et de sécurité. Pédagogie qui situe aussi ces médecins dans une position intermédiaire dans le continuum retracé ici qui va de la légalité la plus spontanée (celle des écoutantes quand elles qualifient les cas pour les orienter) jusqu’au droit le plus positif (celui mobilisé par les inspecteurs qui se réfère constamment aux articles du Code du travail, comme on le verra). Les médecins de prévention partagent ainsi avec les écoutantes un large espace cognitif à aménager où la référence au droit joue un rôle très variable selon les acteurs, tout en pouvant se référer à des règles, s’affirmer détenteur d’un savoir juridique et indiquer, lors de leurs visites sur les lieux de travail, que les responsables ou les travailleurs ont des obligations. En somme, même sans horizon judiciaire possible, toutes ces qualifications, modalités d’action, responsabilités pointées constituent autant de manières de cadrer la légalité ordinaire de ce qui constitue un travail à risques, dans des environnements à chaque fois spécifiques et susceptibles de porter atteinte à des corps singuliers. Cette mission, qui s’apparente à une manière de construire ce qui est légal et normal (ou non) en situation de travail, confiée à ces services internes à la collectivité locale et qui visent à surveiller sans punir, relie ainsi tous ces acteurs du monde de la prévention, jusqu’aux inspecteurs.

V. Inspecter pour conformer le travail à la réglementation : les inspecteurs comme contrôleurs par le droit

1. Des inspecteurs singuliers, aux appuis juridiques a priori fragiles

Historiquement consubstantielle à l’invention du droit du travail, qui naît dans un souci de protection de la santé des salariés, l’inspection du travail vise à faire appliquer la réglementation, dans un double objectif de sanction des non-conformités au droit et de prévention des risques professionnels. Cette histoire ancienne se décline beaucoup plus récemment dans la fonction publique territoriale, où ce n’est qu’en 1985 qu’un décret prévoit la création d’une fonction d’inspection en santé-sécurité au travail. S’il ne s’agit pas ici de refaire cette histoire et de décrire précisément les règles qui cadrent cette activité d’inspection (Catala, Boulissière et Courtois Reference Catala, Boulissière and Courtois2013), ni même sa mise en place au sein de la collectivité locale étudiée, l’activité d’inspection est au cœur des politiques de surveillance de la santé au travail. Le droit y apparaît plus encore que chez les écoutantes ou les médecins comme une référence et un instrument explicitement mobilisés par ces professionnels de la surveillance, tout en conservant sa dimension interne ne permettant pas, en particulier, d’externalisation vers l’institution judiciaire.

Les inspecteurs se distinguent en effet de leurs cousins du privé sur plusieurs registres, qui fragilisent potentiellement leur appui sur le droit. Ainsi, leur spécialisation est de faire respecter la réglementation en matière de santé-sécurité et ils ne peuvent pas intervenir sur les questions de salaire, de temps de travail ou de représentation du personnel. Ils ne peuvent donc pas négocier et marchander avec les responsables et les managers, comme le font les inspecteurs du travail du privé (Dodier Reference Dodier, Boltanski and Thévenot1989) qui peuvent fermer les yeux sur telle transgression pour mieux faire pression sur la nécessité de se conformer au droit dans tel autre domaine, jugé plus important ou prioritaire (comme le sont souvent les règles de santé-sécurité). De plus, leurs moyens d’action sont flous et imprécis, l’instruction qui règle leur mission se concluant ainsi : « leur mission les conduit, par leurs visites sur les lieux de travail des agents, à mesurer les écarts entre les situations de travail réelles et les dispositions législatives et réglementaires applicables. Ils proposent toutes mesures qui leur paraissent de nature à améliorer la santé-sécurité au travail »Footnote 9. Les procès-verbaux et le déferrement à la justice des cas de violation des règles prévues par le Code du travail leur sont donc inaccessibles. Munis seulement d’observations et de propositions – et exceptionnellement, de mises en demeure qui leur permettent de faire cesser l’activité en cas de risque grave et imminent –, ils ne peuvent donc pas s’appuyer aussi solidement sur le droit et la menace du recours à un tiers que dans le secteur privé. Enfin, employés par les organisations dont ils sont chargés de contrôler le respect de la réglementation, ils dépendent de la direction du personnel et sont donc privés de l’indépendance statutairement garantie par une convention de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) que les inspecteurs du privé n’hésitent pas à invoquer, y compris vis-à-vis du Ministère dont ils dépendent. Pourtant, les inspecteurs, qui proviennent d’origines diverses – inspecteurs du travail du privé, mais aussi anciens préventeurs ou agents spécialisés en biologie ou en chimie d’autres services de la collectivité locale reconvertis en inspecteurs après une formation –, s’appuient fortement sur le droit et réussissent par-là, paradoxalement, à développer une forme d’efficacité reconnue par tous au sein de l’organisation.

2. Des fragilités juridiques qui deviennent une force pour cadrer la légalité

Les inspecteurs font en effet constamment référence au droit, en tant qu’outil puissant de désingularisation des situations. Et alors que cet appui apparaît fragile, il s’avère en pratique efficace pour sortir des logiques d’individualisation et de personnalisation qui surviennent fréquemment lorsque des manquements ou des déviances sont repérés. La référence à la norme juridique – y compris par son énonciation impersonnelle – désingularise les situations, transforme les constats (un manquement, un oubli, une non-conformité…) en un écart et une nécessité d’action rendue visible et nécessaire par la dimension générale de la règle rappelée. C’est en cela que les observations des inspecteurs cadrent les légalités ordinaires et ouvrent vers une conformation des pratiques de travail au respect des principes de prévention. Ce renversement entre un appui apparemment fragile – puisqu’il ne passe que par le rappel faiblement publicisé d’une norme (uniquement en interne auprès du secrétariat général et du CHSCT) et ne peut pas ouvrir vers l’appel à une institution tierce en charge de sanctionner un manquement – et une efficacité identifiée par tous les acteurs, concerne aussi bien la dépendance des inspecteurs, le flou de leurs prérogatives que leur absence d’outils coercitifs. Car chacune de ces dimensions ouvre respectivement et de manière paradoxale sur la possibilité d’un recueil précieux d’informations internes, sur des marges de manœuvre inédites que permet le flou et, via une activité très formalisée et juridicisée de cadrage de la légalité, sur un pouvoir informel important obligeant les directions à se conformer aux propositions faites par les inspecteurs.

L’appartenance à l’organisation qu’ils sont chargés de contrôler peut ainsi se muer en ressource. « Moi, par exemple, pour organiser des inspections, c’est royal ici. J’ai accès à l’intranet, je sais tout ce qu’ils font, quand ils le font, où ils le font. Il suffit de cliquer. Quand vous êtes à l’inspection du travail dans le privé, c’est beaucoup plus compliqué. Pour une boîte de 6000 salariés, il faut 10 ans pour connaître son fonctionnement… Parce que je dois aller à la pêche de tout. Ici, je clique sur mon intranet, je sais combien ils ont de sites, comment s’appelle le chef, comment c’est organisé, quelles activités ils ont… » (une inspectrice, ancienne inspectrice du travail du privé). L’absence d’indépendance des inspecteurs vis-à-vis de l’organisation dont ils doivent vérifier la conformité devient ici un atout plus qu’une contrainte. Car si les textes ne garantissent pas leur indépendance statutaire comme l’article 6 de la convention 81 de l’OIT le fait pour les inspecteurs du travail du privé, des procédures organisant le choix des services à inspecter ou le devenir de leurs rapports, ont été instaurées pour permettre, en pratique, dans cette collectivité locale, cette indépendance des inspecteurs.

De même, l’absence d’horizon judiciaire et la dimension floue des règles à faire respecter, identifiées initialement comme des fragilités, se révèlent une force pour les inspecteurs, comme le souligne la cheffe de service, elle aussi ancienne inspectrice du travail et qui privilégiait pourtant dans cette fonction l’arme du procès-verbal et une approche coercitive mettant en avant la sanction plus que le conseil :

Cette absence de moyens coercitifs est à la fois… une faiblesse, claire, et un atout, curieusement, que j’ai découvert, moi, en le pratiquant. C’est à dire que comme il n’y a pas de moyens coercitifs – (…) on « propose toute mesure », c’est tout. Et ça, c’est exactement l’envers de la médaille de l’absence de moyens coercitifs. Vous prenez les textes qui régissent l’action des inspecteurs du travail, ils sont très précis : si on fait un référé, on doit faire comme ci, comme ça. Si on fait une mise en demeure, comme ça : procès-verbal… Bon. Parce que c’est cadré, ce sont des… des moyens coercitifs. Nous, il n’y en a pas. Du coup, en fait, la latitude due à l’absence de moyens coercitifs est beaucoup plus grande. [rires] Moi qui ai exercé les deux métiers, ça m’a frappé.

Les responsabilités sont en effet les mêmes que dans le secteur privé et les employeurs publics (les élus, l’administration et ceux à qui ils délèguent leur autorité en la matière) sont tenus d’assurer de la même manière la sécurité et la santé des agents publics. Avertis par les inspecteurs, et destinataires des observations et propositions qui leur sont faites suite aux visites, les directions doivent rendre publiquement des comptes devant des instances paritaires où sont présents les représentants du personnel. Cette publicité, même si elle n’est qu’interne, constitue une condition propice à un usage efficace du droit et une modification des situations de travail. Cette pratique – un simple rappel des normes juridiques aux directions – et son efficacité revendiquée par les inspecteurs s’appuient toutefois bien sur un usage et une référence constante au droit dans les visites puis les rapports d’inspection.

3. Des inspections préparées, cadrées et suivies par des références permanentes au droit

Le cadrage par le droit débute dès la préparation de la visite : les inspecteurs se renseignent sur les règles applicables et collectent de nombreux documents que leur insertion dans la collectivité locale leur permet de récupérer. La préparation des inspections s’appuie aussi sur le programme de travail que se donne le service, qui vise à traiter collectivement et systématiquement un risque professionnel spécifique au-delà de la singularité de chacun des services inspectés. La publicité des normes juridiques à respecter en la matière auprès des directions, prévenues de potentielles inspections, contribue à la conformation des pratiques de prévention concernant ce ou ces risques au-delà des seuls services qui ont été inspectés. La formalisation des visites est ensuite minutieuse via, par exemple, l’utilisation de fiches dédiées à la surveillance de ces risques, qui, tout en étant à visée pratique et technique, intègrent de part en part des considérations juridiques. Comme dans la fiche conçue dans le cadre d’une campagne sur les fumées de soudure, pour vérifier la tenue du registre de santé-sécurité au travail obligatoire et les fiches de risques professionnels qu’a dû élaborer le médecin de prévention, il s’agit de récupérer le document unique d’évaluation des risques (DUeR), les dossiers de maintenance du dispositif de captation et d’aération ventilation, les rapports de contrôle de ces équipements, les fiches de données de sécurité des métaux d’apport et des gaz utilisés, et de se demander si l’évaluation des risques faite dans le DUeR s’intéresse à la composition et à la concentration des fumées de soudage, aux durées d’exposition, etc.

Les inspecteurs se rendent alors sur site, prennent des photos, discutent avec les agents, observent et vérifient la conformité des équipements, des lieux et des pratiques de travail. Ces activités sont, à nouveau, constamment orientées par le droit : s’assurer par exemple de l’existence de garde-corps visant à éviter les chutes, mais aussi vérifier leur hauteur et les matériaux dont ils sont composés, comme le stipule l’article R 233-13-20 du Code du travail. Ils mènent une véritable enquête où les lieux, les machines, les équipements sont constamment ramenés aux règles du Code du travail prévues pour prévenir les risques. Ceux inclus dans la campagne décidée en amont sont systématiquement scrutés, mais il s’agit surtout de s’adapter à la singularité des environnements et des activités de travail, dont on a souligné l’extrême diversité : des collèges aux menuiseries, des espaces verts aux crèches, des garages à la voirie. Et c’est la généralité des règles de droit qui permet de donner des repères face à ces situations aussi singulières et diverses et à la multiplicité des risques possibles.

Le troisième moment de l’inspection s’appuie encore et toujours sur le droit en le visibilisant cette fois auprès des acteurs qui reçoivent les rapports d’inspection qui découlent des visites, ces rapports s’inscrivant dans des procédures, des délais, des obligations que les inspecteurs font respecter. De vingt à cinquante pages selon l’ampleur de la visite, ces rapports exhibent en permanence, dans leur forme et leur contenu, les règles juridiques sur lesquelles s’appuient les inspecteurs pour constater des non-conformités et faire des préconisations pour y remédier.

La référence au droit est donc permanente et sa place dans la justification des relevés d’infraction, centrale. La valorisation de légalités textuelles et générales qui contraste avec l’écoute des plaintes individuelles plus ou moins qualifiées avec des catégories mouvantes du droit, autant qu’avec la pédagogie du droit qui va avec le rôle d’expert des médecins de prévention, positionne les inspecteurs en contrôleurs et vérificateurs, rappelant l’énoncé des règles écrites à ceux qui ont la responsabilité de les mettre en place et de les (faire) respecter.

VI. Discussion

La présentation successive de ces trois cas a permis de cerner ce processus de désingularisation opérant au croisement d’une référence au droit et de la visée de surveillance portée par ces différents dispositifs, dans la mesure où il consiste à rapporter des cas à des règles ou à des standards pour « qualifier ou transformer des états de choses » (Dodier et Barbot Reference Dodier and Barbot2016, 431). Autrement dit, ces dispositifs de surveillance empruntent chacun à la logique du droit via une diversité d’opérations de désingularisation, par l’intermédiaire d’une case qu’on coche, d’une statistique qu’on calcule, d’un diagnostic qu’on pose ou d’une règle à laquelle on fait référence ou que l’on mobilise. Cette discussion vise à tirer les enseignements du rapprochement de ces trois cas qui, bien que similaires du point de vue de l’institution bureaucratique dans laquelle ils s’inscrivent, sont différents dans le déroulé des activités de prévention qu’ils accueillent. L’enjeu est alors de mettre au jour moins un pluralisme normatif que la pluralité des façons par lesquelles le droit concourt à la poursuite de cet objectif de surveillance et, au-delà, de cerner les différentes dimensions de ce processus social de désingularisation qui participe, selon nous, au virage préventif et au nouveau gouvernement des risques professionnels qui se déploie en France comme ailleurs.

Écoutantes, médecins, inspecteurs et inspectrices travaillent rarement en interaction. Ils se connaissent peu, même si les responsables de la cellule d’écoute, du service de médecine préventive et de la mission d’inspection échangent régulièrement dans les réunions de service de la Direction des ressources humaines. Agrégeant un compte rendu de leurs actions dans les statistiques de leurs rapports d’activité, ils contribuent à produire un savoir collectif sur les risques professionnels présents dans la collectivité locale. Plus que les interactions entre ces trois figures différentes d’intermédiaires du droit, ce sont leurs activités et leurs expertises elles‑mêmes, avec leurs normativités propres (Dautel et Lippel Reference Dautel and Lippel2021), qui contribuent à cadrer la légalité ordinaire des risques professionnels. Ainsi, l’écoute ouvre vers une forme d’expertise particulièrement visible lorsque des qualifications juridiques (discrimination, risques professionnels, violence, harcèlement, etc.) sont employées pour décrire et ouvrir des orientations possibles derrière l’expression de souffrances au travail. Les visites d’inspection sont certes très cadrées par la réglementation qui s’applique aux situations de travail observées, mais reposent aussi sur une expertise technique parfois très pointue. À l’inverse, inspecter sur site, c’est aussi écouter, et les inspecteurs valorisent fortement le fait que les agents leur parlent et décrivent leurs conditions de travail, y compris si la visite est accompagnée par les chefsFootnote 10. De même, l’expertise des milieux d’activité comme la pratiquent les médecins ressemble à une visite d’inspection, même si le droit est ici plus expliqué oralement et pédagogiquement que rappelé fermement et par écrit. Quant à l’expertise des corps, lors des consultations médicales, elle consiste aussi à écouter les plaintes et tenter d’y répondre, en préconisant des aménagements de poste dont les directions doivent tenir compte, même si, comme pour les propositions des inspecteurs, elles ne sont pas tenues légalement de les mettre en place.

Comme on l’a souligné, chacune de ces activités – écouter, expertiser, inspecter – est plus ou moins organisée, traversée, structurée par le droit. Ces différentes manières de produire la légalité ordinaire s’articulent entre elles, sans pourtant que la force du droit – celle qui relie l’énoncé de la règle à une institution tierce comme l’institution judiciaire – ne puisse être invoquée par aucun de ces intermédiaires du droit. Pourtant, ces derniers s’appuient constamment sur le droit, de manière plus ou moins explicite, avant tout comme vecteur et outil de désingularisation. C’est aussi parce que ces références au droit relient une qualification, une interprétation et une connaissance des règles à des obligations, à des possibilités de mettre en cause ou d’être mis en cause, à des responsabilités en somme (Lallement et Zimmerman Reference Lallement and Zimmerman2019). Nul doute que le droit ne suffit pas pour garantir des pratiques efficaces de surveillance et de prévention. C’est parce que la cellule d’écoute est, dès sa première année, de plus en plus appelée par les agents; que les médecins sont relativement plus nombreux que leurs homologues du privé et disponibles pour agir en milieu de travail; que les inspecteurs ont, eux aussi, le temps de préparer, mener, rendre compte de leurs observations et que des organisations syndicales autant que le secrétariat général de l’administration ont connaissance de ces rapports et peuvent enjoindre aux directions de se conformer aux propositions qui y sont faites, que ces usages du droit apparaissent, pour une part, efficaces.

Derrière ces contrastes entre ces façons plus ou moins explicites de s’appuyer sur le droit, on peut noter un point commun quant à la manière dont leurs finalités sont désarticulées de toute référence explicite à l’horizon judiciaire. Ainsi, la surveillance de la santé des agents est ici réalisée dans et par des instances internes à cette bureaucratie, avec un accent mis sur les politiques de prévention plus que de réparation, et un rapport au droit qui se décline indépendamment d’une référence aux tribunaux. Ici, les appels adressés à la cellule d’écoute restent dans des dossiers confidentiels et sont tendus vers un horizon de résolution en interne; les médecins de prévention ne peuvent pas décider, dans le contexte de la fonction publique territoriale, des (in)aptitudes au travail; les inspecteurs, enfin, fonctionnaires territoriaux employés par la collectivité locale, ne peuvent pas dresser de procès-verbaux. Ainsi, on peut émettre l’hypothèse que ces trois services visent à éloigner l’horizon judiciaire qui existe dans le domaine de la santé au travail et qui s’est singulièrement renforcé depuis une vingtaine d’années en FranceFootnote 11. Autrement dit, ces dispositifs ne visent pas à prendre des décisions contestables en droit, mais à orienter des plaintes, donner des avis ou faire des observations sur des pratiques non conformes à la législation. Il est alors attendu de cette faible portée en matière de judiciarisation des situations qu’elle soit compensée par un gain en matière de prévention des risques professionnels. Notre analyse de la place et des usages des règles juridiques dans les activités spécifiques de prévention des risques professionnels montre alors que le droit est constitutif des politiques de santé au travail.

Tout ne va pas au mieux pour autant : des appels restent sans réponse et l’adresse à un psychologue ne résout pas toujours les problèmes de fond; des expertises ne font que constater les dégâts du travail sur des corps ou la prégnance des risques au quotidien; des inspections ne débouchent pas sur des propositions forcément mises en œuvre. Mais, en nouant prise en charge individuelle et singulière d’un côté, et retours collectifs désingularisant les constats de l’autre-ces retours passant par des agrégations de cas, des statistiques d’activité et surtout des qualifications juridiques dans des rapports qui circulent dans l’administration-les dispositifs de surveillance autant que les normes juridiques encadrant la santé au travail acquièrent une certaine consistance. Bien que singulier – une grande administration publique française –, notre terrain d’enquête aboutit ainsi à un résultat qui peut intéresser aussi bien le secteur privé que d’autres contextes nationaux. En mettant en évidence combien le droit est un opérateur de mise en généralité et de désingularisation, point de départ par le regard qu’il imprime aux professionnels de la santé au travail autant que point d’arrivée par les qualifications qu’il permet et les responsabilités qu’il trace, cet article montre qu’il constitue un registre essentiel de la surveillance de la santé au travail et de la prévention des risques professionnels.

VII. Conclusion

Cet article a rendu compte de trois enquêtes menées dans les services d’une grande bureaucratie publique. Cette diversité de cas au sein d’une même configuration locale et institutionnelle a permis de sérier les manières plurielles par lesquelles le droit concourt à la surveillance des risques professionnels par l’intermédiaire de différents acteurs de prévention. Au-delà de ces variations, il a montré un point commun transversal à ces différentes formes d’intermédiation juridique instituant un nouveau gouvernement des risques professionnels. Celui-ci procède par le droit, via des formes diverses de légalité consistant en des opérations de désingularisation typiquement juridique, sans viser pour autant un horizon judiciaire, illustrant la logique désormais bien documentée de la managérialisation du droit (Edelman Reference Edelman2016).

Au-delà de cette bureaucratie, il a contribué à étudier les prémices d’un phénomène de surveillance de la santé au travail amené à se développer ailleurs que dans la fonction publique, via, en France, la réforme de la santé au travail entérinant un processus par lequel la prévention entend supplanter la réparation des atteintes à la santé au travail. Loin d’être typiquement français, ce processus renseigne également des politiques publiques et organisationnelles orientées par un virage préventif inédit en santé au travail, de plus en plus équipée par le droit, mais aussi – et cela reste à investiguer – par la science, le numérique ou les algorithmes.

Footnotes

1 Nous utilisons la notion de légalité au sens des legal consciousness studies, qui renvoient à la construction sociale et quotidienne du droit en situation par les acteurs « ordinaires » (voir Ewick et Silbey Reference Ewick and Silbey1998; Pélisse Reference Pélisse2005; Commaille et Lacour, Reference Commaille and Lacour2018), dans une veine toutefois moins « critique » qu’interprétative et plus encore tournée vers les questions de mise en œuvre du droit, pour reprendre une typologie proposée récemment par Halliday (Reference Halliday2019).

2 On s’intéresse donc moins aux intermédiaires du droit susceptibles d’accompagner les plaignants tout au long de la pyramide des litiges, comme Lejeune et Spire (Reference Lejeune and Spire2021), qu’aux intermédiaires en organisations qui le manient au quotidien dans leurs activités professionnelles (voir Pélisse Reference Pélisse2019).

3 Ce projet codirigé par Jean-Noël Jouzel et Jérôme Pélisse a été financé par l’Agence nationale sécurité sanitaire alimentaire (ANSES, n° 2016-1-091) entre 2016 et 2020. Intitulé « Surveillance des risques particulièrement incertains » (Suripi), il n’a pas été soumis à un processus formel de conformité éthique comme au Canada. Pour autant, les chercheurs ont respecté l’anonymat et obtenu le consentement des personnes rencontrées en entretien et observées en situation de travail.

4 La cellule ne comprenant que des femmes chargées d’écouter les plaintes des agents, on désigne les membres de cette cellule par le terme d’écoutantes.

5 Les noms des lieux et des personnes sont fictifs pour garantir l’anonymat de nos enquêtes.

6 Les médecins du travail, du privé ou du public, ont normalement un tiers de leur temps réservé à des actions en milieu de travail, qui consistent pour l’essentiel en des visites sur site des lieux de travail des salariés dont ils ont la responsabilité.

7 L’écoute ouvrant sur une prise en charge vers d’autres séquences du dispositif, on peut y voir ce que Willemez appelle une « activité proto-juridique, dans la mesure où ce qui se constitue et se travaille dans ces lieux, c’est la condition de possibilité d’un traitement juridique et judiciaire de difficultés et de souffrances liées au travail » (Reference Willemez2017, 112-113).

8 Philippe oublie ici la nature des relations de travail, rabattue sur une seule dimension formelle d’usage du droit, bien qu’il module son exécution en notant la frilosité de la direction. Il incarne typiquement ici ce qu’énonce Willemez lorsque ce dernier précise : « et comme pour tous les détenteurs de cette disposition juridique, ils possèdent aussi une même croyance dans le droit comme mode monopolistique de régulation et de résolution des conflits au sein du monde du travail » (Reference Willemez2017, 105).

9 Instruction concernant le rôle et les missions des inspecteurs santé-sécurité au travail (mai Reference Mias2015), qui constitue les règles secondaires (actualisées) d’application du décret de 1985 pour la collectivité étudiée.

10 Contrairement aux visites dans les entreprises privées, la peur de perdre son emploi est bien moindre dans cet univers syndiqué de la fonction publique territoriale, faisant des travailleurs des sources de récits et d’informations précieuses sur le travail pour les inspecteurs.

11 Avec les arrêts amiante en 2002, les plans santé travail du Ministère du travail depuis 2005, la montée en puissance des CHSCT et des expertises en santé au travail depuis les années 2000, jusqu’au procès France Télécom (par décision du Tribunal de Paris du 20 décembre 2019), le droit – et la justice – ont acquis une importance grandissante dans les politiques et les pratiques de protection de la santé au travail. Et si le droit de la fonction publique et celui du secteur privé restent distincts, leur rapprochement en matière de santé au travail est net depuis, là aussi, les années 2000.

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