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Situations de tort dans la vie quotidienne : quelle régulation?

Published online by Cambridge University Press:  20 December 2016

Françoise Vanhamme*
Affiliation:
Université d’Ottawa, Faculté des Sciences sociales [email protected]
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Abstract

This paper seeks to explore the logic and manner of regulating tort situations in daily life. Based on interviews, it seeks to tease some societal sense out of the reactions of individuals faced with such situations. It hypothesizes that informal regulation is neither inconsistent nor amorphous and that, just like formal institutions, it contributes to the organization, facilitation and preservation of societal life and cohesion. The normative principles and the practical methods of regulation found by the research suggest that there is a perception that the cohesion of societal life is being continuously fashioned and renewed due to its conflictive nature, and that the containment of societal life within viable parameters is up to each one of society’s members.

Résumé

La présente contribution explore les logiques et modes de régulation des situations de tort dans la vie quotidienne. Sur la base d’entretiens, elle vise à dégager un sens social aux choix de réaction opérés par les personnes dans de telles situations. Ce faisant, elle pose l’hypothèse que les modes de régulation informelle ne seraient ni inconsistants ni informes et qu’ils contribueraient, comme les institutions formelles le font, à l’organisation, à la facilitation et au maintien de la vie collective et de sa cohésion. Les principes normatifs et les modes pratiques de régulation qui se dégagent effectivement de la recherche suggèrent une perception de la vie collective dont la cohésion se fabrique et se renouvelle sans cesse vu sa nature conflictuelle, et dont la responsabilité de la contenir dans des limites viables revient à chacun de ses membres.

Type
Articles
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association / Association Canadienne Droit et Société 2016 

Introduction

Que font les gens face à une situation quotidienne qui, de leur point de vue, leur porte tort – quels sont leurs modes et logiques de réaction? Telle est la question que la présente contribution explore. Par « tort », nous entendons une atteinte matérielle ou morale à un individu appelé « l’offensé », produite dans une interaction sociale ou en résultant, créatrice d’un sentiment de dommage potentiel ou avéré dont il s’émeut, et qui induit de ce fait une tension, un grief avec le fauteur estimé de ce désordre – « l’offenseur » (Llewellyn et Hoebel Reference Llewellyn and Hoebel1999; CNRTL). Cette tension invite alors à réagir pour ramener la situation à une configuration plus régulière et acceptable, c’est-à-dire pour la réguler. Soulignons d’emblée que si les torts visés par notre question ressortissent à la vie quotidienne, cela ne signifie nullement qu’ils soient d’office bénins. Un tort peut en effet être sérieux : le critère de gravité se trouve cependant déplacé ici de quelque définition institutionnalisée (crime, faute, manquement, etc.), à l’expérience et au ressenti de chaque personne. Ce choix du terme « tort » vise en effet à se dégager de telles définitions en raison de notre problématique.

Dans notre société, lorsqu’on évoque cette question de la régulation des torts, l’on tend souvent à penser d’abord à l’action des instances étatiques – la justice – et à d’autres établies en droit, comme un ordre professionnel : dans ces cas notamment, l’on réfère à la régulation formelle, c’est-à-dire celle qui est dotée d’une forme, d’une structure identifiable et relativement permanente (CNRTL). A contrario, notre article avancera que, dans la pratique, le recours à de telles instances formelles n’est souvent envisagé par les gens qu’en dernier ressort. Ils tendent plutôt à favoriser des modes de régulation plus informelle; celle-ci peut être produite par une institution sociale (par ex. la famille) ou en dehors de toute instance structurée (par ex. entre camarades). Comme le soulignent Ewick et Silbey (Reference Ewick and Silbey1998), la littérature en dit fort peu sur ces modes informels, comme s’ils étaient dépourvus d’intérêt, inconsistants et informes. Nous soutiendrons qu’au contraire, ils ont un sens social dans lequel s’inscrit leur forme même.

La section suivante expliquera les éléments de réflexion qui sous-tendent notre problème de recherche et en quoi, tel que formulé, celui-ci consiste en un recadrage systémique de la question de la régulation (I). Pour l’explorer, nous avons adopté un cadre conceptuel qui apparie le pluralisme juridique radical avec l’ethnométhodologie, tous deux centrés sur l’activité d’ordonnancement social par les personnes (III) et une méthodologie qualitative basée sur des entretiens (III). Les résultats de cette recherche, menée à titre exploratoire, dégagent deux principes, de légitimité et de nécessité, qui se situeraient aux fondements de l’ordonnancement de la vie collective (IV et V). A ceux-ci s’articulent trois modes pratiques de réaction face à une situation de tort, dont le sens contribue à éclairer concrètement les logiques présidant au recours ou non à des instances tierces (VI, VII et VIII). Pris ensemble, ces résultats esquissent à leur tour certaines conditions de la vie collective dont chaque membre aurait une connaissance sur un mode principalement implicite, en raison notamment de la prégnance du discours étatique dominant.

1. La régulation des torts : un recadrage nécessaire

Dans leurs différentes versions, les théories du contrat social légitiment l’État moderne et le droit en leur attribuant comme finalité le maintien d’un ordre social toujours fragile. Il s’agit en effet de prémunir la vie collective de l’anarchie et de la violence, filles de la vengeance privée (Gros Reference Gros, Garapon, Gros and Pech2001). Une brève confrontation de ce discours avec les pratiques sociales en limite d’emblée la portée. D’abord, les sociétés pré-étatiques régulaient elles aussi leurs conflits, notamment par la voie d’un système vindicatoire centré sur la reconduction de la solidarité entre clans : la prévention de l’anarchie et de la violence ne semble donc pas l’apanage de l’État moderne (Verdier Reference Verdier and Verdier1980). Ensuite, l’espace d’intervention du droit est limité du fait qu’il ne réagit qu’à certaines conditions, dont la première est le report du problème au système de justice. À ce sujet, l’on sait par exemple qu’une portion majoritaire des actes criminalisables n’est pas rapportée au système pénal : dans les enquêtes de victimisation, les gens disent souvent s’être débrouillés autrement (par ex. Cousineau Reference Cousineau1996; Fouquet et al. Reference Fouquet, Lotode, Nevanen, Robert and Zauberman2006). A propos de cet « autrement », l’on rappellera aussi l’activité régulatrice d’autres instances pourvues d’une certaine autorité décisionnelle et plus ou moins autonomes au regard du droit étatique (Belley Reference Belley1986); de nos jours, elles vont notamment des ordres professionnels, syndicats ou services de médiation, aux églises, associations ou même à la famille. L’État apparaît donc comme un acteur parmi d’autres dans la régulation et le maintien de la vie collective – avec toutefois la spécificité d’être doté des outils de sa puissance, dont le monopole de la violence légitime (Weber Reference Weber2003).

Une double question émerge de ces réflexions. D’abord, quelles sont les logiques qui régissent le recours à l’une de ces instances plutôt qu’à une autre? Les enquêtes de victimisation (supra) tendent par exemple à demander aux interviewés pourquoi ils mobilisent ou non la justice pénale, ce qui n’éclaire guère la logique de sélection entre instances. En effet, la cible de cette question – la justice – mène à laisser dans le flou ce qui ne la concerne pas : c’est alors que les interviewés mentionnent qu’ils se sont arrangés autrement, puisque là n’est pas la question. D’où la seconde question : que contient concrètement cet « autrement »? Ces deux questions, pour nous, sont reliées puisqu’elles concernent un même problème, celui de la régulation de la vie collective. Il convient dès lors de les replacer dans un cadre de compréhension qui permet de les englober. Watzlawick et ses collaborateurs (Reference Watzlawick, Weakland and Fisch1975) expliquent à ce sujet que l’on ne peut comprendre ce qui se passe à un niveau (celui de la mobilisation de la justice pénale par exemple) si l’analyse reste à ce niveau. Autrement dit, ces auteurs nous invitent à procéder à un recadrage systémique qui dépassera la seule sphère des instances de régulation formelle et qui inclura jusqu’aux modes de régulation les plus informels. C’est dans cette perspective de recadrage que la présente contribution veut questionner les pratiques de régulation et de maintien de la vie collective là où elles prennent leurs sources, dans la vie quotidienne et ses aléas.

Plusieurs auteurs ont déjà exploré le processus menant à la définition d’une situation de tort dans la vie quotidienne et les attentes normatives qui y sont mises en jeu. Quoique de telles situations puissent se configurer à l’infini, une rationalité sociale s’en dégage. Un tort est en effet généralement ressenti quand la « bulle » d’une personne est ébranlée, c’est-à-dire son territoire, son bien-être, son identité ou son statut social (Goffman Reference Goffman1973; Boltanski Reference Boltanski1990; Kellerhals, Modak et Perrenoud Reference Kellerhals, Modak and Perrenoud1997; Strimelle Reference Strimelle2012). Cependant, l’identification du tort est processuelle, les référents normatifs mobilisés par les offensés pouvant changer à mesure que la situation se développe. Par exemple, si l’offenseur refuse de reconnaître sa part dans le tort éprouvé, la situation peut s’envenimer et les attentes, évoluer. L’offenseur est ainsi, en général, d’abord considéré comme un partenaire avec qui l’on pourrait s’arranger; la relation peut ensuite se teinter d’altérité, l’offenseur devenant progressivement un adversaire à affronter, à ignorer ou à faire confronter par un tiers (Bartholeyns et al. Reference Bartholeyns, Smeets, Tange, Van Praet and Vanhamme2011; Strimelle Reference Strimelle2012). Une autre caractéristique de l’identification d’un tort est d’être relationnelle : elle est en effet pondérée par la proximité entre les personnes impliquées et par les différences entre leur statut respectif (Ewick et Silbey Reference Ewick and Silbey1998; Strimelle Reference Strimelle2012). Ces torts sont ainsi générés et définis au sein de l’espace social, de même que les dispositifs mis en place pour tendre à leur régulation (Llewellyn et Hoebel Reference Llewellyn and Hoebel1999). C’est sur cette base qu’a émergé l’hypothèse que même les modes de régulation informelle de la vie quotidienne répondraient à des logiques sociales et contribueraient, tout comme les instances déjà mentionnées le font, à la facilitation et au maintien de la vie collective.

2. L’individu, au cœur de la production normative

Selon les développements précédents, l’offensé fera appel, dépendamment des circonstances, aux instances de régulation formelle ou à des pratiques informelles. Nous avons dès lors mobilisé un cadre conceptuel qui puisse justifier de mettre sur un pied d’égalité des modes de régulation aussi distincts que ceux relevant, notamment, du droit ou des activités quotidiennes. C’est à cet effet que nous avons combiné le pluralisme juridique radical qui, en sociologie juridique, subjectivise la définition du droit, et l’ethnométhodologie qui, en sociologie, examine comment les pratiques ordinaires fabriquent un ordre social objectif.

Celui qui considère que le droit étatique n’a le monopole ni de la définition des comportements acceptables, ni de la régulation des conflits, s’inscrit de façon générale dans une approche de pluralisme juridique. Dans cette perspective, plusieurs ordres juridiques peuvent coexister dans un même groupe social. D’une part, un comportement peut se conformer, selon la situation, à l’un ou l’autre de ces ordres (Griffiths Reference Griffiths1986) et d’autre part, une situation conflictuelle peut faire appel à l’un ou plusieurs d’entre eux (Vanderlinden Reference Vanderlinden2005). L’objet de notre recherche, d’emblée, s’insère dans cette optique. Encore faut-il définir ce qu’on entend par juridique. Cette question ouvre à une réflexion plus complexe. Il faut en effet d’abord constater que nombre de définitions de la notion se calquent sur le droit étatique. Selon ces versions en effet :

  1. - le droit est constitué d’un ensemble articulé de règles contraignantes définies par un corps spécialisé (cf. le parlement);

  2. - ces règles seront très probablement appliquées, en cas de non-respect, par d’autres corps spécialisés nommés statutairement (cf. police, ministère public, juges, administration correctionnelle);

  3. - et face à cette intervention impliquant l’usage de la force dite légitime, la probabilité d’une réaction par d’autres personnes que ceux qui la subissent est faible (Gibbs Reference Gibbs1967; Rocher Reference Rocher1988).

Ce type de définition, on le voit, reprend les formes du droit étatique et, partant, en reproduit les caractéristiques fondatrices et le sens. Ce faisant, il tend à le valoriser et le légitimiser, renvoyant tout autre ordonnancement social vers des catégorisations nommées alors « infra-droit » ou « non-droit », formules qui reviennent d’ailleurs à réitérer la suprématie du droit étatique. Kleinhans et Macdonald (Reference Kleinhans and Macdonald1997) soutiennent que cette primauté perdurera tant que le droit sera réifié et appréhendé comme un fait social objectif. C’est pourquoi le pluralisme juridique radical propose de subjectiver le droit et de placer l’individu en son centre car c’est lui qui est, en dernière analyse, le « site irréductible de normativité » (Kleinhans et Macdonald Reference Kleinhans and Macdonald1997, 43).

Selon cette thèse en effet, ce sont les personnes qui identifient, en situation, des attentes qu’elles estiment normales de leur point de vue – c’est-à-dire porteuses d’équité et partageables. Le statut normal et normatif de ces attentes implique qu’elles sont considérées, dans le chef de celui qui les mobilise, comme assumées par le groupe social. Pour le pluralisme radical, le droit se trouve là : dans cette symbolisation qui consiste à placer des conduites et des interactions dans un schème régi par des attentes sociales normatives (Macdonald Reference Macdonald and Kasirer2006). Élaborées, inférées, reconduites ou modifiées dans les interactions sociales, elles peuvent être imputées à différents ordres normatifs forts, faibles, émergents ou ad hoc, connus en tout ou en partie sur un mode explicite ou tacite, ou même présumés (Macdonald Reference Macdonald and Kasirer2006). L’individu étant traversé par de multiples appartenances sociales, il mobilisera un ordre normatif et ses moyens plutôt qu’un autre selon sa définition de la situation dans laquelle il se trouve engagé, ou en entremêlera plusieurs (Vanderlinden Reference Vanderlinden2005). Cela peut être, par exemple, la justice étatique, un syndicat, un prêtre… ou ses propres critères et moyens, comme notre problématique l’esquisse. Son travail interprétatif est donc fondamental. En outre, la thèse du pluralisme radical relativise la centralité des attentes normatives dans le phénomène juridique. Les gens, en effet, ne réfléchiraient pas toujours à partir de normes, mais plutôt en termes de moyens de réguler la situation (Vanderlinden Reference Vanderlinden, Eberhard and Vernicos2006). Il semble de ce fait plus adéquat de considérer ces attentes comme des instruments de l’action régulatrice (Romano dans Rocher Reference Rocher1988).

Notre étude des logiques et modes de régulation mobilisés par les gens dans leur vie quotidienne s’en retrouve clairement partie intégrante du champ du pluralisme juridique radical. Celui-ci s’accorde en outre avec notre nécessité de placer différents ordres normatifs au même niveau. À notre connaissance, la principale critique portée à l’encontre de cette thèse concerne l’inflation du phénomène juridique qu’elle propose, estimée excessive au point de le diluer. Du point de vue de Belley par exemple (Reference Belley1986), pour pouvoir être qualifiée de juridique, une pratique doit présenter un caractère d’organisation et de systématisation minimalement orchestrées par des détenteurs de pouvoir; les pratiques de sociabilité spontanée en sont donc exclues. Selon nous, un tel impératif tendrait cependant à resituer le droit dans le calque d’une définition étatique. Vanderlinden (Reference Vanderlinden2013) répond en outre qu’un droit spontané peut être constaté empiriquement et qu’il gouverne de nombreuses situations de la vie quotidienne : il ne peut donc être écarté de la réflexion. C’est en ce sens que les pluralistes radicaux délimitent eux aussi le droit, même si leur définition en est, effectivement, large et décentrée. C’est pour eux, rappelons-le, la production normative ad hoc par laquelle une conduite est interprétée, catégorisée et accolée à une ou des attentes sociales de principe. Le débat repose donc sur deux visions très différentes du droit, et il n’est certes pas clos. De notre point de vue, le pluralisme juridique radical ouvre la définition du droit au point de rendre possible l’exploration sociologique de ses racines, qu’il situe dans le travail ordinaire des gens pour ordonner la vie collective.

En sociologie, l’on trouve aussi une approche qui place l’individu au cœur de la production de la normativité qui régit l’ordre social : c’est le programme ethnométhodologique. Comme le fait le pluralisme radical, celui-ci ne traite pas des règles sociales en les considérant extérieures aux individus et suivies par eux. Il s’intéresse à revers à la façon dont ces règles sont produites et rendues « vraies » dans les pratiques ordinaires (Garfinkel Reference Garfinkel2007). Selon sa perspective, c’est d’une façon routinière que les gens donnent à leurs activités un caractère visiblement sensé et présumé intelligible pour les autres membres de leur groupe social. De ce fait, l’action pratique d’une personne exhibe son affiliation au groupe et s’inscrit dans l’ordre social (les manières adéquates d’être et de faire) qui y a cours selon elle, sans que celui-ci soit nécessairement explicite. Elle rend ainsi disponibles à l’entourage certaines caractéristiques de cet ordre. L’action a donc une double propriété : en même temps qu’elle exprime certaines caractéristiques de l’ordre, elle lui donne une existence sociale (Widmer Reference Widmer, De Fornel, Ogien and Quéré2001). Les activités des gens l’actualisent donc continuellement et lui donnent son caractère de « réalité objective ». Les ingrédients mobilisés pour ce faire sont toujours assemblés de façon ad hoc en situation (Garfinkel Reference Garfinkel, Travers and Manzo1997). Ils sont puisés dans un réservoir de savoirs (connaissances, catégorisations, art de s’y prendre…) acquis dans la socialisation au groupe et dont l’usage est devenu naturel, ordinaire (Coulon Reference Coulon2002). Ces procédés, ou « raisonnements sociologiques pratiques », auxquels les gens ont recours dans leurs activités pour ordonner ainsi le social, l’ethnométhodologie les appelle des ethnométhodes. Dans ce terme, « ethno » fait référence à un groupe social spécifique et « méthodes » désigne les procédés et raisonnements pratiques qui produisent sens et ordre dans ce groupe (Garfinkel Reference Garfinkel2007).

3. Une enquête qualitative

L’ethnométhodologue ne s’attache donc pas au contenu d’une observation pour sa description de ce qui s’est vraiment passé, mais bien pour ce qu’elle informe de l’ordonnancement du social (Coulon Reference Coulon2002). Les manières de faire adéquates au groupe social, leur sens et l’arrière-plan de savoirs, objets de l’enquête, ne sont en général ni formalisés ni même formulés. Ils émergent en contexte et ne peuvent être compris qu’en fonction de lui (Garfinkel Reference Garfinkel2007). Cet objectif nécessite une approche qualitative axée sur le sens que ses membres apportent à ce qu’ils font (Lessard-Hébert, Goyette et Boutin Reference Lessart-Hebert, Goyette and Boutin1997). Pour notre enquête, le dispositif de recueil de données devait être apte à fournir assez d’informations sur des situations de tort, les mesures prises pour y réagir et leur sens et contexte. Des entretiens favorisant suffisamment de liberté et de profondeur ont de ce fait été privilégiés.

Nous avons opté pour des entrevues semi-structurées centrées. Dans ce cas, le contenu de l’entretien est cadré par des thèmes assez larges pour laisser les répondants s’exprimer librement (Mayer et Saint-Jacques Reference Mayer and Saint-Jacques2000). La consigne de départ des entretiens a invité à relater deux situations : une récente et une autre plus ancienne, dans lesquelles le participant avait connu des difficultés avec une ou des personnes Footnote 1 . La première narration demandée visait à recueillir sur le vif l’expérience et la gestion de la situation, leur dimension processuelle et leur signification. La seconde, quant à elle, appelait à évoquer une expérience qui a marqué, susceptible donc d’émouvoir plus profondément et de ce fait ressentie comme grave. Elle invitait aussi à prendre du recul et évaluer a posteriori ce qui a été fait et son adéquation. Au-delà de ces objectifs, les thèmes à explorer étaient identiques pour les deux récits. Comment le participant a-t-il réagi? Pour quelles raisons? Qu’a-t-il fait alors? Avec quels objectifs? Quels en ont été les effets? Ces sous-questions thématiques cherchaient à cerner les logiques de l’action narrée et leur arrière-plan. Les entretiens ont duré une heure environ.

Les critères de sélection des participants ont été larges puisque c’est le corps social entier qui est a priori concerné. Nous avons dès lors visé une représentativité théorique de base, fondée sur une répartition diversifiée d’âge, de sexe, de milieu de résidence et d’activité socio-professionnelle (Miles et Huberman Reference Miles and Huberman2003). Le recrutement par annonce ne donnant guère de réponses, nous avons opté pour une méthode « boule de neige », selon laquelle les premiers interviewés transmettent l’invitation à participer à d’autres personnes (Miles et Huberman Reference Miles and Huberman2003). En pratique et comme l’annexe du texte le montre, 10 interviewés ont été recrutés; le nombre de répondants est en général restreint en recherche qualitative car celle-ci mise sur la densité de l’information apportée (Savoie-Zajc Reference Savoie-Zajc2007). Le groupe se répartit entre trois classes d’âge de 30 et 60 ans, les genres féminin et masculin, et les milieux urbains et ruraux. Grâce à cette diversification, nous avons recueilli des récits très différents, ce qui tend à fortifier la valeur généralisante des premières propositions théoriques que nous en dégageons (Gohier Reference Gohier2004). Cependant, la diversité socio-professionnelle des interviewés a pâti de la méthode de recrutement finalement adoptée : les participants sont tous des « cols blancs » de la classe moyenne. Nos résultats ne peuvent de ce fait valoir que pour ce groupe spécifique.

Pour analyser ces narrations, nous avons d’abord identifié les grands pans signifiants de chaque entretien (Que disent les interviewés?). Après en avoir nettoyé les « bruits » (répétitions, digressions clairement hors champ…), ils ont été recopiés dans le logiciel FileMaker Pro 13 (55 fiches). L’étape suivante a été de se demander : De quoi parlent-ils? La tâche vise à s’appuyer sur les explications et le contexte fournis pour en dégager le sens et ses critères sociaux (Garfinkel Reference Garfinkel2007). Leur thématisation s’est concrétisée en une liste de valeurs que nous avons progressivement triées en catégories émergentes, portant sur les référents et enjeux du problème et les objectifs, les choix, les effets et les évaluations de la réaction. Des premières hypothèses d’interprétation sur les manières d’être ou de faire socialement adéquates, présentées comme normales, ont alors été posées. Quelles règles s’affirment dans et par le contenu de ces catégories? Ces hypothèses ont ensuite été confrontées, comparées, nuancées entre les différentes narrations et narrateurs, pour en dégager plusieurs ethnométhodes manifestement mobilisées.

Fidèle à l’ethnométhodologie, cette stratégie d’analyse se fonde uniquement sur les récits recueillis. Les données ne servent donc pas de ressource pour tester quelque théorie extérieure, ce qui n’empêche pas de s’y référer quand l’analyse des données montre que les procédés dégagés rencontrent effectivement une telle théorie (Manzo Reference Manzo, Travers and Manzo1997). De tels liens peuvent ainsi contribuer à la validation de la recherche (Gohier Reference Gohier2004), menée à titre exploratoire rappelons-le. Pour organiser la présentation de ces résultats, et compte tenu des catégories qui ont émergé de l’analyse, nous nous sommes inspirée, quoique très librement, de la structure d’une théorie de la peine (Pires Reference Pires, Debuyst, Digneffe and Pires1998). Les sections suivantes réfèrent ainsi aux fondements et à la légitimité de la régulation, à sa nécessité et aux objectifs qu’elle poursuit ainsi qu’aux formes qu’elle valorise.

4. Quelle légitimité pour réagir? « C’est ma vie, c’est mon droit »

Selon la littérature mentionnée supra, un tort consiste en une atteinte à la « bulle » d’une personne, à son territoire. Cette bulle représente la zone de confort, l’espace vital nécessaire dans lequel chacun peut actualiser les valeurs auxquelles il est attaché et qui donnent sens à son existence (Strimelle Reference Strimelle2012). Sa sauvegarde peut-elle dès lors être considérée comme cardinale pour l’identité ou le statut de l’individu, et donc comme une attente normative?

Après moultes réflexions et tentatives d’accommodements, Bérangère est arrivée à la conclusion que son divorce devenait inévitable :

Il n’y a pas d’autre chose à faire. (…) Je n’étais plus heureuse.

Bob constate les excréments laissés sur sa pelouse par le chien d’un voisin :

This guy’s not gonna pick up after it and I’m gonna be the one responsible to pick up after this guy’s dog in my front yard. (…) I got really upset, started banging on the window and yelling at him.

Dans les propos de Bérangère, le bonheur est bien présenté comme un droit, normal au point de servir de justification à son divorce. Pour Bob, le fait de devoir ramasser des excréments dont il n’est pas responsable atteint indûment à son confort. Si le droit au bonheur ou au confort est une revendication sur le plan personnel, une préoccupation pour un « Nous », pour la collectivité a aussi été avancée. Alfred relate un accident de voiture subi par sa compagne, dont résultent seulement des dégâts matériels :

Qu’il brûle un feu rouge, tu sais, ça ne me cause pas de problème. Cependant, l’étincelle, c’est que ce gars-là conduise sans permis. Cela fait qu’il y a quelqu’un dans cette compagnie qui laisse conduire cette personne-là sans permis de conduire. (…) Ce n’est pas logique que tu mettes la sécurité des gens, des citoyens en péril parce que toi, tu laisses du monde conduire sans permis avec un char de compagnie. (…) Ça, tu vois, c’est venu me chercher directement.

La préoccupation d’Alfred pour le bien collectif transparaît dans son souci pour « la sécurité des gens », qu’il couple avec sa propre éthique de la responsabilité sociale (« tu laisses… »; « venu me chercher »). Ces différentes atteintes sont bien associées à une revendication qui invoque, de façon formulée ou sous-jacente, un droit : le droit à l’intégrité de la « bulle », de l’espace du Soi. Alors que le contenu peut en varier selon les circonstances et les personnes, son principe normatif de respect de l’intégrité se découvre plutôt comme un invariant fondant la revendication.

Tel qu’il émerge des entretiens, ce droit ne fait pas l’objet d’un questionnement, ni d’une théorisation : il semble plutôt aller de soi. L’intervieweur a ainsi souvent été pris comme un témoin compétent de cette normalité présumée, les interviewés n’ayant que rarement estimé nécessaire de lui en expliquer davantage de façon spontanée. Par exemple, Ariane narre qu’elle a attendu en vain son amie qui allait la conduire à Québec pour fêter Noël en famille. Ses explications prennent implicitement l’intervieweur à témoin. Ariane présume ainsi :

  1. - qu’il imaginera sans peine le froid qui l’a progressivement glacée, épreuve avivée par sa frustration de manquer une fête familiale importante pour elle;

  2. - qu’il estimera alors compréhensible d’en ressentir une double atteinte à l’intégrité de l’espace du Soi (l’attente dans le froid met en danger sa santé et la participation ratée à une tradition immanquable heurte son sens de l’appartenance familiale);

  3. - et qu’il admettra en conséquence, comme Ariane, le droit d’en être et de s’en montrer fâché.

Le fait d’estimer que la reconnaissance du tort soit partageable revient à tenter de désingulariser la situation et de rendre normale la revendication qui s’y associe (Boltanski, Darre et Schiltz Reference Boltanski, Darre and Schiltz1984). Toutefois, cette recherche de reconnaissance n’implique pas nécessairement que les interviewés prétendent à l’existence ou au besoin impératif d’un consensus, ni sur des comportements précis ou concrets, ni sur des valeurs plus larges :

Serge a subi des attouchements et pincements répétés de la part d’un des résidents de l’hôpital psychiatrique dans lequel il travaillait :

Moi, je n’accepte pas ça, de me faire tâter comme un morceau de viande. Puis il y a beaucoup de gens pour qui c’est la même chose.

Chloé souffre de migraines à cause d’odeurs de parfum qui se répandent jusqu’à son bureau :

Ma proposition était qu’une des salles de toilette soit sans parfum. Dans la réunion, on a découvert que je n’étais pas la seule. (…) Ils ont droit autant que moi à en mettre que de ne pas en mettre. Donc c’était ça, juste les normes personnelles qui sont différentes.

Clément commente :

Tu as dix personnes autour d’une table, tu vas avoir dix opinions différentes ou dix façons de faire les choses différemment.

Dans ces extraits, Serge met de l’avant son propre point de vue (« Moi ») avant de le désingulariser en disant qu’il est d’ailleurs partagé par beaucoup. Chloé, elle, mentionne aussi que certains se rallient à sa position, mais elle est loin de militer pour l’abolition des parfums puisqu’elle affirme que chacun a le « droit » d’en employer ou non. Clément, enfin, souligne clairement sa conception : une variété de points de vue (« dix opinions ») est inévitable. Par conséquent, au-delà de la normalisation nécessaire du tort éprouvé dans le cas d’espèce, les propos de nos interviewés ne se situent pas vraiment dans une perspective consensualiste selon laquelle la force cohésive de la société résiderait dans des valeurs partagées, régissant des manières de voir ou de faire communes. La vision qui s’en dégage serait plutôt pluraliste et même conflictuelle, présentant principalement la vie collective comme un espace d’intersubjectivités dans lequel les valeurs, logiques et intérêts des personnes se rencontrent, peuvent converger, diverger ou s’entrechoquer (Dahrendorf Reference Dahrendorf1958; Esposito Reference Esposito2000). Le droit à l’intégrité de l’espace du Soi constituerait dès lors une balise normative – et nécessairement subjective – au sein d’un tel espace. Son principe semble se situer à un niveau très élémentaire de l’ordonnancement de la vie collective, puisque le respect de l’intégrité établirait une condition au déroulement viable des interactions, bien avant toute question de valeurs. Induisant une ou des manières de faire société dans un contexte traversé de divergences et potentiellement conflictuel, il participerait à une sorte de « méthode » du social. La vie sociale, explique Honneth (Reference Honneth2000), repose en effet sur la reconnaissance réciproque. La revendication qui s’ensuit se fonde sur ce droit, en devenant de ce fait légitime. L’objectif général de la réaction serait alors de viser à restaurer cette intégrité. Néanmoins, une étape intermédiaire s’insinue entre le ressenti de cette atteinte et celui de la nécessité d’y réagir par une action objective.

5. Quelle nécessité de réagir? « Vivre et laisser vivre »

Comme c’est le cas dans les propos précédents de Bob à propos des excréments du chien du voisin (« I got really upset »), la plupart des participants mentionnent qu’une situation de tort provoque souvent, comme première réaction, une émotion plus ou moins vive. Le fait de s’abandonner à cet émoi initial et de réagir en fonction de lui n’est cependant guère valorisé dans les entretiens :

C’est peut-être une question de caractère, où un moment donné tu essayes autant que possible d’éviter les situations de conflit. Si tu vois que la personne peut avoir une tendance peut-être à favoriser des arguments ou des choses de même, hé bien si tu te retires à ce moment-là un peu, tu n’alimentes pas. (…) Ça ne donne pas grand-chose d’alimenter l’argument, tu sais. (Clément)

Si je reste une couple de minutes de plus là, je risque de faire le ménage dans la pièce. Cela fait que pour éviter ça, puis faire du mal pour rien, j’essaye de l’éviter. (Roger)

Je ne dis pas que c’était la grosse guerre là, mais si on s’empoisonne la vie, ce n’est pas bon. Cela fait que ça c’est bien passé malgré tout. (Bérangère)

Selon ces extraits, une double préoccupation contribue à tempérer l’émotion première. D’abord, le fait de s’emporter à ce stade peut mener à envenimer la relation ou la situation (« alimenter », « du mal », « empoisonne »). Et ensuite, un souci plus individuel entrecroise et appuie cette logique : l’importance de maintenir sa propre sérénité (« caractère; éviter »; « faire le ménage; éviter »; « guerre; pas bon »). Par conséquent, les interviewés valorisent une dérivation de la première réaction : il s’agit d’éviter le conflit, ou du moins ne pas l’alimenter. Les choses peuvent aussi, après tout, se tasser; plusieurs interviewés mentionnent ainsi l’intérêt de « laisser couler » (Roger), de « laisser passer du temps » (Clément), voire même d’« acheter la paix » (Alfred). Une telle attitude d’évitement constitue une réaction en soi. Elle semble en outre en plein accord avec le droit à l’intégrité du Soi dans sa dimension psychique notamment, au sens où elle tend à éviter une forme de stress en raison d’un potentiel énervement ou affrontement, et donc à préserver cette relative sérénité. L’évitement se révèle ainsi une variable importante dans l’évaluation du besoin de réagir au tort par une action plus objective.

Il se dégage cependant des entretiens une classe de situations dans lesquelles cette réaction de repli peut être estimée moins adéquate :

Je ne suis pas un gars qui cherche le trouble, finalement. Comme je te dis, ça s’explique, j’essaye d’avoir un esprit de consensus, bien que ce ne soit pas toujours évident. Tu sais, il y en a qui cherchent [les chicanes]. Ben là, c’est une autre histoire. (Alfred)

Cet extrait indique, de façon générale, que la volonté d’évitement peut s’estomper (« une autre histoire ») quand la « méthode » du respect de l’intégrité de l’espace du Soi n’est pas estimée réciproque (« qui cherchent »). De cette classe de situations, deux catégories plus spécifiques émergent. Dans la première, l’atteinte touche aux fondements du projet de vie. Le droit à l’intégrité de l’espace du Soi peut alors être ressenti comme radicalement atteint. Ci-dessous, c’est le projet d’entreprise dans lequel Roger s’investit totalement qui a été touché :

Lui, il gérait les finances. Et bon an mal an, il nous a volés, il a sorti plus de 300 000 piastres. La compagnie, c’est mon bébé. Si ça foire, je perds tout. (…) On a accumulé de l’information, si tu veux, en parallèle. Puis un moment donné, j’ai câlé la shot. Je suis allé au front. (Roger)

« Mon bébé » et « je perds tout » indiquent l’atteinte à un projet fondamental de Roger, et la profondeur de son ressenti. L’action en retour est alors jugée indispensable, et s’annonce vigoureuse. L’expression se fait en effet guerrière : Roger va « au front ». De façon proche, lorsque Bérangère prend conscience que sa vie en couple porte gravement atteinte à son bonheur (supra), elle décide de « faire face ». Dans la seconde catégorie, l’atteinte se répète encore et encore; l’esquive ne fonctionne donc pas et la tension psychique ne parvient pas à s’atténuer. Chloé, suite à sa revendication concernant les odeurs de parfums à son travail (supra), subit les sarcasmes persistants de certaines de ses collègues. La force du stress qui en résulte l’amène à tenter, selon les circonstances, d’autres modes de réaction que l’évitement :

Ça dépend de l’état d’âme de cette journée-là, le niveau du travail, ce qui se passe pour l’autre individu. (…) De temps à autre, je vais y aller tout de suite, parce que là, ça a atteint une limite qui n’est plus acceptable. D’autres fois, je me dis : « Bon ok – à la limite, ce n’est pas si mal que ça – [mais] oui, je commence à être tannée ». Puis des fois, ça escalade dans une journée. Tu en laisses passer une, tu en laisses passer deux, laisses passer trois… A la fin de la journée, je n’en peux plus.

Comme on le verra plus bas, Serge atteindra aussi la limite de son stoïcisme face aux palpations répétées du patient (supra).

En outre, dans de tels cas de harcèlement, une relation inégale de pouvoir peut pondérer le principe du repli. Dans l’extrait suivant, Bob relate le silence d’employés malmenés et sa prise en main de la réaction :

I was the assistant manager and she was the manager. (…) She was verbally abusing other employees in the office. (…) I took it upon myself to bring that up with the manager. (…) I said ‘What you’re doing to the staff, the way you’re talking to us, it’s not appreciated. (…) It’s bringing down the morale of the branch and people are not responding to it’.

Sur la base de nos considérations précédentes, l’hypothèse peut être émise que ces employés n’ont pas réagi aux multiples propos désobligeants de leur supérieure (« not responding ») afin de tâcher de garder un sentiment de paix relative, notamment en ne s’exposant pas davantage à sa vindicte et aux conséquences potentielles de celle-ci. La situation hiérarchique de Bob offrirait moins de prise à la hargne de la directrice. Dès lors, face à l’absence persistante d’égards de celle-ci pour le droit à l’intégrité des espaces du Soi, il interviendrait en fonction de son sens de la responsabilité sociale (« I took it upon myself ») – et professionnelle en l’occurrence (« the morale of the branch ») – pour tâcher de ramener la paix dans le collectif.

De la sorte, il ressort qu’autant que possible, dans les limites estimées raisonnables, un offensé tend à valoriser un évitement stratégique afin d’éviter d’envenimer le conflit et de se préserver une certaine sérénité. Une autre attente normative se découvrirait ici : celle de rester – et de laisser – en paix. Serge estime ainsi que sa démission (infra) « était vraiment la bonne décision pour moi ». Bérangère, en narrant son divorce (supra), explicite l’objectif qui peut s’y associer : « passer à d’autres choses ». Avoir la paix permettrait donc à chacun de continuer de vaquer à ses affaires, de poursuivre ses projets, d’avancer sur le chemin de sa vie. Dans cette logique, la décision de réagir reviendrait à chacun en fonction de sa personne, de son expérience, des circonstances et du contexte. Autrement dit, se profile ici un droit d’arbitrage de la pertinence de réagir ou non. Ce droit pourrait être compris comme un autre principe aux racines de l’ordonnancement de la vie collective. En effet, a priori incommutable, il nous semble qu’il apprivoise le lien qui unit la réaction au tort, en rendant la maîtrise et la mesure de cette dernière à l’offensé, qui ne souhaite pas d’office une réparation ou une sanction. Malgré le tort qu’il peut éprouver, celui-ci valorise une certaine retenue face à l’idée d’ouvrir un front, ce qui exprimerait en miroir la valeur accordée à la pacification, autant que possible, de la vie collective. Lorsque la réaction face à un tort est toutefois estimée impérative, son objectif sera de faire cesser la situation. Différentes manières de s’y prendre permettent d’y arriver : dire « stop ! », se distancier ou encore appeler l’autorité. Nous verrons que le souci de restauration de l’intégrité de l’espace du Soi les traverse toutes.

6. Dire « stop ! »

L’objectif de faire cesser la situation de tort implique de revendiquer son arrêt. Nos participants relatent un important recours à la verbalisation pour ce faire. Nous l’avons mentionné, une forme d’expression émotive peut apparaître initialement, mais elle n’est par principe guère valorisée. Roger contient sa pulsion de « faire le ménage dans la pièce » (supra). Avec le recul, Bob désavoue sa première réaction emportée vis-à-vis du propriétaire du chien (supra) et propose une formulation plus courtoise :

I think back to that little situation, that all I had to do was to open the door and say : ‘Hey, do you need a bag to pick up after your dog?’, as opposed to, you know, banging on the window and start yelling at this person, like my first reaction.

Selon cet extrait, une invitation à un échange minimal, ouvrant à la réciprocité, semble plus adéquate. De ce fait, elle appelle – forcément – à l’usage d’un ton modéré.

Bob, au nom des membres du club mécontents de l’augmentation des cotisations, va trouver les responsables pour leur faire part de ce grief :

I didn’t want to be, you know, mad or upset with the individuals on the board because they’re all volunteers as well. (…) In the end, it was a good discussion because we got the opportunity to raise our issues and they got the opportunity to explain theirs. They were happy in some respects that they actually got to hear what was going on. (…) The decision, in the end, didn’t change at all, but at least we got to express.

Alfred généralise le principe selon lequel il a réagi lorsque sa compagne lui a annoncé l’accident de voiture :

Je vais lui dire : « Regarde, ça me [contrarie], telle situation. Tu peux faire [ci], ou tu peux-tu faire ça ». Puis là, elle me dit oui ou non et elle me dit pourquoi. (…) Que ce soit un client, que ce soit un entrepreneur, un collègue de travail ou ma copine à la maison, si tu es capable de me dire pourquoi, moi si ça ne fait pas mon affaire, je vais être capable de te dire pourquoi ça ne fait pas mon affaire. (…) Puis à partir de là, tu trouves une solution.

Les expressions « at least, we got to express » (Bob) et « dire pourquoi » (Alfred) étayent la valorisation d’un dialogue. Celui-ci vise à instaurer un terrain d’entente minimale entre les revendications et, dans la foulée, à assainir la relation (« They were happy »; « une solution »). Dans ce processus, le droit à l’intégrité des espaces du Soi tend à être admis; ces espaces, à être mutuellement revalorisés; et l’intégrité, à se retrouver graduellement restaurée. Les conditions sont ainsi instaurées pour que la relation puisse continuer, qu’elle soit entre collègues, partenaires, amis ou conjoints. Dans une telle configuration, l’offenseur serait considéré comme un partenaire avec qui un arrangement est possible, conformément à la littérature mentionnée supra. Ce dialogue tend ainsi à rencontrer la recherche de préservation de sa propre face et celle de ces partenaires dans l’interaction soulignée par Goffman (Reference Goffman1973), et dès lors à reconduire cette dernière.

Par contre, quand les atteintes se réitèrent de façon stressante et que ni l’invitation au dialogue, ni la modération n’ont suffi pour faire cesser l’atteinte, ou en cas d’atteinte aux fondements du projet de vie, l’expression du « stop! » risque de s’enflammer.

Serge a commencé par dire et répéter fermement au patient auteur d’attouchements dérangeants : « Non, arrête », mais en vain. Lorsqu’il arrive à bout de ses ressources de patience, il explose :

J’essayais de rester professionnel, mais cette fois-là, j’ai crié après [lui], puis je lui ai dit ma façon de penser. Ça m’avait quand même assez affecté d’être obligé d’être rendu là.

Alfred a plusieurs salaires en retard. Après un courriel resté sans effet, il s’adresse oralement à son employeur. Malgré l’émotion, il s’efforce de rester calme pendant qu’il résume le décompte de sa créance :

[L’employeur] me dit : « Voyons, prends ça en riant là, tu vas en voir d’autres, des affaires de même ». Puis là, j’ai carrément explosé après, j’ai gueulé dans salle de conférence. J’ai dit : « Écoute là, criss, ce n’est pas avec ma poche que tu joues là, c’est avec ma vie que tu joues, ce n’est plus drôle! ».

Dans de telles situations, l’appel à un échange et à la réciprocité tend à s’effacer pour céder la place à une communication beaucoup plus unilatérale sur un mode fortement exacerbé (« crié »; « explosé »). La relation se teinte dans ces cas d’altérité et l’offenseur passe progressivement à un statut d’adversaire à affronter comme l’a montré Strimelle (Reference Strimelle2012). L’émotion et l’emportement seraient, selon les extraits précédents, des conséquences normales de l’évolution de l’interaction. Toutefois, ils n’en sont pas moins présentés comme des débordements peu souhaitables (Serge et Alfred ont essayé tous deux de rester calmes). Dans leur narration, c’est encore par l’expression verbale que la colère s’exprime. Dans d’autres circonstances, elle pourrait certainement s’exprimer sous d’autres formes que des mots :

Chloé n’est pas parvenue à faire réduire durablement le niveau sonore de la musique émise par le bar à côté, malgré les différents moyens mobilisés – demande, appel au dialogue, menaces d’appeler puis appels à la ville et la police :

Quand tu essaies de résoudre des conflits puis tu n’as pas vraiment de résolution, (…) tu commences à penser à la revanche. On dit : « Attends, minute là! » (rires). Tu sais, toutes les planifications : « Ah, je vais savoir où elle habite, aller lui en mettre, de la musique. Attends, minute, qu’est-ce que tu fais là! » (rires).

Les rires répétés de Chloé alors qu’elle tient ces propos teintés de vengeance peuvent être compris de deux façons, comme le notent Ewick et Silbey (Reference Ewick and Silbey1998) : soit c’est une boutade traduisant l’impuissance, soit il s’agit d’un projet plus ou moins réel à comprendre comme un acte de résistance au droit étatique dont la réaction a été en l’occurrence inexistante. Dans ce second cas de figure, le rire suggérerait cependant qu’il ne convient pas de se vanter d’un tel acte, qui serait par conséquent estimé peu correct. Quelle que soit l’intention, la forme de réaction relatée sous le terme de « revanche », et qui passe à l’action de façon provocante, ne serait donc pas valorisable. La valeur de la réaction orale s’en trouve corroborée.

Verbaliser le « stop! » apparaît donc comme la base de la réaction, lorsqu’un offensé décide que réagir objectivement est pertinent. Son objectif est de faire cesser l’atteinte à l’intégrité de l’espace du Soi. Pour ce faire, un dialogue peut être ouvert, aux fins d’exposer le problème mais aussi de se comprendre mutuellement, un minimum pour le moins. Selon cette logique, les excuses ne sembleraient pas essentielles en soi : l’attente concernerait davantage la reconnaissance par l’offenseur, par sa réponse au « stop », de sa responsabilité dans la situation de tort. Cette manière « naturelle » de s’y prendre alimente ainsi la perspective pluraliste d’un espace collectif où s’entrecroisent des intersubjectivités et dans lequel des points de vue divergents risquent constamment de se heurter. Le principe du vivre et laisser-vivre (supra) qui en découle est rencontré dans la voie du dialogue. Cette voie constituerait dès lors un outil de la « méthode » de faire société. L’enjeu serait en effet d’établir ou de maintenir une relation saine minimale entre offensé et offenseur. Dans une situation où une telle relation ne parvient pas à être réalisée, l’expression se fait unilatérale. C’est notamment lors de réitérations stressantes ou d’atteintes aux fondements du projet de vie que la colère peut exploser. On peut alors comprendre ce débordement possible – bien qu’estimé non souhaitable – comme un avertissement : si la revendication n’est toujours pas entendue, des méthodes plus drastiques peuvent émerger, peut-être sous une forme de contre-don plus provoquant comme la revanche évoquée par Chloé, mais certainement, selon nos entretiens, sous celle d’une rupture.

7. Se distancier

A la suite immédiate de son explosion envers le patient (supra), Serge avertit son employeur qu’il ne peut continuer le travail aujourd’hui; il finira par démissionner. Roger et Alfred feront de même après avoir tous deux réclamé sans effet plusieurs salaires en retard. Toutefois, la rupture ne résulte pas seulement de dommages aussi objectivables; le processus d’ouverture et d’échange peut simplement n’avoir pas abouti.

Suzy a tenté en vain d’ouvrir le dialogue avec la collègue jalouse de sa promotion. Cette dernière ne lui parle plus alors qu’elles « s’entendaient super bien auparavant ». Suzy en est choquée au point qu’elle pense même à quitter son emploi. Mais entretemps, elle consomme la rupture :

J’aurais aimé ça, qu’on se parle, parce que je comprends comment elle se sentait. (…) Cela fait que j’ai viré de bord, tu sais, je l’évite. (…) Je ne pense pas que je lui reparlerais non plus là… Il faudrait vraiment qu’on s’assoie pour parler.

Ariane, bien que fâchée d’avoir été lâchée à Noël par son amie (supra), lui laisse une chance de s’expliquer et lui téléphone le lendemain. L’amie, après tergiversations, dit qu’elle avait pris trop de retard pour faire encore le détour par le lieu du rendez-vous. Ariane trouve l’explication « épouvantable » et la relation d’amitié et de confiance s’en trouve dégradée :

J’avais décidé de ne plus lui parler du tout, ‘jamais’ (rires). Puis je pense que je ne lui ai pas parlé pendant trois, quatre ans. Aujourd’hui je lui reparle, mais c’est brisé là.

Dans ces deux dernières situations, le dialogue n’a pas fonctionné. Suzy n’est pas parvenue à l’établir malgré son envie de le faire, et Ariane se sent trop choquée pour le poursuivre. Toutes deux éprouvent une grande désillusion à laquelle s’associe progressivement une forme de ressentiment (« viré de bord »; « brisé »). Dès lors, la volonté de maintenir sa propre sérénité (supra) se met en action face à la perspective de futures rencontres désagréables et tendues. En cohérence avec l’analyse de Strimelle (Reference Strimelle2012), l’offenseur, devenu un adversaire, n’est pas à affronter mais bien à ignorer. L’attitude de repli se met donc à nouveau en action, avec la nuance que dans ces cas-ci, il ne s’agit plus d’esquiver le conflit puisqu’il est déclaré, mais plutôt d’éviter que ce conflit ne s’exprime ouvertement (Suzy) ou ne s’envenime davantage (Ariane). Quant à l’intégrité de l’espace du Soi, d’un côté elle serait restaurée en recouvrant la paix, mais de l’autre, elle s’en trouverait peut-être amputée d’une appartenance, puisque la restauration mutuelle n’aura pas pu se produire. L’offensé en arriverait ainsi au rétablissement « d’un certain équilibre [et] d’une forme de (re)prise de contrôle sur la situation dérangeante et la relation qui en a découlé » (Bartholeyns et al. Reference Bartholeyns, Smeets, Tange, Van Praet and Vanhamme2011). Cette manière de s’auto-distancier serait encore un outil de la « méthode » de faire société au sens où elle maintient les autres liens de l’offensé et de l’offenseur avec l’ensemble du collectif.

A ce sujet, il est intéressant de constater que dans les griefs familiaux, cette prise de distance n’apparaît que dans le cas du divorce de Bérangère. Bien que Roger soit en froid avec son frère, il l’a aidé à bâtir sa maison : « Je savais ce que j’avais à faire ». A plusieurs reprises, Fannie a voulu parler d’une importante somme d’argent que sa mère a monopolisée dans son propre intérêt au détriment des soins qu’elle s’était engagée à fournir à sa propre mère; mais celle-ci « ne comprend pas, même aujourd’hui. C’est pour ça qu’on n’en parle plus ». Le lien de parenté d’origine semble ainsi doté d’une capacité d’adhérence particulièrement forte. Il est, comme le note Honneth (Reference Honneth2000, 132), « conditionné par un sentiment individuellement incontrôlable de sympathie et d’attraction ».

Se distancier, comme dire « stop », sont des modes de régulation informelle. Or, une personne peut mobiliser différents ordres juridiques selon sa définition de la situation dans laquelle elle se trouve engagée (Vanderlinden Reference Vanderlinden2005). Nos entretiens réfèrent en effet au recours à d’autres instances plus formelles, quoiqu’en mode mineur, comme nous allons le voir.

8. Appeler l’autorité

Il y a en effet des situations de tort répété où ni la verbalisation, ni la distanciation ne sont envisagées comme réponse adéquate au tort. L’offensé a tout essayé et il n’imagine plus de nouvelle manière de s’y prendre. Il peut alors penser à passer le flambeau.

Chloé a appelé à maintes reprises la propriétaire du bar pour expliquer que la musique tonitruante en soirée l’incommode, mais sa demande reste sans effet (supra) :

J’ai rappelé le bar, plus qu’une fois, avant d’appeler la ville. (…) Les choses ont escaladé, lorsque j’appelais, elle m’envoyait promener; lorsque j’appelais la ville, ils venaient [ou] ils ne venaient pas.

Bien que Bob soit intervenu auprès de la directrice désobligeante (supra), la situation ne s’est pas améliorée. Ce sera son successeur, explique-t-il, qui alertera le directeur :

[He] reported it up to the district manager and it seemed to work for them. (…) I think he might have learned from my experience. He told him : “This is what’s going on, you have to do something about it” and so he did.

C’est donc en désespoir de cause qu’un offensé peut finir, dans de tels cas de réitération stressante du tort, par en appeler à l’autorité (la ville, le supérieur hiérarchique…). Nous employons ce terme dans son sens premier, celui de « pouvoir d’agir sur autrui » (CNRTL). De la sorte, l’autorité est appelée pour sa fonction instrumentale : avoir la capacité et la compétence d’obtenir ce que l’offensé n’est pas en mesure d’imposer lui-même. Dans ces cas, la mobilisation de l’autorité est donc subsidiaire aux modes individuels de régulation. Différents interviewés insistent nettement sur ce point :

[Mon père] est peut-être le genre de tiers auquel je vais avoir recours, mais sinon, d’impliquer des gens proprement dit ou d’avoir recours au système légal, ce n’est pas nécessaire, non. (…) D’avoir recours à des tiers, le moins possible là. Je ne pense pas que ce soit… à moins qu’il y a un préjudice flagrant. (Alfred)

C’est un conflit qu’il m’appartient, et non à quelqu’un d’autre, d’essayer de venir le résoudre. (…) Aussi, je ne veux pas que la personne perçoive qu’il y a des attaques de tout bord, tout côté. Parce que quand même, on est des êtres humains. (Chloé)

L’autorité « tierce » s’appellerait donc en dernier ressort (« le moins possible »; « non à quelqu’un d’autre ») – le père d’Alfred étant consulté pour ses seuls conseils. La notion de tiers s’appuie sur l’idée de garder la maîtrise de l’action (« pas nécessaire »; « m’appartient ») et en ce sens, la subsidiarité apparaît comme un corollaire du droit d’arbitrage de la pertinence de réagir.

Dans d’autres circonstances cependant, l’appel à l’autorité peut être le premier choix d’intervention régulatrice. Selon nos entretiens, seuls des cas d’atteinte lourde aux fondements du projet de vie seraient potentiellement concernés par cette démarche et l’autorité sollicitée serait alors l’État – il faut préciser à ce sujet que de telles situations sont rares dans les narrations. Une première logique est assez proche de la précédente :

Fannie décide de rentrer à la maison alors que son amie veut continuer de festoyer avec trois hommes rencontrés durant la soirée. Le lendemain, l’amie est retrouvée nue dans les couloirs d’un hôtel, sans souvenir de ce qui s’est passé et appelle Fannie qui nous narre :

« Veux-tu que j’appelle la police? » Elle dit surtout pas. (…) J’ai raccroché mais j’ai comme peur. Tu sais, j’ai peut-être dramatisé mais je n’ai pas voulu prendre de chances, fait que j’ai appelé la police. Je leur ai expliqué, j’ai dit : « Tout ce que je veux, c’est que quelqu’un vienne avec moi pour s’assurer qu’il n’y a rien de louche là-dedans ». (…) Elle était restée surprise quand elle a vu la police, mais je lui ai dit : « Je l’ai fait pour toi, mais je l’ai fait aussi pour ma sécurité ».

Dans la logique de nos constats précédents, l’amie ne souhaite pas une intervention tierce. Fannie, quant à elle, a peur car elle aussi a rencontré les hommes avec lesquels son amie a continué la soirée. L’appel à la police vise alors à mobiliser sa compétence technique et statutaire (« pour s’assurer ») qui doit lui permettre de cerner les enjeux de la situation (« rien de louche ») et d’agir en conséquence, le cas échéant. Comme dans les cas de figure précédents, l’autorité est donc appelée pour sa fonction instrumentale mais ici, c’est aussi pour une compétence professionnelle que Fannie ne possède pas. Une autre logique est cependant suggérée dans les entretiens :

Roger découvre que son comptable a détourné de gros montants (supra). Il apprend en outre que l’homme n’en est pas à son coup d’essai :

De gros montants, ça ne se règle plus de façon verbale, là. Surtout si le gars, l’autre bord, c’est un fraudeur professionnel. (…) Notre avocat m’a fortement suggéré de le poursuivre, sachant qu’en bout de ligne, on n’aura probablement rien. J’ai décidé de le faire pour ce gars-là : s’il y a une leçon à lui donner, on va lui donner. (…) Il y a un gars qui m’a dit… Aujourd’hui des jambes, ça ne se casse plus. Puis le gars, il est très bien équipé pour lui régler son compte. Mais j’ai dit non. Ce n’est pas mon style, je ne serais pas capable de vivre avec ça. C’est ce qu’il mériterait là, parce qu’il a fait mal à des gens, à plein de personnes, et lui il s’en fout carrément.

Alfred réfléchit aux circonstances de l’accident de voiture arrivé à sa compagne alors que l’autre conducteur roulait sans permis de conduire (supra). Il imagine sa réaction si des dégâts physiques majeurs s’étaient produits :

Je plains le gars, si un jour ça arrive, qui enlève la vie à mon garçon… Les sept jours du talion, c’est un roman-savon comparé à ce que je pourrais faire à ce gars-là, tu comprends? Ça vient toucher ta famille, tes proches à toi, tes trucs (…) Cela fait que toi, tu veux te faire justice toi-même ou à la limite, tu aimerais ça que ton système de justice, ce soient tes valeurs à toi. (…) Il y a des barèmes qui régissent ça, puis c’est très correct que ce soit comme ça, ça évite justement qu’il y ait des écarts de comportements comme ça.

Dans ces extraits, ce n’est plus la police qui est sollicitée, mais très précisément le système pénal. Ce qui est en attendu, c’est sa capacité d’imposer un châtiment, une rétribution (« leçon »; « mérite »; « talion »). L’offenseur n’est plus considéré comme l’adversaire à affronter ou à ignorer, mais bien comme celui qu’il convient de faire confronter par un tiers dont le champ d’action et les ressources sont considérés comme les plus appropriés. Roger et Alfred ne s’estiment en effet pas en mesure d’imposer la punition qu’ils estiment méritée, parce que les moyens informels à leur disposition pour la donner iraient à l’encontre de leurs valeurs et seraient de surcroît illégaux. Dray (Reference Dray and Verdier2004) constate dans le même sens, chez les victimes d’infraction, une position morale dans laquelle se croisent le souhait d’une punition, la nécessité de châtier et l’interdit de se faire justice. Le critère de subsidiarité n’apparaît donc plus dans la logique de ces trois dernières situations : la réaction étatique est la première et la seule qui est trouvée pertinente dans la configuration de l’État de droit. Les propos des interviewés suggèrent l’instrumentalisation de cette puissance étatique pour parvenir à des fins dont les moyens leur échappent ou les rebutent. Dans ces situations, bien entendu, la maîtrise de l’adéquation de l’action aux circonstances et la responsabilité de ne pas envenimer le conflit sont abandonnées à cette autorité.

En conclusion

Comme l’ont montré des auteurs tels que Boltanski (Reference Boltanski1990) ou Kellerhals, Modak et Perrenoud (Reference Kellerhals, Modak and Perrenoud1997), le maintien de la vie en communauté s’établit, s’atteint et se restaure dans l’interaction. Dans cette première exploration, nous avons voulu interroger le sens du choix de réaction d’un individu face à une situation de tort et posé dans ce cadre l’hypothèse que les logiques et modes de régulation informelle contribuent aussi à ce maintien de la vie collective et ne sont par conséquent ni inconsistants ni informes. Nous avons considéré que ces deux questions étaient liées et en effet, pour répondre à la première, nous avons d’abord besoin d’aborder la seconde.

Notre analyse la confirme en montrant qu’à la base de toute réaction de régulation se trouvent des principes normatifs et que ceux-ci participeraient à une méthode non formulée du vivre ensemble. Le droit à l’intégrité de l’espace du Soi établit ainsi des frontières individuelles qui balisent le déroulement d’interactions viables dans un espace collectif conflictuel. Le droit d’arbitrage de la pertinence de réagir affirme quant à lui la nécessaire contextualisation de la réaction à un tort, qui appartient à l’offensé; il favoriserait une pondération stratégique dans les interactions lorsque les intersubjectivités s’affrontent : le principe d’« avoir la paix » est en effet privilégié. Du fait de leur capacité d’ordonnancement social, ces deux principes contrarient le discours étatique selon lequel le droit protégerait la société de l’anarchie, puisque cette dernière notion réfère justement au désordre dû à une absence de règles organisatrices.

Les modes de régulation informelle que nous avons dégagés se montrent plutôt cohérents avec ces principes. Le mode de base, tel que valorisé dans les entretiens, est la verbalisation. Celle-ci vise à ouvrir un espace de dialogue minimal susceptible de permettre le maintien ou la restauration des espaces de Soi, dans l’optique de la reconnaissance des droits réciproques soulignée par Honneth (Reference Honneth2000). Ce faisant, elle actualise la règle du « vivre et laisser-vivre » qui sous-tend le droit d’arbitrer la pertinence de réagir. A l’extrême, l’auto-distanciation peut être vue par les acteurs sociaux comme une réponse adéquate. Celle-ci tend à restaurer une certaine sérénité dans le chef de l’offensé, tout en favorisant le maintien des autres liens sociaux pour lui et pour l’offenseur. L’exclusion et l’infâmie n’apparaissent pas dans tous ces cas de figure. Malinowski (Reference Malinowski1975) constatait, dans le même sens, que les sanctions « civiles » n’impliquent ni blâme ni opprobre de la part de la collectivité. Rappelons à cet égard que chaque espace du Soi ayant un contenu spécifique, les limites de chacun sont dissemblables et conditionnent le choix de ces modes de régulation informelle. Se déclinant en contexte, leur mise en forme concrète peut donner l’apparence d’être dénuée de consistance ou de forme générale, mais ce n’est pas le cas, puisqu’ils obéissent à des normes d’action identifiables, qui contribuent de plus au maintien de la vie collective.

Un tiers d’autorité ne serait sollicité qu’en dernier ressort, soit lorsque les autres modes de régulation ne fonctionnent pas, soit quand les moyens à déployer sont en dehors du ressort de l’offensé – notamment les moyens violents du talion. Ce qui renforcerait sans doute cette position de tiers serait le fait que ces modes de régulation informelle apparaissent en grande divergence avec ceux du droit étatique sur plusieurs plans, tels que la maîtrise du droit de réagir, la nécessité de réagir, la cible de la réaction, les modes valorisés. Les modèles de conscience de la légalité qu’ont dégagés les travaux d’Ewick et Silbey (Reference Ewick and Silbey1998) peuvent en outre alimenter la réflexion sur cette prévention de nos interviewés en matière de recours à une agence tierce étatique. Les chercheures ont en effet montré que dans le modèle « Up against the Law », les gens tiennent à distance les agences étatiques, considérées non fiables et hors de portée, et favorisent des modes de régulation informelle qui leur donnent un sens de l’autonomie, de la dignité ou leur offrent un espace de vengeance. Lorsque cependant nos interviewés y font appel avec une optique instrumentale, ils semblent s’inscrire davantage dans le modèle « With the Law » d’Ewick et Silbey, selon lequel le droit étatique est mobilisé et accepté dans la seule mesure où il peut servir un objectif personnel spécifique.

Au-delà de ce constat, les logiques qui sous-tendent les modes de régulation que nous avons observés évoquent la conscience d’une vie collective dont la cohésion se fabrique et se renouvelle sans cesse vu sa nature conflictuelle, et dont la responsabilité de la contenir dans des limites viables revient à chacun de ses membres selon ses capacités. Une première réaction au tort peut consister en cet émoi aveuglant dans lequel Dray (Reference Dray and Verdier2004) reconnaît des sentiments d’injustice, de colère, de haine, voire de peur; celui-ci est toutefois considéré dans notre enquête comme une émotion à mettre à distance. Lorsqu’une situation de tort perdure, l’émotion et l’emportement y semblent davantage vus comme des conséquences normales; toutefois, ils n’en restent pas moins présentés comme des débordements peu souhaitables. Autrement dit, la violence destructrice, cette autre fille de la vengeance privée selon le discours étatique, n’est jamais apparue valorisée dans nos entretiens. Cela ne signifie évidemment pas que des comportements agressifs ne puissent pas se rencontrer; ils affleurent certes dans plusieurs entretiens. Mais il semblerait plutôt que la violence soit ressentie comme une atteinte à l’intégrité de l’espace du Soi, et donc qu’elle serait identifiée à ce titre comme déviance dans une vie collective pluraliste et conflictuelle dont la norme semble justement d’éviter son essor.

Ces résultats susciteront peut-être la surprise, voire une réaction de rejet : la « réalité » n’est-elle pas plus rude, et les comportements moins galants? La réponse peut être double. D’un côté, rappelons qu’une norme représente un devoir-faire idéal dont le propre est de ne pas toujours être suivie (Cicourel Reference Cicourel1979). Ce principe est aussi vrai pour les normes légales que pour les normes informelles d’action que nous avons dégagées. De l’autre côté, comme le montrent notamment les travaux de Verdier (Reference Verdier and Verdier1980), les groupes sociaux n’ont pas attendu l’étatisation pour trouver des modes d’organisation de la vie collective. D’évidence, ils ont pu réguler à suffisance les dérives d’agressivité pour permettre jusqu’à présent la survie des humains. Ce qui desservirait la connaissance de ces normes et modes de régulation informelle, ce serait leur caractère allant de soi. Les propriétés du social peuvent en effet passer inaperçues du fait qu’elles sont acquises dans la pratique, par la voie de la socialisation au quotidien (Garfinkel Reference Garfinkel2007). A revers, cette méconnaissance contribuerait à renforcer nos représentations d’une vie collective violente et anarchique, corrélées au discours juridico-étatique.

Pour terminer, posons également la question de la généralisation potentielle de ces résultats. Vu l’échantillon retenu, la présente exploration a pu dégager des ethnométhodes qui seraient caractéristiques de la classe moyenne. De prochains entretiens les mettront à l’épreuve et viseront à clarifier si elles sont seulement spécifiques de ce groupe social, ou bien si – et jusqu’où – « ethno » renverrait à un groupe plus large, celui peut-être des membres de la collectivité entière.

Annexe: Échantillon

Footnotes

1 C’est sur la base de ces mêmes entretiens que V. Strimelle (Reference Strimelle2012) a exploré le processus d’identification des troubles, dans le cadre d’une subvention PFDR de l’Université d’Ottawa qui a débouché sur une subvention du Conseil Canadien de Recherche en Sciences Humaines.

2 R : Tort récent; A: Tort ancien; O : Récits complémentaires connexes.

3 Nous avons exclu ce récit de l’analyse car la nature de la relation parent-enfant nous semble fondamentalement différente que celle entre adultes (autorité, éducation).

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