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Dan Kaminski et Philippe Mary (dir.) La société des captifs. Une étude d’une prison de sécurité maximale. Bruxelles : Larcier, 2019, 334 p., traduction augmentée de Gresham M. Sykes, The Society of Captives. A Study of a Maximum Security Prison. Princeton : Princeton University Press, 1958.

Published online by Cambridge University Press:  19 May 2020

Sophie de Saussure*
Affiliation:
Candidate au doctorat Faculté de droit, Université d’Ottawa [email protected]
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Abstract

Type
Book Reviews / Compte rendus
Copyright
© Canadian Journal of Law and Society / Revue Canadienne Droit et Société 2020

En 1958 paraissait un ouvrage qui allait fondamentalement marquer l’histoire de la recherche sur les prisons : The Society of Captives. Restituant une enquête ethnographique de longue haleine – elle a duré trois ans – Gresham Sykes s’est intéressé à la vie quotidienne des occupants de la prison d’État du New Jersey, établissement de sécurité maximale situé à Trenton. Et comme pour marquer le soixantenaire de la parution de son ouvrage, Sykes a reçu un cadeau à la hauteur du travail offert à ses lecteurs il y a six décennies : Dan Kaminski et Philippe Mary, professeurs respectivement à l’Université catholique de Louvain et à l’Université libre de Bruxelles, lui ont offert sa première traduction française (il est d’ailleurs surprenant que personne ne s’y soit attelé plus tôt). Un cadeau pour Sykes, et un cadeau pour ses lecteurs également.

Un cadeau, d’abord, parce que la traduction de ce grand classique de la sociologie carcérale, sous la plume de Dan Kaminski, se lit comme un roman et se savoure de bout en bout. Extrêmement fluide, elle rend justice à la finesse et à la clarté de l’analyse opérée par Sykes en son temps. Même si cet ouvrage n’est plus à présenter pour toutes celles et ceux intéressés au thème de la prison, cette « arme majeure de l’État à l’égard du criminel » (p. 33), prenons néanmoins le temps d’en décrire quelques contributions essentielles.

Ouvrage devenu de référence, lumineux et éclairant aux dires des directeurs de la traduction, La société des captifs se découpe en sept chapitres qui abordent successivement les sujets suivants : le dispositif de la prison, le régime des surveillants, les ratés du pouvoir total, les souffrances de l’emprisonnement, les rôles dans l’argot, la question des « crises » (et équilibre), et enfin, l’inépuisable (et apparemment insoluble) question de la réforme de la prison. Pour aborder son objet, Sykes adopte une perspective structuro-fonctionnaliste et propose d’analyser la prison en tant que système social, dont les différentes parties interagissent entre elles et s’influent mutuellement, touchant ainsi l’ensemble du système. Derrière cela, l’auteur est préoccupé par « la nature de ce régime despotique, inscrit dans une société démocratique » (p. 311). Quoique se basant sur une étude de cas, il va néanmoins parvenir à apporter des connaissances pertinentes à la compréhension plus générale de l’emprisonnement non seulement aux Etats-Unis, mais également dans le reste du monde occidental. La prison mise sous la loupe va alors « fournir un prisme par lequel observer le spectre des forces à l’œuvre lorsque le contrôle social s’approche de sa forme extrême » (p. 39).

Ce qui frappe, à la lecture de ce bijou, c’est l’humanité et l’humilité qui traversent l’ouvrage. Sykes observe sans jugement, pose des questions de manière pragmatique avec une douceur déconcertante, et adopte un regard moralement neutre à l’égard des observés, détenus comme surveillants; il est probablement le premier à avoir décrit la position délicate dans laquelle sont placés ces derniers. La démarche que Sykes adopte pourrait d’ailleurs servir d’étalon aux recherches menées sur la prison, qui vont trop souvent dénoncer hâtivement les écueils du dispositif sans en avoir préalablement suffisamment exploré les ressorts. En ce sens, La société des captifs fait également figure de « manuel pédagogique » qui s’avère pertinent pour toute recherche menée en milieu de contrainte. A ce propos, la note méthodologique qui figure en fin d’ouvrage mérite également qu’on s’y attarde, Sykes y décrivant certaines difficultés intrinsèques à ce type de recherche et formulant des pistes utiles à la production d’« une représentation valide de la vie pénitentiaire » (p. 330).

Un cadeau, également, parce que Dan Kaminski et Philippe Mary ne se sont pas contentés d’offrir une traduction de cet ouvrage phare de la sociologie pénitentiaire, quoique cette tâche représentait en elle-même un sacré défi (le titre, notamment, leur ayant déjà donné du fil à retordre selon leurs propres dires). Le duo a opté pour une traduction augmentée de l’ouvrage, avec pour ambition d’offrir une mise en perspective actualisée des observations et thèses formulées par Sykes il y a soixante ans. L’exercice est dans l’ensemble bien réalisé et riche, même si certains thèmes contemporains des recherches carcérales et criminologiques manquent. A ce titre, mentionnons par exemple la question des coûts sociaux élargis de la prison (sur les proches des personnes détenues ou encore sur les communautés), qui aurait mérité une place dans cet ouvrage et aurait permis d’agrandir le regard sur une problématique peu explorée à l’époque de Sykes.

Concrètement, à chaque chapitre original succède ainsi un texte qui répond au travail accompli à l’époque, le commentant et le complétant à l’appui de recherches françaises ou belges récentes. Ces contributions, qui parsèment l’ouvrage d’une manière qui laisse au lecteur le choix de s’y attarder ou non, témoignent avantageusement de sa pertinence contemporaine. En voilà une (trop) brève description.

Corinne Rostaing aborde notamment la question de l’adaptation des propos de Sykes à l’étude des prisons pour femmes; Fabrice Fernandez soulève l’ambivalence morale qui caractérise le régime des agents pénitentiaires; David Scheer mobilise les constats dressés par Sykes quant aux « ratés du pouvoir total » au sein de l’institution pénitentiaire et suggère que ces écueils seraient en fait indispensables à la survie de celle-ci; Kristel Beyens aborde les nouvelles souffrances de l’enfermement, en se basant notamment sur les travaux menés par Ben Crewe en Angleterre, qu’elle fait dialoguer avec ses propres travaux menés en Belgique; Jean-Michel Armand décrit l’évolution du français des cités et revisite par ce chemin les rôles décrits par Sykes dans les pratiques argotiques en prison; Jean Bérard nous parle de l’émeute, « moment de révélation de la fragilité de l’ordre pénitentiaire » (p. 310), en abordant ce thème notamment au regard de l’histoire des émeutes en France, et à l’aune de l’institutionnalisation des comités de détenus; enfin, Gilles Chantraine rouvre judicieusement la question de la réforme de la prison, en soulignant la pertinence actuelle de l’analyse de Sykes, tout en mettant également en lumière ses points de cécité. Il relève les changements survenus depuis, d’abord quant au fonctionnement des prisons en tant que telles, puis quant au regard porté sur elles par les sciences sociales.

Sykes, mais également ses commentateurs modernes, nous rappellent ensemble « l’inconsistance du dispositif philosophique sur lequel la prison repose » (p. 82). Et lorsqu’il souligne que « le confinement d’un grand nombre de criminels pour une longue période relève d’une telle évidence de nos jours que nous sommes susceptibles d’ignorer sa signification » (p. 34), on ne peut que constater, malgré les décennies qui passent, que ses propos sonnent malheureusement toujours avec la même justesse.