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Vers de nouveaux droits humains? L'argument de la dérive*

Published online by Cambridge University Press:  18 July 2014

André Duhamel
Affiliation:
Département de philosophie, Université du Québec à Montréal

Abstract

Legal recognition of new, “third-generation” human rights is often said to devaluate human rights as such. I argue that arguments of this kind 1) are circular, presupposing that legally existing rights are the only legitimate ones, 2) are not without precedent, and indeed pertain to the very practice of modern rights discourse. In conclusion, I hypothesize that the argument expresses a fear of the potential of political democracy.

Résumé

Il est souvent affirmé que la reconnaissance juridique de nouveaux droits humains de «troisième génération» entraînerait une dévaluation, une dérive des droits en tant que tels. Je montre que ce genre d'argument 1) est circulaire, présupposant la légitimité juridique des seuls droits existants, 2) est récurrent dans l'histoire et intrinsèque au discours moderne des droits. J'avance en conclusion l'hypothèse que l'argument exprime une crainte face au potentiel de la démocratie politique.

Type
L'éthique sociale et le discours sur les droits/Social Ethics and Rights Discourse
Copyright
Copyright © Canadian Law and Society Association 1992

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References

1. Expression lancée par l'UNESCO dans les années 70. La «première» génération est celle des droits–libertés protégeant l'individu contre l'arbitraire du pouvoir d'État; la «deuxième», celle des droits-créances exigeant de l'État la prestation de certains services; la «troisième» enfin, celle des droits susmentionnés, auxquels on ajoute le plus souvent ceux à la paix et au respect du patrimoine commun de l'humanité. L'expression, «plus journalistique que juridique», n'est pas heureuse comme catégorie d'analyse: voir à ce sujet les critiques sévères de Alston. Je ne l'utilise ici que comme catégorie descriptive, pour référer à la liste des droits «nouveaux». Vasak, K., «Le droit international des droits de l'homme» (1972) 5 Revue des droits de l'homme à la p. 43Google Scholar; et Vasak, K., «La Déclaration universelle des droits de l'homme 30 ans après» (1977) 30 Le Courrier de l'UNESCO 40Google Scholar. Rousseau, D., «Les droits de l'homme de la troisième génération», dans Droit constitutionnel et droits de l'homme, Paris, Aix-en-Provence, Economica, P.U. D'Aix-Marseille, 1984 à la p. 126Google Scholar. Alston, P., «A Third Generation of Solidarity Rights: Progressive Development or Obfuscation of International Human Rights Law?» (1982) 29 Netherlands International Law Review 307 à la p. 316CrossRefGoogle Scholar.

2. Pour un «avant-projet» de pacte en ce sens, voir la proposition de Vasak. (Vasak, K., «Avant-projet de troisième pacte internationl relatif aux droits de solidarité» dans Lapeyre, A., Detinguy, F. et Vasak, K., éd., Les dimensions universelles des droits de l'homme, t. 1, Bruxelles, Bruylant, 1990, 310.Google Scholar) Comme on sait, les deux pactes internationaux existants, adoptés par les Nations Unies en 1966 et entrés en vigueur en 1976, concernent pour l'un les droits civils et politiques, pour l'autre les droits économiques, sociaux et culturels, donc les deux premières «générations» de droits. Ils donnent valeur contraignante aux droits contenus dans la Déclaration universelle de 1948, laquelle ne faisait que les proclamer «comme l'idéal commun à atteindre» (Préambule).

3. Haarscher, G., «Les droits de l'homme, entre pureté moraliste et realpolitik» (1984) 13 Revue interdisciplinaire d'études juridiques 98Google Scholar; Haarscher, G., Philosophie et droits de l'homme, Bruxelles, Éditions universitaires de Bruxelles, 1987Google Scholar; Pelloux, R. «Vrais et faux droits de l'homme» (1981) 97 Revue de droit public et de la science politique 53Google Scholar; Rivero, J., «Le problème des nouveaux droits de l'homme» dans Recueil des cours de l'Institut International des droits de l'homme, Strasbourg, 10e session d'enseignement, 1979Google Scholar; et Rivero, J., «Vers de nouveaux droits de l'homme» (1982) 4 Revue des sciences morales et politiques 673Google Scholar.

4. D. Rousseau, voir note 1; Vargas, U., «La troisième génération des droits de l'homme» (1985) Recueil des cours de l'Académie de droit international 359Google Scholar; K. Vasak, «Pour les droits de l'homme de la troisèeme génération: les droits de solidarité» dans Recueil des cours de l'Institut International des droits de l'homme, supra, note 3; Vasak, K., «Pour une troisième génération des droits de l'homme» dans Swinarski, C., éd., Études sur le droit international et humanitaire. La Haye, M. Nijhoff, 1984 à la p. 837Google Scholar; K. Vasak, «Les différentes catégories des droits de l'homme» dans A. Lapeyre, F. Detinguy et K. Vasak, éd., supra, note 2.

5. P. Alston, supra, note 2; Marks, S.P., «Emerging Human Rights: A New Generation for the 1980s?» (1980) 33 Rutgers Law Review 435Google Scholar; Zalaquett, J., «Human Rights and Development» dans Le droit international et le développement, Travaux du XVe congrès annuel du Conseil canadien de droit international, 1986 à la p. 302Google Scholar.

6. Ost, F., «La légitimité dans le discours juridique: cohérence, performance, consensus ou dissensus?» (1985) 25 Archiv für Rechts und Sozialphilosophie 191Google Scholar.

7. La «revendication» désigne ici la demande d'inscription juridique de droits humains qui n'ont pas encore ce statut; elle s'énonce dans le langage ou le médium du droit sans qu'elle le sait par le droit, évidemment, puisqu'il s'agit d'une étape dans le processus d'accession souhaitée à la norme juridique. Par ailleurs, la «nouveauté» ou spécificité de ces droits humains, selon leurs défenseurs, ne saurait s'interpréter comme l'application ou l'exercice d'un droit humain existant auquel on est déjà habilité, l'extension de droits consacrés à de nouvelles catégories de titulaires ou la spécification de l'objet de ces droits. Mais cette «nouveauté» constitue déjà une partie du débat; cf. infra, «La légitimité juridique».

8. «Paix, développement, protection de l'environnement sont des finalités qui s'imposent à toute politique soucieuse de l'homme» (J. Rivero, supra, note 3 à la p. 680). «Il ne s'agit pas de nier l'importance de telles revendications, de tels idéaux, qui sont au coeur de maints combats contemporains, la plupart respectables, et certains hyper-urgents» (G. Haarscher, supra, note 3 à la p. 43). «Cela ne signifie pas que les revendications de ces peuples [au développement] ne soient pas légitimes en totalité ou en partie» (R. Pelloux, supra, note 3 à la p. 68). «Endeavours (…) to respond to the changing needs and perceptions of individuals and peoples are of fundamental importance…» (P Alston, supra, note 1 à la p. 30).

9. G. Haarscher, supra, note 8 à la p. 43.

10. J. Rivero, supra, note 8 à la p. 680.

11. J. Zalaquett, supra, note 5 à la p. 312.

12. Si le «risque» est diversement nommé par les auteurs qui entendent nous en avertir, le régime des métaphores employées, qu'elles soient maritimes (dérive), monétaires (particulièrement en anglais: «by inflating the notion of human rights its currency is devalued»), médicales (dégénérescence) ou métaphysiques (dénaturation), demeure par contre celui de la privation ou de la perte, comme l'indique le préfixe commun. J. Zalaquett, supra, note 5 à la p. 312. J'emprunte l'expression «dérive» à Goyard-Fabre (1989), qui l'utilise dans son fort réquisitoire contre les dangers menaçant les droits fondamentaux, mais sans qu'elle ne critique spécialement les droits de «troisième» génération. Goyard-Fabre, S., «La dérive des droits fondamentaux» dans Lafrance, G., Éthique et droits fondamentaux, Ottawa, Presses universitaires d'Ottawa, 1989 à la p. 61Google Scholar.

13. J. Rivero, supra, note 3 à la p. 681.

14. G. Haarscher, 1987, supra, note 3 à la p. 44.

15. Ibid. à la p. 43.

16. J. Rivero, supra, note 3 à la p. 681.

17. Par exemple, les droits de troisième «génération» sont quelquefois nommés «droitssynthèse» parce que leur contenu recouperait ou réutterpréterait plusieurs droits dejà existants (cf. Vasak, supra, note 2). De même, leurs titulaires seraient multiples—individus, groupes, États—ce qui en ferait des droits «tout azimuth». Kiss, A., Droit international de l'environnement, Paris, A. Pedone, 1989Google Scholar. Aussi, leur mise en oeuvre nécessiterait la coopération de tous ces titulaires—d'où l'expression «droits de solidarité» souvent utilisée. Enfin, leur émergence à l'échelle internationale ne générerait que les obligations «assourdies» propres à un droit encore «vert» en ce domaine («soft law»).

18. Rivero, J., «Science du droit et droits de l'homme» dans Pour les droits de l'homme, Paris, Librairie des libertés, 1983 à la p. 113Google Scholar.

19. La critique de dérive pour cause d'imprécision juridique n'est pas elle-même très précise juridiquement, qu'elle soit le fait de juristes ou de philosophes. Les textes présentant ce scénario s'engagent rarement dans une discussion détaillée des énoncés proposés pour les «nouveaux droits», indice supplémentaire que l'enjeu de l'argument est ailleurs. De ce fait, il néglige l'évolution significative qu'a connue la formulation de certains de ces droits, et tombe ainsi lui-même sous la coupe de sa version faible: ignorer la temporalité du droit. Je ne peux retracer ici cette histoire: pour celle du droit à l'environnement, cf. A. Kiss, supra, note 17, c. 2 et celle du droit au développement, Israel, J.-J., «Le droit au développement» (1983) 87 Revue générale de droit international public 5Google Scholar. L'harmonisation de ces deux demiers droits tend depuis peu à s'effectuer sous les titres d' «éco-développement» ou de «développement durable».

20. R. Pelloux, supra, note 3 à la p. 62.

21. J. Rivero, 1982, supra, note 3 à la p. 677.

22. «Il n'est sans doute pas question plus urgente que cette interrogation concernant une nouvelle fondation des droits de l'homme: il est impensable de se replier frileusement sur les naïv etés réchauffantes du XVIIIe siècle(…) Ces vieilles alternatives idéologiques ne constituent que l'alibi de la non-pensée.» Haarscher, G., «Philosophie et droits de l'homme» dans Ruyer, R., èd., Les sciences humaines et les droits de l'homme, Bruxelles, P. Mardaga 23 à la p. 32Google Scholar. «Ces fondements philosophiques sont alles s'amenuisant. De sorte qu'il n'existe plus aujourd'hui un fondement philosophique commun à tous les défenseurs des droits de l'homme.» J. Rivero, 1982 supra note 3 à la p. 685.

23. L'auteur réitère cette critique dans le même texte repris 20 ans plus tard; cf. M. Cranston «Are There Any Human Rights?» dans G. Lafrance, supra, note 12 à la p. 14. Comparer avec Hayek, F., «Justice et droits individuels» dans Droits, législation, liberté, t.2: Le mirage de la justice sociale, trad, par R. Audouin, Paris, P.U.F., 121.Google Scholar: «les proclamer solennellement comme droits revenait à jouer de façon inqualifiable avec le concept de ‘droit’, et ne pouvait aboutir qu'à en détruire totalement le respect» (p. 126); «les nouveaux droits ne pourraient être traduits dans les lois contraignantes sans du même coup détruire l'ordre de liberté auquel tendent les droits civils traditionnels» (p. 124). Bref, pour ces «libéraux», néo-libéraux ou libertariens (Nozick), il n'existe qu'une génération de droits: la première.

24. Loschak, D., «Mutation des droits de l'homme et mutation du droit» (1984) 13 Revue interdisciplinaire d' études juridiques 49Google Scholar.

25. «Human rights are (…) the rights of all people at all times and in all situations (…) Human rights do not depend in any way on the station or the situation of the individual» (Cranston, 1967, supra, note 23 à la p. 49).

26. C'est tout le droit social et l'État Providence qui sont ici visés. L'argument de la dérive recoupe en maints points l'hypothèse du «déclin du droit» (voir Oppetit, B., «L'hypothèse du déclin du droit» [1986] 4 Droits 9Google Scholar) et celle de «l'effacement de l'État de droit» (cf. par exemple Henry, J.P., «Vers la fin de l'État de droit?» (1977) 93 Revue de droit public et science politique 1207Google Scholar) pour cause d' «inflation» juridique. On trouvera dans Loschak, 1984, supra, note 24, une discussion générale de ces hypothèses.

27. L'argumentation sur ces questions et bien d'autres est riche et fine; je ne peux la discuter ici. Voir par exemple MacMillan, , «Social Versus Political Rights» (1986) 19 Revue canadienne de science politique 283CrossRefGoogle Scholar; Wellman, C., Welfare Rights, Totowa, N.J., Rowman & Littlefield, 1982Google Scholar.

28. Ainsi J. Rivero («Sécurité sociale et droits de l'homme» [1985] juillet-septembre, Revue française des affaires sociales 38) discutant du droit à la sécurité sociale rejette par exemple l'idée de Cranston (supra, note 23 à la p. 40) sur l'universalité des droits humains (p. 40), et refuse de ne considérer que les risques pour les libertés dans la reconnaissance de ce droit (p. 43). Une telle tension entre ces «générations» de droits est pour d'autres «normale» (G. Haarscher, supra, note 3 à la p. 45) et si des dérapages peuvent survenir, leur seule possibilité n'entame pas le plein Statut de droit reconnu aux droits socio-économiques.

29. «La propriété seule rend les hommes capables de l'exercice des droits politiques (…) Ces droits dans les mains du plus grand nombre serviront infailliblement à envahir la propriété Ils [les non-propriétaires] y marcheront par cette route irrégulière, au lieu de suivre la route naturelle, le travail; ce sera pour eux une source de corruption, pour l'État une source de désordres» (Constant, B., De la liberté chez les modernes, Écrits politiques, Paris, Hachette, 1980 à la p. 316Google Scholar). Précisons toutefois qu'il s'agit ici de l'extension de droits existants à de nouveaux titulaires, et non de la revendication d'un droit «nouveau».

30. Lefort, C., «Les droits de l'homme en question» (1984) 13 Revue interdisciplinaire d'études juridiques 11 à la p. 36Google Scholar.

31. F. Ost, supra, note 6 à la p. 203.