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Upinder Singh, Political Violence in Ancient India, Cambridge, Harvard University Press, 2017, 616 p.

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Upinder Singh, Political Violence in Ancient India, Cambridge, Harvard University Press, 2017, 616 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

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Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Ce livre est une somme impressionnante sur les aspects de la violence politique en Inde ancienne, d’environ 600 av. J.-C. à 600 ap. J.-C., débutant avec l’émergence des premiers États connus et s’achevant avant la conquête musulmane (qui ouvre la période dite du « haut Moyen Âge »). L’autrice est professeure à l’université de Delhi, historienne de l’Inde antique, initialement spécialiste de l’histoire épigraphique de l’Orissa (aujourd’hui orthographiée Odisha) à l’est de l’Inde, avant qu’elle n’étende ses recherches.

L’ouvrage se présente sous la forme de trois chapitres historiques et deux chapitres thématiques consacrés à la guerre et à la « sauvagerie » comme lieux spécifiques d’exercice de la violence. Il s’agit essentiellement d’une histoire des idées politiques centrée sur la tension entre les témoignages de violence, leurs justifications étatiques et l’idéal affiché de non-violence. Comme le rappelle l’introduction, cet idéal est célèbre depuis son utilisation par Gandhi ainsi que par l’élection par Nehru de symboles bouddhiques pour l’État indien indépendant.

Pour restituer cette histoire, Upinder Singh exploite de nombreuses sources sanskrites « classiques » : les traités de l’Arthashastra et du Nitisara, les épopées du Ramayana et du Mahabharata et quelques œuvres littéraires et poétiques pertinentes pour le sujet (les œuvres de Kalidas, les contes bouddhiques de Jataka ou ceux du Panchatantra). Ici, l’apport de l’autrice tient surtout à sa maîtrise des textes, qui lui permet des analyses détaillées, et à l’examen complémentaire d’inscriptions (dont les panégyriques : praśasti), de monnaies et de statuaire. L’ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité et se concentre sur les moments clefs et les œuvres les plus influentes ou révélatrices. Ainsi, les discussions portent sur des sources brahmaniques et bouddhistes du nord de l’Inde, plutôt que jain et du sud. Cette analyse intertextuelle n’empêche pas la contextualisation des sources, avec la présentation de leur différence de statuts, de leurs genres littéraires et des désaccords entre elles.

Les premières pages introduisent bien sûr aux notions utilisées dans ces textes, correspondant à différentes sphères d’activité du pouvoir ou coercition politique (danda), de « l’économie politique » (artha, suivant Louis Dumont) ou du gouvernement (niti), même si ce dernier domaine était aussi relié à des dimensions socio-éthiques (buts de l’existence, devoirs de caste et rituels) et métaphysiques (notions d’ordre socio-cosmique : dharma, de mérite et de péché, de renaissance et de conséquences des actes : karma). De façon similaire, U. Singh utilise la notion de violence au sens de coercition non seulement physique, mais aussi morale. Dans le contexte indien (jain en particulier), la violence (himsa) est corrélée à son opposé littéral, la « non-violence » (ahimsa), ainsi qu’à d’autres termes, tels que la compassion. L’autrice évoque rapidement la question des relations complexes entre roi et brahmanes, abondamment discutée par le passé, tout comme celle d’une relative sécularisation de la royauté en Inde. De fait, les textes antiques abondent en contradictions, occultées par une rhétorique du respect d’une « tradition » affichée comme immuable et unitaire.

Depuis les textes védiques, les sources témoignent de guerres, de violents conflits de succession et de rois non nécessairement issus de l’élite guerrière héréditaire (Kshatriya). Comme l’avait déjà établi Romila Thapar dans ses travaux, les textes rendent globalement compte de la transformation qui s’opère de chefs de clans à rois héréditaires en s’appuyant sur l’ordre des varna (ancêtre des castes), le développement des cités et des rituels de consécration ritualisant le pouvoir. Bien qu’elle semble omniprésente dans la vie politique de l’époque, la violence n’apparaît comme question, dans les textes rituels, que dans le cadre des sacrifices. Celle envers les animaux sacrificiels y est euphémisée, et la responsabilité diluée. Face à cette « cuisine du sacrifice »Footnote 1, les milieux ascétiques brahmaniques, jain et bouddhistes diffusent un idéal de non-violence plus radical, sans que l’autrice ne tranche sur leur chronologie relative. A contrario, le chapitre sur la guerre montre que le vocabulaire guerrier imprègne encore la terminologie même du renoncement, de la quête de libération et de la royauté. Le jainisme, en particulier, réprouve les occupations liées à la mise à mort (chasse, etc.), mais ne condamne pas directement la guerre, et les rois jain – et bouddhistes – n’étaient pas pacifistes. Plus tard, les textes épiques regorgent d’analogies entre guerre et sacrifice. En complément, l’autrice évoque les trois grands témoignages de persécutions contre des communautés bouddhistes en Inde antique, même s’il semble s’agir d’exceptions à une politique de patronage plutôt pragmatique (« sectarisme inclusif », p. 173 et 241-242), où la définition du dharma reste matière à interprétation circonstancielle.

Du fait des inscriptions disponibles, l’autrice se concentre sur les périodes bien connues des « empires » Maurya (ive-iie siècles av. J.-C.) puis Gupta (iiie-vie siècles ap. J.-C.), qui posent « la plupart des éléments clefs de ce qu’on peut définir comme le modèle classique de la royauté et du politique indiens » (P. 16). Ashoka, troisième empereur de la dynastie Maurya, fait l’objet d’un long traitement. U. Singh le présente comme un souverain pragmatique, mais aussi comme un véritable défenseur et propagandiste de l’éthique bouddhiste, insistant sur les vertus attendues à la fois du roi et de ses sujets au service du dhamma ou règle des préceptes bouddhistes. L’autrice discute en particulier un sujet très débattu : la profession de foi bouddhiste et pacifiste d’Ashoka à la suite de la sanglante guerre avec le Kalinga (édit sur rocher no 13), en considérant que l’empereur a manifesté un réel regret face à ce royaume, alors qu’il met sévèrement en garde les « gens des forêts », ceux-ci restant un danger et la guerre contre eux ne faisant pas l’objet des mêmes règles que celles entre États. L’argument repose sur une distinction innovante, mais l’autrice nous paraît écarter trop rapidement la logique impériale d’une telle conversionFootnote 2, qu’elle évoque pourtant au sujet d’une déclaration similaire de Darius comme « une justification post facto de campagnes militaires et un discours de paix à la conclusion d’une carrière militaire victorieuse » (p. 273). Elle affirme en effet des différences de contextes et d’idéaux trop importantes, lesquelles ne nous apparaissent pas si nettes.

Comparées aux brèves inscriptions, les épopées fleuves du Mahabharata et du Ramayana font résonner une plus grande pluralité de voix. Centrés sur des luttes dynastiques et des batailles apocalyptiques (et des coups bas de la part même des héros), ces récits héroïques mettent en scène les regrets des uns, les doutes des autres, les lamentations sur les morts, mais le message dominant demeure qu’il existe une violence juste, au service du maintien de l’ordre socio-cosmique (dharma). L’attention à cet ordre va de pair avec le contrôle de soi (vinaya), contre des personnages – royaux ou non – guidés par leurs vices. Plus pragmatique, le traité politique de l’Arthashastra et les très normatives Lois de Manu recommandent des peines (danda), notamment de mort et de tortures (pour atteinte à l’État ou à l’ordre des varna), afin d’éviter la fameuse « loi des poissons », où les plus gros mangent les petits… Les premiers siècles de notre ère voient aussi l’auto-identification croissante (dans des inscriptions en sanskrit) des rois en « suprêmes dévots » d’un dieu souverain, lié à un temple ainsi qu’à des dons fonciers à des brahmanes. L’empire Gupta devient alors un nouveau modèle de souveraineté, plus associé à des qualités de magnanimité, de diplomatie, de connaissances littéraires et poétiques, etc. Révélateur de ces évolutions, le traité du Nitisara de Kamandaka (écrit vers la fin des Gupta, entre 500 et 700 de notre ère) reprend les grandes lignes de l’Arthashastra, mais en invoquant davantage de textes littéraires et religieux ou de principes éthiques, et en insistant sur la violence entourant le roi lui-même, qui doit rester éveillé tel un yogi, même dans ses visites au harem.

Plus concrètement, les conditions réelles de la guerre apparaissent dans les descriptions techniques, notamment la référence à « l’armée quadruple » (fantassins, chars et archers, cavaliers-archers, éléphants) qui se développe vers 1000-500 av. n. è. Plus localement, les « pierres de héros » (natukal, virakal) disent l’omniprésence de la guerre et de l’idéal héroïque, sous des formes plus simples (inscriptions d’hommes tombés dans des razzias de bétail, puis de guerriers, princes, généraux des iiie-ive siècles de notre ère, témoignages de la littérature tamoule du Sangam). Comme le montrent les inscriptions, cet idéal n’empêchait pas la pratique régulière du pillage guerrier.

Le chapitre sur la sauvagerie regroupe enfin plusieurs aspects de la forêt : lieu d’épreuves et d’exploits princiers (thème de la chasse comme passion, mais aussi potentiel vice royal), ressource économique et militaire (dont les éléphants), lieu de « créatures » aussi bien détruites par le feu que parfois protégées (dans les épopées), lieu de vie de populations ambivalentes. Sur ce dernier point, la terminologie varie selon les textes et les époques, entre les noms de groupes (par exemple Kirata, Nishada) et les catégories génériques (dasyu et mleccha, désignant plutôt des barbares, impies ; vanacaras, araṇyavāsins, āṭavikas qualifiant les « habitants des forêts »). Certains de ces termes sont utilisés de façon interchangeable, mais, suivant une habitude dominante, l’autrice tend à aplanir les différences entre ces catégories en les identifiant finalement aux « tribus » actuelles. Cela nous paraît problématique à divers titres, le principal étant que tribe est une catégorie coloniale et n’est défini ici que négativement face à l’ordre étatique des castes, même si les textes mentionnent aussi des « rois des forêts » et des groupes alliés aux royaumes des plaines. Les passages les plus intéressants à ce sujet concernent l’Arthashastra, où ressort plus clairement l’ambivalence des relations avec ces groupes, chasseurs et bandits de grands chemins ; indépendants des grands royaumes, ils sont aussi des intermédiaires obligés pour accéder aux ressources forestières, aux routes caravanières et à des refuges montagnards pour des rois vaincus.

U. Singh offre ainsi un bel ouvrage de synthèse, faisant le point sur les sources classiques, ô combien utile à une période où celles-ci sont instrumentalisées à des fins politiques. Par son ambition même, un tel livre ne peut qu’évoquer en passant les débats spécialisés – tels ceux entre Patrick Olivelle et Johannes Bronkhorst sur les relations entre traditions brahmaniques et bouddhistes, les travaux de Gérard Fussman sur la diversité interne des structures d’administration dans l’empire Maurya ou l’apport de Daud Ali sur la sociogenèse de la culture de cour et des idéaux royaux en Inde, décalée par rapport à une genèse purement érudite, brahmanique. Souhaitons que le dialogue amorcé ici entre épigraphistes et historiens d’autres époques, voire avec d’autres chercheurs de sciences sociales, complexifie l’examen des systèmes politiques à l’échelle du sous-continent.

References

1 Charles Malamoud, Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, Paris, La Découverte, 1989.

2 Voir par exemple Federico Squarcini, « La logica della tolleranza di Ashoka e la genealogia di una nuova politica religiosa, a lato del mondo ellenistico », in G. A. Cecconi et C. Gabrielli (dir.), Politiche religiose nel Mondo Antico e Tardoantico. Poteri e indirizzi, forme del controllo, idee e prassi di tolleranza, Bari, Edipuglia, 2011, p. 67-96.