Il y a fort à parier que le livre très attendu de Maurizio Isabella sera à l’histoire de l’Europe méridionale des années 1820 ce qu’Après-guerre de Tony Judt fut à l’histoire européenne du second xxe siècleFootnote 1. Je propose ici une discussion critique du bel ouvrage de M. Isabella à partir de son analyse de la révolution grecque de 1821, qui contribue à en réviser l’historiographie. Tout comme dans le livre de Mark Mazower sur cette même révolution (dont le sous-titre mentionnait déjà « la construction de l’Europe moderne »)Footnote 2, M. Isabella propose d’écrire une histoire européenne du premier tiers du xixe siècle. Le livre commence par entrelacer des éléments de contexte des guerres napoléoniennes, qui déclenchent les révolutions des années 1820. Au cours de cette période, révolutionnaires, idéologues, érudits, marchands et religieux, parcourant le continent et sillonnant la Méditerranée, font de l’Europe un espace plus homogène après les massacres et les troubles de la période napoléonienne.
L’ouvrage de M. Isabella s’intéresse aux formes et aux conséquences de la présence militaire britannique en Méditerranée. En Sicile, à Malte et dans les îles Ioniennes, on voit en effet naître un nouveau régime de protectorat qui ne se contente pas de « coexister » avec les institutions libérales, mais qui s’efforce de les intégrer dans la structure impériale britannique, y compris sous le gouvernement autocratique du Haut-commissaire de la République des îles Ioniennes, Thomas Maitland. Fondée en 1800 sous la protection de la Russie et de l’Empire ottoman, la République des Sept-Îles constitue en cela un exemple de régime politique qui, d’abord conçu à partir du modèle de Raguse (Dubrovnik), est ensuite réformé pour en assurer la viabilité. Cette expérience ne dure pas car, en 1807, les îles Ioniennes sont occupées par les troupes françaises. Cependant, le régime de la République des Sept-Îles ne cesse de jouer un rôle politique de premier plan. Contrairement à la constitution sicilienne de 1812, inspirée de celle de la Grande-Bretagne, la charte constitutionnelle des îles Ioniennes de 1817 suit certes les principes constitutionnels britanniques, mais maintient également des droits garantis par la constitution ionienne de 1803, point de repère essentiel auquel T. Maitland se réfère explicitement. Ainsi, les Britanniques, au lieu de se contenter d’implanter leurs propres institutions, se sont adaptés à celles qui émergeaient dans les régions qu’ils gouvernaient, notamment à cause des idées révolutionnaires qui y germaient parfois, comme à Corfou entre 1797 et 1799.
M. Isabella analyse donc le contexte des guerres napoléoniennes et de l’Europe méridionale post-napoléonienne. Il réussit à tracer les contours d’un espace géo-historique qui n’avait jamais encore été étudié en tant que tel et dans sa totalité, en adoptant une approche comparative et connectée. L’historiographie du xxe siècle a fait preuve d’une certaine ambivalence au sujet de la Grèce et de l’Empire ottoman, le plus souvent étudiés séparément. L’approche de M. Isabella a ceci d’original qu’elle intègre l’expérience historique du monde post-napoléonien et des révolutions des années 1820 au sein d’une comparaison équilibrée qui défait les préjugés culturels et civilisationnels, vestiges d’une vision dépassée de l’Europe du Sud et, par conséquent, freins à l’analyse historique. Ce faisant, M. Isabella reconstruit l’histoire de la région tout entière malgré les différences entre les types de régimes (différences du reste parfois peu prononcées) et les crises de légitimité auxquelles ces derniers furent confrontés. L’auteur affirme à juste titre que l’Europe du Sud et la Méditerranée doivent être considérées comme un trait d’union entre le monde ibéro-américain et l’océan Indien. L’engagement de troupes ottomanes d’Algérie, de Tunisie et, surtout, d’Égypte, après la campagne d’Ibrahim Pacha sur ordre du sultan Mahmoud en échange du contrôle de la Crête et du Péloponnèse (deux objectifs dont seul le premier fut atteint et encore, pour peu de temps), rappelle le rôle qu’ont joué les États, les dirigeants et les soldats nord-africains dans la révolution grecque de 1821.
Les révolutions des années 1820 témoignent donc bien de la fragilité des régimes et de la restauration de l’ordre après 1815. La question du succès ou non de la révolution grecque par comparaison aux autres révolutions d’Europe du Sud est l’une des nombreuses questions que soulève le livre. Avant d’évoquer les événements qui l’ont façonnée et sa conclusion spécifique, l’auteur se penche sur la réaction des insurgés grecs face à un pouvoir central de plus en plus intrusif, selon ses propres termes, reprenant ici le consensus historique sur la révolution grecque, où l’insurrection est appréhendée comme une réaction à la violence croissante d’un pouvoir très centralisé. Les constitutions ne sont pas ici pensées comme de simples greffes ou transferts, mais bien comme des formes de gouvernement qui émergent localement, en fonction des traditions et des particularismes de chaque pays.
Le chapitre qui traite de « l’engagement de l’armée à agir au nom de la nation » (p. 38) part du présupposé que la nation grecque était déjà établie et avait besoin d’une armée pour agir en son nom et la défendre ; il bat ainsi en brèche l’idée que la nation s’est peu à peu formée avec la révolution, les différentes constitutions et la construction de l’État. En cela, le rôle joué par le comte Dionysios Romas au sein du protectorat britannique de l’île ionienne de Zakynthos (Zante) aurait pu mériter une mention, dans la mesure où il fut membre de la société secrète Filikí Etería et un agent ionien important de la révolution. M. Isabella rappelle les causes principales du soulèvement grec de 1821 en adoptant une perspective comparatiste : un grand nombre de soldats sans emploi, une crise économique et, plus spécifiquement, une crise de subsistance sont d’ordinaire les facteurs invoqués par les spécialistes de la révolution et de la Grèce contemporaine pour expliquer l’embrasementFootnote 3. Les pronunciamentos (déclarations publiques) d’idées révolutionnaires ont eu une fonction tout aussi importante. Ils renvoient à des procédés similaires repris d’une insurrection à l’autreFootnote 4. Le chapitre fait par conséquent le lien entre la passionnante histoire sociale de la question révolutionnaire (comment commence une révolution ?) et son histoire intellectuelle. Si la vague de démocratisation qui submerge l’Europe du Sud pendant plusieurs années a des conséquences durables, ce n’est pas le cas, en Grèce, de la circulation des textes proclamant la réforme – et non l’abolition – des empires. La révolution grecque est la dernière à éclater parmi toutes celles que compare M. Isabella. Quoi qu’il en soit, la constitution joue un rôle de texte fondateur et unificateur bien plus décisif dans les autres mouvements que lors de la révolution grecque.
La démarche comparatiste de M. Isabella montre en quoi et comment les révolutionnaires grecs présentent des différences ou plutôt, pour reprendre ses mots, des « asymétries » avec ceux des autres pays d’Europe du Sud. En Espagne et au Portugal, une constitution est imposée au monarque, tandis que, dans l’Empire ottoman, les révolutionnaires grecs ont pour objectif l’autonomie et la création d’une entité étatique distincte. Une autre particularité de la révolution grecque tient à sa dimension maritime et insulaire, notamment durant la phase initiale du soulèvement, mais également plus tard au cours de la guerre d’indépendance, avec l’importance constante prise par les forces navales de l’île d’Hydra. La question de la participation politique soulève celle de l’histoire sociale de ces mouvements. Dans le cas de la révolution grecque, les publications autour du bicentenaire ont grandement enrichi l’historiographie de cet événement majeur dans l’histoire du pays. Bien que M. Isabella n’inclue pas tous ces nouveaux travaux, il compose une excellente sélection des ouvrages les plus pertinents sur le sujet. L’histoire sociale de la révolution reste un champ en perpétuelle évolution et l’auteur indique de façon suggestive les pistes à suivre. Les bouleversements du monde rural se sont poursuivis dans les territoires grecs traversés par la révolution pendant bien plus longtemps que dans d’autres parties d’Europe du Sud, avec des conséquences terribles en termes de subsistance. Ce qui distingue surtout la révolution grecque est le précédent de la période napoléonienne : dans l’Empire ottoman, les guerres napoléoniennes ont d’abord eu des effets indirects. À propos de la question des terres, il n’est d’ailleurs pas certain, comme l’avance M. Isabella, que les paysans grecs fussent « dépourvus d’aspirations spécifiques concernant la ‘question foncière’ » (p. 144). En effet, ces derniers ont tôt fait de s’approprier les terres abandonnées par les propriétaires musulmans ; le gouvernement révolutionnaire a par ailleurs utilisé les « domaines nationaux » comme garanties des prêts de 1824 et 1825. Aussi la question foncière joue-t-elle un rôle de première importance dans la révolution grecque, et ce très rapidement.
Autre différence de taille : dans le cas des révolutions portugaise, espagnole et italienne, la revendication principale était de transformer la nation. En Grèce, il s’agit d’en bâtir une nouvelle, radicalement différente de l’ordre religieux ottoman qui déterminait jusqu’alors les conditions sociales. Contrairement au Portugal, par exemple, où la guerre civile éclate entre les partisans de l’absolutisme et ses ennemis, le conflit en Grèce oppose les partisans de la centralisation et ceux du régionalisme, ce qui rappelle les motifs des divisions observées en Sicile. Dans ce qui constitue l’une des meilleures analyses de la guerre civile pendant la révolution grecque, M. Isabella revient avec minutie et de manière exhaustive sur la façon dont certains responsables militaires, devenus responsables politiques, se heurtent à des hommes politiques plus expérimentés avant de se ranger du côté des Ottomans, en particulier en Grèce continentale, c’est-à-dire dans la région la plus vulnérable aux forces ottomanes durant le conflit. Le quatrième chapitre, qui porte sur les « guerres nationales de libération », fait écho aux interprétations récentes les plus répandues de la révolution grecque. Ce chapitre, l’un des plus succincts, pose également les bases pour les suivants, qui offrent au lecteur un large panorama des conséquences diplomatiques et militaires des révolutions.
Le chapitre suivant (« Traverser la Méditerranée ») élargit les travaux publiés en 2015 par Maurizio Isabella et Konstantina Zanou à propos des diasporas méditerranéennes. Il réexamine la thèse prédominante selon laquelle les Philhellènes étaient des libéraux inspirés par le concept d’émancipation nationaleFootnote 5. Citons parmi eux Richard Church, qui traverse la Méditerranée depuis Palerme jusqu’en Grèce en qualité de commandant en chef de l’armée grecque pendant la dernière phase des efforts pour professionnaliser celle-ci. Church n’était cependant pas le seul candidat aux plus hautes fonctions à la tête de cette armée. Charles James Napier, gouverneur depuis 1822 de Céphalonie (sous protectorat britannique comme les autres îles Ioniennes), avait des projets, des ambitions, et des liens (avec Lord Byron, en particulier) ; il faillit prendre la tête de cette armée, bien qu’il ne bénéficiât pas de l’expérience révolutionnaire dont pouvait se targuer Richard Church. La nomination et l’engagement de Church n’entrent cependant pas en contradiction avec l’impérialisme libéral qui caractérise l’expansion britannique sur les îles Ioniennes d’abord, puis sur la Grèce ensuite. Church était un homme de terrain, tout comme Thomas Cochrane, l’autre officier naval britannique à la tête de la marine grecque. Ces agents de l’Empire britannique servent de trait d’union, comme le démontre M. Isabella, entre la période des guerres napoléoniennes (notamment si l’on pense aux brillants faits d’armes de Church et à la manière dont il a monté des régiments avec les troupes grecques irrégulières à Zante) et la monarchie illibérale qui s’installe en Grèce en 1832. Prenant appui sur des recherches existantes, M. Isabella pose une série de questions cruciales : comment les Grecs des communautés portuaires de Méditerranée ont-ils réagi à l’éruption, au déroulement, puis aux conséquences de la révolution ? De quelle manière leurs allégeances ont-elles évolué (si tant est qu’elles aient changé), depuis leur condition de membres des « nations » grecques orthodoxes et de communautés minoritaires dans l’Empire Habsbourg jusqu’à leur statut de citoyens grecs après la révolution ? Dans l’une des parties les plus réussies du livre, M. Isabella traite des réfugiés et de l’aide que leur apportent les communautés grecques dans ce qui constitue l’un des premiers exemples de politique patriotique avec la réaction solidaire des communautés de la diaspora envers leurs compatriotes grecs, auxquels ils s’associent, au-delà de leur village ou de leur région d’origine, point de départ constitutif d’un imaginaire national. On pourrait en dire de même pour les 45 000 femmes et enfants réduits en esclavage, et la réaction humanitaire inédite qu’ils ont suscitée chez les marchands grecs et russes qui entreprirent de les libérer. Sans apporter ici de sources nouvelles, M. Isabella parvient cependant à éclairer l’une des spécificités fondamentales de la révolution grecque, à savoir la renégociation des identités religieuses et, partant, sociales pour toutes celles et tous ceux qui furent touchés de près ou de loin par les vagues révolutionnaires.
La seconde partie du livre explore la question de la territorialité et la manière dont se forment des conseils politiques locaux qui mobilisent de nouveaux acteurs et, dans le cas de la Grèce, reconfigurent une géographie (et, à terme, une territorialité) transformée par la révolution. La question est non seulement liée à celle de la nature contraignante de l’ambition constitutionnelle, mais également aux conflits qui finissent par se muer en guerre civile, analysés dans la première partie de l’ouvrage. Ces conflits font suite à la cristallisation des identités et des ambitions locales qui donnent naissance à des projets de régions autonomes, comme dans le Péloponnèse et à Samos, deux exemples développés par M. Isabella. Samos constitue un cas particulièrement emblématique de la trajectoire indépendantiste que certaines de ces régions ont suivie, ainsi que des compromis qu’elles ont élaborés avec le pouvoir central (tel qu’il émerge pendant et après la révolution), par contraste avec les autres révolutions d’Europe méridionale.
Le rôle des imprimés (les premiers journaux révolutionnaires comme les publications gouvernementales), censurés et contrôlés politiquement, est également évoqué – tout comme la circulation des rumeurs, qui déclenchent tantôt des vagues de panique, tantôt des mouvements enthousiastes. Certains chapitres adoptent une approche comparative plus intégrée et délaissent le séquençage chronologique au profit d’un traitement thématique qui constitue l’un des nombreux points forts du livre. Le contrôle de l’espace public passe par l’expression de la ferveur révolutionnaire qui mêle politique et religion, surtout en Grèce où l’on prie avant et après la bataille. Cette partie du livre, qui analyse des chansons et des festivités révolutionnaires, dépasse le simple champ de l’histoire intellectuelle pour proposer une histoire sociale d’une grande richesse.
Le chapitre qui traite de l’espace public évoque également les sociétés secrètes, avec ici la perte d’influence progressive de Filikí Etería une fois atteint son objectif premier, soit la préparation et l’organisation de la révolution. M. Isabella s’abstient d’analyser les différences entre les grands centres urbains de la révolution dans la Grèce ottomane et dans d’autres régions d’Europe du Sud. Si l’on trouve des exemples de mobilisation populaire similaires à Madrid, Palerme ou Hydra, la taille et la population de ces villes (comme d’autres également évoquées par M. Isabella) empêchent toute comparaison. Les quelque 15 000 habitants d’Hydra, petite île densément peuplée par une unique ville, ne sauraient être comparés aux centaines de milliers d’habitants des métropoles que sont Madrid ou Palerme, avec leurs institutions urbaines historiques, comme les corporations d’artisans qui y jouent un rôle politique important. Les marins et les classes populaires d’Hydra cherchent certes à faire valoir le capital politique qu’ils ont accumulé pendant la révolution, parvenant même à façonner certaines décisions au niveau national ; toutefois, l’île ne réussit à conserver aucun de ces privilèges après la révolution.
Le chapitre 11 traite de l’héritage révolutionnaire, et fait écho au dernier chapitre du livre, intitulé « Un travail inachevé ». La quatrième partie revient sur le poids des Lumières et du libéralisme au sein des cultures religieuses européennes, et notamment au sein de la culture orthodoxe grecque. L’association, voire l’enchevêtrement du religieux et du national n’ont jamais été remis en question ni avant ni pendant la révolution, comme l’affirme à juste titre M. Isabella. La raison pour laquelle l’appartenance religieuse de chaque citoyen est inscrite dans la constitution dès la première année de la révolution est également expliquée avec une grande clarté. En intégrant les derniers travaux de recherche publiés à l’occasion du bicentenaire de la révolution, le livre complète la théorie de M. Mazower selon laquelle les Grecs ont gagné la révolution non seulement grâce au soutien militaire et diplomatique européen, mais aussi grâce à la mobilité de milliers de paysans et de marins, et grâce à leur résilience et leur ténacité au combat. Dans le contexte d’une guerre dont la brutalité ne cessa de croître, les paysans comme le clergé (y compris les évêques) furent forcés de choisir un camp, et un grand nombre d’entre eux choisirent de montrer l’exemple en rejoignant les rangs révolutionnaires. C’est cette rupture avec le patriarche de l’Église orthodoxe grecque (et de nombreux évêques) qui conduit à la séparation entre l’Église grecque et le Patriarcat. Il était en effet difficile d’envisager une autre solution, notamment en raison de la légitimité que la fonction de chef de l’Église octroyait à Othon, le premier (et jeune) roi de Grèce.
M. Isabella conclut son livre en revenant brillamment sur la question la plus sensible de la période postrévolutionnaire en Grèce, celle de l’État fondé par le gouverneur Ioánnis Kapodístrias et la régence bavaroise. Le « travail inachevé » de la révolution fit naître un sentiment de trahison qui encouragea révoltes et oppositions. Encore une fois, il est utile d’envisager la révolution grecque à la lumière de la révolution constitutionnelle de septembre 1843, ou des événements de 1820 et 1821 en Espagne, au Portugal, au Piémont et à Naples. En Grèce, en 1843, vingt ans se sont écoulés depuis les violents combats des années 1820, et le coup d’État n’entraîne pas de bain de sang. M. Isabella emmène le lecteur jusqu’au renversement du roi Othon en 1862, qui marque la fin du premier cycle postrévolutionnaire et ouvre les deux premiers siècles de l’histoire de l’État grec.