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Une histoire sans sciences sociales ?

Published online by Cambridge University Press:  20 January 2017

Claire Lemercier*
Affiliation:
Centre de sociologie des organisations (CNRS-Sciences Po)

Résumé

Cet article discute l’association affirmée par David Armitage et Jo Guldi entre usage de sources numérisées, quantification et retour à la longue durée, sur la base d’une tradition d’histoire quantitative ouverte aux sciences sociales et renouvelée par la micro-histoire. Il rappelle que la numérisation de nombreuses sources n’exonère pas de toute prudence dans l’analyse, notamment du fait des biais qu’elle crée. Il insiste surtout sur le fait qu’elle ne règle en rien une question centrale pour la quantification : celle de l’anachronisme contrôlé, c’est-à-dire de la difficile création de catégories adéquates lorsque l’on veut compter sur la longue durée. L’auteure discute aussi des implications d’un choix exclusif de la longue durée pour la réflexion historienne sur les causalités. La longue durée n’est-elle qu’une échelle de pure description ? Si ce n’est pas le cas, peut-elle éviter une version simpliste, de la dépendance au sentier ? Pour éviter ces écueils, il faut prendre en compte les débats des sciences sociales sur l’articulation des temporalités et des causalités.

Abstract

Abstract

According to David Armitage and Jo Guldi, digitized sources and quantification almost naturally lead to the sort of longue durée history that they try to promote. This paper questions this assertion on the basis of the long tradition of quantitative history, open to exchanges with the social sciences and revived, not annihilated, by microhistory. The digitization of numerous historical sources does not call for less caution in our analyses—quite the contrary, as it creates new biases. More importantly, it does not solve the crucial question of controlled anachronism, i.e. the need for carefully constructed categories in any quantification based on the longue durée. The article also addresses the implications of choosing the longue durée as the exclusive basis for reflections on historical processes and causality. Is longue durée purely a scale for description? If not, can it avoid a simplistic vision, a mono-causal path dependency? To avoid such pitfalls, the author advocates taking into account the wider debates within all the social sciences on timescales and causality.

Type
La longue durée en débat
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 2015 

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Footnotes

*

Je remercie Clare Crowston et Alix Heiniger pour nos conversations. Ce texte repose largement sur Claire Lemercier et Claire ZALC, Méthodes quantitatives pour l’historien, Paris, La Découverte, 2008.

References

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4- Claire Lemercier, « La longue durée : une histoire sans histoire ? » et « L’histoire et ses publics : une question d’historiographie ou de modes de diffusion ? », Devenir historien-ne. Méthodologie de la recherche et historiographie, décembre 2014, http://devhist.hypotheses.org/2729 et http://devhist.hypotheses.org/2763. Je remercie Émilien Ruiz pour la publication de ces billets et pour ses commentaires très pertinents.

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10- Lara Putnam pointe l’intérêt en la matière des fonds numérisés d’histoire orale, mais leur volume reste évidemment réduit. Son article est l’un des meilleurs sur les effets du tournant numérique en histoire et répond explicitement à celui de D. Armitage et J. Guldi : Lara PUTNAM, « The Transnational and the Text-Searchable: Digitized Sources and the Shadows They Cast », à paraître (version provisoire : http://d-scholarship.pitt.edu/20882/). Pour deux exemples d’histoire sociale mobilisant les textes numérisés de manière exploratoire et pour parler de représentations, mais qui doivent recourir ensuite, pour le reste de leur propos, à des archives des pratiques, voir Crowston, Clare H., Credit, Fashion, Sex: Economies of Regard in Old Regime France, Durham/Londres, Duke University Press, 2013 Google Scholar, et Bartolomei, Arnaud et Lemercier, Claire, « Travelling Salesmen as Agents of Modernity in France (18th to 20th Centuries) », Zeitschrift für Unternehmensgeschichte, 59-2, 2014, p. 135153 Google Scholar.

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22- Je me réfère ici à une recherche en cours avec Clare Crowston et Steven Kaplan.

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28- Pour une introduction légère mais pertinente, voir Jean-Édouard Colliard, « Problème de croissance ou problème de lama ? Sur quelques théories bizarres de la croissance de très long terme », Mafeco, 2007, http://lemercier.ouvaton.org/docannexe.php?id=184.

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31- Ses réflexions portent sur les conditions auxquelles certains événements peuvent devenir de véritables causes et pas seulement les effets de forces sous-jacentes : Sewell, William H., « Historical Events as Transformations of Structures: Inventing Revolution at the Bastille », Theory and Society, 25-6, 1996, p. 841881 CrossRefGoogle Scholar ; Id., « Three Temporalities: Toward an Eventful Sociology », in McDonald, T. J. (dir.), The Historic Turn in the Human Sciences, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1996, p. 245280 Google Scholar.

32- Abbott, Andrew, Time Matters: On Theory and Method, Chicago, University of Chicago Press, 2001 Google Scholar, notamment l’épilogue traduit dans Terrains et Travaux, 19-2, 2011, p. 183-203, et Demazière, Didier et Jouvenet, Morgan (dir.), Andrew Abbott et l’École de Chicago, Paris, Éd. de l’EHESS, 2016 Google Scholar. On pourrait citer aussi Theda Skocpol et Charles Tilly, praticiens par excellence d’une histoire des mouvements sociaux sur la longue durée (dont D. Armitage et J. Guldi semblent nier l’existence), parfois fondée sur le traitement informatisé de sources discursives massives, à une époque où leur numérisation n’allait pas de soi : Skocpol, Theda, États et révolutions sociales. La Révolution en France, en Russie et en Chine, trad. par Burgi, N., Paris, Fayard, [1979] 1985 Google Scholar ; Tilly, Charles, Popular Contention in Great Britain, 1758-1834, Cambridge, Harvard University Press, 1995 Google Scholar.

33- F. Braudel, « Histoire et sciences sociales… », art. cit., p. 746.