Published online by Cambridge University Press: 26 July 2017
Le texte qu'on va lire est extrait d'une plus longue étude à paraître très prochainement. Dans la première partie de cette étude, qui n'est pas reproduite ici, F. Furet analyse le bref essai consacré par Tocqueville en 1836 à l'État social et politique de la France avant et depuis 1789. On ne s'étonnera donc pas du caractère allusif des références qui sont faites à cet essai dans la partie du texte que nous publions ici.
L'Ancien Régime et la Révolution est écrit dans un style extrêmement brillan et dense : les notes laissées par Tocqueville et aujourd'hui publiées in extenso dans le deuxième tome de l'édition Gallimard témoignent d'un extrême souci de la forme, en même temps que du travail consacré au polissage et au repolissage des formules. Mais cette prose apparemment limpide est en fait infiniment moins claire que le texte de 1836 : car ni la conceptuaiisation historique, ni les différentes articulations de la démonstration ne sont faciles à reconstituer.
1. Il a sûrement lu Thiers, dont il commente l'« Histoire » dans sa Correspondance
page 437 note 1. Mais dans d'autres passages (par exemple II, 6, p. 133) Tocqueville fait état de la « prodigieuse activité » du gouvernement d'ancien régime…; la solution de cette apparente contradiction doit être cherchée dans la distinction, classique chez Tocqueville, entre gouvernement et administration — même si cette distinction, si claire dans certains passages de la Démocratie en Amérique, s'estompe dans les chapitres de l'Ancien Régime que nous analysons : à quel niveau se situe par exemple l'intendant ? C'est ce contraste entre la multiplication de l'activité gouvernementale et son impuissance sur le terrain qui explique le discrédit progressif de la loi
page 439 note 1. S. Dresher, Dilemmas of democracy, p. 242.
page 439 note 2. Marx s'est trouvé en face du même problème, dans son 18 Brumaire, même si c'est à partir d'un système d'explication différent : à le lire, on ne comprend jamais pourquoi les intérêts divergents (propriétaires fonciers/capitalistes) des classes dirigeantes rendent successivement possible et impossible un gouvernement commun et amènent une telle cascade d'aveuglements.
page 441 note 1. Veut-on un témoignage supplémentaire de ce changement de ton, de ce retournement de l'optimisme en nostalgie, entre la Démocratie et l'Ancien Régime? Il suffit de lire ces deux textes où Tocqueville cherche à définir le type d'homme que favorisent les sociétés démocratiques, et exprime implicitement son jugement à cet égard.
Démocratie, t. I, chap. VI (extrême fin) : « Que demandez-vous de la société et de son gouvernement? Il faut s'entendre. Voulez-vous donner à l'esprit humain une certaine hauteur, une façon généreuse d'envisager les choses de ce monde? Voulez-vous inspirer aux hommes une sorte de mépris des biens matériels? Désirez-vous faire naître ou entretenir les convictions profondes et préparer de grands dénouements?
S'agit-il pour nous de polir les moeurs, d'élever les manières, de faire briller les arts? Voulezvous de la poésie, du bruit, de la gloire?
Prétendez-vous organiser un peuple de manière à agir fortement sur tous les autres? Le destinez-vous à tenter les grandes entreprises, et quel que soit le résultat de ses efforts, à laisser une trace immense dans l'histoire?
Si tel est, suivant vous, l'objet principal que doivent se proposer les hommes en société, ne prenez pas le gouvernement de la démocratie; il ne vous conduirait pas sûrement au but.
Mais s'il vous semble utile de détourner l'activité intellectuelle et morale de l'homme sur les nécessités de la vie matérielle, et de l'employer à produire le bien-être; si la raison vous paraît plus profitable aux hommes que le génie, si votre objet n'est pas de créer des vertus héroïques, mais des habitudes paisibles; si vous aimez mieux voir des vices que des crimes, et préférez trouver moins de grandes actions,à la condition de rencontrer moins de forfaits; si, au lieu d'agir dans le sein d'une société brillante, il vous suffit de vivre au milieu d'une société prospère ; si, gouvernement n'est point, enfin, l'objet principal d'un suivant vous, de donner au corps entier de la nation le plus de force ou le plus de gloire possible, mais de procurer à chacun des individus qui le composent le plus de bien-être et de lui éviter le plus de misère; alors égalisez les conditions et constituez le gouvernement de la démocratie. »
Ancien Régime, II, XI, p. 175 : « Les hommes du XVIIIe siècle ne connaissaient guère cette espèce de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et pour ainsi dire s'enterlace à plusieurs vertus privées, à l'amour de la famille, à la régularité des moeurs, au respect des croyances religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi, qui permet l'honnêteté et défend l'héroïsme, et excelle à faire des hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires.
Les Français d'alors aimaient la vie et adoraient le plaisir; ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus désordonnés dans leurs passions et dans leurs idées qu'aujourd'hui; mais ils ignoraient le sensualisme tempéré et décent que nous voyons… »
page 443 note 1. Ce qui est contradictoire avec ce que Tocqueville dit plus haut de la paupérisation nobiliaire; on sait d'ailleurs que cette idée d'une paupérisation de « la » noblesse, conçue comme un bloc social, est inexacte pour le XVIIIe siècle, dans la mesure où la conjoncture économique favorise au contraire une forte hausse de la rente foncière sous toutes ses formes (droits féodaux fermages, faire-valoir direct). La deuxième formule de Tocqueville semble donc plus juste que la première; mais aussi moins caractéristique de sa pensée, dans la mesure où il a besoin de déduire la décadence économique de la noblesse de sa décadence politique.
page 444 note 1. Sur ce mécanisme essentiel de l'absolutisme tel qu'il fonctionne au XVIIIe siècle, il faut lire les pages intelligentes de LUTHY, H. (la Banque protestante en France, t. Il, p. 696)Google Scholar qui présentent la gestion de Calonne comme une véritable — et ultime — fête nobiliaire.
page 444 note 2. Tocqueville écrit d'ailleurs, dans le même chap. IX où il définit la noblesse française comme une « caste » : « A aucune époque de notre histoire, la noblesse n'avait été aussi facilement acquise qu'en 1789…” pour ajouter que cette réalité ne changeait rien, au contraire, à la conscience de la séparation des ordres.
page 444 note 3. Sur la vénalité des offices, Y Ancien Régime est étrangement contradictoire; le chap. X du livre II condamne l'institution comme source de servitude, alors que le suivant exalte l'indépendance de la magistrature française au XVIIIe siècle — dont la vénalité des offices était bien évidemment le support.
page 445 note 1. Cf. notamment le dernier chapitre du t. I, la Démocratie en Amérique (État actuel et avenir de trois races) ou le début du chap. IX du livre II de l'Ancien Régime. Le passage de la Démocratie est curieux dans la mesure où Tocqueville y affirme que toutes les aristocraties qui ont paru dans le monde et les législations d'inégalité qu'elles imposent sont filles de la conquête militaire. On se demande dès lors comment Tocqueville classe les républiques italiennes de la Renaissance, par exemple, ou l'Angleterre du XVIIIe siècle.
page 446 note 1. Cf. Weitman, S. R., « The sociological thesis of Tocqueville “the old régime and the révolution“», in Social Research, 1966, vol. 33, n° 3.Google Scholar
page 448 note 1. Je n'ai pas cru nécessaire, dans le cadre d'un article consacré à Tocqueville, d'entrer dans l'immense bibliographie de l'histoire des causes de la Révolution.
page 449 note 1. Cf. la lettre à Lewis du 6 octobre 1856 : « Comme mon objet est bien plus de peindre le mouvement des sentiments et des idées qui ont successivement produit les événements de la Révolution que de raconter ces événements eux-mêmes… »
page 449 note 2. L'Ancien Régime et la Révolution, t. Il, Fragments et notes inédites sur la Révolution.
page 449 note 3. Cf. la « note critique » de A. Jardin, au début du t. II.
page 449 note 4. Publiés comme livre III du t. Il, pp. 267-293.
page 449 note 5. A. Jardin, op. cit., p. 15.
page 451 note 1. Je suis heureux d'avoir ici l'occasion de remercier l'Institute for Advanced Study (Princeton, U.S.A.) et son directeur, M. Cari Kaysen, de l'hospitalité qu'ils m'ont généreusement offerte pendant le deuxième semestre de l'année 1968-1969; ces quelques mois de « vacances » studieuses m'ont permis notamment de travailler aux problèmes soulevés dans cet article.