Le livre de Stephen D. Bowd traite de la violence de guerre pendant les guerres d’Italie : il se penche tout particulièrement sur la période débutant avec l’intervention française, en 1494, et s’achevant avec la paix de Cambrai, en 1529, qui met fin à une longue séquence de rivalité entre François Ier et Charles Quint, marquée par des événements d’une gravité sans précédent (bataille de Pavie, sac de Rome). Il ne s’intéresse pas aux campagnes ou aux batailles, mais aux usages de la violence lors des prises de villes. Il s’agit donc d’une approche d’une dimension particulière du fait guerrier qui analyse, d’une part, les pratiques et les émotions et, d’autre part, les théorisations de la violence et ses représentations. L’étude repose avant tout sur l’exploitation d’une vaste documentation éditée ou imprimée (Mémoires, chroniques, occasionnels, traités, correspondances diplomatiques) et sur une bibliographie très fournie.
L’ouvrage, clairement organisé et très agréable à lire, comprend une introduction et sept chapitres répartis en quatre parties : la première plante le décor historique et présente les enjeux militaires et politiques de la période ; la deuxième s’intéresse aux pratiques de violence massacrante, et particulièrement à celle qui s’exerce contre les civils ; la troisième se penche sur les réflexions consacrées à la guerre juste et au droit de châtier des adversaires considérés comme rebelles, en utilisant largement les textes machiavéliens ; la dernière est consacrée aux images de la violence de masse, qu’il s’agisse des représentations graphiques ou de la poétique du massacre.
S. D. Bowd commence par brosser un panorama utile des événements militaires. Il inventorie les sacs de villes commis par les armées de Charles VIII en 1494-1495 (Rapallo, Monte San Giovanni Campano, Gaète) et de Louis XII en 1499-1502 (Rocca d’Arazzo, Annone, Capoue), puis par les Français, les Impériaux, les Vénitiens et les Espagnols lors de la terrible séquence 1509-1512 (Peschiera, Brescia, Ravenne, Prato) et finalement dans les années 1520, cette fois-ci par les forces de Charles Quint, avec l’acmé de 1527 (sac de Rome). S. D. Bowd analyse la stratégie de terreur amorcée par les armées françaises, qui se traduit par le massacre des garnisons des villes prises d’assaut dans le royaume de Naples en 1495 et en Lombardie en 1499-1500, puis par le châtiment des cités jugées rebelles. Si les Français – et spécialement les fantassins gascons ! – y gagnent une image de conquérants particulièrement brutaux, fixée par Guichardin et Machiavel, les Espagnols ne sont pas en reste, comme le démontre la prise de Prato. Les lansquenets germaniques, employés par toutes les armées, ne se comportent pas différemment, et les Italiens, contrairement aux assertions des historiens de l’époque, ne rechignent pas non plus à exterminer leur prochain : en témoigne le comportement de César Borgia, conjointement avec les Français (Capoue, 1501) ou sans eux (Fossombrone, 1502 ; Rimini, 1503) et de l’armée vénitienne (Treviglio, 1509).
Si les dévastations commises par les forces du roi de France au début de la période ont profondément marqué les esprits, une sorte de routinisation des pratiques de violence s’ensuit. On assiste à la formation d’une communauté de pratiques – extermination des défenseurs lors d’un assaut, sac et pillage conçus comme des récompenses nécessaires – partagées par toutes les armées : dans les années 1520, les sacs les plus terribles sont désormais commis par les troupes impériales.
Le principal intérêt de l’ouvrage réside dans l’attention accordée à la condition des civils, alors que la distinction entre combattants et non-combattants n’a rien d’évident et que les lois de la guerre justifient le pillage des villes prises d’assaut. À partir des mémorialistes et des chroniqueurs, S. D. Bowd donne des exemples de populations cherchant à échapper aux violences en fuyant ou en payant des rançons, évoquant notamment le sort des Juifs, qui sont régulièrement les premiers dépouillés. Il analyse aussi le rôle des femmes, souvent actives dans la défense des villes assiégées et qui, lors de la prise des places, subissent des viols, parfois systématiques, comme c’est le cas à Capoue en 1501. Il rappelle également la prégnance de la figure exemplaire de Lucrèce à la Renaissance, modèle de vertu féminine confrontée à la violence des hommes.
La partie consacrée aux théories de la guerre montre que les civils sont difficiles à identifier et qu’ils ne bénéficient guère de protection. Femmes et enfants sont censés être épargnés, mais le dominicain espagnol Francisco de Vitoria, qui analyse les justifications de l’usage de la violence dans De jure belli (1539), ne concède aucune protection aux civils jugés coupables d’avoir résisté au conquérant ; qu’ils soient femmes ou prêtres n’y change rien. Le xvie siècle voit se multiplier les traités consacrés aux lois militaires et à la façon dont le capitaine doit mener ses troupes (Raymond de Fourquevaux, Girolamo Garimberto), mais il y a souvent loin de la théorie à la pratique. Machiavel est l’une des sources essentielles de ces auteurs. Le Florentin déclare que la crainte d’acquérir une réputation de cruauté ne doit pas arrêter le prince qui fait usage de la force, car celle-ci est nécessaire. La guerre apparaît ainsi comme un état quasi naturel de l’humanité, et le prince doit savoir motiver ses troupes en exploitant les passions de ses soldats (peur, appétit de profit, etc.) – aux dépens des civils.
Destructions et massacres sont intégrés à une rhétorique de la violence qui se déploie tout au long du xvie siècle. S. D. Bowd fait appel à des représentations dues à des artistes qui, comme Urs Graf, ne craignent pas de traduire de façon réaliste les horreurs de la guerre, ou à des descriptions littéraires des combats et des ravages. Ce faisant, il constate que, la plupart du temps, les souffrances des civils sont passées sous silence ou évoquées sans guère de précision. Le sac de Rome lui-même est décrit à partir de modèles antiques (destruction de Carthage par Scipion ou de Jérusalem par Vespasien et Titus). On pense aussi la violence à partir de l’archétype que constitue le massacre des Innocents, dont les représentations affluent alors. Les récits de combats qui figurent dans les romans de chevalerie fascinent les lecteurs, comme en témoigne le succès de l’Orlando furioso de l’Arioste, qui se nourrit des événements des guerres d’Italie et évoque notamment la prise de Ravenne par les Français. Les récits d’actualité, comme les lamenti versifiés composés en Italie, peuvent évoquer les massacres et les souffrances des populations civiles, alors que les comptes rendus faits par les chroniqueurs ou les diplomates restent très allusifs. Une sorte de culture littéraire de la guerre, avec pour thème central les souffrances endurées par l’Italie, se construit ainsi au début du xvie siècleFootnote 1.
S’il n’est pas contestable que l’Italie a été durement éprouvée par les guerres, il est difficile de proposer une approche globale des effets de la violence. La guerre était dans l’ensemble limitée à des régions et à des moments particuliers : elle concerna, par exemple, la république de Venise (Brescia), à partir de 1509, et la Lombardie (Milan, Pavie, Crémone), où les plus grandes villes virent leur population chuter. La reprise économique et démographique fut néanmoins énergique à partir du milieu du siècle. S. D. Bowd s’interroge in fine sur la possibilité d’appliquer aux guerres d’Italie le concept de « génocide ». La réponse est assurément négative.
Le livre de S. D. Bowd constitue une belle étude d’histoire socioculturelle de la violence de guerre à la Renaissance. La lecture de cet ouvrage fort recommandable pourra être poursuivie par celle du livre de Paul Vo-Ha, qui analyse la construction d’une culture de la reddition des forteresses et des armées entre 1550 et 1700Footnote 2. Une forme de civilisation des mœurs militaires s’est ainsi dessinée à mesure que les troupes ont été mieux encadrées et mieux entretenues, et que le jus in bello s’est construit. Notons que les sacs généralisés et les massacres étaient donc loin d’être la règle, y compris pendant les guerres de Religion en France ou la guerre de Quatre-Vingts Ans aux Pays-Bas. Mais l’histoire n’a rien de linéaire : aux xxe et xxie siècles, les populations civiles sont devenues les premières victimes des conflits armés.