Jean-Pierre Dedieu et Gunnar W. Knutsen
La cause de foi dans l’Inquisition espagnole. Entre droit et repentance
Cet article se fonde, en premier lieu, sur des manuels manuscrits produits et/ou utilisés par les inquisiteurs en Espagne pour leur usage quotidien. Il s’appuie ensuite sur les traités latins que ces manuels citent en références, qui nous ont permis d’avoir accès à l’arrière-plan théorique, théologique, pastoral et philosophique sur lequel se fondait la pratique. Nous avons également comparé la structure procédurale des procès originaux aux relations de cause, ces rapports d’activité qui les résument où les inquisiteurs doivent justifier leurs décisions auprès de leurs supérieurs. Nous établissons grâce à cette double voie que la « cause de foi », qui est au cœur du travail inquisitorial, doit être formalisée à deux niveaux : d’une part une procédure judiciaire, qui commande la succession des opérations du procès ; d’autre part un niveau sous-jacent – moins visible pour un lecteur actuel, mais fortement articulé par l’appareil conceptuel décrit par les traités latins –, qui vise à produire, non pas une vérité judiciaire, comme le premier, mais une vérité pénitentielle. Le premier niveau est répressif, une fois le délit prouvé dans les formes judiciaires. Le second niveau est intégratif, ecclésiastique et non séculier ; il vise à réintégrer l’accusé au sein de l’Église catholique, même lorsque le délit d’hérésie est judiciairement établi. Les inquisiteurs jouaient sur ces deux niveaux avec souplesse, ce dont nous avions jusqu’ici du mal à rendre compte. Envisagé sous cet angle, le souci que l’Inquisition exprime sans cesse pour le bien-être spirituel de l’accusé ne peut plus être interprété comme simple hypocrisie. Le procès de foi inquisitorial, commandé par une double logique, est en équilibre instable, ce qui le rend particulièrement sensible aux choix personnels, en termes techniques à l’« arbitraire », des juges. Nous constatons qu’au fil du temps l’aspect pénitentiel prend de plus en plus d’importance au détriment de la logique purement judiciaire. De nombreux indices indiquent qu’une double logique de ce type commande également les procès criminels d’autres juridictions – un aspect dont la prise en compte éclairerait sans doute le fonctionnement global des institutions de résolution des conflits à l’époque moderne.
The Inquisitorial Trial of Faith in the Spanish Inquisition: Between Law and Repentance
By starting from a series of practical manuscript manuals produced by Spanish inquisitors for daily use in their work, then following their references to Latin legal treatises, it is possible to gain a better understanding of the theoretical, theological, philosophical, and pastoral underpinnings of inquisitorial practice. Further information can be gleaned by comparing the procedural structure of trials with the relaciones de causas, the reports that summarized those trials and justified inquisitors’ decisions to their superiors. This double approach reveals that the inquisitorial trial of faith can be conceptualized on two different levels: the formal judicial proceedings that shaped the organizational sequence of the trial, and another process that followed a less explicit internal logic and sought to produce a penitential rather than a judicial truth. Though less evident for modern readers of the Inquisition’s archives, this second level formed a key part of the theoretical apparatus described in the Latin treatises. The first level was repressive and, once the offense was proved in conformity with all judicial forms, imposed punishment. The second was integrative and ecclesiastic, and aimed to reintegrate defendants into the fold of the Catholic Church even when found guilty. The inquisitors mobilized these two levels with a certain flexibility that has not always been evident to historians: seen from this angle, their expressions of interest in defendants’ spiritual well-being were more than simple hypocrisy. The two conflictual logics nevertheless meant that the inquisitorial trial of faith was an unbalanced edifice that could easily sway in one direction or the other, depending on the inquisitors’ choices. Over time, it appears that the penitential aspect of the trial took precedence over the purely judicial dimension. There are several indications that a similar double logic governed the criminal trials of other jurisdictions, meaning that such an approach may shed a broader light on early modern institutions and their resolution of conflicts.
Margherita Trento
Martyre, témoignage et lignées sociales en pays tamoul (xviie-xviiie siècles)
Cet article s’intéresse au martyre du missionnaire jésuite saint João de Brito (1647-1693) et aux débuts de son culte en pays tamoul, entre ancrage dans des dynamiques locales et vastes horizons impériaux. Comment un jésuite portugais, agent du catholicisme mondial moderne, est-il devenu une figure si localement ancrée ? Et comment le dernier jour de sa vie est-il devenu le début d’une dévotion tamoule qui dure maintenant depuis trois siècles ? Un ensemble varié de sources permet d’aborder ces questions : les rapports, écrits en plusieurs langues, des premières enquêtes menées dans le cadre de la canonisation de Brito, où ses catéchistes figuraient parmi les principaux témoins ; un traité missionnaire en tamoul ; et une vie de Brito en tamoul écrite par l’un de ses catéchistes et conservée sous la forme d’un manuscrit sur ôles. Deux éléments se dégagent de cette exploration. Au début du xviiie siècle, être témoin d’un martyre était ainsi un moyen d’acquérir un certain degré de sainteté, et donc une autorité spirituelle et sociale transmissible au sein des lignées familiales. En outre, en assistant à la vie et à la mort de Brito, les chrétiens laïcs tamouls ont trouvé un moyen d’inscrire leur propre vie dans l’histoire du catholicisme à l’échelle locale et mondiale.
Martyrdom, Witnessing, and Social Lineages in Tamil Country (Seventeenth and Eighteenth Centuries)
This article examines the martyrdom of the Jesuit missionary Saint João de Brito (1647-1693) and the beginnings of his cult, at once embedded in the local dynamics of Tamil country and extending towards broad imperial horizons. How did a Portuguese Jesuit, an agent of modern global Catholicism, become such a locally anchored figure? And how did the last moments of Brito’s life initiate a Tamil devotion that has lasted for over three centuries? A diverse array of sources is used to address these questions: the multilingual archives produced during early inquiries in support of Brito’s canonization (particularly the witness statements of his catechists), a missionary treatise in Tamil, and a life of Brito composed in Tamil by one of his catechists and preserved in a palm-leaf manuscript. Two conclusions emerge from this study. In the early eighteenth century, witnessing a martyrdom could be a means of acquiring a certain degree of sanctity, and thus a spiritual and social authority transmissible within family lineages. Moreover, by witnessing Brito’s life and death, Tamil Christian laymen found a way of inscribing their own lives into the history of Catholicism on both local and global scales.
Isabel Yaya McKenzie
Le temps d’un rituel. Anthropologie historique d’une « danse de la conquête » de la Sierra centrale péruvienne (xviie-xxie siècle)
En équilibre précaire sur de petits destriers, les conquérants espagnols tentent péniblement de transpercer les troupes du souverain Atahualpa qui défendent à pied le destin de l’Empire inca. La scène est désordonnée, tantôt tendue, tantôt enjouée, car la plupart de ses interprètes sont en état d’ébriété avancée. Renvoyant à l’épisode tragique survenu en 1532, cette séquence est rejouée depuis la première moitié du xviie siècle au cours de diverses fêtes votives de la Sierra centrale péruvienne. Aujourd’hui, si les modalités de cette reconstitution peuvent varier d’un endroit à l’autre, elles sont toujours financées par des laïcs bénévoles ; s’y mêlent messes, processions, beuveries, banquets, danses collectives, jeux de combat, divertissements musicaux et, parfois, un spectacle taurin. Ces pratiques festives s’inscrivent en cela dans une histoire connectée, celle de la circulation et des reconfigurations des représentations de Maures et chrétiens dans le monde ibérique. Cet article propose de saisir les dynamiques institutionnelles, à la croisée du politique et du religieux, qui ont participé au succès et à la stabilité de cette performance dans les Andes. Il interroge également la texture de cette longue durée et son articulation avec d’autres temporalités. À partir d’enquêtes ethnographiques effectuées à Chiquián (Áncash), l’étude s’attarde en dernier lieu sur les temporalités du rituel : quels passés, quels présents et quels horizons d’attente s’emboîtent dans les cadres d’interaction de cette représentation ?
Dimensions of Time in Ritual Drama: A Historical Anthropology of a “Conquest Dance” from the Central Peruvian Sierra (Sixteenth to Twenty-First Centuries)
Holding on precariously to their small steeds, the Spanish conquerors attempt to break through the ranks of Atahualpa’s army, whose men defend on foot the fate of the Inca Empire. The scene is messy, at once tense and playful owing to the performers’ advanced state of inebriation. This choreography, which plays out the tragic events of 1532, has been reenacted on various patronal festivals throughout the central Peruvian Sierra since the first half of the seventeenth century. Although nowadays these reenactments may vary in configuration from one place to the next, all are financed by lay volunteers and include masses, processions, drinking, banquets, collective dances, fighting games, musical entertainment, and occasionally a bullfight. These festive performances are the latest chapter in a connected history of the circulation and reconfiguration of representations of Moors and Christians in the Iberian world. This article attempts to grasp the institutional dynamics, at the intersection between politics and religion, that have ensured the success and longevity of these performances in the Andes. It also questions the texture of this longue durée and its articulation with other temporalities. Based on ethnographic fieldwork carried out in Chiquián (Áncash), the analysis focuses on the temporalities of the ritual: What past, present, and future horizons are woven into these performances’ frameworks of interaction?
Isabelle Thireau
Deux assemblées protestantes à Tianjin. En quête de repères de la certitude
Cet article part d’une enquête menée entre 2011 et 2017 sur de deux lieux de culte protestants à Tianjin, ville située au sud-est de Pékin : un temple officiel et un « point de rassemblement domestique ». Prenant appui sur l’observation de 83 moments de culte ainsi que sur des échanges avec des prédicateurs et des fidèles, cette étude s’inscrit dans un contexte d’essor du religieux, celui notamment du protestantisme, et de multiplication des rassemblements publics en dépit des contraintes rencontrées. L’analyse montre comment, là où des références au passé ne peuvent être mobilisées pour éclairer l’expérience présente, prédicateurs et auteurs de témoignages s’emparent de la Bible et de ses « histoires vraies » pour pouvoir parler des événements et situations rencontrées au quotidien et en proposer un sens moins brouillé. La Bible offre en effet de nouveaux usages linguistiques qui permettent de nouvelles formes d’interprétation, à distance des incertitudes mais aussi des rigidités idéologiques du langage disponible dans la Chine du xxie siècle. Elle propose des repères qui échappent à l’emprise du doute et auxquels peut s’arrimer l’expression de toutes sortes d’inquiétudes et d’incertitudes. La figure du « faux croyant » mais aussi celle du mauvais concitoyen sont ainsi déplorées à la lumière d’un même mal : les faux-semblants. La langue, première modalité de l’apparaître et dénoncée à ce titre comme lieu privilégié de diverses dissimulations, surgit ici pour nommer et contenir pareil soupçon, mais aussi pour proposer des interprétations et des orientations moins incertaines.
Two Protestant Congregations in Tianjin: In Search of Certainty
This article is based on fieldwork carried out between 2011 and 2017 at two Protestant places of worship in Tianjin, a city to the southeast of Beijing: an official temple and a “domestic meeting place.” Based on the observation of eighty-three services as well as exchanges with preachers and worshippers, this study was conducted in a context of religious growth, particularly in the case of Protestantism, that saw the multiplication of public gatherings despite restrictions. The analysis shows how, in situations where references to the past cannot help make sense of present experiences, preachers and witnesses mobilize the Bible and its “true stories” to propose a less equivocal understanding of situations encountered in everyday life. In this way, the Bible offers new linguistic models that enable new forms of interpretation, at a distance from the uncertainties but also the ideological rigidities of the language available in twenty-first-century China. It also offers reference points that, freed from notions of doubt, can absorb the expression of all sorts of anxieties and uncertainties. The figure of the “false believer” and that of the bad fellow citizen are thus deplored for the same evil: false pretenses. Language, often denounced as misleading and full of dissimulations, is here used to name and contain such suspicions and to develop shared references and interpretations deemed less ambivalent.