Dans cet ouvrage issu de son habilitation à diriger des recherches, Renaud Morieux, Senior Lecturer en histoire britannique à l’université de Cambridge, poursuit son approche comparée et transnationale des relations franco-anglaises aux xviie et xviiie siècles commencée par les représentations et les enjeux socio-économiques et identitaires qui entourent la Manche, espace-frontière de l’entre-deux s’il en estFootnote 1. Il s’attaque désormais aux prisonniers de guerre au cours des conflits franco-anglais d’un large xviiie siècle qui englobe les guerres napoléoniennes. Il élargit également la focale, s’intéressant aussi bien à la Manche et à l’Atlantique, au cœur de son étude, qu’aux espaces caribéens et, dans une moindre mesure, méditerranéens. S’écartant des perspectives militaires et diplomatiques ou, plus récemment, « culturalistes » qui ont longtemps dominé l’historiographie du sujet, son analyse se veut à la fois juridique, politique et, surtout, sociale, soucieuse de comprendre ce que la captivité de guerre dit des États et des sociétés de la période. On appréciera à ce titre l’habile épilogue sur la captivité de Napoléon à Sainte-Hélène.
R. Morieux s’inscrit, ce faisant, dans le renouveau de l’histoire de l’enfermement dans l’Europe moderne qu’illustrent notamment, côté français, le programme de recherche pluriannuel (2012-2016) « Enfermements. Histoire comparée des enfermements monastiques et carcéraux – ve-xixe siècle » et le réseau de recherche international Em#C (Enfermements modernes/Early Modern Confinement) ou, au-delà, à la suite des travaux précurseurs de Pieter Spierenburg dans les années 1980-1990, ceux de Daniel V. Botsman sur les prisons japonaises, de Xavier Rousseaux sur les Pays-Bas du Sud ou encore de Falk Bretschneider sur les forteresses du Saint Empire. Dépassant la césure entre la prison pour peine et l’incarcération comme mesure de sûreté, ces études montrent la diversité des pratiques et des lieux d’enfermement aux xvie-xviiie siècles longtemps peu examinés, sinon par l’histoire du droit et des appareils judiciaires et en périphérie d’autres domaines de recherche : les galères et la guerre de course, l’esclavage, la mise au travail des pauvres, les répressions confessionnelles, etc.
Par contraste avec les analyses d’influence foucaldienne qui insistaient sur l’institutionnalisation des prisons et leurs fonctions dans la disciplinarisation des sociétés occidentales, l’attention est désormais portée sur les sociétés carcérales mêmes, leur hétérogénéité comme leurs liens avec leur environnement, proche comme plus lointain. La démarche se veut globale, incluant largement les espaces non-européens, comme en attestent par exemple les études de Fariba Zarinebaf sur Istanbul ou de Clare Anderson sur l’océan Indien. En ce sens, l’ouvrage de R. Morieux apporte une nouvelle pièce à l’édifice en montrant la spécificité de l’enfermement des militaires. Son approche, attachée à la spatialité des phénomènes et à la construction des espaces par les acteurs – dans le chapitre « The Anatomy of the War Prison » en particulier –, rejoint également une géographie du carcéral extrêmement dynamique (Dominique Moran, Nick Gill, Olivier Milhaud, etc.) qui examine notamment les effets sociaux de la configuration des lieux et leur approriation. Elle résonne aussi, dans son attention aux relations instaurées des deux côtés du mur, avec une sociologie de la prison en croissance exponentielle, en France particulièrement (Philippe Combessie, Corinne Rostaing, Claude Faugeron, etc.).
L’un des nombreux apports du livre est le très large corpus de sources inédites sur lequel il s’appuie, qu’elles soient manuscrites ou imprimées, issues aussi bien des fonds britanniques que français. Le texte se trouve en outre très utilement illustré – même si l’on regrette l’absence de cartes – et les données chiffrées sont extrêmement significatives. Ainsi le graphique page 12 révèle-t-il la frappante disparité entre le nombre de prisonniers pour guerre en Angleterre et en France – 30 000 soldats français contre quelque 18 000 anglais durant la guerre de succession d’Espagne –, la captivité étant véritablement employée comme arme de guerre par les Britanniques.
Le premier chapitre, consacré au cadre juridique et au statut du prisonnier de guerre, est particulièrement réussi. R. Morieux y examine la labilité des définitions et dévoile les tensions entre normes légales et usages, à travers une contextualisation fine des pratiques des acteurs et des différents pouvoirs et juridictions en présence et parfois en conflit. On verra, à ce titre, la fluidité des catégories d’otages, d’esclaves, de criminels et de prisonniers de guerre. Quant à celles de « traîtres » et de « rebelles », elles engagent les rapports entre les « les affiliations nationales et l’appartenance à un État » (« national affiliations and state belonging », p. 75) et, dès lors, la définition des appartenances et des identités. Elles suscitent d’ailleurs force incertitudes et discussions parmi les administrateurs, qui doivent se montrer spécialement inventifs pour s’adapter à la complexité des situations et des statuts. La création et l’action de l’Office of the Commissioners for the Sick and Wounded Seamen and Prisoners of War (The Sick and Hurt Board), temporairement sous le Commonwealth en 1653 puis durablement à partir du xviiie siècle, s’inscrivent dans ce cadre.
R. Morieux envisage également les manifestations d’une forme de « patriotisme humanitaire » parmi la population civile, né de la rencontre entre le cosmopolitisme des Lumières, l’affirmation des droits de l’homme et la montée des nationalismes. Il y consacre son deuxième chapitre, où il examine l’émergence des notions de guerre « civilisée » et des « droits humains » de l’ennemi que manifestent notamment les conventions bilatérales signées entre la France et l’Angleterre tout au long du xviiie siècle et les campagnes de propagande menées des deux côtés de la Manche. Il y montre aussi que l’action charitable en faveur des prisonniers de guerre, constante durant tout l’Ancien Régime – à travers les aumônes, les legs et les confréries dédiées en particulier –, s’accroît nettement dans la deuxième moitié du xviiie siècle, suscitant de véritables campagnes philanthropiques comme celle, examinée dans l’ouvrage, de 1759-1760 en Angleterre.
S’intéressant à la géographie de la captivité de guerre et soucieux d’envisager ses « trois étapes » (capture, détention, libération), l’auteur examine les « mobilités forcées » des (futurs) prisonniers dans le monde caribéen, mais aussi à travers l’Atlantique et en Europe même. Il relie ainsi deux pans de l’historiographie souvent scindés, l’histoire de la prison d’une part, celle des migrations et des circulations impériales de l’autre, se plaçant dans la lignée de travaux récents, tant des spécialistes des inquisitions ibériques que des différentes formes de transportation et de relégation. On pense, par exemple, pour l’empire français, aux études de Marie Houllemare qui analysent le rapatriement des blancs des colonies françaises des Antilles, condamnés à des peines de réclusion, pour être enfermés en métropole, une pratique alors courante.
De même, la conception de bâtiments dédiés à la réclusion des prisonniers de guerre, tels que Norman Cross en 1797 et Dartmoor en 1809, décrite par R. Morieux correspond bien au tournant du xviiie siècle au regard des siècles précédents, dominés par la réutilisation des structures et édifices préexistants (portes urbaines, tours, forteresses, etc.) et le mélange des détenus, indépendamment des motifs d’incarcération. Ce faisant, l’étude des modes d’appropriation de l’espace carcéral, construit et relationnel, par les reclus ainsi que l’analyse des hiérarchisations sociales et de leur recomposition des deux côtés du mur s’avèrent particulièrement éclairantes. Là encore, les prisonniers de guerre apparaissent comme des « intermédiaires sociaux et culturels » (p. 25) entre les sociétés anglaise et française et comme des laboratoires, des miroirs (« a form of ‘trial’ or ‘testing’ of society », « une forme de ‘procès’ ou de ‘test’ de la société », p. 238), même s’ils rejoignent par nombre de traits le reste des détenus de la période avec lesquels ils entrent également en relation.
L’attention à la diversité des lieux et des conditions d’incarcération, notamment de la fréquence des sorties hors de l’enceinte carcérale, et, partant, aux intéractions avec les sociétés environnantes – qui sont au cœur du chapitre 6 – s’intègre d’ailleurs bien aux courants récents du champ qui insistent sur la porosité des espaces de l’enfermement des xvie-xviiie siècles, comme du contemporain d’ailleurs. Il s’agit ainsi, tel que le souligne très justement R. Morieux, d’analyser ces microcosmes en continuité avec le dehors, comme des « synapse[s] entre le monde intérieur et extérieur » (« synapse[s] between the inside and the outside world », p. 286). L’évocation du « marché de la prison », apparu au milieu du xviiie siècle pour permettre aux reclus d’acquérir les biens dont ils ont besoin auprès des marchands des environs et de ne pas être à la merci des geôliers comme c’était le cas dans les établissements des xvie-xviie siècles, est en tout point stimulante en ce qu’il apparaît comme un « espace de médiation » entre les détenus et la population locale. On signalera aussi le cas des prisonniers on parole (liberté conditionnelle), logés dans des maisons particulières, et des parole zones qui rappellent fortement la liberty of the prison et les rules des geôles anglaises des xvie et xviie siècles ou la présence habituelle des guichetiers français payés pour accompagner les reclus au-dehors.
Le lecteur s’interroge toutefois sur les spécificités des prisonniers de guerre à cet égard. On regrettera peut-être à ce titre que l’analyse de la société pénitentiaire, des relations entre détenus et surveillants et de la gestion des conflits et de la violence, qui ont tant mobilisé la sociologie depuis les débats de la première moitié du xxe siècle, autour de la prisonization et des travaux de Donald Clemmer et de Gresham Sykes notamment, n’arrive qu’à la fin de cet excellent ouvrage qui fera date dans l’historiographie de l’enfermement.