Les conflits armés mondiaux du xxe siècle ont contribué à répartir de façon plus homogène les richesses dans une grande partie des sociétés européennes. Les guerres industrielles réclament en effet un déploiement considérable de ressources, si bien que les couches les plus aisées de la population doivent accepter une baisse de leurs fortunes. Les mobilisations de masse et les reconstructions d’après-guerre ont ainsi entraîné une nette amélioration des salaires réels des travailleurs. En outre, la détention d’actifs financiers – en particulier, d’obligations de guerre – a été étendue à des pans beaucoup plus larges de la populationFootnote 1 . À l’époque moderne, en revanche, la guerre a eu tendance à produire des effets socio-économiques tout à fait inverses. Les sociétés européennes de cette époque étaient marquées par une inégalité fondamentale et les groupes sociaux séparés et hiérarchisés par des privilèges statutaires. La montée en puissance de l’État militaro-fiscal a accentué cette structuration. L’accroissement des capacités fiscales et l’augmentation des dettes publiques des États pour financer les guerres bénéficient à de petites élites, généralement des officiers issus de la noblesse d’épée, des fonctionnaires, des fermiers et des créanciers. En outre, la fiscalité était fortement régressiveFootnote 2 .
Cet article s’intéresse à un épisode de l’époque moderne à rebours du modèle dominant et dont les conséquences socio-économiques s’apparentent en partie aux dynamiques du xx e siècle. Au cours des années 1710, en raison des revers militaires essuyés par la Suède durant la grande guerre du Nord de 1700-1721, le roi absolu Charles XII met en œuvre une série de mesures fiscales et monétaires qui remettent en question les privilèges traditionnels et impliquent de profondes transformations sociales. Certes, l’économie suédoise du xviii e siècle est, en bien des points, différente de celle de l’Europe du xx e siècle. Néanmoins, certaines de ces mesures se distinguent par leur modernité. En effet, la fiscalité est rendue progressive et, comme le crédit, devient de plus en plus nécessaire pour financer la guerre. Les recettes sont principalement utilisées pour payer les intérêts des prêteurs. On augmente radicalement les liquidités, notamment au moyen d’une mise en circulation d’espèces en grande quantité, en particulier de pièces de monnaie fiduciaire (mynttecken). La situation militaire précaire exige également la mobilisation d’une importante partie de la population – bien plus importante qu’à l’accoutumée pour l’époque moderne. On ne se contente pas d’intensifier le recrutement militaire, mais l’on met aussi certains civils à contribution afin qu’ils participent à l’effort de guerre. Si les innovations fiscales et monétaires pointent toutes dans la même direction, c’est bien la mise en circulation des espèces qui remet profondément en cause l’ordre social. La mort de Charles XII, en novembre 1718, entraîne une réaction hostile aux politiques militaires du souverain. Les mesures fiscales et monétaires sont abolies, provoquant le renversement de l’absolutisme royal ainsi qu’un défaut de paiement partiel décidé par le gouvernement.
Après une présentation du contexte en introduction, cet article s’organise en deux parties. Dans la première, nous cherchons à vérifier l’hypothèse selon laquelle la politique militaire et les mesures monétaires du régime de Charles XII ont conduit à une redistribution des ressources dans la société suédoise, en particulier durant la période qui s’étend de 1715 à 1718. Pour ce faire, nous avons consulté deux séries de sources rarement utilisées, qui nous permettent d’étudier la valeur des biens et l’argent liquide détenus par des individus issus de toutes les strates de la population. Des sources aussi détaillées sont très rares en Europe. Le premier ensemble de documents émane de la décision du roi, prise en 1712, d’instaurer un nouveau type d’impôt foncier – la « contribution » – visant à remplacer les autres taxes extraordinairesFootnote 3 . Tous les sujets doivent évaluer la valeur de leurs biens meubles et immeubles lors d’assemblées publiques organisées dans les derniers jours des années 1712, 1714 et 1715. Un pourcentage égal de la valeur évaluée est ensuite prélevé les années suivantes. En nous fondant sur les relevés de la valeur imposable des biens meubles dans plusieurs petites villes et paroisses rurales enregistrés en 1714 et 1715Footnote 4 , nous avons divisé la population en trois groupes sociaux et calculé leurs parts respectives à la contribution. Nous avons ainsi obtenu des indices socio-économiques de référence.
La seconde série de sources n’avait jamais fait l’objet de recherches. Après le défaut de paiement de 1719, toutes les pièces de monnaie fiduciaire en circulation doivent être échangées contre ce que l’on appelle des notes ou billets d’assurance (försäkringssedlar). Cet échange est documenté de façon minutieuse par de grands livres ouverts à cette occasion pour enregistrer les avoirs de tous les individus, depuis les maréchaux de camp et les conseillers du royaume jusqu’aux valets de ferme et aux femmes de chambre. Nous avons ainsi pu comparer la valeur estimée des biens meubles en 1714 et 1715 avec les avoirs en argent liquide sous forme de monnaie en 1719, dans les mêmes lieux et au sein des mêmes groupes sociaux. Évidemment, la catégorie des biens meubles est beaucoup plus vaste que celle de la seule monnaie. Elle comprend non seulement l’argent liquide, mais aussi des biens tels que les outils, les meubles et le bétail. Il convient donc de comparer avec précaution ces deux catégories. Nous nous concentrons néanmoins ici sur les relations entre la possession de biens meubles et celle d’argent liquide, entre les campagnes et les villes et entre les différents groupes sociaux. L’évolution de ces relations, observées au prisme de ces deux séries de sources, révèle efficacement les conséquences socio-économiques combinées de la politique militaire, de l’extraction des ressources et de l’afflux de liquidités. Dans la mesure où la distribution de la monnaie fiduciaire dépendait en partie des opérations militaires, l’afflux de liquidités n’a pas été réparti uniformément sur l’ensemble du royaume. Les variations géographiques doivent par conséquent être prises en compte.
La deuxième partie de l’article analyse la façon dont les acteurs politiques suédois réagissent à ces changements socio-économiques entre le décès de Charles XII et le défaut de paiement de 1719. Pour ce faire, nous avons consulté les procès-verbaux du Conseil du Royaume ainsi que ceux des quatre états (noblesse, clergé, bourgeoisie, paysannerie) du Riksdag (la Diète) et de son puissant Comité secret. Il est ainsi possible de retracer l’émergence de luttes politiques qui se cristallisent autour de la nouvelle situation socio-économique décrite dans la première partie de l’article. En combinant une enquête quantitative sur la répartition des ressources et une analyse qualitative portant sur les discours politiques des contemporains, nous souhaitons mettre en lumière les forces politiques et sociales en présence. Cela nous permet, en outre, d’identifier plus facilement les enjeux de 1719 et de comparer le cas suédois à d’autres situations similaires en Europe.
Crédit, guerre et société suédoise au début du xviiie siècle
Pour bien comprendre les objectifs et les apports de notre étude empirique, il nous paraît important de donner en préambule des éléments de contexte. Nous allons tout d’abord examiner quelques perspectives théoriques sur le rôle du crédit dans les sociétés de l’époque moderne. Nous nous pencherons ensuite sur les recherches consacrées à la grande guerre du Nord et au financement de la guerre, ce qui sera l’occasion de mieux présenter nos documentations. Enfin, nous proposons de décrire les structures de la société suédoise afin d’expliquer les catégories sociales utilisées dans la partie quantitative de notre article.
Crédit, politique et changement social
L’Europe du début du xviii e siècle est le théâtre d’une institutionnalisation croissante de la dette publique, avec de nouveaux instruments financiers accompagnés de nouvelles taxes mises en place pour l’éponger. Ce processus est essentiellement dû à l’escalade des dépenses militaires, qui entraîne une hausse des arriérés de paiement des gouvernements. Cette situation nécessite des transferts de ressources vers les créanciers publics, ce qui pousse les gouvernements à restructurer leurs dettes. Les tensions croissantes dans l’arène politique sont le signe d’une transformation de l’équilibre des forces au pouvoirFootnote 5 . Comme l’ont souligné Nicolas Barreyre et Nicolas Delalande, la dette publique est toujours politique, car elle est étroitement liée à la répartition du pouvoir et des ressources au sein d’une société donnée. Chaque État établit un régime d’emprunt qui dépend tout à la fois de l’influence politique des différents groupes sociaux, de leurs intérêts et de leurs idées, ainsi que de l’accord politique (political settlement) décidé par cette société. Étant donné les liens étroits qui unissent régimes politiques et régimes d’emprunt, une transformation des relations politiques entre les groupes sociaux ou entre le souverain et les élites entraîne bien souvent des changements dans le régime d’emprunt d’un paysFootnote 6 .
Le cas le plus connu de renégociation de la dette publique conduisant à une transformation des relations de pouvoir est probablement la restructuration de la dette publique française par John Law en 1719 et 1720. Le plan de réduction de la dette de Law visait à éliminer la plupart des billets, rentes et autres obligations émis pendant la guerre de Succession d’Espagne, tout en augmentant les liquidités et le crédit par l’émission de papier-monnaieFootnote 7 . D’un côté, ces objectifs ont dévoilé les capacités du gouvernement à contrôler la masse monétaire ; de l’autre, ils ont créé des tensions entre ceux qui pensaient que les mesures allaient trop loin et menaient à l’instauration d’un nouvel ordre social, et ceux qui pensaient au contraire qu’elles n’étaient pas assez radicalesFootnote 8 . Cette lutte a donné lieu à de vifs débats, diffusés à travers des pamphlets ou lors de délibérations politiques. Les polémistes y insistaient fréquemment sur la manière dont le crédit peut nuire à la vertu, tant la pratique corruptrice des intérêts commerciaux menace le pouvoir des propriétaires fonciers, considérés comme des garants de stabilité et de justice. On craint également que l’opinion publique, essentielle à la crédibilité des marchés financiers, n’influe sur les décisions en matière de politiques publiques. Toutefois, l’utilité et la nécessité des emprunts d’État leur apportent aussi des partisans : il n’existe tout simplement pas d’autres méthodes efficaces pour financer de fortes augmentations des dépensesFootnote 9 . En Suède, aucun pamphlet ni journal ne discutent des forces et des faiblesses de systèmes d’emprunt alternatifs. La plupart des débats ont lieu au sein des différents organes du gouvernement et, à partir du début de l’année 1719, au Riksdag Footnote 10 .
La grande guerre du Nord et les réformes fiscales et monétaires
Aux xvii e et xviii e siècles, la Suède présente toutes les caractéristiques d’un État militaro-fiscal. Elle extrait en effet les ressources de la société suédoise avec une relative efficacité. À partir des années 1680, les impôts directs et indirects se voient accompagner d’un système dit de « l’indelta », ou « système de répartition » (indelningsverket et ständiga knektehållet). Chaque poste de dépense, civil et militaire, y est couvert par une source de revenus prédéfinie. L’aspect le plus important de ce système est que presque toutes les fermes de Suède et de Finlande sont organisées en « rotes » (ou groupements de paysans), astreintes à fournir et à équiper un soldat. Lorsque les régiments subissent des pertes, celles-ci doivent être compensées par les rotes qui avaient recruté les soldats. Cette charge constitue le principal impôt qui pèse d’ordinaire sur les populations paysannesFootnote 11 .
La grande guerre du Nord éclate en 1700. Elle fait rage pendant 21 ans et voit la Russie émerger en tant que grande puissance, tandis que décline la Suède. La guerre peut être divisée en quatre phases. La première, qui dure de 1700 à 1709, est, du point de vue suédois, menée de manière « ordinaire », en déployant l’armée sur le continent. Cette phase se termine avec le quasi-anéantissement de l’armée de campagne après la bataille de Poltava, en Ukraine, en 1709. La deuxième phase, de l’automne 1709 à 1714, se caractérise par le fait que Charles XII trouve refuge dans l’Empire ottoman, d’où il s’efforce de former une alliance contre la Russie. C’est au cours de cette phase qu’il propose un certain nombre d’innovations fiscales et monétaires, dont un nouvel impôt – la « contribution » – qui commence à être perçu en 1713, ainsi qu’un système de papier-monnaie. Une nouvelle armée de campagne suédoise est mise sur pied, mais, après quelques victoires initiales, elle est contrainte de déposer les armes à Tönning, dans le Holstein-Gottorp, en mai 1713. Toutes les possessions baltes de la Suède sont perdues au cours de cette phase et la Finlande est occupée par les forces russesFootnote 12 .
Avant l’instauration de la nouvelle « contribution », le système d’imposition extraordinaire se composait, d’une part, d’impôts spécifiques à chacun des quatre états du Riksdag et, d’autre part, d’un mélange d’impôts sur le revenu, la propriété et les personnes. Après son introduction en 1713, la nouvelle méthode est également utilisée en 1715 et 1716. Au cours de ces années, tous les sujets, quels que soient les privilèges accordés auparavant, sont imposés en fonction de leurs biens. La valeur de ces biens, meubles et immeubles, est déclarée par les sujets eux-mêmes lors des assemblées locales d’estimation, durant lesquelles les voisins sont censés contrôler les déclarations des uns et des autres pour s’assurer que les biens ne sont pas sous-évalués. De cette manière, le régime aspire à davantage de transparence et s’efforce d’apaiser les éventuels mécontentsFootnote 13 . Avant même l’instauration de la nouvelle « contribution » de 1713, les personnes de haut rang payaient déjà deux fois plus d’impôts extraordinaires que la paysannerie, comme en témoignent les taxes perçues sur les propriétés nobles ou autres propriétés foncières, d’ordinaire exemptées. Au commencement de la guerre, les biens immobiliers avaient été modérément taxés, mais en 1718, ces prélèvements avaient triplé. En outre, les nobles devaient accepter de loger les soldats, non seulement dans les fermes de leurs paysans, mais aussi dans leurs manoirs et leurs domaines. Plus tard durant la guerre, les personnes de haut rang furent contraintes de prêter de l’argent et les gouverneurs provinciaux faisaient systématiquement pression sur elles pour qu’elles consentissent à des dons « volontaires »Footnote 14 . Bien que les paysans et autres roturiers eussent été largement épargnés par l’augmentation des impôts, les charges accrues imposées aux personnes de haut rang ne furent pas suffisantes pour remettre en question leur statut social. Cela change lors de la phase suivante de la guerre, quand le gouvernement se tourne vers le crédit public pour soutenir des dépenses militaires qui montent en flèche.
Le retour de Charles XII dans son royaume en 1715 marque le début de la troisième phase du conflit, au cours de laquelle les efforts de guerre sont renouvelés et accrus. Une attaque contre la Norvège, amorcée en 1716, doit être interrompue en raison de difficultés logistiques. Après une planification méticuleuse et un réarmement, qui passe par des enrôlements de soldats proches de la mobilisation générale, une nouvelle campagne contre la Norvège est lancée à l’automne 1718. Cette campagne pose de graves problèmes. Le terrain est difficile, d’importantes forces défendent le pays et la marine danoise contrôle les mers. La conquête de la Norvège nécessite en effet une grande armée, que les ressources locales peinent à sustenter. Il faut donc s’approvisionner en SuèdeFootnote 15 . Pendant plus de six mois, il faut ainsi ravitailler trois détachements de l’armée, combinant une force de plus de 60 000 hommes et 30 000 chevaux. Certains approvisionnements peuvent se faire par voie de mer, via les fjords et les criques, mais la plupart sont effectués par voie de terre. Jan Lindegren a calculé que 75 % des 120 000 charrettes de provisions et de fourrage nécessaires étaient arrivées aux dépôts frontaliers norvégiens quand la mort du roi mit un terme à la campagne militaire. De telles quantités ne peuvent être transportées uniquement par l’armé : elles réclament la mobilisation des civils. Conformément à la loi, la Couronne pouvait ordonner aux paysans d’assurer gratuitement le transport et de réaliser d’autres tâches au service de l’armée. Dans ce cas, cependant, du fait de l’ampleur et de la complexité de l’opération exigeant une main-d’œuvre suffisante pour ne pas retarder la campagne militaire et afin de prévenir mécontentement et désobéissance, les paysans sont payés pour leur travailFootnote 16 .
Le gouvernement a recours au crédit pour payer les fournitures et les transports nécessaires. À partir de 1715, le système repose sur la vente de titres d’État. La même année, des « bons de salaire » sont émis pour remplacer le traitement habituel des fonctionnaires et des officiers militaires. Les titres et les bons de salaire rapportent un intérêt annuel de 6 % et peuvent circuler sur un marché secondaire. En fin de compte, des titres d’une valeur nominale de 2,5 millions de daler silvermynt (dsm) et des bons de salaire d’une valeur de 1,2 million de dsm sont émis. Cependant, l’essentiel des liquidités est libéré sous la forme de pièces de monnaie fiduciaire très légères en cuivre, dont la valeur nominale de 1 dsm ne correspond pas à la valeur métallique. Elles ne sont pas non plus garanties par des actifs en métaux précieux. La production et la distribution de ces pièces débutent en 1716 et augmentent en 1718. À la fin de l’année 1718, on trouve en circulation environ 21,5 millions de dsm en monnaie fiduciaire. Ce chiffre peut être comparé à la moyenne annuelle de mise en circulation de pièces métalliques entre 1680 et 1714, qui est de 728 000 dsmFootnote 17 .
Cela pose naturellement la question de l’inflation. Durant la période 1715-1719, de nombreux produits sont frappés par la hausse des prix, qui varie cependant selon les types de marchandises et les lieux. Si la mise en circulation des pièces de monnaie fiduciaire avait seule entraîné ces augmentations, les prix des marchandises auraient augmenté au même rythme et uniformément dans toutes les localités. Or, les hausses de prix sont principalement dues à la demande militaire avant et pendant la campagne de Norvège. Les coûts des denrées alimentaires et du transport augmentent considérablement, tandis que ceux des matériaux de construction et du fer progressent plus lentement. Les prix augmentent également de façon spectaculaire dans les régions où l’armée opère, quand les autres parties du pays sont moins touchées. En outre, les prix ne baissent pas immédiatement après le retrait de la circulation des pièces de monnaie fiduciaire en 1719. En d’autres termes, il n’existe pas de corrélation simple entre la quantité de liquidités en circulation et l’inflation, comme le prétendent les partisans de la théorie monétariste. Les pièces de monnaie fiduciaire ont continué à être utilisées comme moyen de paiement pour tous types de transactions, y compris le règlement des impôts, aussi longtemps que le régime royal est resté en place et qu’il a poursuivi sa politique militaireFootnote 18 .
La mort de Charles XII, le 30 novembre 1718, marque le début de la quatrième phase du conflit. La campagne de Norvège est immédiatement annulée. Dans une proclamation du 11 décembre, le Conseil annonce qu’il faut remplacer toutes les pièces de monnaie fiduciaire. Toutefois, il n’est pas précisé quand, ni à quelles conditionsFootnote 19 . Cela ajoute à l’incertitude concernant le respect par le nouveau régime des engagements pris par le précédent, si bien que la valeur des pièces de monnaie fiduciaire s’en trouve affectée négativement. Lorsque les quatre états du Riksdag se réunissent en janvier 1719, la décision est prise de mettre fin à l’absolutisme royal. Ulrique-Éléonore, sœur du roi défunt, est élue reine, tandis que le pouvoir réel est transféré au Riksdag et en particulier à son Comité secret. En avril, le Riksdag décide de dévaluer de 50 % les pièces de monnaie fiduciaire. Au cours de la première semaine de juin, tous les détenteurs de pièces reçoivent l’ordre de les échanger contre des billets d’assurance à 14/32 de leur valeur nominale (un daler valait 32 öre). Plus de 200 000 transactions sont ainsi effectuées, au cours desquelles plus de 20 millions de dsm de pièces de monnaie fiduciaire sont échangés contre des billets d’assuranceFootnote 20 . Au bout d’une semaine, chaque détenteur récupère ses pièces, mais il s’agit désormais d’une petite monnaie d’une valeur de 2/32 dsm. Les billets d’assurance ne peuvent être liquidés que pour s’acquitter d’un nouveau droit de douane perçu sur le commerce extérieur. Ils doivent donc être vendus sur un marché secondaire pour pouvoir être remis aux marchandsFootnote 21 . La crise de crédit de 1719 empêche la marine d’équiper ses navires et les dernières années de la guerre sont marquées de manière générale par la passivité de l’armée et de la marine suédoises, alors même que les forces navales russes pillent la côte est du pays. La paix est conclue en 1721. La Suède cède toutes ses possessions baltiques, mais conserve la FinlandeFootnote 22 .
Composition sociale et inégalités
Au début du xviii e siècle, plus de 90 % des ménages suédois appartiennent au monde paysan et pratiquent une agriculture vivrière. Il existe des variations économiques au sein du royaume : certaines régions produisent un excédent de céréales, tandis que d’autres, en particulier les villes et les régions productrices de fer, ont besoin d’être approvisionnées en grains. Les villes sont petites et peu nombreuses. Avec une population d’environ 60 000 habitants, Stockholm est la seule agglomération à compter plus de 10 000 habitantsFootnote 23 .
La population du pays est traditionnellement divisée en quatre états – la noblesse, le clergé, les bourgeois et la paysannerie – représentés au Riksdag. Cette division en états ne reflète toutefois que très imparfaitement la composition sociale réelle du royaume. Le clivage le plus important est en effet celui qui distingue les personnes de haut rang des gens du peuple. Parmi les premières, malgré la grande variété de leurs statuts, de leurs pouvoirs et de leurs biens, on compte des membres de la noblesse et du clergé, de riches marchands, des propriétaires de forges, de grands propriétaires terriens, des officiers militaires et des fonctionnaires. En tout, ces personnes de haut rang représentent environ 5 % de la populationFootnote 24 .
Il existe également des différences significatives parmi les gens du peuple. On compte parmi eux des paysans propriétaires fonciers et des paysans laboureurs travaillant les terres de la Couronne, qui forment environ les deux tiers de la population et sont représentés au Riksdag. On trouve également des paysans qui travaillent sur les terres appartenant à la noblesse (non représentés au Riksdag) ainsi que des artisans, des petits fermiers, des propriétaires de très petites terres qui sont aussi artisans et des domestiques. Le second clivage déterminant dans la société suédoise du xviii e siècle distingue les gens du peuple qui ont les moyens de se marier et de fonder un ménage indépendant et ceux qui ne les ont pas. Dans la mesure où le foyer constitue l’institution la plus fondamentale de la société, le mariage et le statut de chef de maison offrent un certain degré d’indépendance vis-à-vis des autorités et des autres maisonnées ainsi qu’une position de pouvoir vis-à-vis des domestiques. Bien que le mari soit le visage public du foyer, le mariage confère un statut aux deux sexesFootnote 25 .
Pour de nombreux hommes du peuple, servir dans une autre maison constitue une phase de transition entre l’enfance et l’établissement de leur propre foyer. Cependant, certains demeurent toute leur vie dans cette condition. Les domestiques des deux sexes représentent une part considérable de la population, avec des chiffres qui oscillent entre 6 et 21 % dans les villes comme dans les campagnes, en fonction de la structure économique et de la nature juridique des terres. Une partie de la population rurale forme également des ménages indépendants, mais faute d’un accès suffisant à la terre pour assurer sa subsistance, elle doit travailler en plus pour les propriétaires de forges, de manoirs ou de fermesFootnote 26 .
Comme la plupart des sociétés européennes de l’époque moderne, la Suède de l’époque moderne est caractérisée par des inégalités, généralement conçues comme naturelles, voulues par Dieu et nécessaires au bon fonctionnement de la société. Les inégalités de statut correspondent d’ordinaire aux inégalités économiques. Ces inégalités ont tendance à augmenter en Europe tout au long de la période moderne, et ce quel que soit l’état des performances économiques. Des recherches récentes ont principalement attribué ce phénomène à la montée en puissance de l’État militaro-fiscal, l’augmentation des impôts à des fins militaires frappant plus durement les foyers les plus modestes. Au sein du royaume de Suède, cependant, on observe d’importantes disparités régionales. Erik Bengtsson, Mats Olsson et Patrick Svensson ont démontré que la richesse est très inégalement répartie à Stockholm. En 1715, 94 % des richesses de la ville sont aux mains des 10 % des résidents les plus riches ; quant aux 1 % des plus riches, ils en détiennent à eux seuls 62 %Footnote 27 . Stockholm est privilégiée par comparaison au reste du royaume, et les inégalités sont plus prononcées dans la capitale qui concentre à la fois des riches et des pauvres. Toutefois, les campagnes suédoises constituent elles aussi un monde inégalitaire. Même si l’on fait abstraction des personnes de haut rang, les foyers ont un accès inégal aux moyens de production, en particulier à la terre, ainsi qu’à d’autres ressources. Par conséquent, les revenus varient grandement d’un ménage à l’autre.
La distribution géographique des biens meubles et de la monnaie fiduciaire
Au début du xviii e siècle, certaines régions de Suède dépendent du marché, tandis que d’autres sont plus autonomes. Cela a pu avoir des conséquences sur la distribution de la monnaie fiduciaire en 1719. Celle-ci est également distribuée le long des routes suivies par l’armée de campagne. Notre enquête quantitative propose donc d’étudier la répartition géographique de la monnaie fiduciaire et de la mettre en relation avec la valeur estimée des biens meubles en 1714 et 1715.
Les registres créés lors des assemblées destinées à évaluer la participation à la « contribution » en 1714 et 1715 sont organisés par comté, tout comme ceux qui sont mis en place pour échanger de la monnaie fiduciaire contre des billets d’assurance en juin 1719. Les deux ensembles de documents nous permettent ainsi de cartographier la distribution géographique des ressources à ces deux moments différents. Le résultat est résumé dans le tableau 1, où les chiffres sont également rapportés à la taille de la population des comtésFootnote 28 . Les registres contenant les estimations pour les comtés de Älvsborg, Västernorrland, Malmöhus/Kristianstad, Uppsala, Halland et la ville de Stockholm ne contiennent pas d’informations détaillées à l’échelle des individus ou des ménages. De même, les registres qui répertorient les échanges de monnaie fiduciaire de 1719 dans les comtés de Malmöhus/Kristianstad et d’Uppsala consistent en un recueil de documents de travail utilisés par les baillis royaux. Les sommes totales des pièces de monnaie fiduciaire échangées sont enregistrées, mais pas le nombre exact de transactions.
Comme le montre le tableau 1, la valeur des transactions en 1719 dépasse les 20 millions de dsm pour une population de 1,4 million d’habitants. Ces chiffres ne reflètent pas exactement la distribution de la monnaie fiduciaire : certaines transactions sont effectuées pour le compte de fonds collectifs (tels que les caisses d’assistance aux pauvres dans les églises, les fonds des corporations ou encore les biens indivis des défunts) et certains détenteurs procèdent probablement à des échanges multiples. Néanmoins, ces chiffres fournissent une estimation tout à fait fiable.
Légende : * Diff. : différence. ** n/a : non applicable. *** x̅ : valeur moyenne par habitant.
Sources : Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1775-1795 ; Lennart Andersson Palm, Folkmängden i Sveriges socknar och kommuner 1571-1997. Med särskild hänsyn till perioden 1571-1751, Göteborg, L. Palm, 2000, p. 198.
Comme on peut le constater, une quantité substantielle de monnaie fiduciaire est échangée dans toutes les régions étudiées. Même dans les comtés où l’on trouve les plus faibles montants de monnaie fiduciaire par rapport à la valeur estimée des biens meubles, comme les comtés très peuplés Kopparberg, Närke et Värmland, Östergötland et Skaraborg, on enregistre des quantités particulièrement remarquables de pièces de monnaie, qui oscillent entre 29 % de la valeur des biens meubles à Kopparberg et 71 % à Östergötland. Étant donné que les biens meubles correspondent à une large gamme de biens dépassant les seules pièces de monnaie, ces chiffres mettent en évidence la grande disponibilité de l’argent liquide en 1719. Dans certains comtés, comme Blekinge, Göteborg et Bohuslän et Södermanland, la monnaie fiduciaire échangée en 1719 représente davantage que la valeur totale des biens meubles quelques années auparavant – l’afflux de pièces y a été exceptionnellement abondant en raison d’une forte présence militaire et des coûts qui en découlent pour les autorités en termes d’approvisionnement et de transportFootnote 29 . Le comté de Göteborg et Bohuslän est dominé par la ville de Göteborg qui, avec ses 7 000 habitants, devient le principal centre logistique de la campagne norvégienne de 1718. De nombreux régiments s’arrêtent dans la ville ou à proximité lorsqu’ils avancent vers la frontière, et l’on y stocke des céréales, d’autres denrées alimentaires importées ainsi que des équipements militaires. Une logique similaire explique le nombre élevé de pièces de monnaie fiduciaire dans le petit comté de Blekinge, au sud-est du pays, qui abrite la principale base navale de Suède dans la ville de Karlskrona. Le comté de Södermanland n’est pas un carrefour militaire, mais il sert de voie de passage pour l’armée qui se rend en Norvège, ce qui explique la forte concentration de monnaie fiduciaire qu’on y trouve. Le Närke et Värmland constitue également une zone de transit pour l’armée, mais l’incidence monétaire y est moindre que dans le Södermanland, probablement parce que l’État y a moins mobilisé les ressources localesFootnote 30 . Il est intéressant de noter que le vaste comté septentrional de Västerbotten, peu peuplé, semble avoir été plus touché par la campagne de 1718 que les comtés voisins, car le volume des pièces de monnaie fiduciaire en circulation en 1719 dépasse la valeur des biens meubles estimée en 1714/1715. Bien qu’il ne soit pas placé sur la principale route militaire de la campagne, le Västerbotten a joué un rôle clef dans les préparations de l’offensive de l’armée du Nord contre Trondheim.
Si l’on rapporte les valeurs estimées des biens meubles de 1714/1715 à la taille de la population, l’on constate que les comtés très peuplés de Närke et Värmland et de Östergötland ont les valeurs moyennes les plus élevées, avec respectivement 22 et 21 dsm par habitant, tandis que le comté septentrional de Västerbotten a la valeur moyenne la plus basse, avec seulement 5 dsm par habitant. Si l’on effectue la même opération pour l’échange monétaire de 1719, la ville de Stockholm se distingue par sa moyenne élevée de 77 dsm par habitant, suivie par le comté de Göteborg et Bohuslän, avec 55 dsm par habitant. Le comté avec la moyenne la plus basse est celui de Kopparberg, avec seulement 3 dsm par habitant. Il n’est pas surprenant que les deux grandes villes de Stockholm et Göteborg, qui combinent des activités administratives et commerciales avec une forte présence militaire, captent une grande quantité de monnaie fiduciaire. Toutefois, la vaste mine de cuivre de Falun, située dans le comté de Kopparberg, est également le lieu de nombreuses transactions commerciales, car la population minière réclame quantité de marchandises, notamment des céréales. Cela montre que l’activité économique générale ne peut seule expliquer la distribution des pièces de monnaie fiduciaire. En revanche, l’activité économique générée par l’armée se révèle plus déterminante – une conclusion renforcée par le fait que les mineurs de Falun sont exclus du service militaireFootnote 31 .
Les biens meubles et la monnaie fiduciaire sont répartis de façon inégale dans le royaume. Pour approfondir cette question, nous avons sélectionné quatre petites villes (Norrköping, Kalmar, Arboga et Uddevalla) et six paroisses rurales (Vingåker, Normlösa/Herrberga, Norberg, Rydaholm, Stenkyrka et Delsbo). Nous y avons comparé les montants échangés en 1719 et la valeur estimée des biens meubles en 1714/1715. Les villes et les paroisses sélectionnées ont toutes été fortement touchées par l’expansion des liquidités, mais leur rôle dans la campagne militaire de 1718 diffère grandement. À partir des estimations et des échanges effectués dans ces localités, nous avons constitué une base de données contenant environ 9 500 entrées. Précisons cependant que nous n’avons pas cherché ici à donner un échantillon statistique représentatif de la population suédoise. Les conditions géographiques et économiques étant très différentes à l’intérieur du royaume, ces statistiques descriptives servent surtout de point de départ à nos analyses qualitatives.
Norrköping, située sur la côte est du comté céréalier de Östergötland, est la plus grande des villes, avec une population d’environ 4 000 habitants. Il s’agit d’une ville à charte, dont les bourgeois ont obtenu des privilèges pour commercer avec les ports étrangersFootnote 32 . Kalmar compte quant à elle environ 1 600 habitants. Située plus au sud, sur la côte est, il s’agit également d’une ville privilégiée, relativement riche même si elle connaît une stagnation économique depuis son apogée à la fin du Moyen ÂgeFootnote 33 . Avec une population d’environ 1 200 habitants, Arboga est la plus petite des quatre villes et ne bénéficie pas de charte. D’ordinaire, ses bourgeois servent d’intermédiaires entre les forges de la région de Bergslagen et les marchands de Stockholm. Arboga est située à un point de carrefour, jouissant d’un bon accès au transport fluvial et se trouvant sur l’une des voies terrestres empruntées par les contingents de l’armée qui se rendent à la frontière norvégienneFootnote 34 . La ville de Uddevalla, qui compte 1 550 habitants, est située sur la côte ouest, près de la frontière norvégienne. Pour l’échange de 1719, nous avons également examiné la ville de Borås. Sise à quelque 70 kilomètres de Göteborg, à l’intérieur des terres, celle-ci compte environ 2 000 habitants et se trouve sur la principale voie de transit de l’armée. Malheureusement, ses registres d’évaluation des taxes de 1714-1715 n’ont pas été conservés, de sorte qu’il est impossible d’établir une comparaison dans le temps. Néanmoins, les chiffres enregistrés en 1719 méritent qu’on s’y attarde.
La paroisse jumelle de Vingåker, qui compte environ 5 300 habitants, est située dans la partie occidentale du comté relativement prospère de Södermanland. Formée de deux congrégations et de deux églises, ce qui est plutôt rare en Suède, sa taille est comparable à celle d’une grande ville. Elle couvre à la fois des forêts et des terres arables assez vastes, et contient un nombre important de fermes en pleine propriété ainsi que quelques domaines noblesFootnote 35 . Quant à Normlösa et Herrberga, il s’agit de deux paroisses très petites relevant du comté de Östergötland situées à l’ouest de la ville de Linköping. On y trouve aussi bien des paysans propriétaires fonciers que des fermes appartenant à la Couronne et à la noblesseFootnote 36 . Norberg, en revanche, est située dans la région ferrifère de Bergslagen. Ses habitants s’occupent principalement d’extraire et de travailler le fer, et les fermes y sont presque toutes détenues en pleine propriétéFootnote 37 . La paroisse de Rydaholm est située dans la partie méridionale de la région forestière du Småland, dans le comté de Jönköping. Elle se trouve sur la route de la région fertile de Scanie, à l’extrême sud du pays. La quasi-totalité des fermes, généralement de petite taille, y sont détenues en pleine propriétéFootnote 38 . La paroisse de Stenkyrka est située sur la grande île de Tjörn, sur la côte ouest. Beaucoup de ses habitants exploitent des fermes appartenant à la Couronne, mais on y recense également un certain nombre de propriétaires libres et quelques fermes appartenant à la noblesseFootnote 39 . La paroisse est proche des routes empruntées par l’armée qui se rend en Norvège, mais, étant donné sa situation insulaire, il ne s’agit pas d’une voie de passage importante. Enfin, la paroisse de Delsbo est située beaucoup plus au nord, dans le comté de Västernorrland. Placée sur la route principale à une trentaine de kilomètres de la côte est, elle est plutôt pauvre. Comme dans de nombreuses paroisses du nord, ses habitants sont presque exclusivement des petits propriétaires qui paient certes peu d’impôts, mais fournissent un contingent important d’hommes à l’arméeFootnote 40 . Le tableau 2 indique le nombre (n) d’estimations en 1714/1715 et de transactions en 1719 ; la valeur des biens meubles et des avoirs en monnaie fiduciaire en dsm ; et la moyenne de ces valeurs (x̅). Nous donnons également les populations respectives des villes et des paroisses en 1718.
Sources : Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1778, 1779, 1781, 1782, 1787 et 1794 ; Kopia av Kontributionsränteriet 1714-1719, Kalmar län, Skattningslängder 1716 ; Jönköpings län, Skattningslängder 1716 ; Göteborgs län, Skattningslängder 1715 ; Gävleborgs län, Skattningslängder 1716 ; Uppsala, Landsarkivet i Uppsala Landskontoret i Södermanlands län, Mantalslängder, Oppunda härad 1715 ; Landskontoret i Västmanlands län, Kontributionsböcker 1716 ; Vadstena, Landsarkivet i Vadstena, Länsstyrelsen i Östergötlands län, Skattningskontributionens handlingar 1715 ; Andersson Palm, Folkmängden i Sveriges socknar och kommuner 1571-1997. Med särskild hänsyn till perioden 1571-1751, Göteborg, L. Palm, 2000.
Comme le montre le tableau, la population des villes et des paroisses de notre échantillon s’élève à environ 20 000 personnes. En 1714/1715, entre un quart et un tiers d’entre elles (5 768) ont évalué leurs biens meubles lors d’assemblées publiques pour une valeur totale de 691 642 dsm, soit une valeur moyenne de 120 dsm par personne. Cette évaluation porte sur l’ensemble des biens meubles, qu’il s’agisse de l’argent, du mobilier, des effets personnels, des outils de travail ou du bétail. Quatre ou cinq ans plus tard, la même population effectue 3 817 transactions, au cours desquelles elle échange des pièces de monnaie fiduciaire pour une valeur totale de 548 773 dsm, soit une moyenne de 144 dsm par échange. Le montant de la monnaie fiduciaire échangée représente ainsi près de 80 % de la valeur cumulée des biens meubles en 1714/1715, ce qui démontre que ces lieux ont connu un afflux très rapide de liquidités. Le tableau 2 montre également qu’il y a beaucoup plus de biens meubles et de monnaie fiduciaire dans les villes que dans les paroisses (un rapport de près de 5 pour 1 dans le premier cas et de 4 pour 1 dans le second). Cependant, les pièces de monnaie ont une valeur plus élevée dans les paroisses rurales que dans les villes, puisqu’elles représentent 95 % de la valeur des biens meubles dans les premières contre 76 % dans les secondes. Ces chiffres indiquent par conséquent une très forte augmentation de la disponibilité d’argent liquide dans les deux types de lieux, mais ils montrent également que ce phénomène est plus prononcé dans les campagnes que dans les villes.
Si l’on examine séparément chaque ville et chaque paroisse, l’échantillon est dominé, en valeurs absolues, par la ville relativement grande de Norrköping et la paroisse encore plus peuplée de Vingåker. Mais les tendances divergent dans ces deux localités. À Norrköping, la valeur des biens meubles en 1714/1715 dépasse la valeur de la monnaie fiduciaire de quelque 118 000 dsm. On trouve néanmoins beaucoup d’argent liquide à Norrköping en 1719. Avec environ 216 000 dsm, la valeur de la monnaie fiduciaire représente 65 % de celle des biens meubles évalués en 1715. À Vingåker, en revanche, la valeur de la monnaie fiduciaire échangée en 1719 dépasse de près de 4 500 dsm celle des biens meubles évaluée en 1715, soit pas moins de 108 % de leur valeur. Dans le contexte suédois de l’époque moderne, il est très inhabituel de disposer d’une telle quantité d’argent liquide, même dans une paroisse très peuplée comme Vingåker.
Il est également intéressant d’examiner les moyennes dans le tableau 2 (x̅). La ville de Uddevalla, proche de la Norvège, affiche la valeur moyenne des transactions la plus élevée (280 dsm) lors de l’échange de 1719, tandis que Arboga, avec une moyenne de 98 dsm, se situe bien en deçà, au même niveau que les paroisses rurales les plus prospères. En 1718, on signale que les environs de Arboga sont dévastés après le passage de nombreuses troupes dans la région. Comme l’armée achète d’ordinaire ses vivres avec des pièces de monnaie, ce volume relativement faible indique que les ressources disponibles étaient localement limitéesFootnote 41 . Parmi les paroisses rurales, Delsbo et Normlösa/Herrberga disposent également de moyens relativement élevés lors de l’échange de 1719. La première a dû jouer un rôle clef dans la préparation de l’avancée de l’armée du Nord sur Trondheim, tandis que les habitants des deux dernières ont pu vendre leurs excédents céréaliers à un prix très favorableFootnote 42 . La paroisse de Norberg se distingue quant à elle pour des raisons opposées. La valeur des biens meubles y est en effet bien plus élevée que le montant de la monnaie fiduciaire échangée. Avec 6 218 dsm, la valeur des pièces de monnaie fiduciaire n’atteint que 20 % de celle des biens meubles (31 320 dsm). On peut en déduire que Norberg n’a probablement pas été très impliquée dans la campagne de Norvège. On y trouvait certes de la monnaie fiduciaire, mais, en tant que localité productrice de fer, Norberg fut exemptée de recrutements extraordinaires et l’armée ne fut pas déployée dans ses environs. La monnaie fiduciaire serait donc arrivée à Norberg par le biais d’échanges ordinaires entre particuliers, plutôt que par l’entremise de l’armée.
Ces résultats montrent que si toutes les communautés étudiées sont affectées par l’augmentation de la monnaie fiduciaire, il existe des différences locales significatives. Ces différences dépendent davantage des opérations militaires que du fonctionnement ordinaire des marchés. Les quantités de liquidités sont plus importantes dans les villes que dans les paroisses rurales. Or, les villes sont de taille modeste et peu nombreuses, tandis qu’on compte en Suède plus de 2 000 paroisses. Aussi peut-on en conclure que la majeure partie de la monnaie fiduciaire est disséminée dans les campagnes.
La distribution sociale des biens et de la monnaie fiduciaire
Puisque l’afflux de liquidités est inégalement réparti sur le plan géographique, on peut supposer qu’il en est de même sur le plan social. Par chance, les registres produits en 1714/1715 et en 1719 permettent la classification sociale des contribuables et des détenteurs de monnaie fiduciaire. Leurs noms sont toujours indiqués et bien souvent leurs titres, à côté de la valeur imposable de leurs biens meubles ou du montant de la monnaie fiduciaire échangée. Nous avons réparti les individus en trois groupes correspondant aux grandes distinctions sociales de la société suédoise du xviii e siècle, telles qu’esquissées plus haut. Le premier groupe est constitué de personnes de haut rang, identifiées au moyen des titres qui leur sont attribués ; si certains titres sont parfois difficiles à rattacher à un groupe plutôt qu’à un autre, ces cas ne sont pas assez nombreux pour altérer les résultats d’ensemble. Tous les titres ne relèvent cependant pas du premier groupe : les maîtres artisans, par exemple, sont classés dans le deuxième groupe des chefs de maison. Ce groupe est de loin le plus important et comprend aussi bien les paysans dans les campagnes que les artisans et les autres travailleurs de rang équivalent dans les villes. Lorsqu’aucun titre n’est attaché à un nom patronymique, la personne est classée dans cette catégorie. Le troisième groupe rassemble les domestiques, mais aussi les autres membres de la société de rang inférieur, tels que les simples soldats, les ouvriers et les individus explicitement désignés comme pauvres. Les unités des forces armées mobilisées n’apparaissent pas dans les sources, mais des officiers, des soldats et des marins y figurent parfois. Les ordonnances régissant à la fois l’évaluation fiscale et l’échange de monnaie fiduciaire disposent expressément que les biens des domestiques et les pièces de monnaie fiduciaire doivent être enregistrés séparément de ceux des maîtresFootnote 43 . Il semble toutefois que les biens appartenant aux serviteurs en 1714/1715 sont, à l’exception de quelques cas, évalués à un montant standard de 10 ou 20 dsm. Les femmes sont placées dans le même groupe que leurs pères ou leurs maris lorsque ces derniers sont mentionnés. Lorsqu’aucun titre n’est donné pour une femme, on la considère comme une cheffe de maison. Les femmes explicitement identifiées comme veuves sont également placées dans le deuxième groupe, car elles remplacent généralement leur mari à la tête du ménage, à moins qu’elles ne soient manifestement identifiées comme des personnes de haut rang ou des pauvres. Enfin, un quatrième groupe rassemble les différents fonds collectifs.
Le tableau 3 présente le nombre (n) d’évaluations et d’échanges enregistrés pour les villes de notre échantillon et leur valeur en dsm, en chiffres absolus et en pourcentage du total (Σ), ainsi que la valeur moyenne des transactions (x̅). Globalement, ce tableau permet d’envisager la répartition de ces nombres entre les différents groupes sociaux.
Sources : Stockholm, Archives nationales de Suède, Kopia av Kontributionsränteriet 1714-1719, Kalmar län, Skattningslängder 1716 ; Göteborgs län, Skattningslängder 1715 ; Uppsala, Landsarkivet i Uppsala Landskontoret i Västmanlands län, Kontributionsböcker 1716 ; Vadstena, Landsarkivet i Vadstena, Länsstyrelsen i Östergörlands län, Skattningskontributionens handlingar 1715 ; Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1779, 1782, 1787 et 1792.
Comme l’on pouvait s’y attendre, le groupe des personnes de haut rang affiche les valeurs les plus élevées aussi bien en 1714/1715 qu’en 1719. Les valeurs moyennes pour l’échange de 1719 (811 dsm) sont plutôt élevées par rapport à celles des biens meubles (1 864 dsm). Cependant, bien qu’ils détiennent le plus de monnaie fiduciaire et que leurs moyennes soient à deux reprises beaucoup plus élevées que celles des autres groupes, la part de la valeur totale des pièces fiduciaires est, en pourcentage du nombre total des monnaies échangées (50 %), inférieure à celle des biens meubles évalués quatre ans plus tôt (66 %). Les chefs de famille constituent le groupe que l’on retrouve le plus dans les deux séries de sources. En 1714/1715, ils sont impliqués dans 52 % des évaluations fiscales, alors qu’ils ne détiennent que 25 % de la valeur totale des biens meubles. En 1719, les chefs de maison effectuent non seulement un pourcentage plus élevé de transactions (60 %), mais ils détiennent aussi jusqu’à 30 % de la valeur totale des pièces échangées. À cette occasion, ils échangent en moyenne un montant de monnaie fiduciaire plus élevé (100 dsm) que la valeur moyenne de leurs biens meubles quatre ans plus tôt (92 dsm). Ces données indiquent que le groupe des chefs de maison urbains a accumulé une partie relativement importante de la monnaie fiduciaire, dont une grande partie a été versée à des artisans engagés pour répondre à des demandes militaires. Enfin, les domestiques et autres personnes relativement pauvres représentent une proportion conséquente de la population urbaine. Ce groupe forme un pourcentage important à la fois des personnes imposées (39 %) et de celles qui échangent de la monnaie fiduciaire (21 %). Dans le premier cas, le chiffre particulièrement élevé reflète l’ordre du gouvernement d’imposer tous les domestiques et de faire régler la facture par les maîtresFootnote 44 . Néanmoins, les valeurs sont faibles dans les deux cas. Les biens meubles des domestiques et autres subalternes ne représentent que 4 % du total des valeurs estimées, et la part de la monnaie fiduciaire qu’ils ont échangée ne dépasse pas les 2 %.
La ville de Borås se distingue par les montants de monnaie fiduciaire échangés en 1719. Si l’absence de sources pour 1714/1715 ne permet pas d’établir une comparaison dans le temps, les sommes en jeu méritent qu’on y prête une attention toute particulière. Précisons par précaution qu’il est possible que quelques marchands se dissimulent derrière des patronymes sans titres enregistrés à Borås, et qu’ils sont par conséquent rattachés au groupe des chefs de maison. Cependant, plusieurs personnes de haut rang sont explicitement identifiées comme « marchands » dans les registres. Il ne s’agit donc pas d’une inexactitude systématique dans les sources. En outre, les moyennes élevées enregistrées pour le groupe des serviteurs à Borås peuvent s’expliquer par la présence de commis ayant des compétences en matière de commerce.
Source : Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1787.
En 1718, Borås compte 2 156 habitants, soit deux fois moins que NorrköpingFootnote 45 . Une comparaison du tableau 2 et du tableau 4 révèle néanmoins que le montant total de la monnaie fiduciaire échangée à Borås est plus important, avec environ 270 000 dsm contre 216 000 dsm. Comme le montre le tableau 4, ces chiffres élevés proviennent presque exclusivement des transactions effectuées par les chefs de famille. Si les personnes de haut rang ont en moyenne échangé des montants plus importants, le groupe des chefs de maison dispose d’une valeur totale de monnaie fiduciaire presque huit fois supérieure. En outre, les montants moyens échangés par ce groupe à Borås sont remarquablement hauts, soit 729 dsm, un chiffre comparable à la rémunération annuelle d’un lieutenant-colonel, membre de l’élite suédoise de l’époqueFootnote 46 . La moyenne correspondante pour les chefs de maison de Norrköping, avec 98 dsm, ne représente qu’un septième de celle de BoråsFootnote 47 . Par ailleurs, la moyenne des transactions effectuées par les domestiques et assimilés en 1719 est étonnamment élevée à Borås, même si le nombre de transactions (20) est plutôt faible. En outre, la moyenne des domestiques (265 dsm) est plus de deux fois supérieure à celle des chefs de maison de Norrköping (98 dsm) et de Kalmar (99 dsm), et légèrement supérieure à celle observée à Uddevalla (246 dsm)Footnote 48 . Ces chiffres extraordinaires s’expliquent, selon toute vraisemblance, par le fait que non seulement Borås se situe sur la route de la campagne de Norvège, mais qu’elle est aussi dominée économiquement et socialement par de petits marchands itinérants. Ceux-ci emploient à leur tour des commis qui font également commerce, à la fois au nom de leurs maîtres et en leurs noms propres, ce qui peut expliquer les chiffres considérables du troisième groupe. La Couronne et ses fournisseurs recherchent leurs services pour s’approvisionner dans une grande quantité de marchandises, en particulier des textiles et des tissus pour les uniformesFootnote 49 .
Une comparaison entre Borås et la ville de Uddevalla présente des caractéristiques intéressantes. Cette dernière est située entre Göteborg et la frontière norvégienne, et se trouve également sur les routes empruntées par l’armée. Compte tenu de sa situation géographique, on pourrait s’attendre à ce que Uddevalla affiche des chiffres spectaculaires similaires à ceux de Borås. Le tableau 5 montre cependant que, malgré une quantité considérable de monnaie fiduciaire en circulation à Uddevalla et dans ses environs en 1719, la distribution sociale de sa répartition y est comparable à celle des autres villes étudiées ici.
Sources : Stockholm, Archives nationales de Suède, Kopia av Kontributionsränteriet 1714–1719, Göteborgs län, Skattningslängder 1715 ; Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1787.
La valeur moyenne de la monnaie fiduciaire échangée par les chefs de maison à Uddevalla en 1719 est considérablement plus élevée que celle de leurs biens meubles en 1714/1715, en l’occurrence 142 dsm contre 75 dsm. Cependant, ces chiffres sont bien inférieurs à ceux de Borås, tant en termes de pourcentage que de moyenne. En outre, le montant total de la monnaie fiduciaire échangée à Uddevalla ne représente qu’un septième environ de l’argent échangé à Borås. Bien que Uddevalla ait une population plus réduite (environ 1 500 habitants), le tableau 5 montre que la moyenne globale en 1719 est de 280 dsm échangés par transaction, un chiffre certes élevé, mais bien loin de la moyenne de 724 dsm par transaction que l’on trouve à Borås. Si les chiffres de Uddevalla en 1719 sont quelque peu faussés par la présence de plusieurs grands fonds collectifs, la quantité de monnaie fiduciaire disponible à Borås est nettement plus importante qu’à Uddevalla.
Cette comparaison laisse supposer que, malgré l’afflux important de monnaie fiduciaire lié à la présence de l’armée dans certaines zones géographiques, d’autres facteurs contribuent à expliquer ces chiffres, à l’instar des infrastructures économiques existantes et des conditions du marché local. Des villes telle Uddevalla peuvent fournir aux régiments des logements, des denrées alimentaires et du fourrage, tandis que d’autres, comme Borås, mobilisent leur industrie domestique et leurs petits marchands, plutôt nombreux, pour le compte de l’armée. Dans ce cas, la monnaie fiduciaire passe entre les mains des entrepreneurs et des ouvriers. L’afflux massif d’argent liquide à Borås n’est pas dû uniquement au commerce, mais bien aussi à l’existence d’un marché spécifique pour certains types de produits réclamés par l’armée.
Si l’on passe des villes intégrées au marché aux paroisses rurales, le tableau est légèrement différent. Dans le tableau 6, les chiffres relatifs à l’estimation des biens meubles et à l’échange monétaire sont présentés selon les mêmes principes que pour les villes.
Sources : Stockholm, Archives nationales de Suède, Kopia av Kontributionsränteriet 1714–1719, Jönköpings län, Skattningslängder 1716 ; Göteborgs län, Skattningslängder 1715 ; Gävleborgs län, Skattningslängder 1716 ; Uppsala, Landsarkivet i Uppsala Landskontoret i Södermanlands län, Mantalslängder, Oppunda härad 1715 ; Landskontoret i Västmanlands län, Kontributionsböcker 1716 ; Vadstena, Landsarkivet i Vadstena, Länsstyrelsen i Östergötlands län, Skattningskontributionens handlingar 1715 ; Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1778, 1779, 1781, 1787, 1792 et 1794.
Les personnes de haut rang jouent un rôle économique beaucoup moins important dans les paroisses rurales. Elles y sont moins nombreuses que dans les villes et la part de leur richesse y est beaucoup plus faible, avec 11 % de la valeur imposable des biens meubles et seulement 5 % des monnaies échangées. Les montants moyens de ce premier groupe sont certes plus élevés que ceux des autres catégories rurales. Toutefois, comme en témoigne la comparaison avec le tableau 3, ceux-ci ne représentent respectivement qu’environ un cinquième et un quart des montants enregistrés dans les villes pour le même groupe. En revanche, le groupe des chefs de maison est celui qui dispose de la plus grande quantité de biens dans les paroisses. Il possède en effet 66 % du volume total des biens meubles évalués et 86 % des monnaies fiduciaires échangées. En outre, la valeur de la monnaie fiduciaire détenue par les chefs de maison (96 357 dsm) dépasse même la valeur de leurs biens meubles quelques années auparavant (77 480 dsm). La comparaison avec le tableau 3 montre cependant que les montants moyens sont, dans les deux cas, plus faibles pour les chefs de maison des paroisses rurales (47 et 68 dsm) que pour ceux des villes (92 et 100 dsm). Dans les villes comme dans les paroisses rurales, la valeur moyenne de la monnaie fiduciaire échangée par ce groupe est supérieure à la valeur estimée de leurs biens meubles. Bien que les valeurs totales soient inférieures dans les paroisses rurales, l’écart entre l’estimation de biens meubles de 1714/1715 et l’échange de monnaie de 1719 y est beaucoup plus important que dans les villes. Cela laisse penser que l’afflux de liquidités a davantage de conséquences économiques dans les campagnes que dans les zones urbaines. Le tableau 6 révèle également une grande différence entre le nombre de domestiques imposés en 1714/1715 et le nombre de domestiques qui ont échangé de la monnaie fiduciaire en 1719. Cela s’explique par le fait que si tous les domestiques sont soumis à l’impôt, tous ne détiennent pas de monnaie fiduciaire. En valeurs absolues et relatives, les montants détenus par ces groupes sont faibles et proches de ce que l’on observe dans les villes pour les mêmes catégories.
Tout comme pour les villes, il existe des différences substantielles entre les paroisses rurales de notre échantillon. La paroisse de Vingåker se distingue par le montant élevé de monnaie fiduciaire échangée en 1719, comme le souligne le tableau 7.
Sources : Uppsala, Landsarkivet i Uppsala Landskontoret i Södermanlands län, Mantalslängder, Oppunda härad 1715 ; Riksens ständers kontor, Kammarkontoret, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1778.
On trouve quelques personnes de haut rang à Vingåker, mais elles sont peu nombreuses. Ce sont surtout les chefs de famille qui participent à l’estimation de 1714/1715 et à l’échange de 1719. Pour une paroisse rurale, les valeurs enregistrées pour ce groupe sont assez frappantes, en particulier en ce qui concerne le montant élevé de monnaie fiduciaire échangée. Lors de l’estimation fiscale, la valeur totale des biens meubles des chefs de maison est de 37 370 dsm, alors que quelques années plus tard, ceux-ci détiennent jusqu’à 49 184 dsm en monnaie fiduciaire. Comme le montre le tableau 7, ces chiffres représentent 74 et 89 % des montants totaux respectifs, soit des moyennes de 54 et 83 dsm. Vingåker voit donc affluer une importante quantité de monnaie fiduciaire et cet argent se retrouve principalement entre les mains des chefs de famille. Les chiffres concernant les domestiques et assimilés confirment ces résultats. Ce groupe représente 42 % des contribuables en 1714/1715, mais sa part dans la valeur totale des biens meubles n’est que de 12 %. Les biens des domestiques sont souvent évalués de façon forfaitaire à 10 dsm, ce qui correspond à peu près à la valeur totale de leurs biens meubles, tandis que leurs avoirs en monnaie fiduciaire sont beaucoup plus modestes, tant en valeurs absolues que relatives. Comme le nombre de transactions enregistrées pour les domestiques en 1719 est beaucoup plus faible (45) que le nombre de ceux qui contribuent à l’impôt en 1714/1715 (512), il semble bien que ce groupe ne détienne que très peu de monnaie fiduciaire.
La paroisse ferrifère de Norberg, bien que moins peuplée, présente un contraste intéressant avec Vingåker. La comparaison des tableaux 7 et 8 montre que la répartition des biens meubles en 1714/1715 en fonction des groupes sociaux y est similaire.
Sources : Uppsala, Landsarkivet i Uppsala Landskontoret i Västmanlands län, Kontributionsböcker 1716, Norbergs socken ; Stockholm, Archives nationales de Suède, Riksens ständers kontor, Kammarkontorer, Nummerlistor över 14-öres försäkringssedlar, vol. 1792.
Les personnes de haut rang sont peu nombreuses à Vingåker comme à Norberg et, bien que la valeur de leurs biens soit en moyenne assez élevée, elle représente dans les deux paroisses une part réduite du montant total. À Norberg, les domestiques et assimilés forment environ la moitié des contribuables en 1715, une proportion semblable à celle que l’on observe à Vingåker pour le même groupe. La valeur de leurs biens meubles y est toutefois plus élevée, tant en pourcentage du total (23 %) qu’en valeur moyenne (29 dsm). En 1719, cependant, ce groupe échange des montants de monnaie fiduciaire beaucoup plus faibles à Norberg (6 dsm par transaction) qu’à Vingåker (29 dsm). La différence entre Vingåker et Norberg est encore plus prononcée en ce qui concerne les chefs de famille. À Norberg, ce groupe détient 46 % de la valeur estimée des biens meubles et échange 65 % de la monnaie fiduciaire. En 1714/1715, les chefs de maison de Norberg évaluent leurs biens meubles à 58 dsm en moyenne, contre 54 dsm à Vingåker. En 1719, en revanche, les chefs de maison de Norberg échangent de la monnaie fiduciaire pour une moyenne de 25 dsm seulement, soit moins d’un tiers de la moyenne des chefs de maison de Vingåker (83 dsm). Cet écart peut s’expliquer notamment par la présence d’un petit nombre de fonds collectifs qui détiennent une partie substantielle de la monnaie fiduciaire dans la paroisse de Norberg, en l’occurrence les dotations de l’église et la caisse des pauvresFootnote 50 . Cependant, si les chefs de maison détiennent un faible nombre de monnaies fiduciaires à Norberg, c’est avant tout parce que la région de Bergslagen, où se trouve la paroisse, est par comparaison peu touchée par les activités militaires. Malgré cela, le montant total des pièces de monnaie fiduciaire échangées à Norberg représente plus d’un cinquième de la valeur totale estimée des biens meubles de la paroisse quelques années auparavant.
Les débats sur le crédit et sa distribution sociale
Les élites politiques suédoises ne sont pas restées indifférentes aux changements spectaculaires décrits ci-dessus. La mort de Charles XII, le 30 novembre 1718, déclenche une lutte politique qui porte pour l’essentiel sur la distribution sociale de la monnaie fiduciaire. La décision d’abolir l’absolutisme royal suscite ainsi moins de débats que ce problème qui se trouve en effet au cœur de nombreux autres sujets, en particulier la capacité militaire de l’État et la situation économique d’un large éventail de la populationFootnote 51 . Sous le règne de Charles XII, la guerre a toujours été la principale priorité. L’abolition des privilèges corporatifs et l’encouragement fiscal des paysans propriétaires afin de faciliter le recrutement des soldats ont contribué à creuser un fossé entre l’élite traditionnelle et le régime royalFootnote 52 . C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la lutte politique qui s’ensuit.
Les institutions politiques chargées de traiter les sujets urgents de la guerre, de la nouvelle constitution et des questions financières – y compris les pièces de monnaie fiduciaire après la mort du roi – sont le Conseil du royaume, les quatre états du Riksdag et le Comité secret. Le Conseil se compose des chefs de l’administration centrale, des gouverneurs-généraux des provinces et des plus hauts gradés de l’armée. Tous ont été nommés par le roi défunt et formaient la branche exécutive du gouvernement lorsque Charles XII résidait dans l’Empire ottoman. Durant la dernière partie de son règne, ils avaient été privés d’un grand nombre de leurs responsabilités en raison de leur manque d’ardeur pour l’effort de guerre. Dans la tourmente qui suit la mort du roi, l’initiative politique se déplace vers le Riksdag et le Conseil doit se conformer aux décisions qui s’y prennent. Chaque état du Riksdag se réunit séparément et pour qu’une décision soit adoptée, il faut l’accord de trois états. En théorie, les états sont égaux, mais des hiérarchies existent bel et bien entre eux et en leur sein. La noblesse constitue l’état le plus puissant, tandis que la paysannerie occupe un rôle marginal. Le pouvoir est concentré au sein du Comité secret, qui comprend 50 membres de la noblesse, 25 du clergé et 25 de la bourgeoisie, mais aucun issu de la paysannerie. Ce Comité décide de questions aussi cruciales que la politique étrangère, l’allocation des ressources gouvernementales et la gestion de la Banque des États (Riksens ständers bank), questions qui doivent rester secrètes pour les autres états et la population en général. Un système clientéliste influence ses décisions politiques, puisque les membres de la haute noblesse ont pour clients à la fois des aristocrates et des roturiers, tandis que les évêques sont souvent les patrons de vicaires. De même, les marchands et les magistrats de Göteborg et de Stockholm sont plus influents que les bourgmestres des petites villesFootnote 53 . Dans les sections suivantes, nous aborderons d’abord les débats sur la dette publique et la question du sort des pièces de monnaie fiduciaire, puis les discussions à propos des conséquences socio-économiques de la mise en circulation et du retrait de la monnaie fiduciaire.
La monnaie fiduciaire et le crédit de l’État
La question de l’utilisation des pièces de monnaie fiduciaire est longuement débattue par le Conseil à la fin de l’année 1718 et au début de l’année 1719. Certains conseillers s’alarment de la dépendance accrue à des produits importés, tels que les céréales et le sel, et de l’augmentation des prix. Ils craignent que la demande militaire ne puisse être satisfaite avec les revenus dont disposent les autorités fiscales régionales. Le chancelier Arvid Horn juge nécessaire de renforcer le crédit de la monnaie fiduciaire en continuant à l’accepter pour le paiement de tous les impôts et en encourageant la circulation des pièces. Les thésauriser en diminuerait en effet la valeur. Ces arguments s’inscrivent dans le droit fil de la politique du régime précédent. Horn défend l’idée que les pièces de monnaie fiduciaire ne doivent être que progressivement retirées de la circulation. Selon lui, une fois la paix revenue, les recettes et les dépenses de l’État retrouveraient leur stabilité et les pièces pourraient alors être échangées. Nils Stromberg et Nils Gyllenstierna abondent en ce sens, soulignant qu’il est nécessaire de maintenir les monnaies fiduciaires en vigueur et de les rendre acceptables pour toutes les transactions, car il est impossible de les remplacer de façon suffisamment rapide. Il faut continuer à les utiliser, en particulier pour assurer le bon fonctionnement de l’ÉtatFootnote 54 . D’autres conseillers ne sont pas de cet avis. Gustaf Cronhielm affirme que si l’État continue à s’appuyer sur la monnaie fiduciaire, le pays pourrait être submergé de mauvaises pièces impossibles à éliminer. Leur volume pourrait facilement augmenter avec la demande de l’État et faire empirer une situation déjà très difficile. De même, Nicodème Tessin affirme qu’un manque de supervision politique conduirait probablement à une augmentation incontrôlable des liquidités qui pourrait ruiner le royaumeFootnote 55 .
Si le Conseil souhaite transférer la responsabilité de la monnaie fiduciaire au Riksdag, il envisage tout de même des solutions potentielles pour tâcher de remédier à cette situation. Toutefois, aucun consensus ne se dégage. Le 11 février 1719, Cronhielm plaide pour qualifier de délit le fait de ne pas accepter les pièces de monnaie fiduciaire comme moyen de paiement. Dans le même temps, il fait valoir qu’il est nécessaire d’introduire de la monnaie métallique en guise d’alternative. Plus tard dans le mois, il suggère de supprimer pour 25 % de la valeur des pièces de monnaie fiduciaire émises, d’échanger 50 % contre des billets de papier-monnaie et de laisser en circulation les 25 % restants. Horn évoque la possibilité d’utiliser un système de loterie pour retirer progressivement les pièces de la circulation sans faire défaut. Il prévient qu’un défaut de paiement réduirait considérablement les revenus du gouvernement et rendrait impossible la poursuite de la guerre en cours. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Daniel Niklas von Höpken, acteur important du précédent régime, fait valoir quant à lui que les monnaies fiduciaires ne peuvent être échangées contre des pièces métalliques parce que le royaume ne dispose tout simplement pas assez de métaux précieux. Un défaut de paiement serait désastreux, affirme-t-il, et ruinerait le crédit de l’État tant en Suède qu’à l’étranger. Au contraire, ce crédit pourrait être renforcé en transformant les pièces de monnaie fiduciaire en obligations. Les détenteurs recevraient une obligation d’État, rapportant 1,5 % d’intérêt par an, à hauteur de la valeur des pièces de monnaie fiduciaire qu’ils auraient cédées. Une fois la paix revenue, et les dépenses de l’État réduites, les obligations pourraient être progressivement retirés de la circulation sans aucun défaut de paiement Footnote 56 .
Certains conseillers plaident donc pour la prudence, en espérant minimiser les perturbations économiques tout en autorisant la poursuite des opérations militaires. Cependant, l’initiative politique est passée au Riksdag avant mars 1719, comme en témoignent clairement les préoccupations formulées par les conseillers au Président de l’état de la noblesse et du Comité secret, Per Ribbing. Ce dernier se contente de répondre que les états vont prendre des mesures suffisantes pour financer les dépenses nécessaires, sans entrer plus avant dans les détailsFootnote 57 . Lorsque le Comité secret discute des pièces de monnaie fiduciaire un jour plus tôt, de nombreux représentants souhaitent de toute évidence les retirer de la circulation, malgré les avertissements du Conseil. Le principal défenseur de cette mesure est le frère de Per Ribbing, Conrad, fonctionnaire et propriétaire terrien, porte-parole de nombreux membres de la noblesse et du clergé au sein du Comité. Selon lui, la circulation de fausses pièces est très préjudiciable au royaume, car elle entraîne une perte de crédit, une augmentation excessive des prix, une chute des taux de change sur les marchés financiers internationaux et une fuite de capitauxFootnote 58 . Il insiste sur la nécessité d’un défaut de paiement radical en soulignant l’ampleur de la dette publique et le manque de monnaie courante. D’autres ressources de l’État, telles que les terres, sont insuffisantes pour payer les créanciers. Il est donc impossible d’allouer des ressources pour financer un échange de pièces de monnaie fiduciaire. Le président de l’état de la noblesse, P. Ribbing, ajoute qu’un défaut de paiement ne menace pas le crédit du royaume, puisque la dette accumulée est due au régime précédent. Il fait même remarquer que si une décision rapide est prise, le Riksdag peut rejeter la responsabilité de la défaillance sur le conseiller du roi défunt, Georg Heinrich von Görtz. En revanche, si la décision tarde à venir, le nouveau régime risque de devoir en assumer l’entière responsabilité. Selon P. Ribbing, le régime précédent a augmenté les recettes, les dépenses et la dette de manière excessive, sans consulter les états. En conséquence, le royaume a, comme un homme sans honneur, perdu sa capacité à rembourser ses créanciers. Un défaut de paiement rapide permettrait au contraire de redonner aux états leur capacité à gérer les dépenses du paysFootnote 59 .
Bien que de nombreux députés soient d’accord avec les frères Ribbing, aucun consensus ne se dégage sur la manière et le moment ne font l’unanimité pour procéder à un retrait de la monnaie fiduciaire. Le noble et fonctionnaire du Conseil des mines, Jonas Cederstedt, est l’une des voix principales qui s’opposent à l’idée d’un défaut de paiement rapide. Il reconnaît que les pièces de monnaie fiduciaire sont comme un cancer au sein de la société, mais il souligne également que le crédit, les biens et les instruments monétaires permettent d’assurer la subsistance de tous les ménages. La région ferrifère de Bergslagen doit acheter 150 000 barils de céréales et 100 000 barils de sel au cours du premier semestre 1719. Les négociants qui vendent ces marchandises acheminent ensuite le fer en barres de la région sur les marchés internationaux. Comme ce commerce nécessite du crédit, un défaut de paiement sur les pièces de monnaie fiduciaire entraînerait une interruption complète de l’industrie du fer, ce qui se traduirait par une perte de revenus pour le gouvernement. Cederstedt souligne également que l’armée a besoin de fournitures obtenues grâce au crédit. En somme, le crédit constitue une composante essentielle de la société et l’État doit protéger sa solvabilitéFootnote 60 . Un autre noble et fonctionnaire du Conseil des mines, Adam Leijel, estime qu’il vaut mieux poursuivre un lent processus de répudiation de la dette qu’un défaut de paiement soudain. Si la longue guerre doit prendre fin et que l’activité commerciale normale reprend, il devient possible de retirer les pièces de monnaie fiduciaire sur une période de vingt ans en utilisant un système de loterie ou en les transformant en rentes. Ainsi, un peu comme Horn et von Höpken devant le Conseil, Leijel affirme qu’il existe des options moins dommageables que le défaut de paiement. Il ajoute qu’il préfère un royaume endetté où les sujets vivent bien à un État sans dette mais où les sujets sont ruinésFootnote 61 .
Les nobles qui occupent des postes de commandement dans l’armée et la marine sont parfaitement conscients du rôle décisif joué par les pièces de monnaie fiduciaire afin de poursuivre l’effort de guerre. Le général Hans Henrik von Liewen indique que 300 000 pièces de monnaie fiduciaire ont été envoyées dans la principale base navale de Karlskrona ; il reçoit cependant des lettres l’informant qu’on refuse ces monnaies en raison de rumeurs sur un possible défaut de paiement. Dans la ville de Malmö, des soldats de la garnison meurent de faim parce que les officiers ne peuvent acheter de la nourriture avec des pièces de monnaie fiduciaire. Von Liewen souligne que des ressources sont nécessaires pour payer les fournitures et les salaires, et qu’il n’est pas possible de réduire les dépenses. L’amiral Claes Sparre confirme ses dires et fait ajouter que, puisqu’on ne peut rien faire avec les pièces de monnaie fiduciaire à Karlskrona, on ne peut déployer les navires de guerre. Malgré ces avertissements, le Comité secret insiste sur le fait que les seules ressources disponibles en mars 1719 sont les pièces de monnaie fiduciaireFootnote 62 .
Le débat montre qu’une nette majorité du Comité secret est favorable au retrait des pièces de monnaie fiduciaire, mais qu’il existe des désaccords sur comment et à quel rythme mettre en œuvre une telle politique. Bien que certains s’inquiètent des problèmes économiques possibles qu’un changement soudain pourrait engendrer, très peu de personnes soutiennent les politiques du régime précédent. Ainsi, même si la guerre continue de faire rage, de nombreux membres du régime parlementaire sont désireux de créer un système fiscal et monétaire conforme à la nouvelle situation politique.
Conséquences sociales et politiques
Le sort des pièces de monnaie fiduciaire est étroitement lié aux débats portant sur les groupes sociaux les plus durement touchés par les politiques militaires et sur ceux qui, au contraire, ont su tirer profit des pièces mises en circulation. Ces discussions reflètent plus largement les désaccords quant aux répercussions sociales du retrait de la monnaie fiduciaire et à l’octroi de compensations éventuelles. Bien que plusieurs membres du Conseil abordent directement ces questions épineuses, ils ne souhaitent pas en assumer la responsabilité et n’hésitent pas à fustiger le régime précédent ou le Riksdag Footnote 63 .
Les discussions se révèlent davantage animées au sein du Comité secret, où les enjeux sont plus importants et les intérêts plus diversifiés. Le noble fonctionnaire et propriétaire terrien Carl Wattrang s’oppose à la proposition, formulée par von Höpken devant le Conseil, d’échanger des pièces de monnaie fiduciaire contre des obligations d’État. Cela ne ferait qu’ouvrir la voie aux spéculateurs sachant tirer parti du commerce des obligations au détriment de l’État. Wattrang affirme que les marchands ont su profiter du système financier mis en place par le précédent régime et qu’ils sont tout à fait en mesure de remettre sur pied leurs sociétés après un défaut de paiement. Il ajoute qu’une grande partie de la monnaie fiduciaire est détenue par des négociants étrangers, qui peuvent également amortir un défaut de paiement compte tenu des profits qu’ils ont réalisés pendant la guerre. Per Ribbing fait valoir que les détaillants, tout particulièrement, ont vendu des marchandises à des prix si élevés qu’ils peuvent très bien faire face à un défaut de paiement. Conrad Ribbing indique pour sa part que les bourgeois paient leurs impôts grâce aux bénéfices qu’ils tirent de la vente de marchandises effectuée auprès des autres états. Leur situation est donc bien meilleure que celle de la noblesse et du clergé, qui reçoivent des salaires et d’autres revenus en monnaie fiduciaire, avec lesquels ils doivent ensuite payer leurs frais courants et leurs impôtsFootnote 64 . Pour C. Ribbing, ce sont la paysannerie et la bourgeoisie qui profitent le plus du système financier précédent, alors que la noblesse et le clergé sont désavantagés. Parce qu’elles ont déstabilisé la hiérarchie entre les états, les monnaies fiduciaires doivent être supprimées pour rétablir l’ordre de la société.
Cette crainte des conséquences sociales des développements financiers, exprimée notamment par les frères Ribbing, est partagée par d’autres élites traditionnelles de l’Europe du début du xviii e siècle. Des hommes politiques et des penseurs éminents considèrent en effet que les hiérarchies sociales sont menacées par un monde de plus en plus commercialisé, où la vertu et la déférence laissent place à la corruption et aux intérêts personnels. Les gouvernements dépendent désormais moins des propriétaires fonciers que du négoce et des transactions financières, considérées comme une cause d’instabilité. En Angleterre, les membres du Parlement liés aux élites foncières traditionnelles opposent les activités financières animées de la City de Londres au monde idéalisé des campagnesFootnote 65 . En Suède, en revanche, la large distribution sociale et géographique des pièces de monnaie fiduciaire en 1719 ne cantonne pas la perception de la menace aux seules activités marchandes de Göteborg et de Stockholm. Les nobles suédois voient même de simples paysans s’adonner au commerce, ce qui semble saper l’ordre établi. Les frères Ribbing ont donc une conception du problème plus large que les députés anglais, et cette vision exige des mesures plus radicales qui touchent l’ensemble de la population.
Les paysans sont si riches, déclare C. Ribbing, qu’ils préfèrent consommer leur propre production plutôt que de la vendre sur les marchés. Pour la même raison, ils ne sont intéressés ni par le travail ni par le transport, que ce soit pour les forges ou pour l’armée. P. Ribbing affirme que les paysans ont tellement de monnaie fiduciaire qu’ils peuvent payer leurs impôts et leurs taxes pendant plusieurs années sans avoir besoin de travaillerFootnote 66 . Pour les frères Ribbing, il ne s’agit pas seulement d’une question financière, il en va du fonctionnement même d’une société hiérarchique. Selon eux, les monnaies fiduciaires ont perturbé les relations sociales usuelles entre, d’un côté, les propriétaires fonciers et les propriétaires de forges et, de l’autre, les paysans qui travaillent. Si ces relations étaient essentiellement de nature féodale, celles liant les paysans et la Couronne se sont en revanche peu à peu monétarisées. Pour éviter une commercialisation plus poussée des activités paysannes et éliminer la concurrence de l’État dans l’accaparement de la main-d’œuvre, les pièces de monnaie fiduciaires doivent être supprimées, même si cela implique un défaut de paiement.
À l’instar des détracteurs de la monnaie fiduciaire, le noble et fonctionnaire Gabriel Stierncrona plaide pour une division des détenteurs de pièces en différents sous-groupes auxquels il faut accorder des conditions d’échange spécifiques. Selon lui, les paysans, les détaillants, les brasseurs et les boulangers sont en mesure de supporter une réduction de 75 % de leurs avoirs en raison des profits qu’ils ont engrangés, tandis que les pauvres des villes et des campagnes doivent pouvoir en conserver au moins 50 %. En revanche, les institutions publiques telles que les écoles, les églises et les hôpitaux doivent être intégralement remboursées, de même que tous ceux qui ont remis des actifs à l’État en échange de pièces de monnaie fiduciaireFootnote 67 . Stierncrona reconnaît par conséquent les avantages d’une expansion de liquidités pour l’État tout en essayant d’en atténuer les conséquences sociales. Il juge injustes les profits réalisés par les petits producteurs grâce aux nouvelles pratiques financières. Ces groupes socialement subordonnés peuvent par conséquent être les cibles du défaut de paiement.
Certains bourgeois, en particulier les entrepreneurs et les marchands, contestent avoir tiré parti des pièces de monnaie fiduciaire. Selon le marchand de Stockholm Johan Paul Heublein, les négociants ont perdu 50 % de leur chiffre d’affaires parce qu’ils ont dû accepter les prix fixés en monnaie fiduciaire par les autorités. Les marchands n’ont pas été en mesure de compenser les pertes ni la hausse des coûts, alors même qu’ils ont participé à l’effort de guerre et qu’ils ne bénéficiaient pas d’une position avantageuse sur les marchésFootnote 68 . Si de nombreux bourgeois s’accordent sur la nécessité de retirer de la circulation les pièces de monnaie fiduciaire, ils ne sont pas d’accord avec la noblesse et le clergé sur les modalités de ce retrait. Le porte-parole des bourgeois, Anders Hyltén, de Stockholm, fait valoir qu’il faut limiter le défaut de paiement à une dévaluation de 33 % de la valeur des pièces de monnaie fiduciaire.
Tandis que la paysannerie est le groupe qui possède collectivement la majeure partie des pièces de monnaie fiduciaire, ses représentants au Riksdag sont, rappelons-le, exclus des délibérations du Comité secret. Au début du mois d’avril 1719, ceux-ci envoient une délégation au Comité pour se plaindre du projet de défaut de paiement. Ils le jugent inacceptable et refusent de signer un quelconque accord au nom des paysans. Dans la mesure où ils ont accepté la valeur nominale des pièces, ils souhaitent restituer ces dernières dans les mêmes conditions. Ils ont échangé toutes les autres pièces de monnaie qu’ils possédaient et ont vendu leurs produits contre des pièces de monnaie fiduciaire. Il est donc impossible de payer les impôts avec une autre monnaie, car ils n’ont tout simplement pas d’autres pièces disponiblesFootnote 69 . Les paysans se présentent ainsi comme des acteurs pleinement intégrés à un système financier dominé par les transactions en monnaie fiduciaire. La délégation ajoute à cela des griefs concernant leur incapacité à de payer la nourriture et le logement dans la capitale avec leurs pièces de monnaie fiduciaire. Comme personne n’accepte leur argent, ils supplient la reine de les aider. Ils admettent également craindre pour leur propre sécurité s’ils retournent chez eux en devant annoncer que les pièces ne sont pas rembourséesFootnote 70 .
Malgré ces tentatives, les paysans ne réussissent pas à obtenir le soutien escompté. Le discours dominant selon lequel ils auraient profité des prix élevés permet de rejeter leurs revendications, jugées infondées. Le porte-parole de la noblesse, Anders Leijonstedt (qui succède à Per Ribbing après son décès en avril 1719), leur répond qu’ils doivent « croquer une pomme amère » et accepter le défaut de paiement. Les autres états, qui subissent également des pertes dans l’opération, acceptent un défaut de paiement partiel, car c’est là le seul moyen de retirer de la circulation les pièces de monnaie fiduciaire. Le noble Germund Cederhielm Jr. fait remarquer, quant à lui, que sans défaut de paiement, les paysans seraient alors contraints d’accepter pendant longtemps des impôts plus élevés afin de retirer les pièces de la circulationFootnote 71 . Bien que d’autres groupes dans la société et au Riksdag partagent leur point de vue, y compris des nobles et des bourgeois, les paysans se retrouvent dans l’incapacité de construire une alliance politique afin d’empêcher le défaut de paiement.
Lorsque la nouvelle du défaut de paiement parvient au Conseil à la fin du mois d’avril, certains membres craignent que cela ne déclenche une rébellion et des émeutes parmi les paysans, les soldats et d’autres groupes issus des strates inférieures de la société. Ils s’inquiètent également des capacités à poursuivre l’effort de guerre ; sans doute le Conseil serait-il tenu pour responsable même s’il ne reçoit pas suffisamment de ressources de la part du Riksdag Footnote 72 . Bien que les représentants du Comité secret assurent aux conseillers que des ressources sont mises à disposition de l’armée et de la marine, les difficultés financières consécutives au défaut de paiement paralysent les opérations navales en 1719. Sans autre moyen de paiement que les pièces de monnaie fiduciaire, la marine ne peut déployer ses navires. En conséquence, toute la côte allant de Gävle à Norrköping est mise à sac et détruite par les forces russes, y compris la ville de Norrköping et plusieurs forges en UpplandFootnote 73 .
Malgré le mécontentement généralisé des paysans vis-à-vis du défaut de paiement, aucune rébellion majeure n’éclate. Nombreux sont néanmoins ceux qui expriment leur inquiétude à l’égard du nouveau système parlementaire. Ils se plaignent de l’affaiblissement de la monarchie, qui donne trop de pouvoir à la noblesse, si bien que les paysans ne peuvent faire entendre leur voix. L’exclusion de la paysannerie du Comité secret et le défaut de paiement consécutif sur les pièces de monnaie fiduciaire en sont la preuve. Il n’est donc pas étonnant que, lors de la réunion du Riksdag de 1723, la paysannerie présente des projets visant à renforcer les prérogatives politiques du roi et exige que les impôts soient payés comme pendant la guerreFootnote 74 . On peut même affirmer que le nouveau régime parlementaire est confronté, au début des années 1720, à une crise de légitimité au sein des strates inférieures de la société.
Réduire puis rétablir les inégalités
L’afflux de monnaie fiduciaire dans les mains des petits propriétaires issus des couches inférieures de la société suédoise durant les années 1715 à 1718 est une conséquence directe de la politique militaire du royaume. Déterminé à poursuivre le conflit, le roi a mobilisé une grande partie des civils et de leur force de travail. Il a fallu pour cela prendre la décision radicale de payer des sommes importantes aux paysans, aux artisans et aux marchands qui fournissaient des services et des produits à l’armée. Ces paiements importants ont été le principal moteur de la redistribution des ressources étudiée dans cet article. L’impôt y a également participé, les ressources ruisselant des personnes de haut rang, via l’État, jusqu’aux paysans, aux artisans et aux marchands. C’est cependant l’émission de monnaie fiduciaire qui a joué le rôle le plus décisif.
Comme nous avons tâché de le montrer, cette monnaie fiduciaire touche l’ensemble de l’économie et tous les groupes sociaux. On trouve cependant de fortes concentrations de pièces de monnaie fiduciaire dans les endroits où l’armée et, jusqu’à un certain point, la marine opèrent. Le déblocage d’énormes quantités de liquidités n’est pas propre à la Suède. La Grande-Bretagne et la France l’ont également fait pour financer la guerre de Succession d’Espagne, puis pour consolider leurs dettes publiques après la signature des traités de paix. En Suède, toutefois, les montants relatifs de liquidités sont plus importants et la population et l’économie plus réduites ; en conséquence, les effets socio-économiques de l’afflux de liquidités s’en ressentent davantage. En outre, l’émission de pièces de monnaie fiduciaire n’y est jamais destinée à restructurer une dette existante, mais bien à financer une guerre en cours. Dans certains endroits, comme la ville de Borås ou, dans une moindre mesure, la paroisse de Vingåker, la distribution de monnaie fiduciaire va jusqu’à bouleverser les hiérarchies sociales. Bien que les habitants doivent faire face à une hausse des prix, en particulier en 1718, ils peuvent utiliser leur monnaie pour tout type d’échanges économiques jusqu’à l’effondrement de la valeur des pièces après la mort du roi. Le résultat d’ensemble est tout à fait exceptionnel dans le contexte de l’époque moderne, où il est extrêmement rare qu’une guerre produise un tel nivellement des inégalités économiques.
Comme nous l’avons suggéré dans notre introduction, des trajectoires économiques de ce type sont d’ordinaire associées aux guerres du xx e siècle. Les guerres industrielles exigent la conscription générale, des niveaux d’imposition élevés et la constitution de dettes publiques considérables. Les sociétés européennes de l’après-guerre conservent des niveaux élevés d’imposition et de dette publique qui permettent aux gouvernements de consacrer des fonds à des projets de protection sociale. La différence essentielle réside dans le fait qu’après la grande guerre du Nord, cette évolution s’interrompt brusquement en Suède. Les impôts sont réduits et la liquidation de la dette publique commence avant même la fin de la guerre. Comme au xx e siècle, la majorité de la dette publique est contractée au niveau national et détenue par un large éventail de la population. En Suède, cependant, les paysans et d’autres groupes subalternes sont largement destitués de leurs biens à cause du défaut de paiement de 1719. Tels qu’en témoignent les débats du Comité secret, leurs avoirs sont ouvertement visés par les représentants du nouveau régime. En outre, après le défaut de paiement, la nature du processus de liquidation entraîne un immense surplus de « billets d’assurance » en circulation. La valeur de ces billets s’effondre et les actifs restants des paysans et des artisans passent aux mains des marchands avec une très faible compensation. Aussi le nouveau gouvernement n’a-t-il pas à s’occuper de ces très nombreux créanciers issus des strates inférieures de la société. Il n’a ne doit pas non plus à s’inquiéter des répercussions sur la solvabilité future de l’État. En raison de la politique de paix conduite par le nouveau régime, il n’est nullement prévu de contracter d’emprunts nationaux auprès des roturiers dans un futur proche. La préoccupation première du gouvernement est plutôt de rembourser et d’indemniser les personnes de haut rang pour les pertes infligées durant la guerre.
La structure politique de la Suède facilite les initiatives destinées à contrecarrer les conséquences socio-économiques du système de financement de la guerre adopté par le régime précédent. Si la paysannerie a théoriquement une voix égale parmi les quatre états qui composent le Riksdag, elle est toutefois exclue du Comité secret où se prennent les décisions importantes. Les représentants de la paysannerie ne rencontrent par ailleurs aucun soutien pour relayer leurs arguments auprès des autres états. Alors que la population suédoise sort épuisée par l’effort de guerre, il devient impossible de former une coalition susceptible de soutenir la politique monétaire du régime précédent. Le sort des créanciers issus des strates inférieures de la société montre que la simple existence d’un organe représentatif ne suffit pas à protéger les intérêts des créanciers de l’État, ni d’ailleurs la situation socio-économique des plus vulnérables.
Les discours économiques ont également pu compter. Les pièces de monnaie fiduciaire sont une variante du type de monnaie que nous utilisons aujourd’hui. Elles sont fondées sur la confiance et n’ont pas de valeur métallique. Cependant, lors de l’assemblée du Riksdag du printemps 1719, nombreux sont ceux qui ont l’intime conviction qu’il existe une différence essentielle entre la vraie et la fausse monnaie, et qu’il est impératif de réintroduire de « vraies » pièces. Lorsque cette conviction se transforme en politique officielle et que les pièces de monnaie fiduciaire se voient désormais qualifiées de « fausses » s’ensuit une crise financière qui réduit considérablement la capacité militaire du gouvernement. Ces conséquences pouvaient facilement être anticipées, même lors de débats politiques animés – plusieurs conseillers avaient d’ailleurs évoqué cette perspective. Néanmoins, pour les principaux représentants au Riksdag, à l’instar des frères Ribbing, il était plus important d’empêcher le nivellement des inégalités économiques que de financer l’effort de guerre.