Une nouvelle génération de spécialistes est en train de réécrire l’histoire de l’espace transcontinental contrôlé, au xixe siècle, par les dynasties ottomanes et Romanov. Trois livres récents, chacun avec un objet distinct, fournissent l’occasion de faire le point sur ce champ émergent de l’histoire transimpériale, de discuter de ses caractéristiques, de ses méthodes et de ses premiers résultats, et de réfléchir aux défis auxquels il est confronté. Publiées entre 2018 et 2024, ces monographies novatrices sont toutes issues de recherches doctorales achevées au cours de la décennie passée en Grande-Bretagne et aux États-Unis (Will Smiley, université de Cambridge, 2012 ; Lâle Can, université de New York, 2012 ; Vladimir Hamed-Troyansky, université de Stanford, 2018)Footnote 1. Si l’histoire ottomane est leur principal champ de recherche, les auteurs et l’autrice de ces ouvrages utilisent à la fois des sources ottomanes et russes, quoiqu’à des degrés divers. Ils étudient les dynamiques, les configurations et les effets des imbrications russo-ottomanes au cours d’une période de centralisation et de transformation (ou « modernisation ») ; des processus qui se sont déployés, depuis le xviiie siècle, en miroir et de façon coordonnée entre les deux empires. Souvent perçus par les historiennes et historiens comme le résultat de la confrontation des deux États dynastiques avec la modernité et l’impérialisme européens, ces processus sont ici envisagés à la lumière des relations entre les deux empires post-mongols et post-byzantinsFootnote 2. Ce déplacement de focale permet de montrer que, loin d’avoir l’européanisation pour seul moteur, cette modernisation a aussi été profondément influencée par des puissances non européennes et leurs héritages. Parallèlement à leur admission formelle dans le système international européen, les deux empires ont négocié des conceptions partagées de l’État, de la souveraineté, du droit international, des statuts de sujet et de réfugié, de la nationalité, des droits des États et des individus. Ni internationales ni transnationalesFootnote 3, ces histoires articulent trois acteurs principaux : les acteurs étatiques ottomans, leurs équivalents Romanov et des groupes de personnes se déplaçant entre les territoires des deux empires au fil des décennies – prisonniers de guerre, réfugiés nord-caucasiens et pèlerins musulmans (hajjis) d’Asie centraleFootnote 4.
Les trois ouvrages examinent les interactions complexes entre ces acteurs, en particulier la manière dont les deux empires ont négocié les droits qu’ils revendiquaient sur des personnes échappant souvent à une catégorisation univoque comme sujets d’un empire ou de l’autre. Ces interactions ont à leur tour transformé les deux empires de l’intérieur. L’État impérial n’est pas un produit sui generis mais une création conjointe, qui résulte en partie de la coopération entre les acteurs étatiques Romanov et ottomans pour imposer leurs prérogatives contre leurs sujets. En outre, si les trois ouvrages montrent comment les circulations qu’ils étudient structurent des réseaux et des espaces socio-politiques transfrontaliers, ils ne circonscrivent pas leurs acteurs à des périphéries sociales ou géographiques, à un espace parallèle à celui de l’État impérial territorialisé. Les communautés diasporiques qu’ils font naître y sont également étudiées comme des parties constitutives, des acteurs politiques des empires auxquels elles finissent par appartenirFootnote 5. La perspective sur les deux États impériaux engagés dans des processus de centralisation et de colonisation est ainsi doublement décentrée : elle se démarque à la fois de la focalisation traditionnelle sur leurs relations avec les puissances européennes et de celle sur les capitales impériales et les élites étatiques et politiques. Les ordres politiques modernes de l’Europe de l’Est, de l’Asie occidentale et de l’Asie centrale n’apparaissent donc pas seulement comme des produits de l’européanisation ou de transformations endogènes au sein d’un seul État impérial, mais aussi comme les résultats discontinus de circulations, d’interactions et de négociations entre des acteurs étatiques et non étatiques extra-européens.
La mer Noire, berceau d’un droit international de la guerre
Dans From Slaves to Prisoners of War, W. Smiley propose une analyse fine de l’émergence d’un statut juridique, diplomatique, politique et social spécifique pour les prisonniers de guerre au cours des multiples guerres russo-ottomanes des xviiie et xixe siècles. Pour cela, il s’appuie sur de nombreux documents d’archives ottomanes, ce qui n’est malheureusement pas le cas en ce qui concerne l’ancien Empire russe. Il montre comment une tradition distincte du droit de la guerre fut forgée au cours des négociations entre ces empires dynastiques qui, tous deux, revendiquaient l’héritage de Byzance. Cette tradition, fondée sur le droit islamique, les pratiques étatiques et les négociations, a contribué à façonner un droit coutumier parallèle au droit des gens européen, avec lequel elle a ensuite fusionné au xixe siècle, lorsque ce dernier fut formalisé en tant que droit internationalFootnote 6.
W. Smiley part du « droit de rançon » (law of ransom) qui régissait la captivité interimpériale au xviie siècle. Ce « droit coutumier de la frontière » mettait sur le même pied les soldats capturés pendant la guerre et l’ensemble des captifs saisis dans les marches frontalières lors des raids qu’y pratiquaient de nombreuses forces locales, comme celles du khanat de Crimée ou des différentes armées cosaques. Ces derniers acteurs de la frontière fournissaient les États voisins à la fois en main-d’œuvre militaire et en main-d’œuvre servile, y compris féminine. Lorsqu’ils combattaient pour le compte de l’État, la rémunération de leur service reposait en grande partie sur la rançon et la vente des captifs. Les règles non écrites du « droit de rançon », qui permettaient à certains captifs d’échapper à l’esclavage, s’appuyaient sur les réseaux et les savoirs des populations des marches frontalières. À la fin du xviie siècle, la Moscovie chercha à parachever son monopole sur ce système. Elle centralisa les demandes de rançon de ses sujets, exerça une pression croissante sur les Cosaques afin qu’ils missent un terme au système économique de prédation et de razzias dans les régions frontalières. Elle tenta ainsi de réguler les rançons par le biais des traités de paix, en en faisant une affaire réglée entre États, et non par les acteurs frontaliers. Au milieu du xviiie siècle, ce système évolua en un « droit de libération » (law of release), grâce auquel tous les captifs, sauf en cas de conversion, étaient censés être réciproquement libérés sans rançon à la fin des conflits entre les empires ottoman, safavide et Romanov.
La mise en œuvre de ce « droit de libération » nécessitait une coopération entre acteurs étatiques ottomans et russes ; ces derniers devaient œuvrer de concert pour entraver la vente des captifs ou forcer la libération de ceux qui avaient été illégalement réduits en esclavage. Cela impliquait d’indemniser et de discipliner les soldats, de s’opposer aux élites propriétaires d’esclaves et aux autorités provinciales qui en étaient solidaires, de pénétrer dans des régions éloignées du centre impérial et jusqu’à l’intérieur des foyers pour identifier et libérer les esclaves dont les élites ottomanes, musulmanes comme non musulmanes, dépendaient pour leur travail physique, domestique ou reproductif. W. Smiley montre que cette coopération entre les autorités russes et ottomanes contribua à la réduction massive du commerce d’esclaves blancs dans l’Empire ottomanFootnote 7.
Le « droit de libération » soulevait néanmoins d’importants problèmes relatifs à sa portée, car les deux États devaient s’entendre sur un point central, en l’occurrence la définition de leurs propres sujets. Partant, qui pouvait bénéficier à ce titre des échanges de prisonniers ? Deux problèmes majeurs se posaient : tout d’abord, celui du statut des personnes originaires de régions qui n’étaient pas pleinement intégrées à l’un des empires, en particulier le Caucase, qui avait longtemps été une source majeure d’esclaves pour les Ottomans et dont l’annexion par les Russes était contestée ; ensuite, celui tout aussi épineux de la tension entre affiliations religieuse et politique. Les deux empires étaient, d’une part, confrontés au problème du statut de coreligionnaires qui n’étaient pas leurs sujets : les Russes devaient-ils s’efforcer de libérer tous les prisonniers chrétiens, y compris les Géorgiens, les Grecs, les Bulgares, les Serbes, etc., lorsque ces derniers étaient soit vassaux, soit sujets de l’Empire ottoman ? Les Ottomans, de leur côté, devaient-ils restituer à la Russie les soldats musulmans que l’armée russe avait enrôlés (parfois de force) et qui, par définition, ne pouvaient devenir sujets ottomans en se convertissant à l’islam ? Bien que les autorités russes tentassent, sans grande conviction, d’étendre le « droit de libération » à tous les chrétiens à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, les deux empires finirent par affirmer que l’appartenance d’un sujet à un État l’emportait sur l’identité religieuse des personnes. En application de cette logique, l’Empire ottoman renvoya les soldats musulmans en Russie et exécuta publiquement des captifs grecs ottomans, qui ne pouvaient se prévaloir de la protection des Russes même lorsqu’ils avaient combattu à leurs côtés ou en leur faveur. Quant aux Géorgiens, leur sort ne dépendait pas de leur foi, mais de la reconnaissance par les Ottomans de la souveraineté russe sur les royaumes géorgiens à la fin des années 1820.
D’autre part, la conversion soulevait des questions complexes à propos de la relation entre les sujets et les autorités impériales. Les deux empires se présentaient comme des champions de la foi et ne pouvaient qu’encourager, en théorie, la conversion. À l’exception des personnes originaires des marches frontalières, qui pouvaient essayer de faire valoir leur affiliation à d’autres empires européens, la conversion était le seul moyen pour les captifs d’éviter une libération qu’ils ne souhaitaient pas toujours. En effet, libération n’était pas synonyme de liberté : elle signifiait généralement un retour à d’autres formes d’asservissement, en particulier pour les soldats qui étaient réintégrés de force dans l’armée ou risquaient d’être accusés de désertion. Certains captifs déployaient donc d’importants efforts afin d’échapper à ce sort. En outre, la conversion était le principal outil dont disposaient les propriétaires de captifs pour tenter de faire valoir leurs droits sur les non-libres, car elle scellait l’intégration forcée du captif dans la société locale par le biais de son asservissement. Les autorités impériales avaient conscience que la conversion était un instrument de transformation des statuts de leurs sujets captifs, qui leur échappaient ainsi. Elles formalisèrent donc des procédures bureaucratiques simplifiées afin de s’assurer de la réalité de la conversion, à défaut de pouvoir l’empêcher.
La contribution de W. Smiley à l’histoire du droit de la guerre est importante. Il le repense en analysant finement les contextes politiques de sa négociation et en soulignant le rôle longtemps négligé des acteurs extra-européens. W. Smiley affirme qu’il s’agissait d’un système pleinement russo-ottoman, fondé sur une co-construction et sur la réciprocité. Cet argument aurait pu gagner en force si une plus grande attention avait été accordée à la perspective des Romanov. L’auteur, malheureusement, n’évoque ni le raisonnement juridique des Russes ni leurs interactions avec leurs captifs ottomans ou avec les représentants de l’État ottoman chargés d’obtenir leur libération.
Être réfugié avant les guerres mondiales
L’ouvrage de V. Hamed-Troyansky, Empire of Refugees, retrace l’histoire des réfugiés du Caucase du Nord dans l’Empire ottoman, des années 1850 jusqu’à la Première Guerre mondiale. Il mobilise des archives en russe, en turc ottoman et en arabe des deux anciens empires, aujourd’hui conservées en Turquie et en Russie (y compris des archives locales, dans le Caucase du Nord) et dans divers pays du pourtour de la mer Noire et de la Méditerranée orientale. Du milieu du xixe siècle à la Première Guerre mondiale, entre un et deux millions de musulmans furent expulsés du Caucase du Nord en raison de la conquête et de la colonisation russesFootnote 8. Confronté à cette arrivée en masse de réfugiés musulmans, l’Empire ottoman créa pour eux un système particulier et un statut, qui n’était ni occidental ni laïc, celui de muhacir Footnote 9. Alors que les grandes réformes (les Tanzimat) avaient défini une citoyenneté ottomane égalitaire et non confessionnelle, ainsi qu’un système d’immigration théoriquement ouvert à tous, l’Empire ottoman reconnut les muhacir comme une population qui, du fait des persécutions religieuses subies sous la domination chrétienne, méritait une protection spécifique, des droits et une réinstallation en échange de sa loyauté. Les politiques des Ottomans et des Romanov à l’égard des musulmans du Caucase du Nord visaient à consolider l’autorité impériale sur les populations des marches frontalières et renforçaient ainsi la « sectarisation progressive » et le « tri des populations selon leur religion [religious sorting] dans les borderlands au xixe siècle »Footnote 10. Alors que les Russes avaient recouru aux déplacements de population et aux politiques foncières pour ouvrir à la colonisation cette marche méridionale récemment conquise, les Ottomans utilisèrent à leur tour les muhacir créés par ces politiques russes pour contrôler ou coloniser leurs propres borderlands.
V. Hamed-Troyansky propose une minutieuse cartographie de la relocalisation des Nord-Caucasiens à travers l’empire. Les muhacir étaient voués à devenir des colons ruraux, instruments des efforts impériaux pour sécuriser les marches. S’ils transformèrent bien l’empire de l’intérieur, ce fut rarement de la manière dont les autorités l’avaient imaginée. Dans les années 1860, ils furent principalement installés dans les provinces européennes, que l’Empire russe avait essayé d’arracher lors de la guerre de Crimée (1853-1856). Ne recevant pas les ressources nécessaires pour cultiver les terres prises aux communautés locales, les réfugiés eurent de plus en plus recours à la violence, se faisant bandits ou membres de la milice dans les rangs des başıbozuk, mal payés et extrêmement brutaux. Au lieu d’aider l’Empire ottoman à sécuriser ses frontières européennes, ils alimentèrent la montée de la violence sectaire, dont ils finirent par être les victimes, puisqu’ils furent massivement expulsés de la région après 1878. Ils furent alors réinstallés principalement en Anatolie et, dans une moindre mesure, au Levant. L’Empire ottoman les utilisa pour renforcer la présence musulmane dans les régions à fort peuplement grec et pour coloniser les frontières intérieures de l’empire contrôlées par des communautés nomades. Les muhacir étaient censés y servir la « mission civilisatrice » de l’empire. Leur installation, qui exigeait le déploiement d’arpenteurs, de collecteurs d’impôt et de la bureaucratie impériale, devait permettre de développer l’agriculture et l’économie, et fournissait une sécurité armée à la frontière.
V. Hamed-Troyansky se concentre sur deux cas : celui de la région montagneuse d’Uzunyayla dans le sud de l’Anatolie et celui de la région d’Amman, aujourd’hui en Jordanie. Dans les deux exemples, l’État ottoman offrit aux réfugiés un soutien militaire, en plus de terres et de droits, pour les aider à lutter contre leurs rivaux tribaux, qu’ils fussent turcs, kurdes, bédouins ou druzes. Les muhacir eux-mêmes étaient fortement militarisés, rejoignant l’armée ottomane ou diverses milices locales, servant l’État contre les « rebelles » de tous bords ou patrouillant à la frontière russo-ottomane. Dans le sud de l’Anatolie, les Caucasiens du Nord avaient choisi une vallée isolée où ils créèrent une « Petite Circassie », restée largement coupée de la société environnante. Au Levant, la colonisation caucasienne coïncida avec l’ouverture de la ligne ferroviaire du Hedjaz. Les Nord-Caucasiens s’installèrent dans des villages de la Transjordanie centrale, à la frontière des zones nomades, où ils prospérèrent. Amman passa rapidement de petit village à bourg dynamique, puis à ville. Bien qu’ils fournissent des troupes militaires loyales aux Ottomans jusqu’à la fin, les muhacir durent leur succès à leurs alliances avec les communautés bédouines et les élites marchandes arabes.
Quoique les réfugiés acquissent la citoyenneté ottomane dès leur arrivée dans l’empire et eussent formé une nouvelle catégorie administrative de population, la transformation de cette identité juridique en identité politique fut plus longue, à l’instar de processus similaires au sein de multiples communautés ottomanes au tournant du siècle. Au début du xxe siècle, les Caucasiens du Nord commencèrent à se constituer en un peuple ottoman, uni par sa foi, son histoire de persécution religieuse, sa loyauté envers le protecteur ottoman et une identité circassienne difficile à définir. Les « Circassiens » regroupaient, en effet, plusieurs peuples, dont les Circassiens à proprement parler (Adyghé), les Abkhazes, les Abazines, les Kabardes, les Tchétchènes, etc., qui avaient des langues, des traditions, des structures politiques et sociales différentes. Au cours du processus de réinstallation, souvent meurtrier, ceux-ci s’appuyèrent, pour survivre, sur leurs réseaux sociaux et leurs liens communautaires préexistants. Ils conservèrent, par conséquent, une grande partie de leur diversité. Les intellectuels qui s’efforçaient de créer une identité circassienne ottomane partagée s’attelèrent à écrire une histoire commune, à inventer une patrie nord-caucasienne, à établir des normes linguistiques unifiées et à choisir un alphabet. Certaines de leurs créations, dont les premiers journaux, livres et manuels scolaires circassiens, furent brièvement réimportées dans le Kouban russe et en Kabardie, où des écoles et des journaux circassiens avaient été fondés par des muhacir revenus en Russie après 1905, avant que les autorités impériales ou bolcheviques ne les interdisent.
L’un des points forts du travail de V. Hamed-Troyansky est l’attention qu’il porte à ces migrations de retourFootnote 11. Les autorités ottomanes et russes s’attendaient en effet à ce que les réfugiés ne reviennent jamais et elles déployaient des efforts mutuels considérables pour leur interdire de franchir la frontière ; cependant, des dizaines de milliers d’entre eux revinrent et beaucoup d’autres tentèrent de le faire. Les Romanov avaient certes formellement interdit l’immigration et l’émigration de leurs sujets du Caucase du Nord à la fin des années 1860. Néanmoins, ils durent mettre en œuvre des réponses pragmatiques à ce mouvement de retour, en autorisant le séjour des réfugiés qui arrivaient à pénétrer suffisamment à l’intérieur du territoire jusqu’à ce que la reconduite à la frontière ne fût plus guère praticable. Les Circassiens formèrent ainsi des communautés diasporiques transimpériales complexes, où les migrations et les déplacements n’étaient pas à sens unique. Les informations, les marchandises et les personnes circulaient d’Amman au Daghestan. Les gens pouvaient quitter l’Empire russe en tant que pèlerins, s’installer dans l’Empire ottoman en tant que réfugiés, et tenter de revenir en Russie en tant que citoyens ottomans, quels que soient les efforts consentis par les autorités impériales pour interrompre ces flux, qu’elles soupçonnaient d’être des vecteurs de contrebande, de réseaux de propagande révolutionnaire ou panislamique, parmi d’autres dangers encore pour la sécurité de l’empire.
Parmi ceux qui tentèrent – d’ordinaire en échouant – l’émigration de retour vers l’empire Romanov se trouvaient des esclaves circassiens. Les migrations nord-caucasiennes étaient une affaire communautaire : des communautés entières, des familles élargies jusqu’à des confédérations villageoises ou tribales migrèrent. En leur sein se trouvaient des personnes non libres qui, en tant que réfugiées asservies dans l’Empire ottoman, avaient souvent encore moins de droits que dans leur pays d’origine. Quand l’Empire russe interdit l’esclavage dans le Caucase du Nord afin de briser les hiérarchies locales, à l’inverse, l’Empire ottoman choisit d’affirmer les droits des propriétaires d’esclaves circassiens afin de s’assurer la loyauté de l’élite réfugiée, bien qu’officiellement, les Circassiens libres et non libres fussent tous des sujets ottomans et des muhacir, avec les mêmes droits. À la faveur de l’afflux de dizaines, voire de centaines de milliers d’esclaves, l’institution de l’esclavage circassien dans l’empire connut un net regain et une extension inégalée. L’émigration vers l’Empire russe, en plus de la rébellion et de l’appel aux autorités ottomanes, devint l’une des voies d’accès à la liberté pour les esclaves. Il fallut attendre le début du xxe siècle pour que les élites circassiennes elles-mêmes prissent fait et cause pour l’abolition de l’esclavage. C’était là le prix de l’alliance entre les réfugiés et l’ancienne élite circassienne ottomane, issue du commerce d’esclaves, dans la cause nationale : l’esclavage était désormais reconnu comme un facteur majeur de division entre les Circassiens.
Nationalités et appartenances
Comme V. Hamed-Troyansky, L. Can met en avant la difficulté de classer les migrations interimpériales en catégories clairement délimitées. Spiritual Subjects examine le pèlerinage centrasiatique à La Mecque et à Médine après la conquête de l’Asie centrale par les Romanov au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Si L. Can souligne que toute analyse du hajj à l’apogée de l’impérialisme doit bien sûr s’intéresser à sa dimension religieuse, elle envisage également le pèlerinage comme une forme spécifique de migration structurant un espace diasporique et transimpérial profondément transformé par l’expansion coloniale et les moyens de transport modernesFootnote 12. Les hajjis qu’elle observe ne se contentaient pas d’aller d’Asie centrale aux Lieux Saints une fois dans leur vie ; ils passaient du temps à Istanbul, y vivaient et y travaillaient, ainsi que dans de nombreuses autres villes. Ils s’installaient parfois, en cours de route ou à Médine. Certains ne retournèrent jamais en Asie centrale, d’autres n’atteignirent jamais La Mecque ; d’autres encore firent le voyage plusieurs fois. Leur monde était imprégné d’une culture persane soufie, mais ils étaient pour la plupart des travailleurs, des marchands et autres personnes « ordinaires », plutôt que des derviches et des érudits.
En s’appuyant sur des archives produites dans les empires russe et ottoman, notamment en turc ottoman, en djaghataï, en arabe et en russe, L. Can montre comment ces Centrasiatiques en mouvement ont remis en question et défini les statuts de sujet et les formes d’appartenance entre les empires. Elle étudie de près la manière dont les autorités ottomanes s’efforcèrent de faire entrer ces hajjis dans les nouvelles catégories juridiques des sujets d’empire. La loi sur la nationalité ottomane de 1869 avait créé une catégorie apparemment claire de sujets ottomans qui n’était plus définie par la religion et qui désignait tous les autres comme « étrangers ». L’ensemble des États européens, y compris l’Empire russe, étaient en train de codifier des catégories similaires. L’un des objectifs de la législation ottomane était d’atténuer les effets des capitulations et de l’extraterritorialité européenne, en établissant une distinction nette entre sujets ottomans (de n’importe quelle confession) et protégés européens. Toutefois, cela signifiait que les musulmans non ottomans devaient désormais être considérés comme des « étrangers ». En tant qu’étrangers, ils étaient soumis à diverses restrictions. Il leur était notamment interdit d’acquérir des terres dans le Hedjaz. Les Ottomans répugnèrent cependant à traiter les étrangers musulmans comme des ressortissants européens auxquels la loi islamique ne s’appliquait pas ; ils craignaient que ces sujets coloniaux ne devinssent des agents de l’impérialisme européen contre l’Empire ottoman. Ils s’efforcèrent donc de circonscrire la possibilité pour les hajjis musulmans de se revendiquer de nationalités européennes. Leurs efforts furent particulièrement intenses lorsqu’il s’agit de définir le statut des sujets originaires d’Asie centrale. À la fin du xixe siècle, l’Asie centrale avait été transformée par l’expansion coloniale russe et britannique. Une grande partie avait été incorporée à l’empire Romanov en tant que colonie du Turkestan, tandis que les émirats de Boukhara et d’Afghanistan étaient devenus des protectorats. Bien que les Qing reconquissent le Turkestan chinois, les autorités russes poussaient aussi de plus en plus leurs revendications de souveraineté sur la région, notamment en étendant leur protection extraterritoriale à ses habitants. Tout au long de la période impériale tardive, les autorités ottomanes s’appuyèrent sur des interprétations sophistiquées du droit international pour refuser que les Boukhariotes, les Afghans et les Kachgaris puissent se prévaloir de la nationalité russe ou britannique, en affirmant que les protectorats étaient des États semi-souverains ayant leurs propres ressortissantsFootnote 13. En outre, la faiblesse des connaissances des Ottomans sur l’Asie centrale les amenait souvent à qualifier de « Boukhariotes » tous les habitants sous domination russe qui en étaient issus : des sujets coloniaux du Turkestan russe se voyaient ainsi dénier la citoyenneté impériale qui était la leur.
Les migrants d’Asie centrale se trouvaient donc, dans l’Empire ottoman, dans une situation difficile. Ils étaient à la fois des étrangers ne pouvant bénéficier des droits des sujets ottomans et des ressortissants d’États incapables de leur offrir une protection, puisque les protectorats ne pouvaient pas mener leur propre politique étrangère et que les Qing n’avaient pas de relations diplomatiques avec les Ottomans. Néanmoins, s’ils ne pouvaient bénéficier de protections ou de droits fondés sur une « nationalité juridiquement reconnue [viable legal nationality]Footnote 14 », ils avaient également le statut de hajjis musulmans sur les terres du calife, au moment même où le sultan ravivait le califat pour asseoir sa légitimité : les Ottomans affirmèrent dès lors que les hajjis d’Asie centrale se trouvaient sous la seule protection de leur souverain spirituel. L. Can montre que l’institution califale ne relevait en rien d’une question de discours panislamique ou d’une instrumentalisation de la religion, mais qu’elle était une institution politique clef de l’État ottoman en tant qu’empire musulman. En retraçant les interactions entre les hajjis d’Asie centrale et les autorités ottomanes, elle examine comment celles-ci furent à l’origine de régimes de droits et d’attentes qui donnèrent une épaisseur matérielle, institutionnelle et juridique à la protection califale. Cela faisait également peser un fardeau de plus en plus lourd sur l’empire lui-même, obligé de répondre à ces attentes, même lorsque celles-ci entraient en conflit avec ses propres intérêts financiers ou politiques. Les pèlerins avaient besoin d’hébergements et de fonds pour voyager, ce qui était particulièrement coûteux au Hedjaz. Ils pouvaient être porteurs de maladies, mendier dans les rues d’une capitale que les autorités voulaient imaginer moderne, propre et dépourvue de vagabonds ; ils étaient à l’origine de conflits répétés avec les consuls étrangers. Au début du xxe siècle, les autorités russes et ottomanes cherchèrent activement à endiguer le nombre croissant de pèlerins d’Asie centrale qui traversaient la mer Caspienne et la mer Noire vers Istanbul et l’ouest, mais elles se trouvèrent entravées dans leurs efforts, étant donné que les statuts de sujet, juridique et spirituel, créaient des obligations internes et internationales contraignantes.
En outre, les Centrasiatiques étaient liés à l’Empire ottoman par-delà les catégorisations impériales de sujets. L. Can propose une analyse fine du rôle et du fonctionnement d’un tekke boukhariote à Istanbul, grâce à un accès exceptionnel à ses archives. Ces loges, qui servaient les pèlerins pauvres sur la route de La Mecque, étaient devenues des institutions impériales ottomanes au xixe siècleFootnote 15. Leurs shaykhs enregistraient et contrôlaient les pèlerins pour le compte de l’État ottoman, tout en leur apportant le soutien impérial, en relayant leurs suppliques et pétitions ou en se portant garants pour eux. Les tekke fonctionnaient également comme un réseau pérenne qui s’étendait à travers tout l’empire et jusqu’en Asie centrale. Ils étaient, pour les migrants, des institutions sociales et économiques, leur fournissant logement, nourriture, travail, contacts avec la société environnante et une communauté. Les pèlerins d’Asie centrale liés à l’ordre des Naqshbandi y étaient accueillis en tant que « compatriotes », hemşeri, qu’ils soient sujets boukhariotes, Qing ou russes.
Le tekke n’était pas la seule institution ottomane à traiter les Centrasiatiques comme des Ottomans ou, du moins, pas comme des étrangers. Les fonctionnaires locaux, en particulier les autorités provinciales du Hedjaz, refusèrent de requalifier soudain comme « étrangères » des personnes qui étaient intégrées de longue date aux communautés. Les lois relatives à l’acquisition de terres par des étrangers ou au mariage avec des femmes ottomanes étaient régulièrement ignorées lorsqu’il s’agissait de hajjis d’Asie centrale. Comme le souligne L. Can, ceux-ci n’étaient pas de simples visiteurs occasionnels qui arrivaient une fois par an à La Mecque. Le hajj était indissociable des activités économiques, marchandes et savantes, et il se superposait aux réseaux Naqshbandi plus anciens qui reliaient l’Arabie à l’Asie centrale. Il formait le support d’une communauté transimpériale défiant les tentatives des empires modernes de catégoriser les gens en fonction de leur nationalité juridique, tout en offrant des modalités alternatives d’appartenance et des manières différentes de devenir Ottoman. De nombreux habitants originaires d’Asie centrale finirent ainsi par acquérir la nationalité ottomane dans les années 1910 ; d’autres se portèrent volontaires pour servir dans l’armée ottomane pendant la guerre tout en conservant leur nationalité russe. Qu’ils fussent légalement sujets ottomans ou non, ils étaient devenus Ottomans par les pratiques, les réseaux, les institutions du hajj, alors que les Ottomans chrétiens, sujets légaux et théoriquement égaux de l’empire, en étaient violemment exclus, par la déportation ou l’extermination.
Si L. Can ancre clairement sa recherche dans le champ de l’histoire ottomane, elle précise que son projet est né d’une question de recherche totalement différente : le fait que les rebelles soufis aient revendiqué un soutien ottoman lors du soulèvement d’Andijan en 1898 dans le Turkestan russe. Il est dommage qu’elle ne revienne pas sur cette interrogation initiale. On peut discerner dans le livre la thèse implicite que les requêtes andijanaises adressées aux Ottomans n’avaient pas grand-chose à voir avec le panislamisme ou le pan-turquisme ; elles découlaient plutôt de l’expérience du hajj, qui leur conférait ce statut de sujets spirituels du calife, comme modèle alternatif au statut de sujet colonial imposé par l’Empire russe.
L’argument de L. Can aurait bénéficié d’une discussion plus précise de la catégorie des personnes « originaires d’Asie centrale ». Il se fonde clairement sur l’ambiguïté des Boukhariotes en tant que sujets de protectorats, mais il semble s’étendre aux sujets du Turkestan, même si ceux-ci ne sont explicitement ni inclus ni exclus. La catégorie de « Centrasiatique » employée était à la fois vague et précise pour les autorités impériales russes et ottomanes, qui tantôt appliquaient strictement les nouvelles frontières qui découpaient les sociétés d’Asie centrale, tantôt les ignoraient pour revendiquer tous les Centrasiatiques comme un seul groupe de sujets, selon le contexte et leurs intérêts. Ces distinctions imposées par les États ne correspondaient pas aux frontières communautaires telles que les Centrasiatiques les vivaient, que ce soit en Asie centrale ou dans les empires russe et ottoman. La manière dont les « Centrasiatiques » négocièrent leurs propres identités n’est pas claire non plus. Kashgari, Boukhariotes et Andijanais pouvaient probablement être confondus à Odessa ou à Istanbul, mais L. Can souligne qu’ils restaient, quant à eux, parfaitement conscients de leurs différences. L’expérience du hajj, soutenue par les réseaux Naqshbandi et nouvellement accessible à des dizaines de milliers de personnes, au-delà de l’élite traditionnelle des pèlerins, a-t-elle également permis l’émergence ou le renforcement d’identités « centrasiatiques » face à la sujétion impériale, en même temps que ces Centrasiatiques traversaient les empires russe ou britannique pour devenir des sujets spirituels ottomans ?
Colonisation interimpériale : l’émergence de l’État moderne
Les trois ouvrages ici choisis explorent des sources et des questions neuves. Chacun constitue, à sa façon, une contribution significative dans son domaine respectif, ancré notamment mais pas exclusivement dans l’histoire ottomane. Lus ensemble toutefois, ils dessinent une proposition scientifique, une invitation à une histoire transimpériale russo-ottomane, qui connaît depuis quelques années une certaine effervescenceFootnote 16. Cette approche se caractérise tout d’abord par un décentrement systématique de l’histoire impériale. Décentrer ne signifie pas simplement mettre au centre des acteurs ou des régions autrefois « périphériques », déplacer le centre, mais se concentrer sur les interactions entre acteurs étatiques et non étatiques à tous les niveaux en tant que matrices des institutions impériales. Cela est particulièrement visible dans ces ouvrages qui portent sur des périodes plus contemporaines que la plupart des recherches du champ, principalement tournées vers les circulations intellectuelles, culturelles et économiques de l’époque moderne et accordant moins d’attention aux États, dans la lignée de la « nouvelle histoire impériale ».
Dans les monographies discutées dans ces pages, l’État lui-même apparaît comme un produit majeur de ces interactions trans- et interimpériales. Les acteurs impériaux russes et ottomans œuvrèrent de concert, à partir du xviiie siècle, pour définir et imposer de nouvelles formes de souveraineté étatique en Asie occidentale et centrale. Les processus de transformation, centralisation, homogénéisation et modernisation étatiques dans les empires Romanov et ottoman, en général examinés séparément, étaient profondément imbriqués, les deux empires s’appuyant l’un sur l’autre pour appliquer de nouveaux ordres souverains. Leurs revendications firent l’objet de négociations et de reconnaissance mutuelle ; les lois et réglementations devaient être adaptées pour tenir compte de celles des voisins. Les acteurs impériaux collaborèrent au-delà des frontières afin de faire valoir les revendications des États contre des acteurs des marches frontalières qui ne pouvaient ou ne voulaient pas accepter cette intégration, souvent violente, au sein de l’État impérial moderne. Le passage du « droit de rançon » au « droit de libération », selon W. Smiley, reposa ainsi sur la monopolisation par l’État central de la ressource humaine que représentaient les captifs. Il s’agit là d’un élément majeur de la destruction de l’ordre politique et économique de la steppe par les nouveaux États impériaux. À travers la steppe eurasienne, cet objectif était commun à Saint-Pétersbourg et Istanbul : les deux empires coordonnèrent leurs efforts contre leurs propres populations frontalières afin de retrouver et de libérer les captifs ennemis. Ils ont aussi diversement coopéré pour faciliter le déplacement des populations des marches. Les mouvements de populations chrétiennes et musulmanes aux côtés des armées en retraite étaient un phénomène récurrent des guerres russo-ottomanes mais, au xixe siècle, ils se murent en instruments politiques impériaux. Les déplacements sur critères religieux furent codifiés par l’accord russo-ottoman relatif à la relocalisation des Circassiens occidentaux en 1860 et par le droit d’option inclus dans le traité de paix de 1879. Ces expulsions de populations musulmanes n’ont pas seulement conduit à l’émergence du régime ottoman des réfugiés ; elles ont également nécessité une coopération interimpériale active de la police, de l’armée et des autorités consulaires, ainsi que des ajustements aux lois sur la nationalité et l’immigration dans les deux empires. De façon répétée, on vit ainsi des agents impériaux russes et ottomans, main dans la main, coopérer contre les élites locales, traquer les esclaves dans les foyers ottomans, utiliser la diplomatie et le droit international pour contourner ou saper l’autorité des juges locaux, donner plus de poids aux consuls et aux fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères qu’aux administrations et collectivités régionales. Quel meilleur symbole de cette coopération que l’attribution des ordres russes de Sainte-Anne et de Saint-Stanislas aux officiers ottomans qui avaient ouvert le feu sur les réfugiés tchétchènes tentant de franchir la frontière pour revenir dans l’Empire russe en 1865 ? Le refus des autorités ottomanes d’admettre les réfugiés abkhazes en 1878 fut un événement rare qui, en creux, révèle aussi l’importance de la coopération ottomane dans la soumission du Caucase du Nord en faveur de la Russie.
Partageant un cadre conceptuel commun de la souveraineté de l’État, même si leurs positions étaient souvent antagonistes, les fonctionnaires russes et ottomans ont travaillé de concert pour définir et réduire le statut d’entités politiques qui ne rentraient pas dans le moule de l’État moderne, qu’il s’agisse des royaumes géorgiens chez W. Smiley ou des émirats d’Asie centrale chez L. CanFootnote 17. Comme le souligne cette dernière, les effets ne furent pas circonscrits spatialement : les négociations entre acteurs ottomans et russes à Djeddah étaient directement liées aux prétentions de l’État russe sur le Turkestan chinoisFootnote 18. L’histoire des marches frontalières eurasiennes ne se résume pas à une expansion à partir des centres impériaux et à la rivalité entre les empires ; elle est aussi une histoire de coopération entre acteurs impériaux pour imposer un concept commun de souveraineté étatique à travers le continent, en sapant, en délégitimant et en soumettant les acteurs politiques alternatifsFootnote 19.
Au-delà de cette coopération directe se trouvait une imbrication systémique des processus de soumission des marches frontalières par les deux États impériaux, avec le déploiement de projets coloniaux complémentaires de part et d’autre de la mer NoireFootnote 20. V. Hamed-Troyansky en fait la démonstration la plus explicite en examinant comment des victimes de la colonisation russe du Caucase furent utilisées comme agents de la colonisation ottomane. W. Smiley évoque, lui, l’importance du « droit de libération » pour obtenir de la main-d’œuvre non seulement militaire, mais aussi colonisatrice, les deux allant souvent de pair dans la colonisation russe des marches impériales méridionales, notamment grâce aux Cosaques, soldats-colons. Des corsaires grecs capturés en Méditerranée refusaient d’être délivrés entre les mains de l’État russe parce qu’ils ne voulaient pas être envoyés en Crimée ; les Ottomans capturaient des déserteurs cosaques pour les renvoyer en Russie, tandis qu’ils empêchaient par la force le retour des Circassiens et des Tchétchènes dans le Caucase. Les historiens et historiennes n’ont pas encore pris la mesure de tous les transferts et effets de miroir qui ont accompagné ce processus imbriqué de colonisation des marches frontalières. Les groupes mentionnés dans les ouvrages ici discutés étaient loin d’être les seuls concernés : les Grecs, les Bulgares et les Arméniens furent aussi des instruments importants de la colonisation russe autour de la mer Noire, tandis que les Cosaques zaporogues, expulsés par les Romanov, jouèrent un rôle important pour assurer la domination ottomane dans les Balkans, comme les Tatars de Crimée, en plus des Circassiens, au xixe siècle. Le mélange d’incitations, souvent violentes, à l’émigration et à l’immigration, déployé par les deux empires, a varié, mais ce vaste mouvement de populations frontalières à travers la région de la mer Noire ne peut guère être réduit à un processus de « tri » spontané ou venant d’en bas, même si les transformations des allégeances religieuses et politiques influèrent sur les stratégies des populations concernées.
À la fin du xixe siècle, cette entreprise jointe de colonisation commença à se défaire sous l’effet de la nationalisation de l’Empire russe et de l’importance croissante de l’ethnicité par rapport à la religionFootnote 21. L’État russe se mit à considérer tous les sujets ottomans avec une méfiance accrue, affichant une réticence de plus en plus marquée à utiliser des étrangers comme colons frontaliersFootnote 22. L’Empire ottoman, de son côté, utilisa aussi des critères de loyauté toujours plus rigides, avec une assimilation croissante des opposants intérieurs à des agents de l’impérialisme étranger. Alors que les deux empires commençaient à considérer les groupes transimpériaux comme dangereux, les Arméniens, par exemple, devinrent à la fois suspects aux yeux des Ottomans et des Russes. L’hostilité croissante de ces derniers se traduisit par une détérioration rapide de la situation des réfugiés arméniens, que les autorités russes se mirent à refouler à la frontière dès 1878Footnote 23. Lorsque des centaines de milliers de personnes fuirent les massacres hamidiens dans les années 1890, elles se heurtèrent à des frontières fermées et, pour celles qui parvinrent à les franchir, à l’hostilité des autorités. Aux yeux des fonctionnaires russes des provinces frontalières, il s’agissait là de sujets ottomans, non éligibles aux privilèges fonciers et fiscaux réservés à la réinstallation des colons, les « pereselentsy », qui jusque-là concernaient toutes les personnes déplacées, indépendamment de la raison de leur migration. À la veille du génocide, le régime de réfugié (refugeedom) en tant qu’institution impériale russo-ottomane était en train de s’effondrer. Il n’en reste pas moins crucial pour comprendre l’émergence du régime contemporain des réfugiés. V. Hamed-Troyansky explique ainsi que le régime de réfugié créé par l’administration russo-ottomane des musulmans du Caucase du Nord permet de comprendre l’échange de populations gréco-turc et qu’il a façonné plus largement les régimes de réfugiés dans tout le Moyen-Orient post-ottoman au xxe siècle. Ce régime a également aiguillonné les réponses aux réfugiés arméniens qui ont survécu au génocide au Levant et dans l’Empire russe. On peut se demander si le régime de réfugié russo-ottoman du xixe siècle, fondé sur les muhacir et les pereselentsy, n’a pas ensuite, au moins partiellement, fusionné avec le régime international des réfugiés créé dans les années d’après-guerre en réponse à plusieurs crises qui puisaient leurs racines dans les deux anciens empires, mais qui n’étaient plus contenues par euxFootnote 24.
Au lieu d’expulser les populations indésirables et d’inviter des populations étrangères à s’installer, à partir des années 1870, les deux empires se tournèrent de plus en plus vers la fermeture des frontières et les déportations internes, un processus qui définit une grande partie du xxe siècle (et qui reposait notamment sur un effort coordonné pour construire une frontière hermétique entre l’Union soviétique et la Turquie)Footnote 25. Au milieu du xxe siècle, la plupart des groupes concernés par le « tri » ethno-religieux et la colonisation croisée de la mer Noire du xixe siècle avaient été déplacés vers l’intérieur de la Turquie et de l’Union soviétique. Les formes et la nature précises des imbrications de ces processus de colonisation ne sont pas encore bien comprises. Elles invitent également historiens et historiennes à revisiter les concepts et les pratiques de la colonisation et du colonialisme dans le contexte russo-ottoman. On ne peut qu’espérer qu’elles conduisent aussi à une discussion plus générale sur la nécessaire pluralisation de notre compréhension du colonialisme, au-delà du seul cadre des empires maritimes d’Europe occidentale.
État et religion : redéfinir les affiliations politiques
Au cœur de la formation de l’État moderne dans les deux empires se trouvent la définition et l’imposition conjointes du statut juridique de sujet (subjecthood), un fil conducteur commun aux trois ouvrages. Les deux empires subirent une transformation parallèle au xixe siècle ; ces empires dynastiques fonctionnant au moyen d’une série d’« accords » spécifiques conclus avec différents groupes devinrent des États modernes et centralisés régissant une masse de plus en plus homogène de sujets (par opposition à la masse théoriquement tout aussi homogène d’étrangers) en utilisant l’instrument de la loiFootnote 26. Les trois livres montrent qu’il ne s’agissait pas juste de processus de réforme endogène ou inspiré par l’Europe, mais d’une dynamique transimpériale. Ce « système de répartition des individus entre les ÉtatsFootnote 27 » était fondamentalement interactionnel. Non seulement la catégorie juridique de sujet était-elle constamment renégociée entre les acteurs à tous les niveaux de l’administration impériale, mais elle reposait aussi sur le fait que ces mêmes acteurs s’attendaient à ce qu’elle fût mutuellement respectée et appliquée. Comme le démontre W. Smiley, cela incluait une coopération interétatique pour la mise en œuvre d’un régime transimpérial de non-liberté (unfreedom)Footnote 28. Ce régime prit diverses formes, allant de l’esclavage et du servage à la conscription, au travail forcé, à la déportation et à l’attachement juridique de paysans libres à la terre. Ce que les deux empires avaient indéniablement en commun, c’était une conception de la sujétion en tant que prérogative de l’État, imposée par le souverain à des populations souvent réticentes et non libres. Aucun des sujets étudiés par les trois spécialistes, à l’exception de quelques convertis, n’avait son mot à dire face aux prétentions des États impériaux à leur égard. Même si certains sujets transimpériaux ont pu « jouer » entre sujétion ottomane et sujétion russe à leur profit, comme le souligne L. Can, leur cas relevait de l’exception. En outre, ce recours contraint aux catégories impériales de sujétion n’impliquait nullement la reconnaissance de leur légitimité ni, par conséquent, de la domination de tel ou tel empireFootnote 29.
Les trois ouvrages soulignent également les « tensions entre les affiliations religieuses et politiquesFootnote 30 » dans cette histoire de transformation impériale. Les deux États faisaient face à un défi similaire : en grande partie, mais pas exclusivement en réponse l’un à l’autre, ils ont remobilisé comme sources de légitimité des prétentions à incarner une autorité religieuse non territorialisée, au moment même où ils promouvaient des modèles juridiques « libéraux » de sujétion à l’intérieur de leurs frontièresFootnote 31. Les Romanov ressuscitèrent le motif de la « troisième Rome » et placèrent la défense du christianisme au centre de leur discours anti-ottoman à partir de la guerre de Crimée, modulé pour mobiliser leurs populations, les chrétiens orientaux et, plus largement, comme argument diplomatique. Les Ottomans réagirent en proclamant la guerre sainte, en ravivant le califat et en soutenant occasionnellement les rebelles musulmans de l’autre côté de la frontière. Dans les deux cas, ces affirmations entraient en conflit direct avec l’affirmation d’une souveraineté territorialisée sur des sujets de confessions différentes. Dans leur évocation de ces questions, les trois ouvrages parviennent à des conclusions apparemment contradictoires. W. Smiley souligne qu’au fil du temps, l’appartenance juridique à un État l’a emporté sur l’affiliation religieuse. V. Hamed-Troyansky, au contraire, défend l’idée qu’affiliation religieuse et affiliation politique eurent tendance à coïncider de plus en plus, à mesure que, dans les marches frontalières, les autorités impériales considéraient l’identité religieuse comme synonyme de (dé)loyauté. L. Can propose une réponse plus ambivalente, mettant en avant les tensions non résolues entre sujétion juridique et spirituelle.
Au-delà des débats sur les usages politiques de la religion dans les deux empires, les trois ouvrages rappellent à quel point l’appartenance religieuse a profondément modelé les institutions impériales, parfois en dépit de la réticence des acteurs étatiques. Ainsi, la « protection », au cœur de la définition de la relation entre le sujet et le souverain, imposée à des sujets qui ne la désiraient et ne la demandaient pas, façonna des régimes de droits dont les acteurs étatiques ne pouvaient pas aisément se dérober. Dans les deux empires, la « protection » en tant qu’interaction reposait sur des pratiques coutumières et des régimes d’attentes dépassant sa simple formalisation juridique, comme le montrent les trois cas. Les auteurs et l’autrice exploitent les suppliques des sujets pour montrer non seulement l’habileté de certains à les rédiger, mais aussi tous les devoirs qu’elles imposaient aux autorités de l’État. Dans l’historiographie de l’Empire ottoman, la protection est surtout associée aux revendications européennes d’extraterritorialité et d’empiètement impérial et, dans ce contexte, aux idées de portabilité, de choix stratégiques et de fluidité, mais cette forme semble n’être qu’une des formes d’une relation politique qui a profondément transformé les ordres impériaux à l’échelle de l’EurasieFootnote 32.
Un autre point commun dans ces discussions à propos des affiliations politiques et religieuses est l’importance de modalités d’appartenance et d’identité communautaire qui l’emportaient souvent sur les catégories juridiques de sujétion, même aux yeux de représentants de l’État. Aucun texte de loi de l’empire ne pouvait forcer les responsables des chemins de fer russes à considérer les pèlerins d’Asie centrale comme des sujets russes à part entière, ni les autorités ottomanes de La Mecque à regarder les hajjis comme des étrangers. W. Smiley et V. Hamed-Troyansky évoquent les échecs répétés des autorités dans leurs diverses tentatives d’imposer ou de subvertir les manières dont les communautés concevaient l’appartenance. Ces conceptions n’étaient pas moins coercitives que la sujétion impériale. Elles entraînaient, entre autres, des formes de collusion et de pression sociales qui permettaient, par exemple, de défendre les propriétaires d’esclaves contre l’ingérence de l’État ou bien d’instituer des mesures destinées à prohiber l’apostasie. Ces définitions communautaires de l’appartenance n’étaient pas non plus ataviques ou figées. Les trois ouvrages offrent de nombreux exemples de leur transformation, y compris, bien sûr, par l’intégration de migrants étrangers qui ne reposait pas sur une solidarité automatique fondée sur la religion. Les trois monographies soulignent ainsi l’importance et la pérennité de réseaux transrégionaux d’interrelations. Ceux-ci ne sont pas faciles à définir, dans la mesure où ils pouvaient mêler des liens de parenté, des liens tribaux, ethniques, religieux, commerciaux et politiques, qui se chevauchèrent et se transformèrent dans l’espace et dans le temps. Les réseaux des marches qui rendirent possible le « droit de rançon » et la traite des captifs ont survécu à l’émergence internationale du « droit de libération » – et, vraisemblablement, à la chute des empires même. Des villages, des tribus et des familles migrèrent ; des hajjis firent passer des lettres entre les réfugiés (les muhacir) et leurs proches ; les réseaux Naqshbandi se transformèrent à l’ère de l’impérialisme et des transports de masse. Les muhacir propriétaires d’esclaves s’allièrent à une élite ottomane, elle-même descendante d’esclaves, pour apporter un soutien financier et politique à l’immigration nord-caucasienne et pour articuler une nouvelle identité nationale ottomane circassienneFootnote 33.
Il reste encore à écrire l’histoire transnationale d’un grand nombre de ces communautésFootnote 34. Toutefois, les trois ouvrages discutés ici portent moins sur cet aspect que sur la manière dont ces réseaux ont contribué à la transformation de l’ordre impérial. Progressivement, les États impériaux se désintéressèrent de ces réseaux lorsqu’ils ne les perçurent plus comme des menaces. Ils jouèrent néanmoins un rôle décisif dans les renégociations des notions de souveraineté, d’identité, de sujétion, de protection et de pouvoir. L’histoire transimpériale ici écrite n’oppose pas l’État à la société, l’empire à la nation, la domination à la résistance ou les colonisateurs aux colonisés ; elle retrace plutôt l’émergence dynamique et délicate des ordres politiques contemporains à partir des interactions entre acteurs étatiques et non étatiques – une frontière elle-même fluide –, quand des réfugiés se muaient en officiers impériaux tandis que des soldats devenaient des esclaves. Bien que les auteurs et l’autrice de ces livres se concentrent sur l’Empire ottoman, ils évoquent le fait que ces interactions et ces réseaux continuèrent à évoluer, à se transformer et à engendrer d’autres formations étatiques après que la révolution et la guerre eurent balayé les deux empires dynastiques. Les États indépendants qui émergèrent dans le Caucase du Nord et du Sud (ainsi qu’en Ukraine et dans le sud de la Russie) en 1918-1920 avant que les bolcheviks ne reconquissent la région, la Turquie kémaliste et les nouveaux États arabes furent tous aussi façonnés par les acteurs qui apparaissent dans les ouvrages de V. Hamed-Troyansky et de L. Can. Ces acteurs réinventèrent leurs appartenances dans des États qui se voulaient désormais nationaux. Une approche interactionniste et décentrée de la formation des États dans l’espace gouverné par les dynasties Romanov et ottomane permettrait d’écrire une histoire des formations étatiques après la chute de ces dynasties. Elle éviterait aux chercheurs et chercheuses en sciences sociales de présumer que la structuration politique de ce vaste espace transcontinental trouve nécessairement son impulsion à Istanbul, Saint-Pétersbourg et Moscou.
Repenser le territoire
Enfin, les trois ouvrages soulignent la discontinuité spatiale de ces interactions et de ces réseaux, y compris celle des États eux-mêmes, en évitant d’assimiler les revendications de souveraineté territorialisée à un contrôle réel du territoire. W. Smiley examine les lieux d’internement des prisonniers de guerre, les routes de l’État ottoman, les efforts de celui-ci pour projeter son autorité à l’extérieur de la capitale ou à l’intérieur des foyers de l’élite, avec l’aide de fonctionnaires russes. Au-delà des routes et chemins de fer en cours de construction, les différents acteurs de ces réseaux tracèrent leurs propres itinéraires sur de vastes distances, en ayant recours tantôt à l’infrastructure impériale, tantôt à leurs propres voies, considérées comme illégales lorsqu’elles consistaient à franchir des frontières mouvantes. V. Hamed-Troyansky cartographie ainsi la réinstallation des réfugiés, aux échelles impériale, régionale et locale, tout en utilisant d’exceptionnelles archives de correspondance privée pour en retracer les connexions. Les khachesh, maisons d’hôte tenues par l’élite circassienne, et les tekke, qui accueillaient les pèlerins pauvres, sont deux exemples d’institutions traditionnelles qui, transformées, rencontrèrent de nouveaux usages au cours du xixe siècle, pour continuer à servir de nœud dans l’articulation de réseaux devenus diasporiques. Des villes et des régions acquirent de nouvelles significations politiques, nationales et religieuses, à mesure que diverses populations en mouvement les fréquentaient. Les acteurs étatiques avaient leurs propres cartes transimpériales, leurs capitales, leurs bureaux, leurs postes de police et de contrôle des frontières, leurs ambassades et leurs consulats. Il n’est pas surprenant que les auteurs et l’autrice exploitent finement les jeux d’échelle, en ayant recours à des méthodologies à la fois rigoureuses et inventives, afin de construire l’espace imbriqué de pouvoir et d’interaction qui donne forme à leurs récits. Il ne s’agit pas simplement d’une question de connectivité (trans-)impériale. Est en jeu la coexistence d’expériences et de conceptualisations concurrentes du territoire, une pluralité spatiale qui ne peut être réduite au territoire d’un État souverain délimité, en dépit de tous les efforts des autorités impériales pour en faire une carte homogène et lisible sur laquelle dessiner leurs projetsFootnote 35.
La distinction simpliste entre « centre » et « périphérie » au sein des empires s’en trouve, elle aussi, remise en cause. Si les trois spécialistes accordent un rôle important aux acteurs des borderlands, ceux-ci n’étaient pas confinés à des marches frontalières géographiquement (mal) définies. En fait, on les rencontrait beaucoup plus souvent dans les capitales impériales que dans de lointaines périphéries. L. Can souligne que le hajj n’était pas un événement limité dans l’espace et le temps, au pèlerinage annuel et aux Lieux Saints, mais une préoccupation constante, à bas bruit, pour les fonctionnaires et diverses communautés à travers l’empire. C’est encore plus vrai pour les réfugiés étudiés par V. Hamed-Troyansky, dont l’histoire va bien au-delà de la « crise » de leur arrivée dans les villes portuaires ottomanes, les borderlands finissant par englober tout l’empire. Même la gestion des prisonniers de guerre était un phénomène qui s’étendait bien au-delà de l’espace-temps circonscrit de la guerre interétatique. Dans cette histoire transimpériale, les borderlands ne sont donc que partiellement territorialisées. Les marches désignent avant tout une configuration sociopolitique spécifique de relations entre une pluralité d’acteurs étatiques et non étatiques, en contexte impérial, qui se définissaient plus par leurs conceptions divergentes du statut de sujet, que par leur identité territoriale. Ces configurations se déployaient dans l’ensemble de l’empire, avec les borderlands en son cœur, et non à ses confins. Les capitales impériales appartenaient aux borderlands autant que Van ou Odessa. Il serait envisageable d’explorer combien les empires russe et ottoman pourraient avoir été « définis par leurs diasporas » au même titre que l’Empire soviétiqueFootnote 36.
Cette reconceptualisation de l’espace impérial comme fragmenté et connecté s’est avérée très productive pour notre compréhension des empires maritimesFootnote 37. L’illusion de la continuité spatiale inhérente à la pratique cartographique traditionnelle continue cependant à entraver notre appréhension de la territorialisation des empires terrestres, tout comme l’apparente évidence de la discontinuité spatiale contribue à naturaliser la distinction entre métropole et colonie dans les empires maritimes. L’histoire transimpériale permet d’ouvrir un dialogue fructueux sur les différentes manières dont les réseaux, les infrastructures et les revendications de souveraineté ont contribué à créer une diversité d’ordres impériaux contemporains, ultramarins et continentaux.
Au-delà des études aréales ?
Une nouvelle génération de chercheurs et de chercheuses plurilingues est en train d’explorer les histoires imbriquées et décentrées des empires Romanov et ottoman. Aucune des tentatives ici discutées n’est complètement aboutie, les acteurs de l’État russe étant notablement peu visibles chez ces trois spécialistes de l’histoire ottomane. Ceci est moins une critique de leur travail qu’une invitation faite aux historiens et aux historiennes de l’Empire russe à nouer de nouvelles alliances. Les barrières érigées par les études aréales, y compris les prérequis canoniques en termes de compétences linguistiques pour chaque « aire », constituent des obstacles regrettables à une entreprise qui devrait, par nécessité, être collaborative. C’est d’autant plus vrai que les « études aréales » ont traditionnellement reproduit les ordres impériaux ottoman et russe dans le champ académique. Elles ont souvent accordé une attention exagérée aux centres impériaux et peinent à s’émanciper pleinement des discours de différences « civilisationnelles », de rivalité essentialisée, qui avaient structuré les cultures politiques des deux empires, définies l’une contre l’autre. Il faut d’ailleurs souligner que l’imbrication russo-ottomane ne fonctionnait pas uniquement selon un axe est-ouest structuré par l’islam – ce qui a pu conduire de nombreux spécialistes de l’Empire russe à sous-estimer son importance, en le reléguant implicitement à un « autre » interne, périphérique, colonial. Des liens intenses existaient, sur ce même axe, entre les populations chrétiennes de part et d’autre de la mer Noire, ainsi que sur un axe nord-sud. Outre les populations du Caucase et d’Asie centrale, outre les Turcs et les Russes, les Tatars, les Cosaques, les Ukrainiens, les Bulgares, les Grecs, les Arméniens, les Géorgiens, les Juifs, les Allemands, les Polonais et bien d’autres encore sillonnèrent ces vastes borderlands. Ils le firent en tant que pèlerins, réfugiés, révolutionnaires, marchands, corsaires, colons, soldats, diplomates, administrateurs impériaux – car, rappelons-le, les empires Romanov et ottoman n’étaient en réalité ni exclusivement russe et turc, ni exclusivement chrétien et musulman, et ce jusqu’à leur chute. L’importance de cet axe d’interrelations est soulignée par Stefan Rohdewald, dans le cadre du récent et ambitieux projet « Transottomanica »Footnote 38.
Les défis posés par l’écriture de ces histoires transimpériales sont nombreux. Au-delà des compétences linguistiques requises, V. Hamed-Troyansky et L. Can soulignent tous deux l’importance du travail de terrain afin de décentrer l’histoire impériale. C’est en effet grâce à leurs connaissances locales qu’ils ont pu avoir accès à des correspondances et collections photographiques privées, à des histoires familiales transmises oralement, aux archives des tekke, et même aux registres fonciers ottomans détenus par le ministère de l’Intérieur jordanien, autant de sources indispensables pour compléter les corpus documentaires conservés dans les archives nationales des pays issus des deux anciens empires. Les guerres et les conditions politiques actuelles limitent considérablement la possibilité de ce travail de terrain dans une grande partie des pays concernés. En outre, le travail dans les archives des anciens centres impériaux n’est pas sans poser problème, car Moscou et Istanbul instrumentalisent activement l’histoire, y compris par le biais de leurs politiques archivistiques, pour soutenir des projets politiques néo-impériaux, ce qui soulève des questions éthiques épineuses même pour les historiennes et historiens qui ne sont pas encore interdits d’accès à ces archives. Par ailleurs, la plupart des États-nations indépendants nés à la chute des empires ont construit leur légitimité politique sur le rejet de toute implication dans les anciens ordres impériaux et leurs héritages. Les États-nations majoritairement chrétiens déploient aussi des revendications affirmées d’européanité et regardent vers l’ouest et le nord pour construire leur différence avec des empires orientaux. Même dans les États non autoritaires où les sources de l’époque impériale sont théoriquement accessibles à tous, nombre d’entre elles n’ont pas été versées dans les archives nationales, sont conservées dans de mauvaises conditions ou ne sont pas inventoriées (comme c’est le cas des « données provinciales détaillées sur la réinstallation des réfugiés sur la côte de la mer Noire de la Bulgarie et de la Roumanie, conservées dans des boîtes non encore cataloguées à la Bibliothèque nationale de Bulgarie à Sofia » consultées par V. Hamed-Troyansky). Enfin, contrairement aux spécialistes des empires européens, ceux des empires ottoman et russe n’ont pas encore pris pleinement conscience des manières dont les archives contemporaines reflètent et reproduisent les structures impériales et coloniales qui les ont produites.
W. Smiley, V. Hamed-Troyansky et L. Can font partie d’une cohorte remarquable d’historiens et historiennes qui se tournent vers l’histoire transimpériale pour répondre au défi d’une historiographie décentrée des empires, par-delà les frontières traditionnelles des études ottomanistes et « russes ». Ils ouvrent la voie à de nouvelles conceptualisations des modernités politiques non européennes, au-delà de l’alternative binaire entre Europe et Sonderweg civilisationnel. La formation de l’État, la souveraineté, le régime juridique des sujets, la colonisation, le droit international apparaissent alors comme les produits d’interactions intenses entre une variété d’acteurs, et non le produit d’une diffusion depuis des centres, qu’ils fussent européens ou impériaux. La violence de masse et la coopération routinière entre les États ont contribué à établir des ordres impériaux imbriqués et à fermer les frontières. Néanmoins, les acteurs de l’État central ne parvinrent jamais à établir une hégémonie complète, malgré les illusions nourries par leurs cartes et leurs archives. Il reste à espérer que ces ouvrages encourageront davantage de chercheurs et chercheuses à franchir les frontières des études aréales – et, peut-être, à ouvrir un réel dialogue intellectuel et historiographique entre les spécialistes des empires ultramarins et terrestres à l’apogée de l’impérialisme.