Un autre regard sur les originesde la politique moderne
Published online by Cambridge University Press: 20 January 2017
Dans un ouvrage récent, le philosophe Bruno Karsenti propose une réinterprétation de l’étude que Sigmund Freud, au soir de sa vie, consacra à la figure de Moïse et à la questiondes origines du monothéisme. Cette relecture le conduit à esquisser, au sujet d’une idée cardinale de la politique moderne, celle de peuple, une généalogie alternative à celles quise centrent sur la notion grecque de demos. Elle l’amène également à discuter la théorie que développe Freud à propos des mécanismes psychosociaux (la répétition et le refoulement, notamment) assurant la transmission des traditions. De ces différentes analyses, on propose une lecture sociologiquement intéressée, et par conséquent volontairement décalée. Il s’agitde se demander quelles conséquences pour le travail d’enquête du sociologue peuvent avoir trois éclairages centraux offerts par l’ouvrage : le premier concerne le rôle joué par la transcendance dans l’organisation des rapports politiques au sein des sociétés modernes; le second touche à la fonction de la codification juridique dans les processus de légitimation en vigueur dans ces mêmes sociétés ; le dernier est relatif aux limites de l’approche psychanalytique s’agissant d’expliquer la genèse des idées religieuses.
In a recent book, the philosopher Bruno Karsenti offers a reinterpretation of the study that Sigmund Freud, at the end of his life, has devoted to the figure of Moses and to the question of the origins of monotheism. This rereading leads him to outline, about a basic idea of modern politics, i.e. the people, a genealogy alternative to those that focus on the Greek notion of demos. It also leads him to discuss the theory that Freud develops on the psychosocial mechanisms (repetition and refoulement in particular) ensuring the transmission of traditions. From these analyzes, we propose a sociologically oriented and therefore deliberately offset reading. One wonders what consequences for the investigative work of the sociologist may have three central insights offered by the book: the first one concerns the role of transcendence in the organization of political relationships within modern societies; the second one is about the function of the legal codification in the processes of legitimization in force in the same societies; the last one is on the limits of the psychoanalytic approach regarding to explain the genesis of religious ideas.
À propos de l’ouvrage de Bruno KARSENTI, Moïse et l’idée de peuple. La vérité historiqueselon Freud, Paris, Les Éd. du Cerf, 2012, 229 p.
1 Pour une défense du conversionnisme ainsi entendu, voir Lemieux, Cyril, « Philo-sophie et sociologie : le prix du passage », Sociologie, 3-2, 2012, p. 199–209 CrossRefGoogle Scholar, ainsi que Calafat, Guillaume, Lavergne, Cécile et Monnet, Éric, « Philosophies et sciencessociales : les enjeux de la conversion », no spécial « Philosophies et sciences sociales », Tracés, 13, 2013, p. 7–25 Google Scholar.
2 B. KARSENTI, Moïse et l’idée de peuple…, op. cit., cité p. 23.
3 Ibid., p. 31.
4 Dans cette optique, l’hostilité nazie au christianisme (Ibid., p. 222-224) comme savolonté d’anéantissement à l’égard du judaïsme se comprennent par le fait que cesreligions font obstacle au projet d’un retour à la formule païenne, la première du faitqu’elle prétend pouvoir faire reposer l’universalité non sur ce qui distingue les peuples(des divinités différentes) mais sur l’égale condition des hommes, à quelque peuplequ’ils appartiennent, devant le dieu unique ; la seconde parce qu’elle tient qu’un certainpeuple, les juifs, a été élu par le dieu unique et que cela a été accompli, quoique puissentêtre, maintenant, la place et le destin de ce peuple au sein de l’Empire – posture quiremet directement en cause la croyance nazie selon laquelle la supériorité d’un peuplene se prouve que politiquement et militairement.
5 Ibid., p. 216.6 - Ibid.
7 Ibid., p. 54-55 et 98.
8 Si la sociologie est généralement peu encline à effectuer ce renversement de perspec-tive, c’est qu’elle envisage le plus souvent la notion de peuple sous l’espèce du demos,c’est-à-dire sur le seul plan des luttes sociales. Elle n’atteint jamais alors le niveau plus fondamental de « ce qui nous constitue politiquement ». De là un manque de réflexi-vité : s’efforçant de dévoiler que les aptitudes à la distanciation des individus sont pluslimitées qu’on ne l’imagine, elle réaffirme sans trop s’en rendre compte l’exigencemoderne consistant à réclamer de chacun, dans la défense de ses intérêts propres, uneffort supplémentaire de distanciation.
9 Ibid., p. 188.
10 Ibid., p. 195 et 188.
11 Ibid., p. 189-191.
12 Ibid., p. 198-199.
13 Ibid., p. 196.
14 Ibid., p. 175 sq.
15 Ibid., p. 175.
16 Ibid., p. 108.
17 Ibid., p. 212.
18 Ibid., p. 216.
19 Ibid., p. 89.
20 Ibid., p. 131.
21 Ibid., p. 72.
22 Ibid., p. 182.
23 Ibid., p. 130.
24 Ibid., p. 185.
25 Ibid., p. 219-220.
26 Ibid., p. 218.
27 Ibid., p. 108.
28 Ibid., p. 219.
29 Ibid., p. 167.
30 Ibid., p. 173.
31 L’ouvrage récemment paru de Audoin-Rouzeau, Stéphane, Quelle histoire. Un récitde filiation, 1914-2014, Paris, Le Seuil/Gallimard/Éd. de l’EHESS, 2013 Google Scholar, pourrait êtreinterprété comme s’inscrivant parfaitement dans cette perspective. Quoiqu’il ne seréfère pas explicitement au freudisme, il pose, en somme, les jalons de ce que seraitune histoire psychanalytique du XXe siècle français.