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Philip J. Stern, Empire, Incorporated: The Corporations That Built British Colonialism, Cambridge, Belknap Press, 2023, 408 p.

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Philip J. Stern, Empire, Incorporated: The Corporations That Built British Colonialism, Cambridge, Belknap Press, 2023, 408 p.

Published online by Cambridge University Press:  18 October 2024

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Abstract

Type
Économie politique et État militaro-fiscal (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Que sont les empires et de quoi sont-ils faits ? C’est la matière que travaille Philip J. Stern depuis son premier livre, l’excellent The Company-State: Corporate Sovereignty and the Early Modern Foundations of the British Empire in India Footnote 1. Son nouvel ouvrage prolonge ce travail sur la notion de Compagnie-État, mais l’ambition est ici plus grande à la fois en termes géographiques, puisque P. J. Stern s’intéresse à tous les continents, et temporels, la période couverte étant comprise entre le xvie et le xxe siècle. L’empire britannique y est envisagé « comme un processus et non un produit » (p. 14) dont des institutions étranges, à la fois publiques et privées, souveraines et « commerçantes » (nous le verrons, les guillemets sont de rigueur), régionales et globales, ont été le moteur. Elles s’appelaient corporations et joint-stock companies. En français, on parlerait de « sociétés privilégiées ». Pourvues d’un capital en actions, elles avaient obtenu de la puissance publique des délégations de souveraineté sur des territoires outre-mer qu’elles entendaient (plus ou moins) exploiter.

Ces compagnies à charte de colonisation, mais aussi ces villes, ces églises et ces universités permettaient « à n’importe quel individu, en tant qu’actionnaire dans de multiples entreprises » de « posséder une part de souveraineté dans différents endroits du monde sans jamais quitter sa maison » (p. 8). Elles étaient, selon l’expression de Lauren Benton reprise par P. J. Stern, les principaux « agents de l’empire » (p. 11). Or, et c’est l’un des premiers mérites du livre, leur caractère non coordonné, leurs échecs, leurs rebonds inattendus, le « chaos cohérent » qu’elles représentaient nous permettent de sortir de l’histoire convenue d’empires qui auraient été pensés et organisés par les pouvoirs publics, cette prétendue « machine coloniale » qui n’a peut-être existé que dans la tête des historiens et des historiennes. La même chose peut être dite sur le plan économique. Ce ne sont pas seulement – et peut-être même pas prioritairement – les politiques publiques qui ont façonné ce qui est passé dans l’histoire sous le nom de « mercantilisme ». Cette vaste exploitation belliqueuse du monde par le capitalisme marchand illibéral a été avant tout le produit d’« un état d’esprit »Footnote 2, selon la belle expression de Marc Bloch que P. J. Stern aurait pu reprendre à son compte tant elle lui sied bien.

Empire, Incorporated commence en effet avec le renouvellement de la charte – les précédentes remontent au Moyen Âge – de la compagnie des Merchants Adventurers en 1564 et l’établissement de quelques nouveaux corps de ce type opérant dans la Baltique et en Russie, en Irlande ou en Amérique du Nord. D’autres viendront, et bientôt l’East India Company (EIC) avec ses 101 investisseurs qui s’unissent en 1600 pour trafiquer en commun en Asie. Pourquoi en commun ? Pourquoi ne pas compter sur la seule initiative de négociants privés ? C’est ici qu’un état d’esprit s’installe. P. J. Stern nous rappelle que ces projets « de prédation, de commerce et de colonisation » (p. 44) sont tous, à des degrés divers, des entreprises monopolistiques. La concurrence, lorsqu’il s’agissait de traiter avec le lointain, était en effet considérée par les hommes de ce temps comme un problème, et cela pour plusieurs raisons. D’abord parce que les autorités autochtones pouvaient vexer les marchands individuels par des péages, des droits et des charges, quand de prétendus « pirates » étaient à même de les extorquer ou les détruire. Ensuite, l’union de ces marchands relevait du principe assurantiel : bien entendu, travailler seul à la traite esclavagiste ou au transport du poivre impliquait a priori un plus grand profit, mais c’était sans compter sur les coups du sort. Si perdre un navire ou deux pour un armateur pouvait signifier la faillite, il en allait autrement pour une compagnie qui en possédait plusieurs dizaines. Enfin, la concurrence était selon eux impossible à envisager outre-mer du fait du faible pouvoir de négociation d’entrepreneurs individuels anglais face à des négociants et monarques puissants établis en monopole (seul vendeur). Pour y répondre, il fallait donc se positionner en monopsone (seul acheteur). Comme le souligne P. J. Stern, qui rapporte les discours des théoriciens et négociants des années 1600, « en s’engageant pour leur propre compte, les commerçants privés se font concurrence, ce qui fait monter les prix des marchandises à l’étranger et risque d’affaiblir le pouvoir de négociation des Anglais » (p. 70). Et, en effet, les compagnies à charte sont souvent devenues des monopsones et des monopoles, mais sans le dire ouvertement. Cette situation était tolérée, et même encouragée, car elle n’empiétait pas sur un « commerce » existant, mais en créait de nouveaux, et surtout permettait de mettre en place des infrastructures que des particuliers n’auraient pu soutenir (comptoirs, forts, villes).

Dans cet « âge des projets » (p. 95), comme le définissait Daniel Defoe en 1697, P. J. Stern retient le fait, et c’est encore l’une des grandes qualités du livre, que le « commerce » était d’une nature bien particulière. En Angleterre, il pouvait s’agir de flouer des investisseurs par ce que nous qualifierions de « pyramide de Ponzi » au moyen d’entreprises chimériques soi-disant établies à l’autre bout du monde. Chez l’Autre – en Amérique, en Asie, en Afrique –, le « négoce », lorsqu’il existait, se faisait le plus souvent sur des bases coercitives ou au minimum dans une configuration de marché asymétrique (quantité et/ou prix imposés). Il résultait le plus souvent d’une violence originelle qui prenait le caractère d’une spoliation. De ce point de vue, P. J. Stern rappelle utilement que le modèle de la compagnie à charte de plantation a commencé dans le cas britannique en Irlande, puis s’est épanoui de l’autre côté de l’Atlantique – en Virginie, au Massachusetts, dans les Carolines. Les actionnaires et les dirigeants de ces compagnies levaient des fonds, recrutaient des colons, des engagés, et achetaient des personnes esclavagisées. Ils administraient la justice locale, établissaient des villes et des foires, négociaient des traités avec les puissances locales. Comme le rappelle très justement P. J. Stern, Thomas Jefferson s’indignait que le roi George III puisse exprimer du ressentiment à l’égard de colons ingrats envers une Couronne qui aurait tant dépensé pour eux, Jefferson rappelant que « chaque colonie américaine a[vait] vu le jour sous une forme ou une autre d’entreprise privée » (p. 163).

P. J. Stern consacre de nombreuses pages à l’EIC, en revenant en particulier sur la période cruciale de la seconde moitié du xviiie siècle, autrement dit le moment où elle devint un empire territorial. Il insiste sur la manière dont, avant et après les guerres carnatiques (1746-1763), qui ont vu de nombreux souverains indiens s’endetter par des prêts hypothécaires auprès de la compagnie, cette dernière a su transformer ces prêts parfois en propriétés foncières, souvent en offices de percepteur d’impôts (nawab, puis diwan). Dans des pages lumineuses (p. 169-203), P. J. Stern disserte alors sur les positions d’Edmund Burke et d’Adam Smith relativement à la nouvelle situation de l’EIC. Le premier se plaint qu’une « corporation anglaise » soit devenue « partie intégrante de l’Empire moghol » (p. 173), tandis que le second pointe la contradiction entre vouloir être souverain, et donc chercher à collecter le plus d’impôts possible – ce qui implique un peuple relativement prospère –, et vouloir être un marchand monopoleur, qui s’emploie constamment à flouer ce même peuple.

Dans son dernier chapitre intitulé « Limiting Liabilities: The Age of Imperialism », P. J. Stern s’attache longuement à analyser le grand retour opéré par les compagnies à charte lors de la reprise de la colonisation européenne à la fin du xixe siècle. Pour les impérialistes, les mêmes causes devaient produire les mêmes effets. Ainsi s’agissait-il, après la conférence de Berlin (1884-1885) dite de « partage de l’Afrique », de rassembler des commerçants dispersés en des compagnies uniques, généralement monopolistiques, pour s’imposer face aux puissances autochtones et organiser le déploiement d’infrastructures. Dans cette histoire, P. J. Stern souligne le rôle important joué par sir George Goldie (1846-1925) dans l’établissement de plusieurs entreprises en Afrique de l’Ouest, notamment de la Royal Niger Company dans les années 1880. L’auteur rappelle que les contemporains faisaient tous le parallèle entre des hommes comme Goldie ou Cecil Rhodes (1853-1902) et les faiseurs de projets du xviie siècle, et que les chartes sollicitées pour leurs compagnies « différaient très peu » de celles de l’époque d’Elizabeth I (p. 299). Corps souverains pourvus de prérogatives régaliennes, et par conséquent capables de lever impôts et taxes qui constituaient la majeure partie de leurs revenus, leur « commerce » (l’huile de palme, l’ivoire) était organisé en monopole et en monopsone. Comme le relevait une revue francophone en 1893, « [l]e langage, les attitudes, les procédés de la Royal Niger Company sont, à la vérité, tout ce que l’on peut concevoir de tyrannique et d’insolent […] ». Et de conclure : « Il s’agit aujourd’hui de savoir, non pas seulement pour nous, mais pour le commerce de toutes les nations, si le Niger et le Bénoué sont le monopole d’une Société quelle qu’elle puisse être […] »Footnote 3. À la chambre, le 11 juillet 1896, un député français déclarait encore : « Les chartes anglaises n’accordent pas aux compagnies de monopole commercial ; mais, en fait, elles tendent à se l’attribuer par la perception de droits dont elles sont elles-mêmes exemptes, puisqu’elles les versent dans leur propre caisse, où par des mesures de réglementation vexatoiresFootnote 4. » Souvent, ces compagnies rendirent leurs chartes assez rapidement, sans toutefois cesser leurs activités. Ce fut le cas en 1899 pour la Royal Niger Company, qui devînt l’United Africa Company en 1929, filiale d’Unilever jusqu’en 1987. Certaines parvinrent – comme à Bornéo – à se maintenir jusqu’au second conflit mondial, tandis que d’autres disparurent complètement, cédant la place à des protectorats, les compagnies à charte ayant servi de marchepied et d’avant-garde à ce qui deviendrait l’empire britannique dans sa version formelle.

Empire, Incorporated est un ouvrage important et de très haute qualité, mais on ne peut s’empêcher de formuler trois légers regrets à sa lecture, regrets qui n’entament en rien l’excellence du travail accompli. Le premier est le caractère faiblement comparatif de l’ouvrage. Si quelques éléments épars sur les compagnies belges et allemandes de la fin du xixe siècle nous sont présentés, rien ne figure sur les débats français – très intenses dans les années 1890 – autour du possible retour de ces compagnies de colonisation, ni sur leur situation (par exemple à Madagascar et dans le bassin du Congo) dans ce qui sera le second empire français. Le deuxième regret tient au manque d’abstraction et de théorisation, l’ouvrage pouvant parfois apparaître comme une accumulation d’exemples historiques sans que les liens entre eux soient parfaitement établis. L’on est parfois assailli de détails, sans toujours comprendre là où l’auteur veut nous emmener. Ce constat amène au troisième regret. Dans l’introduction, P. J. Stern rappelle que Mark Zuckerberg parle de sa firme Meta « comme d’un gouvernement » (p. 2). Il est étrange que l’auteur n’ait pas creusé cette piste du grand retour des Compagnies-États aujourd’hui, ces firmes monopolistiques géantes qui colonisent de nouveaux territoires (l’espace, le cyberespace, les fonds marins), avec des prérogatives régaliennes et des intentions peut-être pas si différentes de leurs ancêtres du xviie siècle.

References

1. Philip J. Stern, The Company-State: Corporate Sovereignty and the Early Modern Foundations of the British Empire in India, Oxford, Oxford University Press, 2011.

2. Marc Bloch, « Le mercantilisme : un état d’esprit », Annales ESC, 6-31, 1934, p. 160-163.

3. Hector Depasse, « Chronique politique de la semaine », Revue politique et littéraire. Revue Bleue, 52-13, 23 sept. 1893, p. 416.

4. Annales de la Chambre des députés, documents parlementaires, 50-2, 1896, p. 289.