« Je ne sais pas ce que ce pays deviendra pour les générations futures, c’est peut-être un rivage plein d’espérances. Pour moi c’est une terre de souvenirs. » Tels sont les mots qu’adresse Charles Lenthéric à ses lecteurs du Grau du Roi, près des remparts d’Aigues-Mortes, en tête de ses Villes mortes du golfe de Lyon (1876, cité p. 295). Jadis inséré au cœur d’une « économie-monde » méditerranéenne, le littoral languedocien semble alors, en cette seconde partie du xixe siècle, plongé dans un déclin séculaire. Aux yeux de l’ingénieur des Ponts et Chaussées formé à l’École polytechnique, le contraste avec deux âges d’or que seraient l’Antiquité et le bas Moyen Âge ne fait pas de doute : les ports languedociens font figure de « villes mortes », au même titre que les antiques cités d’Orient. Dans ces mêmes années, Alexandre Germain (1809-1887), titulaire de la première chaire d’histoire de la faculté des Lettres de Montpellier et auteur d’une monumentale Histoire du commerce de Montpellier (1861), redécouvre le dynamisme marchand du littoral languedocien des xiie et xiiie siècles à partir d’une première exploration académique et méthodique des archives médiévales. L’historien s’attache à dépeindre le moment où Narbonne, Agde, Montpellier et son avancée portuaire de Lattes ou encore Aigues-Mortes réussirent à « contester la suprématie italienne du commerce vers le Levant », selon l’expression de Bernard Doumerc, et entretinrent des liens maritimes étroits avec la Provence, la Catalogne et les républiques maritimes italiennes. Comment, dès lors, expliquer que la mer tende, à partir de la fin du Moyen Âge, à « séparer » plus qu’à « relier », pour reprendre l’opposition de Christian Grataloup dans son Introduction à la géohistoire Footnote 1 ? Dès le xixe siècle, l’historiographie avance des critères déterministes : elle souligne que le littoral lagunaire languedocien, sujet à un inexorable ensablement, fut particulièrement peu adapté, en longue durée, à l’augmentation des tirants d’eau des navires. Cette représentation négative du littoral sableux s’accompagne, à partir de la fin de l’époque moderne, d’une stigmatisation des zones humides côtières : les « préjugés sanitaires » favorisent des « vues déclinantes » qui conduisent à une « vision toute pessimiste d’une région séparée de la mer » (p. 13-15). Entre le Moyen Âge et l’époque moderne, la mutation urbanistique et architecturale de Montpellier, qui de « ville marchande » méditerranéenne se mue en « capitale administrative » régionale tournée vers son arrière-pays, selon une dichotomie employée par Arlette Jouanna, semble emblématique des reconfigurations territoriales qui affectent la côte languedocienne sur le temps long.
À rebrousse-poil de ce grand récit géo-historique, le présent recueil – dont l’origine remonte à une journée d’études organisée à Montpellier au printemps 2009 – entend précisément contribuer à déconstruire cette « thèse décliniste », ou « perspective crépusculaire » (p. 12), prépondérante dans l’historiographie régionale depuis le xixe siècle. Ce volume s’inscrit dans le sillage d’un renouveau de l’histoire maritime du Languedoc et du Roussillon porté, depuis trois décennies, par les universités de Montpellier et de PerpignanFootnote 2. Sa récente réédition, revue et augmentée, est marquée par une montée en puissance des problématiques environnementales. Directeur de l’entreprise, Patrick Louvier aspire à complexifier la vision historique doublement linéaire qui associe déclin ou « décadence » portuaire et « ensablement ou envasement consécutifs au travail de l’Aude et du Rhône, ainsi qu’à celui des courants »Footnote 3. Pour ce faire, le livre s’efforce de réinscrire dans le champ de l’histoire maritime un littoral souvent marginalisé par les études historiques en dehors de l’époque médiévale. Une telle démarche passe notamment par un retour à des périodisations plus fines et un abandon de grilles de lecture déterministes : Lucie Galano propose de recourir à la notion de « vulnérabilité », qui souligne la « capacité de résilience des sociétés » (p. 25) à faire face à un milieu naturel spécifique, aussi contraignant soit-il. En décalage avec l’attraction historiographique classique pour le commerce maritime au long cours, cette réécriture de l’histoire régionale s’appuie également sur l’attention portée à de nouvelles questions comme le cabotage, les naufrages, les aménagements portuaires et défensifs du littoral ou encore les ressources naturelles. L’ouvrage s’accompagne d’un très riche « essai bibliographique », qui contient de nombreuses références commentées et classées par ordres thématique et chronologique : cet instrument de travail mis à disposition du public est d’autant plus précieux que les références comprennent beaucoup de « littérature grise ».
En premier lieu, les contributions permettent de réfléchir à l’attraction des populations languedociennes pour un littoral lagunaire d’apparence répulsive. Au cours du bas Moyen Âge, les communautés littorales renforcent leur présence dans les zones humides côtières : cette époque marque la « conquête des étangs », pour reprendre le titre de l’ouvrage de 2006 de Jean-Loup Abbé. Entre la fin du xie siècle et 1536, date du déplacement du siège du diocèse à Montpellier à une douzaine de kilomètres de la mer, le chapitre cathédral de Maguelone – soit entre 20 à 40 chanoines claustraux assistés de leurs servitores – est installé sur un territoire insulaire au cœur de la lagune palavasienne. Dans ce contexte, d’après L. Galano, le rapport à la mer est empreint d’une grande ambivalence. D’un côté, l’attrait pour la lagune est manifeste : les étangs saumâtres, sous l’autorité seigneuriale du chapitre, sont par exemple pourvoyeurs de ressources halieutiques. D’un autre côté, l’insularité lagunaire pèse, selon les saisons, sur le ravitaillement et pose des problèmes d’insécurité face aux incursions. Au total, l’installation du chapitre cathédral sur le littoral se fait selon le principe d’un « peuplement intermittent », qui n’en est pas moins « synonyme d’appropriation et d’exploitation » de l’espace lagunaire (p. 29). Selon Bernard Peschot, durant les guerres de Religion du second xvie siècle, bien que peu d’opérations militaires navales se déroulent sur le littoral languedocien, celui-ci demeure très convoité pour ses pêcheries et ses salins. Dès lors, une bipartition s’installe entre un secteur catholique à l’ouest d’Agde et un secteur protestant à l’est de Frontignan, avec une « zone tampon autour de l’étang de Thau » (p. 40). Enfin, la contribution de Léa Tavenne, qui se fonde sur l’analyse des archives de l’amirauté de Collioure en Roussillon dans le second xviiie siècle, témoigne du fait que les naufrages sur le cordon dunaire sont souvent une aubaine pour les petites communautés littorales, qu’il s’agisse de récupérer, à l’abri des regards, des matériaux, voire des marchandises, ou de contribuer, sous la houlette de l’amirauté et dans le cadre de l’ordonnance de la Marine de 1681, à des opérations de « sauvement » des épaves contre rémunération.
En deuxième lieu, l’ouvrage convainc que l’approche par les aménagements littoraux – y compris en apparence ratés – permet d’affiner les chronologies et de déplacer les interrogations de l’histoire maritime vers celles de l’histoire des pouvoirs et des institutions. Stéphane Durand revisite ainsi, à partir des archives des États de Languedoc, la vision de l’aménagement du « port de Brescou », ou môle d’Agde, au début du xviie siècle, jusqu’alors réduit hâtivement par l’historiographie régionale à un échec de relance portuaire. Durant une vingtaine d’années courant du début des années 1630 au début des années 1650, un jeu d’acteurs complexe se noue entre les agents royaux – relais locaux, dans un premier temps, de Richelieu – et l’assemblée provinciale. La lenteur apparente du chantier est liée à des négociations qui se jouent d’année en année aux sessions des États provinciaux. D’abord hostiles au financement imposé par le pouvoir royal et en mesure de ralentir la budgétisation du projet, ces derniers finissent cependant par se convertir à son utilité. Autour de la question des aménagements portuaires se dégage ainsi une histoire non linéaire de l’absolutisme plus attentive à la complexité des jeux de pouvoir. Dans les années 1740, tandis que les Anglais sont maîtres de la Méditerranée occidentale depuis le traité d’Utrecht, l’ingénieur des fortifications Jacques Philippe Éléonore Mareschal dirige la création d’un système d’infrastructures défensives sur le littoral languedocien. Alors qu’il est désormais acquis que ces aménagements sont du ressort des États provinciaux, la réalisation de ce système de fortification et d’alerte nécessite, comme le montre Didier Catarina, des tractations entre les États de Languedoc, l’ingénieur et les entrepreneurs. Comme dans le cas du port d’Agde, le projet évolue au fil des marchandages successifs, tandis que les coûts explosent. Derrière la théorie du système de défense côtière, Éric Dars révèle que l’entretien des infrastructures défensives et le maintien d’un personnel militaire sur le littoral posent problème, pour des raisons économiques et logistiques, dès le milieu du xviiie siècle.
En dernier lieu, les contributions s’attachent à réfléchir finement aux modalités d’insertion du littoral languedocien dans des flux commerciaux maritimes pluriels et multiséculaires. En se fondant sur les enquêtes royales de 1664 et 1683-1686, Gilbert Buti montre que, sans surprise, le Languedoc n’est pas un haut lieu de l’armement sous le règne de Louis XIV. Entre ces deux dates, le nombre de navires recensés, hors petites embarcations, se limite à quelques dizaines, soit une proportion minime à l’échelle du royaume de France. Cette modeste flotte languedocienne se compose essentiellement d’allèges pour le transport de pondéreux et de tartanes pour la pêche et le petit commerce. En 1686, seul un trois-mâts, le Saint-Georges, armé à Frontignan, est véritablement capable de naviguer au long cours. À partir d’un corpus d’un petit millier de naufrages repérés dans les archives des amirautés, Gilbert Larguier propose, quant à lui, un panorama de l’évolution de la navigation le long du littoral languedocien. Au xviie siècle, le port de Narbonne est bien inséré dans des échanges sur de courtes distances à l’échelle du versant occidental de la Méditerranée : cela conduit à exporter du bois, du fer et des grains tout en important des figues, des amandes, de l’huile ou du savon. Progressivement, les salaisons en provenance de la mer du Nord et de l’Atlantique, qui arrivent par des chaînes de cabotage, prennent le dessus sur les sardines méditerranéennes. À partir de la fin du Grand Siècle, le port de Sète, débouché de la vallée de l’Hérault et du canal des Deux Mers, devient le principal pôle portuaire languedocien entre l’Europe du Nord et Marseille. Lorsqu’ils s’arrêtent, ce qui est loin d’être la règle, les navires marchands en profitent pour y charger du vin et des eaux-de-vie. S’il existe, au siècle des Lumières, des circulations marchandes qui relient directement le Languedoc avec les Caraïbes mais aussi des réseaux de cabotage entre péninsule Ibérique et péninsule italienne, « l’emprise des Nordiques sur les trafics en Méditerranée s’est renforcée » (p. 145). Comme le montre Lionel Dumond, loin de toute linéarité historique, Sète réussit, dans la première partie du xixe siècle, une remarquable insertion dans les réseaux commerciaux au long cours. Grâce au contrôle de l’exportation des vins languedociens, la flotte de commerce sétoise bénéficie non seulement de liaisons avec l’Amérique du Sud, mais aussi, dans une moindre mesure, avec l’océan Indien. Cette prospérité de quelques décennies ne résiste cependant pas aux reconfigurations des flux qui accompagnent l’essor de la marine à vapeur à partir du milieu du Second Empire.
En définitive, le projet historiographique de redonner au Languedoc sa maritimité sur la très longue durée constitue un excellent laboratoire pour réfléchir aux effets de sédimentation d’une historiographie régionale autour de ses principaux pôles universitaires. Dénué de toute prétention à l’exhaustivité, cet ensemble d’articles propose des pistes de réflexion et des instruments de travail pour contribuer à insérer, par-delà les grands récits schématiques et déterministes, le Languedoc dans une histoire maritime articulée à l’histoire économique et sociale mais également, et de façon moins classique, à l’histoire des pouvoirs et des institutions ou encore à l’histoire environnementale. Sans conteste, dans un contexte de triomphe des approches plus globales, l’« approche régionale » nourrit, à l’image de la micro-histoire, le « renouvellement de certaines problématiques » en permettant des réflexions plus fines et proches de la documentationFootnote 4. Pour élargir les perspectives, l’histoire maritime languedocienne gagnerait, dans un second temps, à adopter une démarche comparative avec des territoires littoraux similaires mais aux dynamiques historiques différentes, à commencer par Venise.