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Nathalie Barrandon, Les massacres de la République romaine, Paris, Fayard, 2018, 448 p.

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Nathalie Barrandon, Les massacres de la République romaine, Paris, Fayard, 2018, 448 p.

Published online by Cambridge University Press:  26 April 2023

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Abstract

Type
Guerre et violences politiques (de l’Antiquité à l’âge des Révolutions) (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

Tandis que les périodes historiques récentes peuvent se prévaloir d’une solide tradition historiographique sur l’étude des violences – notamment des violences de guerre –, l’Antiquité est demeurée à l’écart de ce champ d’investigation. L’un des grands mérites de Nathalie Barrandon est ainsi d’affronter, pour la première fois ou presque, le problème. Le sujet est dans l’air du temps puisqu’il fait l’objet d’un ouvrage américain paru depuis, qu’il est au cœur d’une thèse récemment soutenue et qu’un projet ANR, auquel participe N. Barrandon, lui est consacréFootnote 1. Dans ce livre tiré de son habilitation à diriger des recherches, l’autrice s’efforce d’en faire le tour le plus complet possible à travers un découpage en trois grands moments : les récits, les faits, les jugements. Ces titres ne doivent pas être pris au pied de la lettre, car on trouve des faits dans les chapitres de la première ou de la troisième partie et des jugements dans la première ou la deuxième partie. Plutôt que d’un découpage strict, il s’agit d’une orientation.

La lecture de l’ouvrage soulève cependant au moins deux problèmes. Le premier est le titre du livre, qui rend mal compte de son contenu réel. Les massacres n’en constituent qu’une partie : comme l’autrice le reconnaît elle-même, les tueries de masse furent plutôt rares (onze cas assurés). De façon révélatrice, le recensement sous forme de tableau des cas sur lesquels l’étude de N. Barrandon est fondée s’intitule : « Massacres romains, exécutions et violence de guerre de/sur des personnes non armées aux deux derniers siècles de la République » (p. 241). L’ouvrage traite de bien d’autres choses qui ne relèvent parfois que de très loin de la thématique générale : comportement des populations lors d’un siège, sort des non-combattants à la guerre, mutilations, place des femmes et des enfants dans les situations de conflit, etc. Il est donc plus question des violences de guerre que des massacres et le traitement conjoint de ces différents aspects aurait sans doute gagné à mieux sérier les thématiques soulevées. Ce choix de titre (sans doute dû à l’éditeur) se combine par ailleurs à une introduction dont on peut regretter la taille (trop courte) et le temps (trop bref) qu’elle consacre à poser les bases théoriques du sujet. De quoi parle-t-on lorsqu’on parle de massacres ? Quelle typologie peut-on faire parmi les violences de guerre ? Comment peut-on insérer ces réflexions dans l’historiographie très consistante qui existe sur le sujet ? Peut-on transposer les réflexions sur l’époque contemporaine aux sociétés antiques ? Tout cela n’apparaît que fort peu en préambule alors même que l’autrice souligne le fait que, de façon significative, les Romains n’avaient pas de mot pour désigner les massacres. Or cette inexistence à leurs yeux de cette catégorie rend d’autant plus nécessaire de poser un cadre conceptuel ferme. L’introduction fournit de la sorte plusieurs définitions du massacre sans qu’il soit aisé de savoir laquelle est retenue. Le lecteur francophone est en particulier surpris de voir si peu mentionnée dans la bibliographie la très riche historiographie (notamment française) sur les violences de guerre des deux conflits mondiaux du xxe siècleFootnote 2. Le livre oscille ainsi entre toute une série d’événements : massacres proprement dits, exterminations, lynchages, violences politiques, violences de guerre, sans que les points de distinction ou de jonction soient toujours bien clairs. Les typologies ne se dévoilent que dans la deuxième partie, notamment dans les chapitres 5 et 6.

L’absence d’un cadre théorique plus ferme est d’autant plus regrettable que le livre offre au lecteur une très riche moisson d’analyses et de cas concrets, qui témoigne non seulement de l’intérêt du sujet, mais aussi des nombreuses questions, que soulève à juste titre N. Barrandon. De ce point de vue, la première partie, sur les récits de guerre dans l’Antiquité, montre à quel point ces derniers font l’objet de multiples reconstructions et stéréotypes qui les rendent difficiles à utiliser comme source pour l’étude des massacres et des violences de guerre. Le motif de la cité détruite, par exemple, ne correspond quasi jamais à une destruction totale réelle d’après les relevés archéologiques. N. Barrandon développe ici des analyses pertinentes sur les manières possibles d’utiliser ou non ces récits. De même, dans la deuxième partie, elle utilise de façon passionnante sa très bonne connaissance de la péninsule Ibérique pour ajouter au témoignage des sources littéraires des exemples archéologiques venant attester crûment la réalité des massacres (par exemple, avec le site de Cerro de la Cruz). Cette partie comporte aussi de suggestives discussions sur le problème du passage à l’acte (un des rares cas de discussion transpériodique), sur la question de l’accoutumance à la violence et sur la motivation politique du massacre (en particulier dans le chapitre 6). Là aussi, toutefois, la discussion laisse le lecteur sur sa faim et aurait pu être poussée plus loin, par exemple en utilisant les travaux (certes discutés) de George L. Mosse et son concept de brutalisation et en s’appuyant sur ce qui s’est fait en la matière en histoire contemporaine. Peut-on imaginer des formes de « brutalisation » de la société romaine ? L’expérience militaire d’un L. Opimius à Frégelles en 125 a-t-elle pu jouer dans son comportement contre C. Gracchus en 121 ? L’intérêt de cette question a été montré dans un article récent de Clément BurFootnote 3. De même, la mise sur un plan similaire de massacres en contexte de guerres extérieures et en contexte de politique intérieure soulève toute une série de questions qui ne sont pas directement affrontées : la mort des Gracques, les proscriptions, si elles relèvent indéniablement du sujet, ne sont pas tout à fait comparables aux massacres commis durant des guerres extérieures, et l’autrice souligne d’ailleurs par moments qu’il y a de vraies différences.

L’ultime partie s’attache alors à revenir sur les jugements antiques à propos des massacres en partant des procédures judiciaires. Le choix peut paraître curieux puisqu’en l’absence de notion, les Romains ne pouvaient avoir de procédure spécifique pour cela. Ce sont donc plus les violences au sens large qui sont de nouveau ici au centre de l’attention, avec des choix là encore discutables. Ainsi de Q. Pleminius à Locres en 204, à qui l’on reproche moins les violences envers les locaux que le sort fait à un sanctuaire. Les cas suivants sont du même ordre : des affaires politiques, dénuées de portée morale, dont beaucoup concernent, en outre, les populations grecques. Cela renvoie à la thématique du traitement différencié des populations romaines de l’Empire, thématique abordée de façon discontinue mais qui aurait pu faire l’objet d’un point spécifique. Le propos est en revanche très convaincant lorsqu’il explore la perception des violences par les Anciens, de Polybe à Dion Cassius. Sont mis en avant les discours classiques sur les vices ; la cruauté étant l’un des vices que l’on peut reprocher aux gouvernants, mais pas un vice suffisant à lui seul. L’autrice soulève aussi que les massacres de 133 et 121 et, surtout, l’expérience syllanienne avec les proscriptions ont fait basculer le point de vue sur la cruauté. Elle identifie ainsi l’émergence d’une corrélation massacre-cruauté-tyrannie à la fin de la République. Sur les événements de 133, le livre de Claudia MoattiFootnote 4 fournit désormais des clefs supplémentaires pour comprendre le basculement dans la violence, mais l’ouvrage a paru trop tard pour pouvoir être utilisé par N. Barrandon. L’ultime chapitre pose la question du génocide, un choix étonnant de prime abord car l’idée de génocide n’est que rarement reprise par les historiens de l’Antiquité. L’autrice y revient sur les cas qualifiés parfois de la sorte (le sort de Carthage en 146 et les massacres de César en Gaule). Sa fructueuse démonstration, grandement fondée sur les sciences sociales et les autres périodes, devrait conduire à enfin abandonner l’idée de génocide pour ces cas.

Le livre de N. Barrandon réussit incontestablement dans sa volonté de faire des violences (et du massacre parmi elles) un objet d’histoire pour les spécialistes de Rome. Le livre est riche des nombreux cas examinés et offre une mine d’éléments pour la discussion. On regrettera cependant l’exclusion, malheureusement habituelle, des premiers siècles de la République, sans doute pas totalement justifiée ici, et cette période mériterait d’être mieux prise en compte à l’avenir, d’autant que les travaux de Mathieu Engerbeaud sur les premières guerres de Rome en ont démontré le potentiel. L’ouvrage souffre en outre des défauts relevés plus haut qui nuisent à une démonstration plus convaincante quand certains points auraient gagné à être approfondis. C’est cependant aussi le mérite d’un livre que d’ouvrir des pistes pour d’autres.

References

1 Gabriel Baker, Spare No One: Mass Violence in Roman Warfare, Lanham, Rowman & Littlefield, 2021 ; Sophie Hulot, « La violence de guerre dans le monde romain (iiie siècle av. J.-C.-fin du ier siècle ap. J.-C.) », thèse de doctorat, Bordeaux 3, 2019 ; voir le projet ANR PARAIBAINO : « Massacres, violences extrêmes et transgressions en temps de guerre (Antiquité grecque et romaine) », https://www.parabaino.com/parabaino/.

2 Là aussi, des contraintes éditoriales ont certainement joué si on se reporte à Nathalie Barrandon, « Les massacres de la République romaine : De l’exemplum à l’objet d’histoire (xvie-xxie siècles) », Anabases, 28, 2018, p. 13-45, dont le contenu faisait à n’en pas douter partie du manuscrit initial de l’HDR.

3 Clément Bur, « Effets de génération et brutalisation : pour une relecture de la crise de la République romaine », Cahiers du Centre Gustave Glotz, 31, 2020, p. 193-218.

4 Claudia Moatti, Res publica. Histoire romaine de la chose publique, Paris, Fayard, 2018.