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Mobilités et espaces des révolutions

Published online by Cambridge University Press:  02 April 2025

Lucy Riall*
Affiliation:
European University Institute, Florence National Museum of Ethnology, Osaka [email protected]
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Abstract

Le livre de Maurizio Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, modifie notre compréhension des révolutions de 1820-1821. Cette date, selon lui, représente un moment de transformation dans une « ère des révolutions » de longue portée, qui laissa sa marque sur les pratiques politiques et sur les périphéries méridionales de l’Europe qui furent à l’initiative du mouvement révolutionnaire. Comme le remarque M. Isabella, cet espace « démontre le mieux l’interconnexion […] entre les soulèvements européens, ibéro-américains et asiatiques. À travers ses vastes recherches archivistiques et son accent sur la mobilité et l’implication populaire lors des mouvements qui survinrent en Europe méridionale, M. Isabella forge un nouveau récit et une nouvelle chronologie de l’âge des révolutions.

Maurizio Isabella’s Southern Europe in the Age of Revolutions changes our understanding of the revolutions of 1820-1821. This date was, he shows, a transformative moment in the longer “age of revolutions,” which left its mark both on political practices and on the southern peripheries of Europe that took the revolutionary initiative. As Isabella remarks, this space “best demonstrates the interconnection … between European, Ibero-American and Asian uprisings.” Through his wide archival research and his emphasis on mobility and participation across the spaces and places of southern Europe, Isabella forges a new narrative and a new chronology for the age of revolutions.

Type
Forum autour du livre de Maurizio Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions
Copyright
© Éditions de l’EHESS

En 1820, des révolutions éclatèrent au Portugal, en Espagne, à Naples et en Sicile. Elles furent suivies, en 1821, par des révolutions au Piémont et en Grèce et, après la victoire de l’armée autrichienne sur les insurgés napolitains, par de nouvelles insurrections au Portugal et en Espagne. S’inscrivant dans une vague mondiale de révolutions qui s’étendit de l’Amérique latine à l’océan Indien, du Pacifique à l’Asie, les révolutions du sud de l’Europe entraînèrent des changements constitutionnels, des réorganisations territoriales, des guerres, une participation populaire à la vie politique et des épisodes d’une extrême violence. Cependant, à l’exception de la Grèce où la révolution aboutit à la création d’un État indépendant en 1830, ces révolutions tournèrent vite court. Les constitutions furent révoquées dès 1821 à Naples et au Piémont, en 1823 en Espagne et, au Portugal, l’expérience s’acheva à la fin des années 1820 après une longue guerre civile. Quant aux révolutionnaires, ils furent exécutés, incarcérés ou envoyés en exil tandis que, partout, la participation populaire à la vie politique se voyait restreinte.

Les révolutions de 1820-1821 en Europe méridionale ont été négligées par les historiennes et les historiens ou traitées de la manière la plus traditionnelle qui soit. Elles sont essentiellement vues comme un dérivé, un reflet d’idées et de pratiques venues de France, une manifestation de second ordre dans ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’ère ou l’âge des révolutions. Eu égard à la péninsule italienne, les spécialistes ont tendance à considérer les révolutions de 1820 en Sicile, à Naples et au Piémont comme une condition préalable aux changements qui se produisirent quarante ans plus tard, dans un sens négatif : elles participeraient d’un processus de défaite, annonçant la fin des sociétés secrètes, ou révéleraient la réticence des monarchies à faire des concessions pourtant réalisables. Le consensus qui prévaut consiste à dire qu’il s’agissait de mouvements révolutionnaires de faible intensité, avec peu de chances de succès face aux armées alliées du Concert européen. De récents travaux consacrés à l’âge des révolutions ont modifié cette perspective générale sur les événements de 1820 en les replaçant dans le cadre d’une crise mondiale plus large de la souveraineté. Cependant, l’accent mis par cette historiographie sur les capitales mondiales et impériales, et le désir compréhensible de décentrer le regard vers le monde atlantique, le Pacifique et l’Asie ont renforcé une tendance déjà bien ancrée à négliger les rives méridionales de l’EuropeFootnote 1.

Maurizio Isabella a le grand mérite d’aller à rebours de cette tendance et de faire en sorte qu’il est désormais beaucoup plus difficile pour les spécialistes d’histoire globale d’ignorer l’Europe du Sud. 1820 fut, confirme-t-il, un moment de transformation dans une « ère des révolutions » de longue portée, qui laissa sa marque sur les pratiques politiques et devint une référence pour les décennies suivantes dans le siècle. Ce sont, ajoute-t-il, « les périphéries méridionales de l’Europe qui furent à l’initiative du mouvement révolutionnaire » et, en effet, l’Europe méridionale est l’espace qui « démontre le mieux l’interconnexion et la convergence entre les soulèvements européens, ibéro-américains et asiatiques » qui, ensemble, constituent un « Sud révolutionnaire mondial »Footnote 2. M. Isabella étaye cette affirmation grâce à un extraordinaire travail de compilation de documents et d’ouvrages. Il a ainsi examiné avec soin des correspondances et des rapports conservés dans des fonds d’archives à Athènes, Lisbonne, Londres, Madrid, Catane, Naples et Palerme, parmi d’autres (mais pas à Paris, ce qui est peut-être révélateur). Il présente, dans son ouvrage, un tableau extrêmement détaillé de l’effervescence révolutionnaire, effervescence qui a touché aussi bien les petites communautés que les capitales, les gens du peuple comme les soldats ou les membres de bandes armées. Son travail sur les mémoires, les pamphlets, les chansons, les catéchismes, les oraisons et les documents visuels fournit des preuves irréfutables de la diffusion de la conscience révolutionnaire et de la profondeur de l’implication populaire lors des mouvements qui survinrent en Europe méridionale.

M. Isabella s’oppose à une vulgate ancienne, particulièrement répandue en Italie, selon laquelle les révolutions de 1820 n’auraient été l’œuvre que d’une élite, imposée à une population passive et indifférente. S’il existait certes une forte opposition populaire aux insurrections, les revendications révolutionnaires et les promesses de changement rencontraient aussi une large adhésion. Selon M. Isabella, la conscience politique de la population constitue « la caractéristique la plus remarquable de ces révolutions ». Elle se manifeste par une mobilisation, une participation et un engagement plein et entier dans les pratiques symboliques de l’appartenance politiqueFootnote 3.

La participation fut la force motrice de ces révolutions ; les révolutionnaires s’y conformaient sans doute moins à une idéologie qu’à des manières de faire identiques. Entre les objectifs des patriotes, des libéraux, des radicaux et des réactionnaires, il n’est pas toujours facile, admet M. Isabella, « de distinguer les ‘progressistes’ des conservateurs dans les débats sur les constitutions, les libertés communales ou les privilèges locauxFootnote 4 ». Ce sont en effet plutôt les pratiques communes des révolutionnaires qui sont frappantes : les personnes impliquées dans les mouvements insurrectionnels établirent un modèle performatif qui fut reproduit dans différents lieux et milieux. Dans la description des événements de M. Isabella, on trouve d’innombrables exemples de personnes qui ont pris le contrôle des nouveaux espaces ouverts par la révolution pour avoir leurs voix au chapitre ou pour exprimer leurs émotions politiques. Une fois des constitutions concédées, l’acte de vote prenait une importante signification symbolique. Si la révolution sicilienne est connue pour son extrême violence – en particulier à Palerme lors du premier soulèvement et dans les campagnes au cours de la guerre civile qui vit s’opposer les partisans de l’indépendance aux défenseurs de la domination napolitaine –, M. Isabella montre que les combats armés et les attaques meurtrières n’étaient que l’un des aspects d’une lutte publique, caractérisée par des « niveaux d’implication remarquables » aux « effets profonds sur la participation populaire »Footnote 5. D’après lui, l’ensemble des sociétés de l’Europe méridionale était politisé à un « degré sans précédentFootnote 6 ». Les sociétés secrètes, longtemps dénigrées par les chercheuses et les chercheurs en raison de la nature contre-productive de leurs activités clandestines, profitèrent justement des révolutions de 1820 pour devenir publiques. À Naples, elles se mobilisèrent ouvertement pour défendre la constitution. Pendant la guerre contre Palerme, des membres des sociétés secrètes se montrèrent dans les rues, arborant des rubans et des bannières. À Palerme, la révolution était tout aussi populaire : les artisans reprirent de longues traditions de protestations pour participer à des actes d’humiliation rituelle contre l’aristocratie, tels la destruction publique de leurs meubles par le feu, l’occupation de leurs palais et la prise triomphale de leurs armes.

M. Isabella rappelle également que la mobilité fut un autre aspect essentiel de ces révolutions. Institution sans doute la plus transformée par la Révolution française, l’armée, avec ses mouvements et ses stratégies, occupe une place centrale dans la description des événements révolutionnaires. Les révolutions de 1820-1821 furent en effet déclenchées par les officiers de l’armée qui jouèrent un rôle de meneurs en orchestrant les relations avec la foule dès les premiers jours des insurrections, et en proclamant toute une série de pronunciamentos (déclarations publiques). Enfin, avec l’appui des sociétés secrètes, ils prirent également une part décisive à la diffusion des manifestes révolutionnaires au-delà des frontières maritimes de l’Europe du Sud.

Les révolutions provoquèrent par ailleurs de multiples déplacements de population. Les diverses « traversées » dues aux mouvements des volontaires, des sympathisants, des mercenaires et des réfugiés pendant et après les événements produisirent des expériences et des souvenirs révolutionnaires partagés, ainsi que l’instauration de différentes « trajectoires » internationalesFootnote 7. Tous ces éléments furent à l’origine d’un ensemble de pratiques révolutionnaires et de réseaux de solidarité mobiles qui eurent un effet durable sur la culture politique européenne. De l’autre côté, ces mouvements continuant à déstabiliser les régimes européens tout au long des années 1820 et au-delà, les gouvernements renforcèrent la surveillance et les contrôles aux frontières, et commencèrent à associer migrants économiques et révolutionnaires en tant que membres d’une même « classe dangereuse » et redoutéeFootnote 8. Ces craintes donnèrent naissance à de nouveaux régimes de maintien de l’ordre, d’identification et de gestion de la population qui perdurèrent tout au long du xixe siècleFootnote 9.

Du point de vue de l’Europe méridionale, la chronologie de l’âge des révolutions est tout à fait différente. Les années 1820 en Europe du Sud ne furent pas une impasse mais un tournant. Elles constituèrent un moment où les crises de la période napoléonienne se manifestèrent plus clairement et plus violemment et où les conflits se jouèrent sur une scène publique à large rayon, avec des résultats dont les échos se firent ressentir bien au-delà des années 1840 (la « date de clôture » conventionnelle de l’ère des révolutions). Ce panorama de plus long terme invalide l’idée selon laquelle les révolutions de 1820 furent des insurrections de second ordre ; il nous permet, au contraire, de mieux mesurer la radicalité de leur héritage. Le récit de M. Isabella invite ainsi les chercheurs et chercheuses à réexaminer la fin présumée de l’âge des révolutions dans les années 1840 ; il nous conduit à relire les répressions des années 1850 et les soulèvements des années 1860 et du début des années 1870 à la lumière d’un long xixe siècle bien plus radicalFootnote 10.

Ces transformations n’eurent nulle part des conséquences plus profondes que dans le réaménagement du territoire. Les révisions territoriales engendrées par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes et la Restauration qui suivit avaient déclenché de nouvelles rivalités tout en en ravivant d’anciennes, qui éclatèrent au grand jour lors des révolutions de 1820. Selon M. Isabella, les révolutions de 1820 furent avant tout des « révoltes contre les centres métropolitains, ou des réactions à la transformation d’anciens centres en nouvelles périphériesFootnote 11 ». Pourtant, rien de cela n’était forcément propice à la cohésion révolutionnaire. À Gênes, le ressentiment face à la domination piémontaise alimentait à la fois la nostalgie d’un passé oligarchique et une aspiration à la Constitution libérale de Cadix ; en Sicile, Palerme cherchait à restaurer ses privilèges féodaux, tandis que Catane s’efforçait de se libérer de la domination de Palerme en s’associant à la capitale napolitaine. Ces tendances centrifuges purent déstabiliser les tentatives de restauration de l’autorité monarchique après 1815, mais elles réduisirent également le soutien aux révolutions ou les détournèrent vers d’autres revendications. Ici aussi, le modèle fut fixé et laissa durablement son empreinte dans le siècle.

Les espaces publics créés par les nouvelles formes de politisation, les « traversées » de la Méditerranée qui conduisirent à des réseaux de solidarité et de résistance, l’organisation et la réorganisation territoriale, le renforcement des régimes de maintien de l’ordre, les divisions entre révolutionnaires : ce ne sont là que quelques-unes des caractéristiques des révolutions de 1820 rendues plus évidentes si l’on adopte le point de vue de l’Europe méridionale. L’une des réussites de M. Isabella est d’avoir rassemblé ces différentes caractéristiques, ainsi que les personnes et les lieux concernés, dans un même récit. La Navarre, le Pays basque, la ville de Gênes, les îles de Sicile et de Samos, et le Péloponnèse sont, dans son ouvrage, unis par une même expérience du changement révolutionnaire, avant d’être reliés les uns aux autres par ses conséquences. Plus largement, M. Isabella défend une géographie alternative de la révolution, dans laquelle les ports et la mer occupent une place de premier plan et où le sud de la France joue peut-être un rôle plus crucial que Paris. S’il y eut sans doute des « entreprises inachevées », l’importance de ces événements et de ces lieux est désormais indéniableFootnote 12.

À la première et à la dernière page de son livre, M. Isabella qualifie la région qu’il étudie de « périphéries méridionales de l’Europe » ou de « périphéries méridionales du Continent »Footnote 13. Il entend ainsi remettre en question le récit francocentré de l’âge des révolutions et cherche de la sorte à relier les événements de l’Europe méridionale à ses « répercussions dans le monde ottoman » et dans les colonies ibéro-américainesFootnote 14. Ce recentrage d’un Sud global différent est original et intéressant, mais il soulève des questions. Tout d’abord, M. Isabella utilise, et accepte implicitement, la notion de « périphérie » afin de situer l’Europe du Sud par rapport à un « centre » supposé, sans doute localisé dans le monde anglophone et francophone, ce qui nous ramène au récit francocentré qu’il cherchait précisément à remettre en question. « Périphérie » (« periphery ») signifie marginalité, région en marge ou zone « la plus éloignée ou la moins influencée par un centre politique, culturel ou économique » : il n’en est rien dans Southern Europe in the Age of Revolutions Footnote 15. Au contraire, le livre, tout comme les travaux antérieurs de M. Isabella (avec Konstantina Zanou) sur les mobilités et transferts en Méditerranée, suggèrent que le monde méditerranéen du xixe siècle a continué d’occuper une place centrale dans la politique et l’imaginaire européensFootnote 16. L’Europe du Sud, dans son ensemble, gagnerait à être décrite comme un seuil, comme un lieu de transition entre différents mondes et, dans ce cas précis, comme un espace où divers régimes et formes de participation politiques se rencontrent, se confrontent et entrent en conflit.

L’amplitude géographique d’un livre qui passe sans transition du Portugal et de l’Espagne à l’Italie, à la Grèce continentale et insulaire nous invite à prendre en compte des connexions encore plus lointaines. Les passages sur le Portugal laissent entrevoir des liens avec le Brésil et, de là, avec la côte occidentale de l’Afrique ; les révolutions en Espagne renvoient aux événements du monde hispanique au sens large et à l’importance des nouvelles et des personnes provenant de l’autre côté de l’Atlantique (et vice versa)Footnote 17. La question de l’esclavage et de l’anti-esclavagisme aux Caraïbes s’inscrit également dans le contexte des révolutions atlantiquesFootnote 18. Si l’on ne peut que saluer l’intégration par M. Isabella de la révolution grecque dans le cadre élargi des révolutions de l’Europe méridionale, cet effort pose également la question des événements contemporains survenus en Bosnie, au Liban et en Égypte. Les luttes concomitantes en Serbie contre l’Empire ottoman, la résistance dalmate à la domination militaire autrichienne ainsi que le rôle de l’Adriatique en tant que lieu de « traversée » par excellence ne figurent pas ou peu dans ce récit. Bien sûr, l’historien ne peut prétendre à l’exhaustivité, et ce livre est déjà exceptionnellement détaillé. Cependant, la thèse globale soutenue par M. Isabella sur l’existence d’un « Sud révolutionnaire global », fondée sur les révolutions de 1820 en Europe méridionale, exige que nous explorions plus systématiquement ces autres connexions, transferts et répercussionsFootnote 19.

Southern Europe in the Age of Revolutions suit un développement thématique et adopte une approche comparative qui s’intéresse à la fois aux « caractéristiques convergentes » et aux « différences et particularités » : M. Isabella tient à juste titre à éviter « les pièges de l’exceptionnalisme » qui ont longtemps empêché une bonne compréhension de l’Europe méridionale au xixe siècle. Il adopte également une perspective translocale afin d’examiner « les interactions […] au-delà des frontières étatiques et au-delà des mers ». Enfin, il concentre ici explicitement son attention sur les « différents groupes sociaux » et leurs réactions aux constitutions et aux nouvelles institutions créées par les mouvements révolutionnairesFootnote 20. L’accent mis sur la convergence, la divergence et la politisation permet à M. Isabella de dresser un tableau riche et diversifié de la mobilisation révolutionnaire au cours de ces années. Cependant, certaines histoires se voient inévitablement occultées. Les femmes, certes souvent confinées dans les espaces domestiques, sont pour la plupart absentes de la discussion sur la participation, tout comme les sources qu’elles ont laissées derrière elles à travers des ego-documents – journaux intimes, lettres, Mémoires, ouvrages non publiés – qui témoignent de leur patriotisme actifFootnote 21. La perspective du genre dans les révolutions se voit ainsi largement négligée. Les « expériences personnelles et les trajectoires individuelles » des révolutionnaires dont il est question dans l’épilogue sont avant tout des expériences et des parcours masculinsFootnote 22.

Le fil conducteur de l’ouvrage est la mobilité spatiale, à travers les communications, les mobilisations et les déplacements forcés de Lisbonne à Chios. La précipitation des déplacements n’est parfois pas sans désorienter. Dans le récit de M. Isabella, les révolutions sont « lancées » et les conspirations organisées ; les informations et les revendications qu’elles portent sont diffusées par les sociétés secrètes et par l’arméeFootnote 23. Considérant comme acquis les événements en tant que tels, il n’en évoque qu’à peine les ressorts socio-économiques locaux. Les villes et les villages dans lesquels les insurrections furent préparées, les coins de rue et les places, les prisons, les ports et les endroits où l’on put se cacher de la police reçoivent moins d’attention que les migrations transfrontalières ou les échanges politiques. C’est là une critique courante adressée à l’histoire globale : dans leur volonté d’étudier la mobilité et les connexions, historiens et historiennes ont tendance à se désintéresser des phénomènes isolés ou du sort de celles et ceux qui ne se déplacent pasFootnote 24. Ici, cependant, le problème n’est pas tant d’avoir négligé les révolutionnaires dans le cadre de leur foyer que le fait que l’accent mis sur la politique et les discours conduit à une méconnaissance relative du tissu social et structurel au sein duquel les gens se sont rebellés ou se sont battus. Étant donné l’attention que M. Isabella porte aux questions de territorialité pour comprendre les révolutions, nous aimerions en savoir davantage sur les espaces eux-mêmes. Le tracé des rues de Palerme et le lien de la ville avec la mer ont-ils influé sur la propagation de la révolution ? La topographie particulière de la mer Égée orientale a-t-elle pu structurer le caractère de la révolution, et a-t-elle aidé ou entravé le mouvement des volontaires ? Ces questions passionnantes attendent encore leur réponseFootnote 25.

Rien de ce qui vient d’être dit ne remet en cause le travail remarquable de M. Isabella. Ces observations renvoient au contraire au fait qu’il est parvenu à créer un autre récit sur l’âge des révolutions, procédant à la fois d’une synthèse de la littérature et de travaux originaux fondés sur des archives de première main. Southern Europe in the Age of Revolutions souligne la nécessité de poursuivre les recherches sur l’Europe méridionale et la Méditerranée (au sens large) à l’ère des révolutions. Cela signifie précisément qu’il faut en apprendre beaucoup plus sur les relations réciproques entre les révolutions du sud de l’Europe et celles des mondes ibérique, ottoman et nord-africainFootnote 26. Il serait utile de réfléchir davantage à la manière dont une perspective centrée sur le Sud global contribue à modifier nos certitudes sur la révolution et ses manifestations à Paris, Berlin ou Vienne ; comment de nouvelles études, en suivant l’exemple de M. Isabella, aident-elles à réviser le récit conventionnel de l’âge des révolutions centré sur Paris, du moins dans l’histoire de l’Europe. Une plus grande attention portée à l’espace et au contexte permettrait de reprendre, en les ranimant, des préoccupations plus traditionnelles telles que les privations économiques ou les changements de société de l’époque. En refermant ce livre stimulant et revigorant, les lecteurs et les lectrices ont envie de prendre M. Isabella au mot et de poursuivre son travail en creusant de nouvelles pistes, en posant de nouvelles questions et en apportant de nouvelles réponses.

Footnotes

*

À propos de Maurizio Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, Princeton, Princeton University Press, 2023.

References

1. Pour un bel exemple d’une approche globale de l’âge des révolutions, voir Sujit Sivasundaram, Waves Across the South: A New History of Revolution and Empire, Chicago, The University of Chicago Press, 2021. Voir aussi David Armitage et Sanjay Subramanyam (dir.), The Age of Revolution in Global Context, c. 1760-1840, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2009. Quentin Deluermoz et Jeanne Moisand resituent les révolutions européennes dans un contexte mondial dans leur article, « Révolutions Européennes (1815-1900). La barricade et la machette : une histoire connectée », in L. Bantigny et al. (dir.), Une histoire globale des révolutions, Paris, La Découverte, 2023, p. 281-314.

2. Maurizio Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, Princeton, Princeton University Press, 2023, p. 1 et 9.

3. Ibid., p. 28.

4. Ibid., p. 261.

5. Ibid., p. 174 et 188.

6. Ibid., p. 567.

7. Ibid., p. 31 et 251.

8. Ibid., p. 253.

9. Au sujet des nouveaux régimes d’identification introduits en Italie à l’époque napoléonienne, voir Stefano Poggi, Culture of identification in Napoleonic Italy, c. 1800-1814, New York, Routledge, 2024.

10. À ce sujet, voir Daniel F. Banks, « Ships, Guns and Money: The Logistics of Revolution and Garibaldi’s Campaign of 1860 », Past & Present, advanced article gtae 044, 2024, https://doi.org/10.1093/pastj/gtae044.

11. M. Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, op. cit., p. 14.

12. Ibid., p. 567.

13. Ibid., p. 1 et 605.

14. Ibid., p. 3 et 4.

15. Voir la définition de « périphérie » (« periphery ») donnée par le Oxford English Dictionary, https://www.oed.com/dictionary/periphery_n?tab=meaning_and_use.

16. Maurizio Isabella et Konstantina Zanou (dir.), Mediterranean Diasporas: Politics and Ideas in the Long 19th Century, Londres, Bloomsbury, 2015.

17. Voir Ignacio Garcia de Paso, « The Storms of 1848: The Global Revolutions in Spain », thèse de doctorat, European University Institute, 2022.

18. Voir notamment Ada Ferrer, Freedom’s Mirror: Cuba and Haiti in the Age of Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 ; pour une analyse du « moment abolitionniste » dans les révolutions de 1848, voir les chapitres de Myriam Cottias, Adélaïde Marine-Gougeon, Jessica Balguy, M’hamed Oualdi, Natalia Sobrevilla, et Julie Marquet dans Quentin Deluermoz, Emmanuel Fureix et Clément Thibaud (dir.), Les mondes de 1848. Au-delà du printemps des peuples, Paris, Champ Vallon, 2023.

19. Sur l’idée d’un « 1848 mondial », voir Q. Deluermoz, E. Fureix et C. Thibaud (dir.), Les mondes de 1848, op. cit. La discussion autour du livre de M. Isabella, lors d’un forum à l’European University Institute le 20 juin 2023, a précisément porté sur les questions de centre et de périphérie. Je remercie les participants et participantes, notamment Daniel F. Banks, Maurizio Isabella, Pieter M. Judson, Dominique Reill et Clément Thibaud.

20. M. Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, op. cit., p. 29.

21. Elisavet Papalexopoulou, « Female Fatherlands: Women of Letters, Greek Patriotism and the 1821 Revolution », Historein, 21-1, 2023, https://doi.org/10.12681/historein.24698, explore ces sujets. L’article a cependant été publié après la parution de l’ouvrage de M. Isabella.

22. M. Isabella, Southern Europe in the Age of Revolutions, op. cit., p. 570.

23. Ibid., p. 34-35.

24. Jeremy Adelman, « What Is Global History Now? », Aeon, 2 mars 2017, https://aeon.co/essays/is-global-history-still-possible-or-has-it-had-its-moment ; voir aussi le projet créé en réponse à ce numéro au Käte Hamburger Research Centre, « Dis:connectivity in Processes of Globalisation » (global dis:connect), https://www.globaldisconnect.org.

25. Sur la Grèce, voir Michalis Sotiropoulos, Antonis Hadjikyriacou et Ada Dialla, « Where Was 1821? Space and Territory in the Greek Revolution », Historein, 21-1, 2023.

26. Pour l’Italie et l’Amérique centrale et du Sud, voir Alessandro Bonvini, Risorgimento atlantico. I patrioti italiani e la lotta internazionale per le libertà, Rome/Bari, Laterza, 2022.