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Mémoire, lieux et invention spatiale dans la peinture italienne des XIIIe et XIVe siècles

Published online by Cambridge University Press:  26 July 2017

Jean-Philippe Antoine*
Affiliation:
Université de Lyon III

Extract

La peinture italienne des XIIIe et XIVe siècles possède dans l'histoire de l'art, depuis les Vies de Vasari, un statut exceptionnel : celui d'origine de la « peinture occidentale ». En faisant de Cimabue et de Giotto les primi lumi d'une « manière moderne » encore en enfance, Vasari mettait en effet en place un discours qui n'a cessé de nourrir les histoires de l'art successives. La fin du Duecento et le Trecento y représentent, après le sombre Moyen Age, le début d'une « renaissance » des arts inspirée de l'Antiquité. Mais ce commencement ne se connaît pas pour tel, et sa vérité est le fruit d'un accomplissement ultérieur : l'invention au Quattrocento de la perspective, et les développements qu'en proposent Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël. D'où la double caractérisation dont la peinture des XIIIe et XIVe siècles a fait, alternativement ou parfois simultanément, l'objet : oeuvre de « primitifs », qu'identifie leur incapacité à mettre en pratique sans erreur les critères spatiaux définis à partir du xve siècle, ou au contraire, pour citer le titre de l'ouvrage fameux d'Erwin Panofsky, oeuvre d'« avant-courriers » de la Renaissance, auteurs valeureux d'« une première rupture par rapport aux principes médiévaux de représentation du monde visible au moyen du trait et de la couleur ».

Summary

Summary

This article investigates the history of the art of memory in the late Middle Ages and Early Renaissance in Italy, and its bearing on the production of material images. After mapping the stages of the rediscovery of antique Roman techniques of images and places, it examines the relation of these memory techniques to the transformation of pictorial space that takes place in mural painting at the end of the 13th and beginning of the 14th century. The mental habit of locating images into places leads to a new awareness of the figurai interaction between architectural and pictorial space, in turn responsible for such ensembles as the Higher Church of Assisi or Giotto's Scrovegni Chapel in Padua: images and architecture are there combined to create a “region for memory”, resulting in a pictorial plane with a new spacious quality, and allowing viewers to experience their surroundings as a physical extension of mental space. This moment in the history of images is not a “primitive” version o/perspectiva artificialis, but a type of image with its own coherent set of principles, explaining both the needfor “illusionistic” space and its limits, and accounting for the “phantastical” quality of space in 14th century Italian painting.

Type
Lectures des Œuvres
Copyright
Copyright © Les Éditions de l’EHESS 1993

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References

* L'auteur et l'éditeur remercient la Bibliothèque Apostolique Vaticane qui a bien voulu autoriser la reproduction des documents lui appartenant.

1. Panofsky, E., La Renaissance et ses avant-courriers dans l'art d'Occident, Paris, 1976, Stockholm, 1960, p. 37 Google Scholar.

2. Ibidem, p. 128. Le titre de l'ouvrage remarquable consacré par John White à la transformation de l'espace pictural dans la peinture italienne du xiiie au xve siècle, The Birth and Rebirth of Pictorial Space, Londres, 1957, résume à lui seul l'ensemble de cette problématique.

3. Je renvoie pour cela aux travaux de Robert Klein, ainsi qu'aux récentes et très pertinentes analyses de Didi-Huberman, Georges, Devant l'image, Paris, 1990 Google Scholar. Dans un travail inédit. Peindre le nom du souvenir, j'analyse le rôle spécifique que joue dans cette construction l'« idéologie » panofskienne de la perspective.

4. The Art of Memory, Londres, 1966 (trad. fr. 1975).

5. Clavis universalis, Milan-Naples, 1960.

6. The Book of Memory. A Study of Memory in Medieval Culture, Cambridge, 1990. Cf. compte rendu dans ce même numéro. On ajoutera à ces travaux le recueil collectif récemment édité par Lina Bolzoni et Pietro Corsi, La cultura della memoria, Bologne, Il Mulino, 1992.

7. Frances Yates a eu la première l'intuition de cette relation. Cf. le chapitre iv de L'art de la mémoire. « La mémoire médiévale et la formation d'un système d'images », pp. 95-118.

8. Sur la question des « mots dans l'image », je me permets de renvoyer le lecteur à un travail plus ancien, « Ad perpétuant memoriam. Les nouvelles fonctions de l'image peinte en Italie : 1250-1400 », Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Age-Temps modernes, 100, 1988-2, pp. 541-615, en particulier pp. 560-577, ainsi qu'aux ouvrages cités dans les notes 4 à 6.

9. La transmission de la tradition « quintilianienne » ne s'effectuera pas en général au travers de la connaissance directe de l’Institution de l'orateur, mais plutôt par celle des rhéteurs basantiques comme Julius Victor ou Martianus Capella, bientôt relayés par Isidore de Séville.

10. J'emprunte ici aux excellentes remarques d'Agnès Rouveret, dans « Peinture et art de la mémoire : le paysage et l'allégorie dans les tableaux grec et romain », Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions, 1983, pp. 571-588, p. 577. Voir également, du même auteur, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, Rome, 1989, chapitre vi : « Artificiosa memoria. L'invention des images ».

11. La métaphore fondamentale de la technique des lieux avait pour l'un de ses termes les tablettes de cire qui sont l'ancêtre direct du codex, et non pas les rouleaux de papyrus, jusque-là seuls vrais « livres ». La cire renvoie par ailleurs à la métaphore platonicienne puis aristotélicienne du travail de la mémoire : l'empreinte d'un sceau, métaphore que reprennent Quintilien (Institutio, XI, n, 4), et à sa suite la plupart des écrivains médiévaux. Avec l'établissement du codex, le livre investit donc une forme à destination mnémonique. Il y a là comme un courtcircuit de la métaphore lieux/images-tablettes/lettres, réduite à ses seuls seconds termes.

12. Par exemple une ancre pour la navigation, des armes pour la guerre, etc.

13. En témoignent par exemple certains manuscrits des Institutions cassiodoriennes des ixc et xe siècles, ou encore le célèbre psautier d'Utrecht (ixe siècle), les uns et les autres dotés d'images et de scènes reposant sur la figuration de jeux de mots effectués à partir du texte. Dans les deux cas, on a affaire à des oeuvres destinées à l'enseignement (le psautier est le premier livre de lecture) et à des étudiants débutants.

14. Il est important que le traité se présente comme la description de la construction de l'image, et non comme une simple ekphrasis.

15. L'espace des lieux n'y est pas mesurable, mais seule l'indication de leurs distances et de leurs directions relatives.

16. D'où la croissance symétrique d'écrits présentés sous forme d'index ou de nomenclatures (Quaestiones, Distinctiones, etc.). Ceux-ci forment une matière première que la mise en lieux permet ensuite de composer selon l'ordre requis par le lecteur et réclamé par les circonstances : classe, prêche, sermon universitaire, etc.

17. Le caractère hérennien de cet art de la mémoire ne fait pas de doute, malgré les différences notables qui le distinguent de sa source. Un bon exemple en est fourni par la Parisiana Poetria de Jean de Garlande, qui attribue explicitement à « Tullius », c'est-à-dire au pseudo- Cicéron, un système qui reprend dans ses grandes lignes l'art décrit par Hugues de Saint-Victor.

18. Kupfer, Cf. Marcia, « The Lost Mappamundi at Chalavoy-Millon », Spéculum, 66, 1991, pp. 540571.CrossRefGoogle Scholar

19. Non sans rencontrer des opposants sceptiques. Jean de Salisbury déclare dans son Metalogicon, 1159, que l'art de la mémoire recommandé par Tullius ne lui paraît pas très utile. La Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf estime la méthode des lieux et des images compliquée et ennuyeuse, et lui préfère celle des notulae, c'est-à-dire des notes ou marques dans la marge du livre.

20. Bologne et son école de droit, où l'enseignement de la rhétorique acquiert vite une grande importance, en est sans doute le point d'ancrage originel.

21. Vont dans le même sens une série de recommandations concernant les lieux d'études, dont certaines font étrangement écho aux recommandations hérenniennes. Boncompagno recommande d'y interdire les images étrangères aux sujets enseignés, pour éviter toute confusion, et d'y percer des fenêtres permettant au maître d'apercevoir la campagne, « puisque la mémoire trouve vigueur dans la vision d'objets agréables ». Ainsi encadré, le paysage donne àl'architecture du lieu ornement et variété, sans brouiller pour autant la production d'images de mémoire.

22. « Adrien, l'un des empereurs, en signe de souvenir éternel, fit sculpter de façon merveilleuse l'histoire de Troie (sic) sur une colonne, qu'il fit ériger à Rome. En effet, les Romains avec des sculptures, les Grecs avec des images de leurs hauts faits, voulurent que ceux qui les suivraient se souviennent d'eux. Mais les choses du passé se conservent avec des livres de façon plus valable qu'avec des sculptures et des images », Boncompagno, Le siège d'Ancône.

23. Les prologues d'oeuvres comme le Candélabre du Florentin Bene, la Gemme pourpre (1226-1227) de Guido da Faba, ou encore Y Instrument du droit civil d'Anselmo de Orto, en sont l'indice, qui mettent en scène des personnages « allégoriques » situés dans des lieux-supports des notions qui forment le sujet de l'oeuvre. Anselmo décrit explicitement le « Temple de la Justice » qui sert de cadre à la scène comme une des maisons où il a vécu : « J'ai trouvé cette maison dans la ville de Bologne (…), et j'y ai longtemps résidé, et j'y ai tout visité attentivement, en enquêtant avec diligence », Anselmo De Orto, Iuris Civilis Instrumentum, A. Gaudenzi éd., dans Bibliotheca iuridica Medii Aevi, II, 87.

24. B. Latini, Le livre dou trésors.

25. Le plus célèbre d'entre eux, le Flore di Rettorica composé entre 1258 et 1266 par Guidotto da Bologna, et réélaboré par Bono Giamboni, existe en plusieurs versions. Cf. F. Tocco, « Il Fior di rettorica e le sue principali redazioni secondo i codici fiorentini », dans Giornale storico della Letteratura italiana, Xiv, 1902, pp. 337-364. J'ai montré ailleurs comment ses trois versions principales dessinent différents publics de la mémoire : elles vont de l'absence complète de la section mnémonique de la Rhétorique, jugée trop complexe pour des illitterati, jusqu'à une traduction presque intégrale, qui permet son usage, en passant par un résumé qui en éclaire la pratique sans entrer dans le détail de ses règles.

26. Schmitt, Cf. Jean-Claude, « Écriture et image : les avatars médiévaux du modèle grégorien », dans Littérales. Théories et pratiques de l'écriture au Moyen Age, Paris, 1988, pp. 119154 Google Scholar, à qui j'emprunte une partie des considérations suivantes.

27. « Car c'est une chose d'adorer l'image, et c'en est une autre d'apprendre, par l'histoire montrée en peinture, ce qu'il faut adorer. En effet, ce que l'écriture est à ceux qui lisent, la peinture l'offre aux hommes incultes qui la regardent. C'est en elle que les ignorants voient ce qu'ils doivent suivre, en elle que lisent ceux qui ne connaissent pas les lettres. Pour ceux qui restent attachés au paganisme tout particulièrement, la peinture tient lieu de lecture. […] Il ne faut donc pas briser [les images], car elles n'ont pas été placées dans les églises pour y être adorées, mais seulement pour servir à instruire les esprits de ceux qui ne savent pas », Le Grand, Grégoire, Epistolae, dans Monumenta historica Germaniae, II, X, 10, Berlin, 1957, p. 270 Google Scholar.

28. J.-Cl. Schmitt, art. cit., p. 123.

29. Il apparaît dans le texte de la lettre pour la première fois en 769, au concile de Latran, sans doute donc en tant qu'élément du « débat sur les images qui, à cette époque déjà, semble avoir agité l'Église franque », Cf. J.-Cl. Schmitt, art. cit., p. 125.

30. GRÉGoire Le Grand, Epistolae, IX, 52, Dans P. L. LXVII, col. 991b.

31. « Je sais pour sûr que tu ne recherches pas l'image de notre Sauveur afin de l'adorer, mais pour que par le souvenir du Fils de Dieu tu te réchauffes dans l'amour de celui dont tu désires voir l'image. Et nous aussi, nous nous prosternons devant elle non comme devant la divinité, mais nous adorons celui que son image, en nouveau-né ou mort ou siégeant sur son trône, nous rappelle. Et tandis que cette même image nous renvoie comme l'écriture au souvenir du Fils, notre esprit est réjoui par la Résurrection ou caressé par la Passion », GRÉGoire Le Grand, ibid, coll. 990d-991a.

32. C'est en ce sens que l'on doit déclarer la plupart des images du second Moyen Age mémoriales plutôt que didactiques. Elles ne servent pas à apprendre quelque chose d'inconnu, mais à rappeler de façon efficace quelque chose de déjà connu, dont il s'agit de disposer de façon aisée. Cf. les remarques de Michael W. Evans, Medieval Drawings, Londres, 1969, p. 11. 33. Étant entendu que différents niveaux de lecture, des plus érudits aux plus « faibles », subsistent pour une même image ou série d'images.

34. Cf. Jean-Philippe Antoine, art. cit., en particulier pp. 587-615.

35. Cela implique que les pratiques de l'art de la mémoire constituent le modus operundi concret qui relie scolastique et architecture gothique, modus operandi parfois poursuivi par E. Panofsky, à son corps défendant, sous forme d'un simple parallélisme ou d'une relation abstraite. Cf. E. Panofsky, Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, 1967.

36. Grodecki, Louis, « Problèmes de l'espace dans la définition de la sculpture gothique », dans Le Moyen Age retrouvé, Paris, 1991, t. II, pp. 109117 Google Scholar.

37. « La forme sculptée […] est claveau d'archivolte, angle de chapiteau, côté de trumeau, portion de tympan. Elle fait partie du mur matériellement, par l'engagement de ses pierres dans les assises de la bâtisse ; optiquement, parce que sa face extérieure ne franchit pas le plan du mur, elle n'en est qu'une ondulation, un accent… », ibid., p. 112.

38. A cette caractéristique de la statuaire correspond dans le registre des hauts et bas-reliefs l'importance nouvelle donnée au cadre, que l'on retrouve également dans la miniature.

39. Les xnic et xivc siècles sont loin de distinguer l'une de l'autre.

40. Cf. Hélène Toubert, « Le renouveau paléo-chrétien à Rome au début du xiie siècle », Cahiers archéologiques, 1970, pp. 99-154. Sur le statut des différents styles romains dans ces « renaissances », voir aussi 1. Lavin, « The Ceiling Frescoes in Trier and Illusionism in Constantine Painting », Dumbarton Oaks Papers, 21, 1967.

41. Cf., outre les articles cités dans la note précédente, Mariette De Vos, « La ricezione della pittura antica fino alla scoperta di Ercolano e Pompei », dans Memoria dell'Antico nell'arte italiana. ll. I generi e i terni ritrovati, Turin, 1985, pp. 351-380. On opposera à ses conclusions plutôt négatives les travaux de John White, tout comme ceux de A. Smart, The Assisi Prohlem and rhe Art of Giotto, Londres, 1971, et Belting, Hans, Die Oberkirche von San Francisco in Assisi : ihre Dekoration als Aufgabe und die Genèse einer neuen Wandmalerei, Berlin, 1977 Google Scholar.

42. Sans doute à raison. Voir à ce sujet Agnès Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne, Rome, 1989, et la communication citée plus haut. Voir aussi Jean- Philippe Antoine, « L'arte della memoria e la trasformazione dello spazio pittorico », dans La cultura della memoria, cit. supra.

43. L'incendie de la basilique en 1823 en a rendu impossible en les détruisant l'analyse directe, mais une série de copies à l'aquarelle exécutées en 1634 pour le cardinal Barberini permet de connaître leur composition. Waetzold, Cf. S., Die Kopien des 17 Jahrhunderts nach Mosaiken und Wandmalereien in Rom, Vienne, 1964 Google Scholar. Voir aussi John White, « Cavallini and the Lost Frescoes in San Paolo », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, XIX, 1956, et Hetherington, Paul, Pietro Cavallini, Londres, 1979 Google Scholar.

44. La réduction effectuée par les restaurateurs du programme original des peintures, de quarante-deux à trente-sept scènes, et l'inachèvement probable de l'entreprise ont conduit à laisser subsister, au côté de la scène « restaurée », la peinture d'origine.

45. Il est inutile d'insister sur la différence de valeur expressive de l'image, la seconde plus frappante et sanglante que la première, imago véritablement agens.

46. En adoptant l'expression de « boîte locale », je fais ici référence à l'expression panofskienne de « boîte d'espace », mais détachée des connotations perspectivistes et néo-kantiennes qu'implique chez lui le concept d'espace. Comme on va le voir, la boîte locale fait exister une scène tridimensionnelle limitée ; elle n'est pas un fragment d'un espace infini, choisi par le regard du peintre, et n'implique pas de point de vue unifié mathématiquement.

47. Le procédé permet également de définir un second lieu pictural « négatif » dans le champ : à l'extérieur de la loggia, est peinte la figure, aujourd'hui presque entièrement effacée, d'un Jacob littéralement expulsé de la construction peinte à gauche. C'est le procédé qu'utilisera bientôt Giotto à Padoue dans Joachim chassé du temple.

48. Elles réclament plus que la réponse alternative qui s'est développée depuis la perte de terrain de l'idéologie perspectiviste : celle de nécessités narratives qui entrent en conflit avec la volonté de cohérence pour l'espace. Si l'on a bien affaire, dans les ensembles de fresques jusqu'ici considérés, à un problème de structure narrative (y compris dans des peintures dont le contenu de sens est loin d'être immédiatement narratif), ce fait à lui seul n'autorise aucune conclusion, tant que la structure mémoriale de cette narration, et les pratiques qu'elle met en jeu, n'ont pas été mises au jour.