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Marie Durand, Monika Stern et Éric Wittersheim (dir.), Le Vanuatu dans tous ses états. Histoire et anthropologie, Paris, Les Presses de l’Inalco, 2024, 508 p.

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Marie Durand, Monika Stern et Éric Wittersheim (dir.), Le Vanuatu dans tous ses états. Histoire et anthropologie, Paris, Les Presses de l’Inalco, 2024, 508 p.

Published online by Cambridge University Press:  02 April 2025

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Abstract

Type
Pacifique et Océanie (comptes rendus)
Copyright
© Éditions de l’EHESS

En 1980, les Nouvelles-Hébrides se débarrassent de leur statut de « condominium anglo-français » pour revendiquer fièrement l’appellation de République du Vanuatu, qui devient ainsi l’une des plus jeunes nations d’Océanie. Avec ses 80 îles et ses quelque 300 000 habitants qui ne parlent pas moins d’une centaine de langues différentes, cet archipel situé dans le sud-ouest du Pacifique est aujourd’hui l’un des pays les plus exposés aux risques de catastrophes naturelles et les plus vulnérables aux effets du réchauffement climatique. Le Vanuatu doit également faire face à des défis moins inédits, comme la gestion des tensions entre autorités locales et centrales, l’équilibrage des priorités entre zones rurales et urbaines, et la question d’un développement le plus durable possible.

Les anthropologues, historiennes et historiens exogènes (européens pour la plupart) qui ont contribué au Vanuatu dans tous ses états (c’est-à-dire dans ses états passé ou présent, rural ou urbain, et en proie à des changements sociaux, politiques et environnementaux) ont eux aussi été confrontés à des défis de plusieurs natures, liés notamment à la diversité culturelle et linguistique de l’archipel, à la portée limitée de ses archives coloniales, à la persistance de préjugés avilissants sur sa modeste taille et son isolement, et aux politiques de recherche de l’État postcolonial lui-même.

S’appuyant avant tout sur la méthodologie du travail de terrain ethnographique et sur des relations fermement établies avec les communautés locales, les quatorze contributions de cet ouvrage témoignent pour la plupart d’un ancrage solide dans le territoire du Vanuatu et d’une attention particulière aux préoccupations des citoyens sur place. Cependant, comme l’écrivent le directeur et les directrices de l’ouvrage, « c’est avant tout de la dimension interconnectée de cet archipel mélanésien que ce livre se veut l’écho » (p. 14). Il s’agit donc d’analyser la manière dont le Vanuatu gère son espace, sa place et ses liens avec le reste du monde et les acteurs de la mondialisation – c’est-à-dire ses interconnexions et ses interdépendances ou, pour le dire autrement, sa souveraineté.

Ces thèmes sont à bien des égards centraux dans la majeure partie de l’histoire du Pacifique et mettent en jeu les problématiques suivantes : les attentes (en termes d’expériences et d’opportunités) que les îliens placent dans le reste du monde ; leur capacité à incorporer ces attentes à leur propre vision du monde ; enfin, leur implication progressive dans l’économie mondiale émergente. Une telle perspective permet de corriger les lectures trompeuses concernant les sociétés à petite échelle et moins hiérarchisées, et complète le travail historique de Nicholas Thomas qui nous rappelle que, dans cette région, les « modèles politiques étaient fluides et localisés, mais [que les] relations ne se limitaient jamais à un seul lieuFootnote 1 ». Il s’agit également de poursuivre la démonstration de l’anthropologue Lamont Lindstrom, qui s’attache à comprendre « comment même ces habitants d’îles du Pacifique qui peuvent sembler être le bout du monde ont, depuis des années, tissé des liens solides avec les réseaux mondiauxFootnote 2 ». Ce livre établit enfin une parenté avec le travail mené par Tracey Banivanua Mar sur les pratiques locales et les dimensions transnationales de la décolonisation en OcéanieFootnote 3.

La relation entre les plans locaux et nationaux ainsi que régionaux et mondiaux constitue un des fils conducteurs de l’ouvrage. Il n’est pas inutile de rappeler que, pour les administrateurs français et britanniques, la perspective de l’indépendance politique pleine et entière d’un territoire jusqu’alors largement sous-développé était inconcevable jusqu’à l’émergence d’un mouvement nationaliste dans les années 1970. Pendant la période qui précéda l’accession à l’indépendance, des tensions entre « nationalistes » et « traditionnalistes » se firent jour, ces derniers craignant une perte partielle de légitimité et d’autonomie locales face à des politiques et des directives nationales. Comme ailleurs en Océanie, de nombreux ni-Vanuatu « pratiquaient déjà l’indépendance » localement selon leurs propres modalitésFootnote 4. Tel que le remarque Tom Bratrud dans sa contribution, les mouvements de réveil de la période qui précède l’indépendance, souvent qualifiés non sans mépris de « sectes cargos », constituaient en vérité « des tentatives pour créer de la souveraineté locale et s’affranchir de la domination coloniale par le biais du rite et du religieux » (p. 361).

Si sa gestion efficace de la pandémie de Covid-19 illustre la capacité de l’État du Vanuatu à exercer de nos jours sa souveraineté nationale, la vigueur de formes locales de souveraineté n’en est pas moins manifeste. Dans sa propre étude du « pentecôtisme comme réformisme social » sur l’île de Malekula, T. Bratrud met en avant le fait que c’est « le désir de créer une nouvelle unité sociale » et « le besoin de confirmer l’existence d’une cohésion sociale locale » (p. 373) qui servent de moteur au mouvement social en question, davantage que toute autre velléité de faire partie d’un mouvement mondial. En conclusion d’un développement sur les « string bands » en tant qu’objet de culture populaire partagé au temps de l’indépendance, Monika Stern et Éric Wittersheim insistent bien sur le fait que « les questions et logiques en jeu sont avant tout locales et concernent des individus, des réseaux et des répertoires politiques locaux » (p. 460), nonobstant les influences, les échanges et les mouvements transnationaux, anticoloniaux ou décoloniaux.

Le livre ne se contente cependant pas de donner à voir des oppositions ou des contrastes entre des événements et des phénomènes qui reflètent, d’une part, des influences externes et, d’autre part, des persistances ou des résistances locales. Après tout, les institutions nationales jouent un rôle dans le maintien de pratiques, de festivités et de rites locaux. Les directrices et directeur de l’ouvrage rappellent l’importance de tenir compte de l’incidence éventuelle de valeurs et de pratiques externes, et de la manière dont elles entrent en tension avec le développement, à l’échelle locale, de nouvelles pratiques. Si la campagne à initiative citoyenne contre les plastiques à usage unique et le rôle de premier plan qu’endosse le Vanuatu sur la scène mondiale dans la lutte contre le réchauffement climatique peuvent constituer des exemples notables de la manière dont de nouvelles pratiques ont été intégrées localement, il existe d’autres analyses plus nuancées.

Maëlle Calandra démontre comment, dans le cadre de la réponse humanitaire face aux dégâts causés par le cyclone Pam en 2015, les opérations de reconstruction menées par une ONG sur l’île de Tongoa eurent pour résultat l’abandon de structures traditionnelles construites à partir de ressources locales et qui avaient abrité efficacement les résidents de l’île pendant le cyclone : beaucoup choisirent ainsi de ne pas utiliser les pratiques traditionnelles pour reconstruire, sauf un très petit nombre d’individus pour qui le cyclone fut l’occasion de revisiter et de revitaliser ces pratiques par des idées nouvelles. La plupart des résidents choisirent cependant les normes imposées par l’ONG et notamment l’utilisation de la tôle ondulée, matériau mal adapté aux conditions locales mais recherché car « signe de modernité et de ‘développement’ » (p. 314). Il s’agit là d’une évaluation sévère de la capacité locale à gérer les changements dus à des cyclones de plus en plus fréquents. Manon Garcia remarque que bien que Pam ait fait naître des soupçons sur l’emploi de la tôle ondulée dans une autre communauté en raison des dégâts entraînés par le matériau, les protocoles de reconstruction qui le privilégiaient n’en ont pas été modifiés pour autant. Vivre dans des zones vulnérables aux catastrophes naturelles implique ainsi des concessions aux mouvements (et au climat) transnationaux.

Marc Tabani décrit une tension similaire quand il explique que la capacité des autorités de Tanna à « démontrer la coutume […] pour empêcher des étrangers de s’immiscer dans les affaires internes à la société tannaise semble dorénavant atteindre ses limites » (p. 177). M. Tabani examine l’émergence de la « chefferie » de Tanna comme un phénomène postcolonial dans lequel « les acteurs locaux font appel à des pratiques extérieures et des conceptions étrangères pour y conforter leur légitimité » (p. 155). Si la période coloniale vit l’émergence de « chefs suprêmes » et « d’hommes de tête » recrutés par les missions, la période de l’indépendance intensifie la création, la bureaucratisation et la codification des chefferies et de la kastom (c’est-à-dire « la coutume mélanésienne, réinterprétée dans le contexte contemporain », pour reprendre la définition fournie par les éditeurs de l’ouvrage, p. 23) dans le cadre de l’effort de l’État émergent pour établir un conseil national des chefs. C’est ce qui a fourni l’impulsion pour des initiatives néo-coutumières qui cherchaient à rationaliser les lois coutumières. M. Tabani voit dans ce procédé une instrumentalisation de la coutume afin de satisfaire des agents de développement (les ONG et le gouvernement national) qui cherchent à asseoir les chefs comme garants des transactions foncières et autres initiatives économiques afin de contourner les pratiques traditionnelles complexes régissant l’accès aux terres.

Le fait que ces idées et pratiques nouvelles ou étrangères n’émergent ni n’arrivent au Vanuatu isolément est mis en lumière dans des contributions qui examinent un contexte régional façonnant les idées et les pratiques relatives au développement urbain et à la santé publique. La recherche d’archives menée par Marie Durand sur un plan de logement social suggéré pour la capitale nationale, Port Vila, dans les années 1960 et 1970, attire l’attention sur la « régionalisation » des politiques de développement urbain. La participation aux travaux de la Commission du Pacifique Sud (institution régionale fondée par les puissances coloniales pour promouvoir le développement social et économique) a contribué à la diffusion d’une « conception stéréotypée des préférences ni-Vanuatu quant à leur logement » (p. 397) et d’un modèle façonné par les idées développées dans le territoire australien de Papouasie-Nouvelle Guinée. La transposition locale de ce modèle, laissée en suspens, révèle une méfiance vis-à-vis de la possibilité de ségrégation et une préférence prononcée pour la promotion de la diversité et de la différentiation.

Dans une veine similaire, l’analyse d’Alice Servy des initiatives de santé publiques (et notamment des raisons pour lesquelles tant de programmes se sont concentrés sur les infections sexuellement transmissibles entre 2013 et 2018, alors même que la prévalence de ces infections était relativement basse) met en évidence la forte dépendance du Vanuatu par rapport aux agences de sante régionales et internationales. Ces agences ainsi que les experts étrangers jouent un rôle déterminant dans la définition des problématiques et priorités, puis dans l’évaluation des initiatives proposées. Si les agences gouvernementales détiennent l’autorité d’agir, elles sont néanmoins tributaires des ONG et des associations, ainsi que des agences internationales. Point saillant de l’étude menée par A. Servy : la forte diminution de ces initiatives à la suite de la mort d’un activiste-clef (la première personne diagnostiquée comme porteuse du VIH et la seule à s’être identifiée publiquement comme telle), qui laisse un vide dans la représentation locale de la prévention contre le VIH, et pose la question des limites des initiatives de santé publique si elles ne sont pas incarnées à l’échelle locale.

Dans sa biographie de la travailleuse culturelle Jean Tarisesei, Lissant Bolton remarque quant à elle que « tout évolue sans cesse » et observe, à l’échelle de la carrière d’une femme, l’incidence de la lutte pour l’indépendance ainsi que le rôle de moteur historique que jouent le combat pour l’indépendance, les changements démographiques et l’urbanisation. Ainsi, la lutte pour l’indépendance constitue un moment décisif à l’échelle d’une vie ; quant aux mutations démographiques et à l’urbanisation, elles bouleversent les perspectives pour les générations futures de ni-Vanuatu. On notera que tout au long du livre, un soin particulier est apporté à l’historicisation des perspectives et des développements contemporains, tout comme est manifeste une volonté d’envisager les schémas d’appropriation, de résistance et de collaboration sur une longue durée. Si les périodes du trafic de main-d’œuvre du xixe siècle, de la Seconde Guerre mondiale et de l’indépendance constituent évidemment de grands moments de bouleversements, le livre nous rappelle que l’histoire du Vanuatu ne saurait se limiter à la période coloniale et ses suites.

Laurent Dousset explore une temporalité plus profonde pour attirer l’attention sur l’effet, pendant les derniers millénaires, des migrations vers l’ouest depuis la Polynésie occidentale (notamment les îles Tonga) qui ont établi les communautés dites « Polynesian outliers ». En cherchant à expliquer l’émergence historique dans le sud de Malekula de sociétés de classes et de grades (au sein desquelles les hommes acquièrent leur rang et leur prestige par l’échange et le sacrifice de cochons), L. Dousset avance l’idée que l’influence « polynésienne » sous forme d’idées et de valeurs hiérarchiques a été assimilée et institutionnalisée, et non restreinte aux communautés des « outliers ». Ces conceptions de la hiérarchie peuvent sembler nouvelles ou étrangères mais, bien qu’institutionnalisées, elles ont des effets limités sur la vie quotidienne et coexistent avec des formes égalitaires d’organisation et de gouvernance en lien avec une strate plus ancienne de migration « mélanésienne » de l’Ouest.

Knut Rio explore l’antipathie qu’inspirent la hiérarchie et les formes étatiques par le biais d’une comparaison des rituels de sacrifice de cochons et de leurs cérémonies de redistribution sur l’île d’Ambrym en 1914 et en 1999. Il avance également des « raisons historiques » (p. 139) qui expliqueraient les valeurs politiques de l’île et le rejet de la hiérarchie considérée comme appartenant à une époque révolue. Après 1914 émergent de nouvelles perceptions de l’égalité avec le développement de l’économie monétaire, du commerce, du christianisme et de l’indirect rule ; de « nouvelles formes d’État » et un « nouveau modèle égalitaire » se développent, « où chacun doit être égal devant la loi du gouvernement, ainsi que les lois de Dieu et la Bible » (p. 146). Il en résulte une rébellion contre tout sentiment hiérarchique ; la richesse n’est plus redistribuée pour maintenir des relations avec un domaine supérieur, mais pour consolider « des relations latérales, distribuées et futures avec ceux qui sont désormais des enfants » (p. 150). En élargissant ses observations à l’échelle nationale, K. Rio suggère que le Vanuatu « est devenu une société contre l’État » qui cultive une méfiance bien ancrée à l’encontre de « la richesse comme forme de gouvernement autoritaire et disciplinaire » (p. 150).

Les transformations historiques occupent également une place importante dans l’analyse que propose Leslie Vandeputte des différentes attitudes que provoque le statut du créole bislama comme langue nationale au même titre que le français et l’anglais. La formation de ce créole dans le contexte des commerces, au xixe siècle, du bois de santal et de la main-d’œuvre (en particulier de plantation) est la source de bien des ambivalences. Le bislama émerge en effet d’abord comme un pidgin (une langue véhiculaire), ce qui en fait une lingua franca coloniale décriée car elle facilite l’exploitation des populations colonisées, même si elle est également associée à des expériences d’exploration, de liberté et de solidarité. Elle se transforme néanmoins en langue nationale dans les années 1970 quand elle est adoptée comme un outil au service de la lutte pour l’indépendance et autorisée par les autorités coloniales pour les premières élections municipales de 1975, en conjonction avec une interdiction des langues vernaculaires indigènes pendant les réunions politiques. Aujourd’hui, le bislama constitue un symbole du nationalisme indigène contemporain mais, il est aussi perçu comme une menace pour les langues indigènes en dehors des zones urbaines et en particulier auprès des générations plus âgées.

Les articles contenus dans cet ouvrage invitent également à la réflexion sur les pratiques de recherche, notamment collaborative, et sur la manière de faire de l’anthropologie dans un État postcolonial. Au Vanuatu, la recherche est un domaine où s’exercent de manière particulièrement manifeste des formes de souveraineté locale et nationale qui contribuent aux « approches collaboratives centrées sur un projet, désormais devenues une caractéristique majeure de l’environnement de recherche unique du Vanuatu »Footnote 5. Comme l’expliquent les directrices et directeur de l’ouvrage, le Vanuatu présente en effet la rare particularité d’avoir développé un organisme d’État, le Centre culturel du Vanuatu (Vanuatu Cultural Centre, VCC), qui encadre et contrôle strictement la recherche et dont la charte établit les droits et devoirs des chercheuses et chercheurs invités. Le VCC nomme et forme également des « fieldworkers », travailleurs et travailleuses de terrain locaux et bénévoles, sur tout le territoire, qui ont la charge de promouvoir et de documenter les pratiques coutumières là où ils et elles vivent ainsi que d’accueillir et d’accompagner les chercheuses et chercheurs étrangers agrémentés.

Si dans la plupart des travaux de recherche présentés au sein de cet ouvrage, l’action du VCC et de ses fieldworkers reste à la marge, le récit que fait Thorgeir Kolshus des obstacles rencontrés au niveau local pour filmer des danses kastom sur l’île de Mota met en avant de manière spectaculaire les sensibilités impliquées dans la nomination d’un fieldworker du VCC. T. Kolshus démontre que les projets de revitalisation menés par le VCC n’échappent pas à la contestation et que la concurrence et les allers-retours entre plusieurs niveaux d’influence et de gouvernance peuvent en affecter la réalisation ; par ailleurs, l’autorité du VCC ou d’une chercheuse ou d’un chercheur étranger peut influer sur « le statut des gens au sein des structures de pouvoir locales » (p. 207).

Le VCC joue ainsi un rôle central dans la vie de Jean Tarisesei, comme le rappelle L. Bolton. Celle-ci revient sur leur longue collaboration, notamment dans le cadre du programme « Cultures de femmes » ; elle évoque également le groupe des femmes fieldworkers établi par Tarisesei au début des années 1990. Si l’on en croit la chercheuse, ce groupe, au plus fort de son activité et à travers ses ateliers qui exploraient le statut des femmes dans la kastom, fournit « une alternative viable aux modèles occidentaux de féminisme » soutenu par d’autres organisations nationales (p. 259). L. Bolton remarque que les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes fieldworkers depuis 2009 ne sauraient être comprises simplement comme la conséquence du départ de Tarisesei, mais doivent être replacées dans un contexte plus large où figurent les changements sociaux et la croissance démographique, les mouvements de migration de main-d’œuvre, les orientations du système éducatif, et une rupture de transmission de la kastom insulaire à des enfants qui vivent de plus en plus dans des environnements urbains. Tous ces éléments constituent un faisceau d’obstacles qui contrarient la recherche par et pour les femmes au Vanuatu, en particulier dans les environnements ruraux de l’archipel.

D’autres contributions spéculent sur les futures orientations que peut prendre la recherche sur les priorités des ni-Vanuatu, ainsi que sur la culture et l’environnement indigènes. À propos des pratiques de représentation, Haidy Geismar souligne les limites des techniques de film documentaire performatif (c’est-à-dire un documentaire qui met en scène un présentateur) pour des projets autour de la recherche scientifique sur un volcan actif de l’île d’Ambrym. Bien souvent, le rôle des communautés ou des collaborateurs locaux dans la réalisation du film lui-même est invisibilisé et les connaissances indigènes reléguées au second plan. H. Geismar se demande comment le fait de privilégier les conceptions locales de la nature dans lesquelles « le volcan est présenté comme un a priori culturel, émergeant main dans la main avec les habitants qui peuplent cet endroit » (p. 228) pourrait ouvrir de nouvelles perspectives ; à quoi ressemblerait « l’image » du volcan si « elle était élaborée par les ni-Vanuatu » (p. 231), c’est-à-dire si le film adoptait une perspective qui montre des « habitants qui servent la nature, et dont les pratiques culturelles sont définies par leur environnement », et une position qui « ferait du volcan une puissance écrasante toute forme d’autorité culturelle » (p. 232).

Enfin, notons que cet ouvrage à voix multiples « situe » le Vanuatu dans le monde autant qu’il aide à voir le monde depuis le Vanuatu. Parce qu’il propose un panorama des rapports de pouvoir et de résistance à travers le temps, parce qu’il n’élude pas l’aspect politique du travail de terrain et de la recherche collaborative, parce qu’il explore les tensions entre les problématiques mondiales et les préoccupations locales, parce qu’il aborde la circulation et l’adoption de valeurs, de coutumes et d’idées mondialisées, ce recueil d’histoires connectées, à la fois réfléchi et stimulant, pose les bases de l’écriture d’une histoire relationnelle sur le temps long.

References

1. Nicholas Thomas, Océaniens. Histoire du Pacifique à l’âge des empires, trad. par P. Dardel, Toulouse, Anacharsis, [2010] 2020, p. 480.

2. Lamont Lindstrom, Tanna Times: Islanders in the World, Honolulu, University of Hawai‘i Press, 2021, p. 6.

3. Tracey Banivanua Mar, Decolonisation and the Pacific: Indigenous Globalisation and the Ends of Empire, Cambridge, Cambridge University Press, 2016.

4. Ibid., p. 134.

5. John Taylor et Nick Thieberger, « Editors’ Introduction », in J. Taylor et N. Thieberger (dir.), Working Together in Vanuatu: Research Histories, Collaborations, Projects and Reflections, Canberra, Australian National University Press, 2011, p. xxv-xxx, ici p. xxviii.