D’ordinaire, un soupçon pèse sur l’actualité. Les nouvelles qui nous parviennent correspondent-elles à la réalité ? Plutôt que de reconduire cette défiance, Luc Boltanski et Arnaud Esquerre proposent un pas de côté dans leur dernier ouvrage, Qu’est-ce que l’actualité politique ? L’attention n’est pas centrée sur les médias eux-mêmes, mais sur leurs lecteurs ou, plus précisément, leurs commentateurs. À partir d’un corpus de 120 000 commentaires en ligne d’articles du Monde et de vidéos de l’INA, les deux auteurs interrogent la manière dont les individus se saisissent des nouvelles et leur donnent un sens politique. Ils poursuivent ainsi l’approche pragmatique de leurs précédents travaux, attentive aux régimes d’action et de justification des individus. L’étude procède en deux temps. La première partie propose une redéfinition de ce qu’est l’actualité et instaure un dialogue stimulant avec les penseurs qui l’ont prise pour objet. La seconde analyse le corpus de commentaires en ligne et les processus de politisation à l’œuvre dans l’actualité, en donnant une place centrale à la notion de génération.
Non sans une pointe d’ironie, les auteurs commencent par mettre leur objet à distance. L’actualité aurait joué dans les sciences humaines le rôle de l’éther « dans l’ancienne physique », à la fois nécessaire et insaisissable (p. 11). Nous sommes en effet constamment plongés dans l’actualité. Elle est, disent L. Boltanski et A. Esquerre, un mode de connaissance « par ouï-dire » qui peut entrer en concurrence, ou au contraire compléter, le savoir que nous tirons de notre vécu quotidien (p. 30). Le constat de l’omniprésence de l’actualité comme moyen d’appréhension du monde rappelle la proposition luhmanienne, selon laquelle toute notre connaissance vient des médias de masse. Quoiqu’elle ne discute pas directement cette théorie, la première partie peut être lue comme la proposition d’une lecture alternative de l’actualité qui entend se démarquer du constructivisme radical de Niklas Luhmann, sans tomber dans un réalisme simpliste. À cet égard, la discussion des principales théories de l’actualité est lumineuse. On appréciera particulièrement la mise en évidence du reproche latent « d’inauthenticité » qui les anime (p. 48-55). Comme pour mettre à distance ce point de vue, la première partie accorde une grande attention aux conditions de fabrication de l’actualité, étudiée sous deux aspects : sa structure temporelle d’une part, son élaboration sémantique d’autre part.
Dans le temps tout d’abord, l’actualité résulte d’un compromis entre le désir de rendre compte de la manière la plus exacte possible de la suite infinie des faits et la nécessité d’introduire des coupes afin qu’elle prenne un sens. Ces coupures sont assurées par la périodicité des supports d’actualité, le plus souvent quotidienne, qui ménage ce que les auteurs appellent des « plans d’actualité » (p. 45). Chaque « plan d’actualité » est le résultat d’une opération de périodisation dans laquelle le temps périodique de l’énonciation impose une structure au temps informe des faits. Dès lors, l’insistance sur la périodisation à l’œuvre dans l’actualité permet aux auteurs de définir cette dernière par rapport à l’histoire. L’actualité apparaît ainsi, dans quelques pages brillantes mais rapides, comme un mode de réflexivité temporelle des sociétés modernes complémentaire à celui de l’histoire. Plutôt que d’opposer l’une et l’autre, en déplorant, par exemple, la perte de profondeur historique de nos sociétés obsédées par le présent, les auteurs remarquent que le concept moderne d’histoire naît en même temps que l’actualité s’impose, par la presse, à de vastes segments de population, au tournant des xviiie et xixe siècles.
En même temps, les journalistes donnent un sens à l’actualité en choisissant et en associant des faits qui peuvent ainsi former un « événement » par un processus de « coalescence » (p. 71). Or ces opérations journalistiques de sélection et d’association restent des « interprétations » dont la « justesse » est susceptible d’être critiquée (p. 65). À partir de cette notion d’événement, le troisième chapitre introduit, un peu brusquement, celle de génération. Son émergence s’explique rétrospectivement, à la lecture de la deuxième partie, où elle joue un rôle essentiel dans l’explication que les auteurs donnent des processus de politisation à l’œuvre dans les commentaires d’actualité. Pour le moment, ils définissent classiquement la génération comme une communauté formée à partir de grands événements qui créent un sentiment de vécu commun.
La seconde partie s’ouvre sur deux chapitres introductifs qui présentent les caractéristiques du Monde et de son lectorat, à l’issue desquels on entre dans le vif du sujet, soit l’étude des commentaires mêmes. Les auteurs mettent en évidence leur structure, déterminée par des « contraintes positives » (par exemple la limite de la taille des commentaires), et des « contraintes négatives » (respectivement p. 146 et 149), autrement dit des éléments dont l’absence influe sur les commentaires (par exemple la liberté de ton permise par l’usage de pseudonymes). De toute évidence, les commentateurs font preuve d’une certaine habileté pour jongler entre ces contraintes et celles qu’exercent les sociétés privées chargées d’assurer la modération des espaces de discussion.
L’ambivalence de la situation des commentateurs est remarquablement mise en évidence. Ils sont dans une position « inférieure » à celle du Monde, dont ils reconnaissent la valeur en ce qu’ils le lisent et le commentent, alors même que les journalistes ne répondront jamais à leurs commentaires. Pourtant, ils revendiquent aussi une certaine « supériorité » à l’égard du journal dans leurs critiques. Les pages consacrées aux motivations des commentateurs, à la fin du chapitre 6 et au début du chapitre 7, sont suggestives. Discuter l’actualité procurerait une forme de « jouissance » que l’on pourrait expliquer de deux manières : l’une insiste sur le désir narcissique « d’attirer l’attention », l’autre y voit la volonté de « mettre sa propre existence à l’épreuve des autres », c’est-à-dire de confronter le domaine de l’ouï-dire à celui du vécu (p. 172-173).
Étrangement, les deux derniers chapitres semblent perdre de vue ces interprétations stimulantes, attentives à l’ironie des commentateurs, à la nature passionnelle autant que strictement politique de leurs commentaires, à leur insertion au sein d’une économie de l’attention, dont ils sont à la fois les objets – car, en permettant aux lecteurs de commenter, le site du Monde cherche aussi à accroître l’attention qu’ils lui octroient – et les acteurs – les commentateurs espérant attirer l’attention d’autres lecteurs, sinon des journalistes. La démonstration, sur la fin, revient paradoxalement à une conception assez traditionnelle de la politique. La politisation consisterait à interpréter un problème particulier comme un problème général et à affirmer qu’il relève des compétences de l’État. Seulement, expliquent les auteurs, l’interprétation politique des problèmes que posent les plans d’actualité est devenue confuse. De nouveaux thèmes (l’écologie, par exemple) généreraient une incertitude quant à ce que devrait être la position « de gauche » et « de droite » à leur égard. Ces orientations politiques ne recouperaient pas la même chose pour des citoyens de générations différentes, si bien que le conflit de générations aurait tendance à remplacer le désaccord idéologique.
La lecture des deux derniers chapitres, et plus encore de la conclusion, donne l’impression d’une déprise croissante des auteurs à l’égard de leur objet. Les commentaires d’actualité en ligne sont progressivement laissés de côté au profit d’une réflexion plus générale sur la politique en France. Elle n’est d’ailleurs pas inintéressante. Mais ce prisme politique, cohérent avec l’objectif que les auteurs s’étaient assignés dans l’introduction, les pousse peut-être à abandonner trop rapidement d’autres aspects du rapport à l’actualité, pourtant esquissés au chapitre 7 dans leurs remarques sur la « jouissance » des commentateurs. L’identification de cette jouissance aurait pu les conduire à prendre au sérieux un rapport ludique à l’actualité. Celle-ci n’est pas uniquement une instance de politisation, mais aussi un phénomène médiatique, qui pose des enjeux de captation de l’attention, de distinction et de divertissement.
Cette remarque n’est pas qu’une affaire de choix interprétatif. Elle porte, au fond, sur la spécificité de l’objet « commentaire d’actualité », et sur la pertinence du passage de l’étude de cet objet à une réflexion politique générale. Dans quelle mesure l’orientation d’un commentaire reflète-t-elle l’avis politique du citoyen-commentateur, tel qu’il s’exprime dans les urnes ? Les contraintes d’énonciation, que les auteurs eux-mêmes ont mises en évidence, rendent discutable l’identification d’un « état d’esprit » politique à partir des commentaires d’actualité. L’usage d’un pseudonyme et la recherche de visibilité donnent une prime à la radicalité, sans que le commentateur, derrière son écran, y adhère forcément. De même, dans quelle mesure l’avis des commentateurs représente-t-il celui de l’ensemble des lecteurs du Monde ? À maintes reprises en effet, « lecteurs » remplace « commentateurs », alors que L. Boltanski et A. Esquerre rappellent eux-mêmes que l’on compte quelque 2 500 commentateurs mensuels pour 400 000 abonnés numériques.
C’est peut-être le choix d’un traitement surplombant du corpus qui amène à perdre de vue certaines de ses spécificités. La plupart des commentaires cités sont curieusement décontextualisés ; ils apparaissent notamment dans des encadrés sans que l’on sache quels articles ils commentent, alors même que les auteurs insistent sur l’importance de leur contexte pour les comprendre. On aurait aimé, par exemple, que les analyses statistiques des 120 000 commentaires soient complétées par l’étude de crises ou de polémiques. Pourtant, malgré ce parti pris de distance, la vie n’est pas absente du livre. Les encadrés consacrés à des commentateurs réguliers du Monde, dans la deuxième partie, donnent chair à l’ouvrage. Le portrait du docteur Martin est un véritable morceau de bravoure. On nous présente la vie du docteur, puis ses opinions, dans une page digne d’un romancier. À la fin de l’encadré, le discours indirect laisse d’ailleurs place au discours indirect libre, comme si la distance sociologique s’effaçait temporairement au profit de la littérature. Heureusement, la dernière phrase de l’encadré met à distance le point de vue du docteur Martin, et le lecteur, soulagé, se rappelle qu’il lit un ouvrage de sociologie, rigoureux et stimulant.