Published online by Cambridge University Press: 04 May 2017
Les Miroirs des princes ont connu, dans les sociétés islamiques, une diffusion sans commune mesure avec celle qui caractérise le monde occidental, et une pérennité tout aussi remarquable dans leur production et leur compilation, du VIIIe jusqu’au début du XXe siècle. Ils constituent à la fois un genre autonome et une production diffuse, invasive jusque dans le conte et la littérature orale, se référant instamment à une sagesse anonyme et universelle, intemporelle. C’est pourquoi, par delà la tradition du conseil aux princes, ils sont continûment perçus comme un lieu propre du politique, éventuellement distinct du religieux et antérieur même à l’islam. Un fort accent y est mis sur l’équité et la justice, dans le refus explicite de marquer toute spécificité islamique, constamment relativisée. La recherche sur cette littérature a généralement privilégié une approche centrée sur la typologie du genre et ses différentes évolutions, mais au détriment de l’étude de son sens global dans l’ensemble de la littérature politique, comme trésor commun de sagesse, comme fond argumentaire dialogique propre aux dirigeants comme aux sujets. En dépit d’oscillations dans le dynamisme de cette production, on constate sa permanence jusqu’au début du XXe siècle, avec même une possible reviviscence, puis un effondrement, non seulement de cette littérature mais de l’ensemble de la culture sultanienne dont elle est le support, qui est une culture séculière du politique, et qui bascule soudainement dans l’oubli, frappée de désuétude. Après avoir envisagé quelques interprétations à ce brusque déclin, on ne peut que suggérer une possible modernité de cette littérature et souhaiter que soit mise en œuvre sa relecture politique aujourd’hui.
In Islamic societies, Mirrors for Princes have enjoyed a diffusion greatly exceeding their diffusion in Western societies, and a perenniality in their production and compilation, from the eighth through the beginning of the twentieth century, that is remarkable. They constitute both an autonomous genre and a diffuse production (including tales and oral literature) that insistently refers to an anonymous, universal, and atemporal wisdom. This is why, apart from the tradition of counselling princes, these texts are consistently regarded as proper sites of the political, potentially distinct from the religious domain and, to some degree, independent of and anterior to Islam. The stress is put on equity and justice in an explicit refusal to defer to an Islamic specificity, the fact of which is consistently minimized. Research focusing on this literature has generally privileged an approach centred around the typology of the genre and its various evolutions but this has been detrimental to the study of its global meaning in the context of political literature more generally conceived as a common repository of wisdom and a dialogical stock of arguments for rulers and subjects alike. Despite oscillations in the dynamism of this production, it persisted through the early twentieth century — and was perhaps even revived — before the collapse, not just of this literature, but of the entire Sultanate culture it supported, a secular culture of the political that suddenly fell into oblivion, tainted with desuetude. After considering several interpretations of this decline, one can only indicate the genre’s possible modernity and call for a new political reading of it today.
1 - René Khawam se présente lui-même comme «traducteur inspiré des grands textes arabes » (jaquette de l’ouvrage cité infra).
2 - Le livre des ruses. La stratégie politique des Arabes, trad. Khawam, René, Paris, Phébus, 1976 Google Scholar.
3 - Voir notamment l’ouvrage récent de Senellart, Michel, Les arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement , Paris, Le Seuil, 1995 Google Scholar; Pocok, John Greville Agard, Le moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, Paris, PUF, [1975] 1997 Google Scholar.
4 - Cf. Abdallah Laroui, «Ibn Khaldun et Machiavel», in Id., Islam et modernité, Paris, La Découverte, 1987, pp. 97-125.
5 - On peut commodément dater l’éclosion du genre en Islam de l’œuvre d’Ibn al Muqaffa, auteur et traducteur, mort assassiné en 757.
6 - Cette démarche est explicitement développée par R. Khawam qui écrit notamment: « N’oublions pas qu’au Moyen Age, c’est auprès des politiciens arabes qu’un Frédéric II d’Allemagne allait s’instruire dans l’art de gouverner», in Le livre des ruses..., op. cit., pp. 10-11.
7 - Cf. Miquel, Andre, L’Orient d’une vie, Paris, Payot, 1990, p. 147 Google Scholar sq. Voir la présenta tion par Miquel, André du Livre de Kalila wa Dimna, Paris, Klincksieck, 1957 Google Scholar; l’ouvrage est un recueil de fables d’origine indienne traduites en pehlevi, puis en arabe par Ibn al Muqaffa.
8 - Sur l’idée de la justice au fondement de la tradition islamique des Miroirs des princes, voir notamment les travaux de Lambton, Ann K. S., « Justice in the Medieval Persian Theory of Kingship», Revue des études islamiques, XVII, 1962, pp. 91–119 Google Scholar; Id., « Islamic Mirrors for Princes », in La Persia nel Medioevo, Rome, Anlquad 160, 1971, pp. 419-442; Id., State and Government in Medieval Islam. An Introduction to the Study of Islamic Political Theory: The Jurists, Oxford, Oxford University Press, 1981. Cf. Fouchecour, Charles-Henri De, Moralia. Les notions morales dans la littérature persane du 3e/9e au 7e/13e siècle, Paris, Éditions Recherches sur les civilisations, 1986 Google Scholar.
9 - A. Miquel, L’Orient d’une vie, op. cit., p. 147.
10 - Ibid., pp. 147-148.
11 - A. K. S. Lambton, « Islamic Mirrors... », art. cit. Voir C.-H. de Fouchecourt, Moralia..., op. cit.
12 - Voir Goff, Jacques Le, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996, p. 402 Google Scholar sq. et pp. 839-840. Cf. Jonsson, Einar Mar, «La situation du Speculum regale dans la littérature occidentale», Études germaniques, oct.-déc. 1987, pp. 391–408 Google Scholar; Id., Le Miroir, naissance d’un genre littéraire, Paris, Les Belles Lettres, 1995.
13 - J. Le Goff, Saint Louis, op. cit., p. 840.
14 - Krynen, Jacques, L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France. XIIIe-XVe siècle, Paris, Gallimard, 1993, pp. 170–224 Google Scholar, ici p. 190.
15 - Voir notamment Richter, Gustav, Studien zur Geschichte der Alteren Arabischen Fürstenspiegel, Leipzig, 1932 Google Scholar; Rosenthal, Erwin I. J., Political Thought in Medieval Islam: An Introduction Outline, Cambridge, Cambridge University Press, 1958 CrossRefGoogle Scholar.
16 - C’est ainsi que la classification comme « Miroir des princes » a souvent été refusée au Risâla fî’l Sahâba d’Ibn al Muqaffa (ouvrage édité et traduit par Charles Pellat, Paris, Maisonneuve et Larose, 1976).
17 - Les travaux de Azzedine El ‘Allâm font exception, mais on notera que ce chercheur est venu à l’histoire médiévale par la science politique. Cf. Al-Sulta wa’l Siyâsa fî’l Adab al-Sultânî, Casablanca, 1991.
18 - Ii, Abû Hammu, Wasîtat as-sulûk fi Siyâsati’l mulûk, Tunis, AH 1279 Google Scholar. Il existe une traduction en espagnol de cet ouvrage, due à M. M. Gaspar, dès la fin du XIXe siècle (Saragosse, 1899).
19 - Aziz al ‘ Azmeh, , Ibn Khaldûn. An Essay in Reinterpretation, Londres, Routledge, 1982, pp. 28–47 Google Scholar. Voir, du même auteur, et sur ce même thème, Muslim Kingship: Power and the Sacred Muslim, Christian and Pagan Politics, Londres, IB Tauris, 1997, p. 124 notamment.
20 - A. aL ‘Azmeh, Ibn Khaldûn..., op. cit., pp. 32 sq., 46.
21 - Risâla..., op. cit.
22 - Mulk, Nizam Al, Traité de gouvernement, trad. Schefer, Charles (1891), rééd. Roux, J.-P., Paris, Sindbad, 1984 Google Scholar. Préface pp. 9-31.
23 - Cf. Mulk, Nizam Al, The Book of Government or Rules for Kings, trad. Darke, Hubert, Londres, Routledge & Kegan Paul, [1960] 1978 Google Scholar. A l’exception de C.-H. de Fouchecour, Moralia..., op. cit., le milieu universitaire français compte peu de spécialistes de cette littérature. Un important travail d’édition et de traduction continue en revanche d’être effectué en Espagne.
24 - Nizam al Mulk, Traité de gouvernement, op. cit., chap. 43.
25 - Ibid., p. 29.
26 - Voir Spellberg, Denise A., «Nizam al Mulk’s manipulation of Tradition: ‘Aisha and the Role of Women in Islamic Government», Muslim World, 78-2, 1988, pp. 111–117 CrossRefGoogle Scholar; Id., Politics, Gender and the Islamic Past. The Legacy of ‘A’isha bint Abi Bakr, New York, Columbia University Press, 1994, pp. 86, 140-149.
27 - Voir Levi-Provençal, Évariste, Un nouveau texte d’histoire mérinide: le Musnad d’Ibn Marzûq, Paris, E. Larose, 1925 Google Scholar; Blachere, Regis, «Quelques détails sur la vie privée du sultan mérinide Abu’l-Hasan», Mémorial H. Basset, t. 2, Paris, 1928, pp. 83–89 Google Scholar. On peut se reporter aussi à Viguera, María Jesús, El Musnad: hechos memorables de Abu l-Hasan, Sultan de los Benimerines, Madrid, Instituto hispano-árabe de cultura, 1977 Google Scholar.
28 - Le Livre de la Couronne, texte arabe publié par Ahmad Zakî Pacha avec une préface en français (trad. fr. Charles Pellat, Paris, Les Belles Lettres, 1954). Cf. Gabrieli, Francesco, «Etichetta di corte e costumi Sasanidi nel Kitâb Akhlâq al Mulûk di al’Jâhiz», Rivista degli studi orientali, XI, 1928, pp. 292–305 Google Scholar; voir aussi Christensen, Arthur, L’Iran sous les Sassanides, Copenhague, E. Munksgaard, 1944, p. 60 Google Scholar sq. Sur la question du « plagiat »: Kilito, Abdelfattah, L’auteur et ses doubles. Essai sur la culture arabe classique, Paris, Le Seuil, 1985, pp. 78–79 Google Scholar, sur Le Livre de la Couronne.
29 - Le fameux encyclopédiste al Mas’ûdi, par exemple, s’inspire du Kitâb at-Tâj dans les chapitres sur les Sassanides de ses Prairies d’Or ou Murûj al-Dhahab (voir l’édition par C. Pellat, 5 t., Paris, Société asiatique, 1962-1997).
30 - Cf. Risâla..., op. cit., pp. 22, 32. Nizam al Mulk, Traité de gouvernement, op. cit., p. 172 sq.; Iskandar, Kai Kâ‘ûs ibn, Qabûs-nama, a Mirror for Princes, trad. Levy, Reuben, Londres, Cresset Press, 1951, p. 134 Google Scholar. Voir A. K. S. Lambton, « Medieval Persian Theory... », art. cit., p. 99. Sur l’ouvrage d’Ibn al Muqaffa, voir Goitein, Shelomo Dov, «A Turning Point in the History of the Muslim State. A propos of Ibn al Muqaffa’s Kitâb al-Sahâba », Islamic Culture, XXVIII, 1949, pp. 120–135 Google Scholar (repris dans Studies in Islamic History and Institutions, Leyde, E. J. Brill, 1966).
31 - A. K. S. Lambton, « Islamic Mirrors... », art. cit., p. 420.
32 - Id., « Medieval Persian Theory... », art. cit., p. 108.
33 - Platon/Aristote, , Fontes Graecae doctrinarum politicarum Islamicarum, Le Caire, Librairie al-Nahdâ, I, pp. 65–171 Google Scholar.
34 - Pour des exemples plus longuement développés, voir Dakhlia, Jocelyne, Le Divan des rois: le politique et le religieux dans l’Islam, Paris, Aubier, 1998 Google Scholar.
35 - Ghazali, Al, Al-Tibr al-Masbûk fî nasîhat al-Mulûk, Beyrouth, al-Mu’assasah al-Jami’ iyah: al-Markaz al-Islam lil-Buhuth, 1988 Google Scholar ( Counsels for Kings, trad. angl. Bagley, F.R.C., Londres-New York, Oxford University Press, 1964 Google Scholar). Cf. Lambton, Ann K. S., «The Theory of Kingship in the Nasîhat ul-Mulûk of Ghazâli», The Islamic Quarterly, I, 1954, pp. 47–55 Google Scholar.
36 - Cf. Gabrieli, Francesco, «L’opere di Ibn al-Muqaffa», Rivista degli studi orientali, XIII, 1932, pp. 197–247 Google Scholar; A. K. S. Lambton, State and Government..., op. cit., chap. IV; Latham, J. D., «Ibn al Muqaffa’ and early Abbasid prose», The Cambridge History of Arabic Literature. ‘Abbasid Belles-Lettres, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 Google Scholar.
37 - Voir par exemple Brunschvig, Robert, «Justice religieuse et justice laïque dans la Tunisie des beys et des deys», Studia Islamica, 1965, pp. 27–70 Google Scholar. Cf. Dakhlia, Jocelyne, « Sous le vocable de Salomon. L’exercice de la “justice retenue” au Maghreb», Annales islamologiques, XXVII, 1993, pp. 167–180 Google Scholar.
38 - Voir Finnegan, Ruth H., Oral Poetry: Its Nature, Significance and Social Context, Cambridge, Cambridge University Press, 1977, pp. 30–41 Google Scholar; Abu-Lughod, Lila, Veiled Sentiments, Honor and Poetry in a Bedouin Society, Berkeley, University of California Press, 1986 Google Scholar.
39 - On signalera la recherche en cours de Abdallah Cheikh-Moussa et Katia Zakharia sur la « compilation ».
40 - AL Ibshihi, Al Mustatraf, trad. G. Rat, Paris, 1899-1902 (rééd. Paris, 1996). Voir le commentaire de Berque, Jacques dans «Cent vingt-cinq ans de sociologie maghrébine», Annales ESC, 11-2, 1956, pp. 296–324, ici p. 315 Google Scholar.
41 - Sur le premier de ces ouvrages, cf. supra. Sur le second, Richter, Gustav, « U¨ber das kleine Adab-buch des Ibn al Muqaffa», Der Islam, XIX, 1931, pp. 278–281 Google Scholar; F. Gabrieli, « L’opere... », art. cit.; E. I. J. Rosenthal, Political Thought..., op. cit., p. 251 sq.
42 - Cf. Gibb, Hamilton A. R., « Al Mâwardi’s Theory of the Khalîfah», Islamic Culture, XI, 1937, pp. 291–302 Google Scholar (repris dans Studies on the Civilization of Islam, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1962).
43 - Cf. Mawerdi, , Les statuts gouvernementaux, trad. Fagnan, E., Paris, 1915 Google Scholar (rééd. Paris, Le Sycomore, 1982), p. VII de l’introduction.
44 - F. Gabrieli, « L’opere... », art. cit., p. 235.
45 - Voir par exemple Muqaffa, Ibn Al, Kitâb al Adab al Kabîr, Le Caire, 1912 Google Scholar; trad. Tardy dans, J. Annales islamologiques, XXVII, 1993, pp. 181–223 Google Scholar.
46 - Voir notamment Jâhiz, , Kitâb at-Tâj, Le Caire, 1914, p. 158 Google Scholar sq.
47 - J. Dakhlia, Le Divan des rois..., op. cit.
48 - Pour cette métaphore de la mer, voir par exemple Sourdel-Thomine, Janine, «Les conseils du shaykh al-Harawî à un prince ayyûbide», Bulletin d’études orientales, XVII, 1962, pp. 205–240 Google Scholar.
49 - Turtëshi, Al, Sirâj al Muluk, Bayâti, Jâfar al (éd.), Londres, Riad el-Rayyes, 1990 Google Scholar.
50 - Voir l’introduction D’Ahmad Zakî Pacha (éd.), Le livre de la Couronne, op. cit.
51 - Kurd, M. ‘Alî, (éd.), Rasâ’il al-Bulagha, Le Caire, [1908] 1946 Google Scholar.
52 - A. al ‘Azmeh, Ibn Khaldûn..., op. cit.
53 - Bahr al-Fava’id. The Sea of Precious Virtues: A Medieval Islamic Mirror for Princes, trad. Meisami, J. Scott, Salt Lake City, University of Utah Press, 1991 Google Scholar.